MARIETHÉRÈSE LEFEBVRE
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monuments à Pouchkine et à Nelligan, marquait une nouvelle ère de coopération
avec un pays dont le régime politique avait été combattu vigoureusement durant
des décennies, particulièrement sous le gouvernement de Maurice Duplessis.
Pourtant, l’art russe, et particulièrement la musique, avaient eu une résonnance
profonde dans le milieu culturel québécois entre 1900 et 1939. Pour les défenseurs
du régionalisme, la musique du Groupe des Cinq1 était devenue le modèle par
excellence à suivre pour développer une culture identitaire canadienne-française
car les références au folklore y étaient nombreuses2. Pour d’autres, tel Léo-Pol
Morin, cette musique représentait, grâce à Diaghilev, Stravinsky et Prokofiev, une
ouverture à la modernité3, alors que le pianiste Alfred Laliberté défendait plutôt
l’héritage de la tradition inhérent aux œuvres de Tchaïkovski, Rimsky-Korsakov,
Scriabine, Glazounov et Medtner4. Laliberté transmet cette orientation esthétique
à son élève Auguste Descarries. Aussi, contrairement à plusieurs musiciens qué-
bécois détenteurs du Prix d’Europe qui s’orientent au cours de la même période
vers les institutions françaises5, Descarries fréquente essentiellement durant huit
1. Dans les années 1860, sous l’influence de Mikhail Glinka, César Cui rédige un manifeste
signé par Mili Balakirev, Nikolai Rimsky-Korsakov, Alexandre Borodin et Modeste Mous-
sorgski, visant à créer une musique nationale basée sur les traditions populaires et le chant
religieux orthodoxe et détachée de l’influence européenne, surtout allemande.
2. Les compositeurs russes comprirent mieux que tout le parti qu’ils pouvaient tirer des mélodies
populaires et des rythmes slaves et ils écrivirent des œuvres où l’on sent palpiter l’âme de ces races
[…] Ce fut là tout le secret du grand succès de la musique russe dans le monde. Nous avons de
beaux chants canadiens, un folklore riche en thèmes populaires inspirateurs. Pourquoi nos com-
positeurs de valeur n’y vont-ils pas puiser plus souvent ?, G C, « Les folklores et la
survivance des races », La Patrie, 10 avril 1923, p. 7 ;
Alors qu’en Russie, toute la renaissance et l’éclat de la musique russe, depuis Borodin jusqu’à
Moussorgski, originent de l’intégration du folklore à l’art savant et écrit, ici, au Canada français
où notre terroir est d’une richesse prometteuse, on a écrit et on a composé en marge de l’âme du
peuple, dans un style académique, des œuvres étriquées, artificielles, sans saveur et sans jus,
n’exprimant rien parce que la racine la plus aspiratrice du fond de toute race, celle qui conduit
au peuple, en était coupée. A L, « Romancero du Canada », L’Action natio-
nale, février 1948, p. 172.
3. L-P M, « Igor Stravinsky et la musique russe », Le Nigog, no 7, juillet 1918, p. 225-
237.
4. À ces trois courants esthétiques, on pourrait ajouter les pionniers de la musique expérimen-
tale russe, mais ces derniers sont peu connus à l’époque. Voir : L S, Music of the
repressed russian avant-garde, 1900-1929, Westport, Greenwood Press, 1994.
5. La Schola Cantorum et l’École normale de musique admettaient des étudiants de tous âges
et de toutes provenances et exigeaient des frais de scolarité alors que le Conservatoire natio-
nal de musique de Paris était gratuit et imposait une limite d’âge de trente ans au programme
de composition ainsi que des quotas pour les candidats étrangers. On pouvait cependant