CONTRADICTIONS FRANÇAISES
Islam de France, islam en France
Akram Belkaïd et Lucile Schmid*
DIX-SEPT personnes ont été tuées et plusieurs autres blessées,
dont certaines grièvement, dans les attentats du 7 au 9 janvier
2015. C’est une onde de choc dans la société française, en Europe,
dans le monde. Partout en France, des millions de personnes ont
participé à des marches citoyennes pour dire leur émotion et leur
refus des massacres commis dans les locaux de la rédaction de
Charlie Hebdo, puis à Montrouge avec la mort d’une policière et le
lendemain encore dans un magasin kasher, par des terroristes se
réclamant de l’islam. Passé la sidération, l’angoisse ou la colère des
premières heures, ces mouvements exprimaient la condamnation de
crimes contre la liberté d’expression dont le caractère antisémite ne
fait aucun doute. Dans le même temps, ces attentats terroristes ont
relancé le débat, déjà très présent depuis plusieurs années, à propos
de la religion musulmane et plus particulièrement de sa nature et
de sa place en France.
Attardons-nous d’abord sur une controverse qui nt à chaque fois
que des actes infâmes sont commis au nom de l’islam. Au sein du
personnel politique, mais aussi dans les dias ou sur les réseaux
sociaux, on ne compte plus les appels aux musulmans à se désolida-
riser des criminels et à faire clairement entendre leur probation. Ces
appels s’apparentent souvent à une forme de sommation à se justifier.
Ils se multiplient sans que l’indignation dont ont fait preuve de
nombreuses institutions musulmanes stoppe l’interpellation. C’est que
* Akram Belkaïd est journaliste indépendant, il a notamment publié Retours en Algérie
(Paris, Carnets Nord, 2013) ; Lucile Schmid est vice-présidente du conseil de surveillance de
la Fondation de l’écologie politique, et a récemment participé au collectif Paris climat 2015.
20 ans après, édité en 2015 par la Fondation.
Février 2015
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celle-ci n’a pas forcément vocation à être satisfaite mais manifeste un
malaise sous-jacent qui se vèle avec force à cette occasion. L’islam
fait peur et cette peur touche toutes les couches sociales, à commencer
par les élites, particulièrement celles qui exercent le pouvoir poli-
tique. Lorsque les musulmans sont appelés à se désolidariser des
assassins qui tuent au nom d’Allah ou de son prophète, c’est d’abord
pour rassurer une opinion publique persuadée que l’islam et les
musulmans sont fondamentalement dangereux. On peut aller plus loin
et se demander si cette injonction ne traduit pas le sentiment que les
musulmans pourraient être porteurs d’une altérité hostile à la démo-
cratie. Finalement, en chaque citoyen de confession ou de culture
musulmane, ne pourrait-il se cacher un terroriste potentiel, ou au
moins un complice passif de la barbarie ?
On comprend donc que face à cette interpellation, nombre de
musulmans soient sur la défensive, ou restent silencieux ; l’injonc-
tion accentue le malaise. Et ce d’autant plus que dans un pays qui
refuse le communautarisme et met en avant la citoyenneté, il est
paradoxal que des individus soient ainsi essentialisés et ramenés à
leur confession. En temps normal, quand l’actualité n’est pas
tragique, le Français de confession musulmane est appelé à
respecter la laïcité et à ne pas formuler d’exigences ou de revendi-
cations spécifiques qui iraient à l’encontre du pacte républicain. On
l’a vu avec la question du voile à l’école ou dans les institutions
publiques, ou bien encore lors des pomiques liées à la viande halal
ou à la pratique du jeûne du ramadan. Au musulman, il est donc
demandé, de manière plus ou moins insistante, de ne pas être ou
d’être selon les circonstances. Ajoutons à cela qu’il est difficile de
définir ce qu’est un Français musulman, sachant que l’expression
« communauté musulmane » gagnerait à être explicitée. Il y a peu
de points communs entre un dévot qui va à la mosquée tous les jours
et le « musulman du ramadan », comprendre celui dont la pratique
se résume au jeûne, sans oublier les athées, les agnostiques ou les
Muslims light, dont le lien avec l’islam est plut culturel que cultuel.
Il faut s’interroger sur la persistance de cette peur malgré des
années d’efforts pédagogiques destinés à la modifier. La responsa-
bilité du personnel politique est évidente, ne serait-ce qu’en raison
d’une ignorance trop répandue quant à la question de l’histoire des
religions : islam, islamisme, intégrisme, sunnisme, chiisme… Les
confusions dans le discours public sont nombreuses et rendent
incantatoires les appels à refuser la stigmatisation et les amal-
games. Par ailleurs, l’image de l’islam en France est aussi le reflet
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de l’actualité internationale et du chaos qui règne dans certains pays
musulmans (Irak, Syrie, Libye…), la France intervient militai-
rement dans certains cas. La question est donc de savoir si l’on peut
découpler ces deux représentations, ou plutôt comment penser
l’islam en France en prenant en compte les réalités de l’ouverture
à la mondialisation et les nécessités du respect des principes de
notre démocratie. La France n’est pas une île et l’islam est, comme
l’ensemble des religions, mondialisé. Loin d’être uniforme, il est
traverpar plusieurs courants antagonistes le conservatisme issu
des pays du Golfe demeure le plus prégnant. Dans de nombreux cas,
la réislamisation – dans le sens d’une entrée dans la pratique – ou
la conversion sont le fait de la fréquentation de sites internet loca-
lisés au-dedes frontières de l’Hexagone. À cela s’ajoute le fait que
la société française est en Europe celle où les musulmans sont les
plus nombreux. Alors que les premièresnérations étaient
discrètes, les plus jeunes entendent être visibles, au risque de
paraître s’opposer aux principes de la laïcité.
Depuis quelques années, l’expression « islam de France » est
fréquemment utilisée pour prendre de la distance vis-à-vis d’un
vaste ensemble géographique dont on ne dit pas assez qu’il possède
quelques zones de stabilité, voire de démocratie (Turquie, Indonésie,
Malaisie et, plus cemment, Tunisie). Mais cette formule rassurante
est totalement floue. Elle n’est fondée sur aucune doctrine politique,
pas plus qu’elle ne recoupe un corpus théologique précis. Certes,
les autorités françaises ont déployé des efforts, parfois de manière
autoritaire, pour obliger les instances religieuses musulmanes à
s’organiser. De même, des mesures ont été consenties pour que des
imams puissent être formés en France (formation dévolue entre
autres à des établissements catholiques, l’État ne pouvant assurer
ce genre de mission en raison de son caractère laïc). Mais le
problème est que l’encadrement de l’islam en France et donc sa
perception par effet miroir demeure largement influencé par
l’extérieur. Une instance comme le Conseil français du culte
musulman (CFCM) ne se fait entendre que lorsque des problèmes
interviennent. Elle n’a pas de plan d’action contre l’extrémisme et
ne joue pas le rôle d’un moteur théologique qui pourrait pratiquer
une exégèse modernisatrice (ijtihad) des textes coraniques. Ses
rares avis et prises de position ne pèsent guère face à l’influence de
prédicateurs étrangers, notamment ceux du Golfe, très présents
sur les réseaux sociaux. Plus important encore, cette organisation
fait l’objet d’une lutte d’influence entre pays étrangers (Maroc,
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Algérie, pays du Golfe) pour garder un contrôle sur les fidèles. On
notera enfin que les porte-parole des difrentes instances cultuelles
musulmanes ont souvent du mal à s’exprimer en langue française,
ce qui renforce l’image d’altérité de cette religion dans un pays où,
pourtant, une grande majorité de personnes de confession ou de
culture musulmane sont parfaitement intégrées.
La question qui se pose est de savoir si un « islam de France »
que tout le monde appelle de ses vœux peut exister hormis comme
une forme d’incantation dans les discours politiques. Ce vide devrait
nous conduire à réfléchir sur les limites actuelles du discours sur
la laïcité à la française. En effet, la « laïcité à la française » est
aujourd’hui surtout invoquée pour poser un empêchement, voire une
interdiction de penser la question des religions dans la société
contemporaine. Cette attitude n’est plus adaptée dans un contexte
d’imbrication entre pratiques religieuses, question sociale et ouver-
ture à la mondialisation. S’il est essentiel de préserver, s’agissant de
la religion, la distinction entre ce qui relève de l’espace public et
ce qui appartient à la conscience privée et à l’intimité, la laïcité ne
doit en aucune manre être une limite à la connaissance, au
dialogue et à la réflexion sur des propositions concrètes concernant
la place des religions dans la société. Aujourd’hui d’ailleurs, à
quoi assiste-t-on ? À un décalage net entre des discours symboliques
sur la laïcité à la française très excluants sur les religions et la mise
en œuvre pratique de cette laïcité dans les municipalités, au sein
des établissements scolaires ou des lieux de travail où il existe un
véritable débat sur la place des pratiques religieuses et les manières
de les concilier avec les règles républicaines.
Deux options sont possibles pour avancer. La première est que,
fidèle à sa ligne actuelle, l’État continue à considérer qu’il ne lui
appartient pas de se ler des questions religieuses et certainement
pas de celles qui concernent l’islam. Dans cet ordre d’idées, il faudra
admettre que la France devra gérer les soubresauts liés à une reli-
gion dont l’évolution théologique dépend de l’extérieur, notamment
de l’activité des centres religieux aujourd’hui largement influencés
par le wahhabisme saoudien. Et cela, dans un contexte social où la
question de l’intégration des minorités sociales défavorisées, dont
une bonne partie est de confession ou de culture musulmanes, a du
mal à atteindre ses objectifs. Sur ce point, plusieurs signaux dans
l’actualité de ces derniers jours montrent d’ailleurs la nécessité
d’une prise en charge politique qui ne se limite pas aux discours
présidentiels ou ministériels. On pense notamment aux remontées
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des enseignants sur la contestation par certains élèves de la minute
de silence observée dans les établissements scolaires après les
attentats, ou aux polémiques autour de la garde à vue de Dieudonné
après sa déclaration : « Je suis Charlie Coulibaly. » Les processus
de victimisation et d’héroïsation malheureusement classiques lors
de ce type d’attentat, sans oublier les dérives complotistes déjà
observées au moment de l’attentat du 11 septembre 2001 à New
York, sont déjà présents. Les enseignants, les élus locaux sont en
première ligne sur ce point. Et le traitement de ces sujets dans la
durée par les médias fera aussi la différence.
La seconde option, qui a notre préférence, signifierait une impli-
cation plus forte de l’État français dans la manière dont s’organise
et évolue l’islam en France. Bien entendu, il ne peut s’agir d’une
mise sous tutelle laquelle serait d’ailleurs contraire au principe
de laïcité. Mais il est urgent d’ouvrir une réflexion sur la manière
dont les pouvoirs publics peuvent contribuer à ce que la représen-
tation de l’islam en France change, et aussi à ce que cette religion
devienne une part acceptée de l’identité française. Peut-être faut-
il que le personnel politique prenne le temps d’améliorer ses
connaissances sur cette question. Peut-être faut-il aussi que l’État
encourage la mise en place de dialogues entre composantes de la
société civile. De même, il est urgent de s’interroger sur la manière
dont s’enseigne et se transmet la religion musulmane en France. La
formation des imams est-elle suffisante ? Faut-il exiger plus du
CFCM en matière d’implication dans la lutte préventive contre le
terrorisme et l’embrigadement des jeunes par les filières djiha-
distes ? Quelles que soient les réponses apportées à ces questions,
il faudrait enfin sortir d’une invocation de la laïcité qui ne sert qu’à
empêcher de comprendre et d’agir, pour entrer dans une laïcité
active le dialogue entre religions et les liens entre pratique reli-
gieuse et respect des principes de la République soient pensés et
mis en pratique.
Défendre la République et lutter contre la barbarie, tels étaient
les mots pour appeler à manifester contre les attentats des 7, 8 et
9 janvier. Pour donner une force durable à cette expression, la
connaissance des réalités sociales et culturelles de notre pays est
cessaire, comme la finition d’un contrat social qui accorde à tous
une place dans le respect des principes d’égalité et de fraternité. À
tous, aux personnes de confession musulmane comme aux autres.
Akram Belkaïd et Lucile Schmid
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