L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 327–32 QUESTION OUVERTE Les « soins hors diagnostic » : de l’accueil aux soins étape par étape Guy Baillon 1 , Patrick Chaltiel 2 , Dimitri Karavokyros 1 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. RÉSUMÉ À partir d’un article d’Allen Francès, « chief director » du DSM IV dénonçant l’inflation diagnostique créée par cette classification des maladies mentales et proposant son évitement par l’instauration de soins hors diagnostic, les auteurs montrent la convergence de cette proposition avec le concept de « travail d’accueil et de crise ». Au travers de la relation de deux expériences de ce travail initié en France dès 1980, les auteurs montrent qu’il se déroule en effet « hors diagnostic » dans le souci de permettre au patient de dépasser la méconnaissance de ses troubles en créant au préalable à tout diagnostic précis, un lien thérapeutique bâti sur la confiance et le transfert grâce à des soignants référents lors d’une série d’entretiens intensifs avant toute hospitalisation. Si Allen Francès voit dans le soin hors diagnostic une diminution des coûts, les auteurs français insistent sur l’importance de la place de sujet ainsi restaurée dès le début des soins. Mots clés : diagnostic médical, psychiatrie, nosologie, DSM, étude critique, urgence psychiatrique, centre de crise, sectorisation psychiatrique, accueil, travail en équipe ABSTRACT “Non-diagnostic care”: a step by step approach. Based on an article by Allen Francès, “Chief Director” of the DSM IV, regarding the diagnostic inflation due to its classification of mental illness and the subsequent avoidance of diagnosis by proposing the use of care alone without prior diagnosis, authors of this article show the convergence of this proposal by introducing the concept of the “work of reception and crisis”. Through the relationship of two experiments of this study initiated in France in 1980, the authors show what in fact takes place in “ non-diagnosis care”, in order to permit the patient to overcome the difficulties in understanding their disorder. This is done by initially creating a therapeutic relationship built on trust and transfer with their respective caregivers, before any definite diagnosis is made, during a series of intensive interviews before hospitalization. If Allen Francès sees a care cost-reduction in this non-diagnostic approach, French authors in contrast emphasize the importance of the role of the individual as a focal point at the beginning of care. doi:10.1684/ipe.2013.1059 Key words: medical diagnosis, psychiatric nosology, DSM, critical study, psychiatric emergency, crisis center, psychiatric sectorization, reception, teamwork 1 Psychiatres des hôpitaux <[email protected]> 2 Psychiatre des hôpitaux et chef de secteur de Bondy et Pavillon-sous-Bois Tirés à part : G. Baillon L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 4 - AVRIL 2013 327 Pour citer cet article : Baillon G, Chaltiel P, Karavokyros D. Les « soins hors diagnostic » : de l’accueil aux soins étape par étape. L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 327-32 doi:10.1684/ipe.2013.1059 G. Baillon, et al. RESUMEN La « atención fuera del diagnóstico » : de la acogida al cuidado etapa tras etapa. Partiendo de un artículo de Allen Francès, ‘chief director’ del DSM IV que pone en evidencia la inflación diagnóstica creada por esta clasificación de las enfermedades mentales y propone evitarla instaurando una atención fuera del diagnóstico, los autores señalan la convergencia de esta propuesta con el concepto de ‘trabajo de acogida y crisis’. Mediante el reporte de dos experiencias de este trabajo iniciado Francia desde 1980 los autores muestran que se desenvuelve en efecto ‘fuera del diagnóstico’ con la preocupación de permitir que el paciente supere el desconocimiento de sus trastornos creando previamente al diagnóstico preciso un vínculo terapéutico fundado en la confianza y la transferencia gracias a un personal sanitario referente durante una serie de entrevistas intensivas antes de cualquier hospitalización. Si bien Allen Francès ve en el cuidado fuera del diagnóstico una disminución de los costos, los autores franceses insisten en la importancia del lugar del sujeto restaurado con ello desde el principio de la atención. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Palabras claves : diagnóstico médico, psiquiatría, nosolología, DSM, estudio crítico, urgencia psiquiátrica, centro de crisis, sectorización psiquiátrica, acogida, trabajo en equipo Nous avons été ravis et soulagés d’apprendre par notre ami Michel Minard [1] et l’interview d’Allen Francès [2] que le DSM IV est vivement critiqué aux États-Unis, en particulier par celui-ci, qui en avait été « chief director ». Michel Minard a rassemblé une bibliographie considérable démontrant que cette critique existe en fait depuis des années. Allen Francès met surtout en évidence le danger de la version V de 2013 et souligne l’inflation actuelle considérable des diagnostics psychiatriques qui va augmenter de façon vertigineuse avec cette version et sa conséquence, une dépense illimitée. Nous ne reprenons pas ici les autres critiques à porter aux DSM IV et V. Rappelons que la France critique cette classification des maladies mentales depuis longtemps (T. Trémine 1986, E. Zarifian 1993, Misès qui a su lui opposer une classification adaptée aux enfants et aux adolescents, puis Corcos et d’autres), alors que les universitaires français se sont montrés totalement soumis jusqu’à ce jour à cette oukase internationale. Parmi les autres articles d’Allen Francès, notre attention a été vivement attirée par un article, souligné par François Gonon, où Allen Francès montre que l’on peut limiter la catastrophe du DSM, en effet, il relate une expérience hollandaise où une partie de la pratique psychiatrique se déroule « hors diagnostic », ce qui ne paraissait pas possible avant, tout en ayant l’intérêt considérable de diminuer son coût [3]. Le récit de cette expérience nous a aussitôt intéressés, car elle reproduit de très près une démarche initiée en France dans les années 1980 avec les unités d’Accueil-Crise1 . Il nous a semblé pertinent de décrire les origines de ce travail2 , son évolution qui le rapproche des « soins hors 1 Le premier Centre d’accueil a été créé par Ginette Amado ancien médecin directeur à La Queue-en-Brie en 1978. Nous avons créé celui de Bondy en 1982 à la demande des patients ; au point d’en faire reconnaître l’intérêt par J.-F. Bauduret chef du Bureau de la psychiatrie au ministère, lequel l’a intégré sous plusieurs formes dans l’arrêté du 15 mars 1986 ; bon nombre d’autres collègues ensuite, parmi eux Dimitri Karavokyros en 1999. 2 Précisons : un travail d’accueil-crise se veut répondre non seulement au premier trouble psychique dit « urgent » d’un patient, mais aussi à tout 328 diagnostic » présentés dans cet article. Le témoignage de l’équipe de Bondy sera suivi de celui de l’équipe de Dimitri Karavokyros à Gap. Cela a pour nous l’intérêt de nourrir le débat autour de la démarche diagnostique en psychiatrie, en particulier en psychiatrie de secteur. Ne pouvons-nous trouver là l’occasion de défendre et faire renaître « le secteur », en insistant sur l’importance pour tout trouble psychique de la façon dont une équipe engage un soin et ainsi prépare ou relance sa continuité ? L’expérience de Bondy Dès sa création en 1971, l’équipe du secteur 14 du 93, cherche à améliorer et rendre plus humains les trois pavillons asilaires qui lui ont été attribués à l’hôpital de Ville-Évrard tout en commençant à donner ses soins en ville, au CMP et en étant consultants au nouvel hôpital général (1976) de l’AP Jean-Verdier à Bondy. En 1979, une rencontre avec les CEMEA lui permet de tenir une petite réunion publique en ville, occasion de savoir comment était appréciée cette amélioration des conditions de soins que nous pensions considérable. La réponse a été cinglante et claire : les habitants savaient tout cela, mais tenaient à nous dire qu’ils refuseraient tout soin dans l’ancien « asile », comme tout soin « déplacé » à l’hôpital général. « Tant que tous vos soins ne seront pas disponibles “en ville” 24/24 h, vous ne serez pas crédibles à nos yeux ». C’était clair, précis. Évident ! Le message fut reçu [4]. Le 15 octobre 1982, dans quatre pièces d’un dispensaire trop grand nous ouvrons à Bondy un Centre d’accueil 24 heures sur 24 sans lit avec dix infirmiers et une psychiatre assistante, après avoir pris la précaution « autoritaire » d’inviter tous les médecins et psychiatres environnants d’adresser à l’Accueil toute prescription d’hospitalisation nouveau trouble intense chez un ancien patient, et survenant soit après une « rupture de soin », soit lors de la reprise d’un processus pathologique antérieur (préféré à rechute). L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 4 - AVRIL 2013 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Les « soins hors diagnostic » : de l’accueil aux soins étape par étape directe, en la traduisant en demande de « soins intensifs » au lieu de demander d’hospitaliser. Résultat immédiat se confirmant en six mois : diminution d’un tiers du nombre des hospitalisations, les autres voyaient leur durée diminuée d’un tiers. Cela s’est pérennisé, puisque dix ans plus tard, conformément à la demande des habitants de relocaliser notre hospitalisation en ville, nous avons pensé que 20 lits suffiraient pour notre secteur. Ce qui fut fait à Bondy en 2000, hors hôpital dans un espace neuf pour deux secteurs3 . Lors de l’ouverture du Centre d’accueil en 1982, le soin se limitait à recevoir sans rendez-vous ni délais tous les malades présentant une souffrance psychique aiguë, qu’ils soient adressés ou venant d’eux-mêmes. Reçus en entretien plusieurs fois de suite pendant deux à 15 jours par deux infirmiers, ceux-ci avec leur carnet de rendez-vous, proposaient les rencontres paraissant nécessaires, le psychiatre débordé ne pouvait tous les voir, ce sont les infirmiers qui tout en étant supervisés, installaient un soin psychothérapique en continuité, n’utilisant que peu ou pas de médicaments. L’équipe constate d’abord que les troubles psychiques n’étant pas figés, car initiaux, évoluent vite et de façon plus variée qu’elle avait l’habitude de le voir en hospitalisation ; elle constate ensuite que de nombreux troubles pourtant impressionnants se désamorcent rapidement ; de plus, l’entourage écouté enfin avec attention se montre capable d’apporter un soutien concret, immédiat et efficace ; les entretiens au lieu de chercher à préciser un diagnostic précis montraient que la plupart des patients témoignaient d’une « perte » comme élément déclenchant, et l’opportunité d’en parler (une rupture, un décès, un emploi, un idéal, un projet, un amour) suffisait souvent pour ramener le calme ; un trouble persistant accompagnait plutôt des troubles psychiques plus profonds et justifiait un soin plus complexe, décidé alors : hospitalisation complète, partielle, ou CMP. Au total, les soignants étaient très satisfaits de ce résultat, mais épuisés au bout de trois ans, car les mêmes soignants s’organisaient au détriment de leur temps personnel pour revoir les mêmes patients et ne savaient comment arrêter ce soin [5]. En 1985, nous avons la chance lors d’un séminaire du XIIIe à Paris de rencontrer A. Andréoli et sa collaboratrice F. Quartier, de Genève que René Diatkine avait invités [6] pour présenter leur Centre de thérapie brève (CTB) et son « travail de crise ». Nous avons compris aussitôt qu’ils nous apportaient les éléments nécessaires pour structurer notre travail d’accueil, en lui donnant les bases théoriques dont nous avions besoin. Ils proposaient un travail de crise de deux mois mené par les deux mêmes infirmiers supervisés. Nous avons traduit leur travail ainsi [7] : aux situations dites « d’urgences » 3 Avec le Secteur 11 de Jacques Chazaud, repris par Daniel Zagury. Local lumineux ouvert sur la ville, architecte brillante : Emmanuelle Colboc. qui nous étaient adressées sous divers aspects nous allions apporter une réponse immédiate et la même pour tous, différente de celle employée en médecine, nous allions nous servir de l’énergie (la tension) de l’urgence pour créer « un lien thérapeutique » au lieu de chercher à effacer la souffrance. La confiance ainsi créée permettait au patient de mener avec nous une élaboration psychique rassemblant tout ce qui entourait cette souffrance, grâce à une série d’entretiens avec les mêmes soignants : ainsi était prise en compte la force du transfert supervisé par le médecin, celui-ci intervenait aussi lorsque la souffrance exprimée était intense ou complexe, transfert associé aux propositions des thérapies brèves se focalisant sur un objectif précis, ici c’était mettre des mots sur la souffrance actuelle ; en effet pour un grand nombre de patients une « interaction de crise » impliquant l’entourage suffisait en quelques jours ou une semaine à apaiser les troubles ; pour d’autres se justifiait en plus un travail « d’intervention de crise », limité à un ou deux mois, son terme étant annoncé d’emblée. Chaque série d’entretiens se terminait autour d’une négociation de soins rendue possible par le fait que le patient dépassait la méconnaissance de ses troubles, commençait à mettre des mots sur ses souffrances (avant toute évocation de diagnostic), quittant sa passivité pour devenir actif et capable d’envisager l’utilité d’un soin à la décision duquel il participait. Ce travail se déroulait grâce aux entretiens successifs et aux interactions avec divers membres de l’entourage, en n’ayant recours que de façon limitée et modeste aux traitements chimiques. Le résultat de ce travail d’accueil et de crise a été remarquable. Il a satisfait l’équipe tout en nécessitant une formation permanente régulière pour en intégrer le fonctionnement et l’évaluer. En même temps nous avons remarqué, comme Andréoli et Florence Quartier l’avaient noté, que les réponses variaient avec la gravité des troubles sous-jacents : les soins aux durées courtes étaient en lien avec des troubles légers ou passagers, les troubles psychiques graves résistaient plus et nécessitaient un soin plus complexe et plus long. Entre les deux tous les intermédiaires. Ce que nous avons compris était la nécessité de travailler la façon dont cet échange pouvait donner suite à un autre soin (l’indication restait souvent sans suite). Nous avons insisté sur la notion de « passage » [8] (c’est en réalité un souci commun à toute la pratique de secteur) : nous avons compris que le « passage » d’un travail d’accueil ou de crise à un autre soin était possible lorsque nous mettions en place à son terme un entretien où en présence du patient un soignant du Centre d’accueil présentait son travail à un soignant du soin suivant, le patient intervient toujours et, de ce fait, déplace ses investissements du soignant de l’ancienne équipe de soin vers celui de la nouvelle, dès lors le soin suivant s’amorcera solidement, sans être bloqué par le deuil du précédent. Nous avons décrit ailleurs [9] ce concept de travail d’accueil et de crise, et pourquoi après L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 4 - AVRIL 2013 329 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. G. Baillon, et al. s’être multipliés ces centres ont diminué [10] : le ministère craignant que ce soit une occasion pour que l’équipe de secteur demande des moyens supplémentaires, alors que nous avions montré que son personnel existait si parallèlement un pavillon hospitalier était fermé (pour les équipes ayant reçu en dot trois pavillons), mais il y a eu une autre raison d’échouer : peu d’équipes se sont souciées de soutenir ce travail d’un appui théorique, et de celui du chef de secteur, appui nécessaire pour les ruptures de soin attribuées à des conflits institutionnels et reçues au Centre d’accueil, si elles ne sont pas médiatisées par l’implication du médecin-chef elles peuvent faire imploser l’équipe de secteur. Plusieurs centres d’accueil ont survécu en raison du plaisir pris par les soignants devant l’efficacité de ce soin et son ampleur. Ainsi celle de Bondy où Patrick Chaltiel a pris la suite de Guy Baillon en apportant sa compétence de thérapeute familial. Ouvert depuis 30 ans et au début situé dans un CMP, puis lors de la relocalisation en ville des lits en 2000 l’Accueil placé à l’entrée de cet espace, facilitant ainsi les liens avec les habitants et permettant d’imaginer que le travail de crise puisse se réaliser non seulement au début des troubles, mais aussi au terme d’une hospitalisation pour faciliter le retour du patient dans son espace de vie dit « persécuteur ». Pendant 30 ans, ce Centre d’accueil et de crise a joué un rôle central dans l’évolution et la stabilité de l’équipe du secteur 14 ; équipe travaillant dans l’esprit de la psychothérapie institutionnelle et sa filiation avec Hélène Chaigneau [11] et Pierre Delion [12], avec le souci de le développer en lien avec l’hôpital général [13] 4 (l’Accueil intervient à ses urgences aussi et l’équipe dans ses services) et avec la psychiatrie infanto-juvénile (qui a toujours constitué à nos yeux la pratique la plus élaborée du travail de secteur). Au total, ce travail que nous avions appelé au début « un travail de prévention » est bien un « soin psychique », constitué essentiellement d’entretiens successifs, intenses, menés par les mêmes soignants pendant une durée de deux à 60 jours, avec très peu de médicaments, au Centre d’accueil comme aux urgences de l’hôpital général [14, 15] ; sans se préoccuper du diagnostic, il joue un rôle très structurant lors du début d’un trouble psychique grave et lors de la reprise du processus pathologique à diverses étapes de son évolution. De plus, il est beaucoup moins onéreux qu’un temps d’hospitalisation, beaucoup moins lourd qu’une hospitalisation courte en centre dit d’urgence, enfin il raccourcit la durée habituelle de l’ensemble des soins. Surtout au lieu d’être agressif auprès d’un patient mis en situation de passivité, il est mieux toléré et permet au patient de prendre sa part active dans le soin, d’être acteur de son traitement. 4 En 1988 avec plusieurs équipes ayant créé un centre d’Accueil nous avions créé « L’Association Accueils » qui a tenu un colloque national annuel pendant dix ans, souvent en collaboration avec une autre association : avec l’AFERUP, puis la SOFOR, la SEREP, les CEMEA. 330 L’équipe de l’Accueil de Bondy et Patrick Chaltiel, le responsable du secteur 14, ont à nouveau rencontré en janvier 2013 Florence Quartier [16] pour superviser son évolution. Son livre Psychiatrie mode d’emploi éclaire cette démarche mais va bien au-delà, intégrant passé et modernité, il renouvelle fondamentalement et avec bonheur la pratique de la psychiatrie. Témoignage de l’équipe du Centre d’accueil de Gap, 1999-2004 Dr Dimitri Karavokyros À la même époque, et dans la suite de ce travail, l’équipe du secteur de Gap s’engageait dans une démarche de ce type. La fin des années 1980 et les années 1990 virent les travaux sur l’urgence puis sur l’accueil au premier plan dans les avancées théoriques et pratiques de quelques équipes de secteur. Le cadre de notre travail (rappelé dans le volume 17 de l’année 1996 de l’IP sur les urgences psychiatriques) [17] a permis de prolonger la réflexion et la pratique en s’impliquant dans le travail d’accueil et de crise, à la suite des travaux de Baillon, Andréoli, Quartier-Frings, De Clercq [18, 19]. Notre souci était de mettre en place et de théoriser le travail de l’accessibilité aux soins psychiatriques (thème à l’ordre du jour au milieu des années 1990) et de leurs modalités d’accueil. Parallèlement, le travail en réseau, en particulier à l’hôpital général, aux urgences et dans le réseau médicosocial, était un paramètre fort de toute avancée. Cette pratique amena à beaucoup travailler la disponibilité du travail en équipe et l’évaluation de son travail, tout particulièrement concernant la réflexion sur les nouvelles expressions de la pathologie psychiatrique surtout concernant la caractéristique diagnostique de ces troubles. Le Centre d’accueil et de consultation « le Relais » est ouvert en avril 1999. Au cœur de la cité, il privilégie les premiers contacts avec la psychiatrie et se veut une nouvelle approche du travail en réseau avec les usagers, les malades, les médecins généralistes, les familles et tout l’entourage social et institutionnel. L’équipe qui l’anime intervient également au Centre de santé mentale, et à l’hôpital général, en particulier aux urgences. L’équipe, effectivement présente tous les jours de 13 h à 18 h, est composée d’un psychiatre, deux infirmiers et un travailleur social qui interviennent ensemble, en équipe, tous les jours, sauf le week-end. L’accueil se fait sans rendez-vous après contact téléphonique. Il répond à toute demande provenant non seulement d’un particulier, mais de son environnement familial, médical ou social. De même, les services de l’hôpital général et particulièrement les urgences y ont recours, ainsi que le CMP de Gap. Le travail d’accueil s’inspire des techniques du travail d’accueil et de crise tels qu’ils ont été théorisés par Guy Baillon dans son livre « Les urgences de la Folie ». Ce L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 4 - AVRIL 2013 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Les « soins hors diagnostic » : de l’accueil aux soins étape par étape travail est très structuré et codifié. L’entretien d’accueil y est toujours un accueil d’équipe (au moins deux intervenants, jamais un seul et jamais de psychiatre à l’entretien d’accueil). L’implication de l’entourage y est systématiquement encouragée. L’intervention dure environ une à deux heures au moins. Le travail de crise comprendra en outre un travail de reprise par toute l’équipe comprenant le psychiatre. Ce débriefing immédiat de la situation se conclut par une proposition d’orientation et une réponse toujours explicitée. Il s’agit soit d’une orientation sur une autre structure médicale, psychiatrique ou sociale, individuelle ou institutionnelle. Il peut encore s’agir d’une intervention unique ayant valeur de consultation de recadrage, ou de solution immédiate, soit enfin d’un travail qui se poursuivra in-situ, pas plus de six à huit semaines. Un retour systématique est fait en direction de ceux qui ont initié la demande. La finalité du CAC est de proposer une modalité d’abord de la détresse psychique, de souffrance ou de décompensation inaugurale ou processuelle permettant d’aborder la psychiatrie avant l’entrée en soin pour mieux cerner, limiter et éviter les effets iatrogènes et de dépendance trop immédiats dans l’abord thérapeutique proposé habituellement. L’alliance thérapeutique et la compliance de la personne intéressée, de l’entourage et de l’équipe en sont considérablement améliorés. Il est essentiel de revenir sur le fait qu’il s’agit d’un travail d’équipe réunissant psychiatre, travailleurs sociaux et infirmiers. Les premiers entretiens n’impliquent jamais la présence du psychiatre. Celui-ci est, immédiatement après, impliqué dans le travail d’échange, de partage et d’interaction intersubjective que mène l’équipe. L’intersubjectivité est ici travaillée par la transversalité de la démarche de contact, de compréhension empathique, de vécu et d’élaboration de la subjectivité de chaque soignant. L’analyse du vécu relationnel, subjectif, de la qualité de l’angoisse vécue par chaque participant constitue l’essentiel du travail, sans élaboration de diagnostic nosologique, mais dans une perspective d’aide et d’accompagnement d’un moment de difficulté psychique parfois dramatique. On retrouve ici l’importance du travail de déhiérarchisation statutaire, telle que l’a formulée Pierre Delion, et de re-hiérarchisation subjectale de chaque soignant qui trouve dans le travail de l’équipe la possibilité de l’émergence de sa position de sujet soignant, élaborant et échangeant collectivement à travers le travail collectif de l’équipe. La position du médecin et son savoir, pour indispensable que soit leur présence, ne signifient nullement une prévalence, en particulier d’élaboration et de décision dans ce travail d’accueil. Ces positions ne sont tenables que dans un travail de petites équipes. Comme l’écrit Hélène Chaigneau [20] (Paroles p. 40 : « La stabilité, les dimensions relativement modestes des équipes appliquant ce mode de travail donnent prise à un repérage de la hiérarchie en tant qu’instrument de rigidité et de contre-pouvoir thérapeutique »). La « dé-hiérarchisation des relations des soignants, entre eux et avec les patients, apparaît comme une condition fondamentale de la qualité thérapeutique d’un organisme de soin ». L’entrée en soins dans de telles modalités de travail, pourrait ne pas être évidente, bien qu’à notre sens, ce travail de psychiatrie et de soin de secteur soit parti prenante à part entière à un début de soin. Pour autant, il est certain qu’il n’est pas posé de diagnostic au sens strict et médical, signifiant traditionnel, majeur et pour nous fondamental de la place du médecin, surtout psychiatre dans la médecine, c’est-à-dire la signification de la morbidité, et donc du soin. La psychiatrie de secteur est un déploiement majeur de la médecine psychiatrique dans notre société. Dans le travail d’accueil, il n’est pas demandé que le psychiatre pose un diagnostic, mais que par sa présence il garantisse que le soin d’accueil se déroule dans le champ médical, avec la compétence de celui qui par ailleurs a qualité pour poser un diagnostic médical, c’est-à-dire, décrire, identifier le trouble pathologique pour le distinguer des autres espèces et éventuellement l’inclure dans une taxinomie. L’équipe dans sa démarche pratique un soin sans diagnostic, mais elle prend des décisions dans une démarche soignante. Tout au plus pourrait-on parler de diagnostic de situation, mais non de diagnostic à visée nosologique ni psychopathologique. Dans une équipe de secteur pratiquant l’accueil, c’est dans le temps du passage de relais du soin que pourra se poser l’opportunité de la discussion diagnostique. Cette démarche, rigoureuse et très attentive, en s’effectuant « hors diagnostic » est une démarche à forte intentionnalité soignante, très exigeante dans la connaissance des problématiques humaines abordées et dans l’engagement personnel et collectif de ceux qui la pratiquent. C’est sans doute là qu’il faudrait éventuellement repérer l’essentiel des résistances à cette pratique de désenclavement, d’ouverture et de prévention. Conclusion Lorsque nous rapprochons ces deux témoignages de l’expérience relatée par Allen Francès et l’expérience hollandaise, nous pouvons faire un certain nombre de remarques : nous pourrions désigner le soin du « travail d’Accueil et de Crise » sous le terme « d’une séquence de soin de psychiatrie générale », hors diagnostic, précédant souvent mais pas nécessairement une séquence de soins plus spécialisés, lesquels eux nécessitent un diagnostic plus approfondi à la fois de personnalité, de syndrome actuel et d’évaluation de l’environnement humain. Tout cela justifie donc que l’on approfondisse la notion de diagnostic, qu’on puisse l’entendre comme « un processus » se déroulant dans le temps, justifiant d’être inclus dans un échange thérapeutique pour que, confiance aidant, L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 4 - AVRIL 2013 331 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. G. Baillon, et al. le patient se l’approprie au lieu de le prendre comme extérieur et à redouter ; le diagnostic devient un de ses propres outils partagé avec les soignants, évolutif avec les effets du traitement et des évènements. Mais surtout cela montre l’importance en psychiatrie d’un « soin hors diagnostic » préalable, particularité psychiatrique dans le monde médical, évitant l’écueil de la psychiatrisation à outrance où le diagnostic posé trop tôt a comme rôle d’accroître et de déformer la demande. Cela ouvre des perspectives fécondes pour revisiter le diagnostic, et les divers processus thérapeutiques. Cela peut aussi se travailler avec l’idée du « step to step », c’est-àdire des « soins par étapes ». Tout cela enfin doit conduire à une évaluation clinique en prenant en compte l’évolution au long cours d’un certain nombre de patients, montrant comment son efficacité varie en rapport avec des facteurs qu’il nous appartient d’éclairer. . . Nous nous permettons de penser que ce débat autour du diagnostic à la suite de la vigoureuse critique des DSM IV et V n’est pas d’ordre contemplatif. En effet la psychiatrie française reste « pétrifiée » par la loi du 5-7-2011 sur l’enfermement dont la violence tient au fait que son argumentation se fonde sur la dangerosité des malades porteurs d’un diagnostic de trouble psychique, il suffit en effet de préciser un diagnostic pour enfermer un malade, le traiter contre son gré et le contrôler. Le diagnostic aurait pour le législateur une validité scientifique basée sur des données biologiques annulant le facteur humain et installant l’expert au faîte de la pyramide du savoir. Tout cela a été réfuté. Ne pouvons-nous retravailler la clinique psychiatrique sur d’autres bases, par exemple en référence à la notion de « continuité », continuité de la vie psychique du sujet, continuité des troubles psychiques graves sur une longue, voire très longue durée, et s’exprimant de façon variable et non prévisible, continuité des soins ou plutôt continuité de l’attention d’une équipe de secteur à l’évolution de ses patients. Une telle réflexion s’oppose clairement tant au DSM qu’à la loi 2011, elle confirme qu’un consensus s’est établi pour reconnaître le caractère toujours multifactoriel des données à l’origine des troubles psychiques, ainsi que l’importance considérable de l’environnement et la nécessaire implication du sujet à l’évolution thérapeutique. L’expert « hors traitement » n’a plus là sa place. Le travail d’accueil et de crise, comme première étape du soin psychique, n’a pas besoin d’une élaboration diagnostique, en particulier en raison de la méconnaissance que le patient a de ses troubles. C’est ce travail qui va permettre de dépasser au moins partiellement son déni, en s’appuyant sur la confiance instaurée par des échanges répétés avec les mêmes soignants, référents, et va plus tard ouvrir la voie à de nouveaux soins plus spécifiques du trouble, pour lesquels le diagnostic devient un outil commun au patient et au psychiatre [21]. 332 Nous sommes bien dans un espace de soins hors diagnostic, préparant la continuité des soins. Conflit d’intérêt : aucun. Références 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. Minard M. DSM-ROI la psychiatrie américaine et la fabrique des diagnostics. Toulouse : Erés, 2013. Francès A. Alerte au surdiagnostic. Sud Ouest Dimanche du 2/12/2012. Bastra L, Francès A. 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