De
s résidents officiels
et ... des "squatters"
En fait, la compétition n'est pas toujours
aussi intense que celle qui vient d'être dé-
crite.
Ainsi, dans nos régions, ou même dans les
régions tropicales
en
dehors de la période
d'activité maximale, les bouses disponibles
ne sont pas toutes enfouies sur place par les
fouisseurs, ni emportées sous forme de
boulettes par les rouleurs. Pourtant, ces
bouses ne sont pas perdues: à l'intérieur, on
trouve de nombreux bousiers, le plus sou-
vent petits ou très petits, qui constituent la
troisième catégorie connue. Comme ils
"résident" dans les bouses en permanence,
on les appelle parfois les résidents ou en-
core "endocoprides".
Par
opposition aux
. deux catégories des rouleurs
et
des fouis-
seurs, les résidents n'isolent pas pour leur
usage exclusif une portion de la masse ster-
corale: ils vivent librement dans cette der-
nière, qui fournit nourriture et abri aux
adultes et à leurs larves.
Enfin, une dernière catégorie, peu repré-
sentée dans nos pays, comprend essentiel-
lement des espèces tropicales très spéciali-
sées. Elle regroupe les bousiers qui se
développent dans les réserves accumulées
par les rouleurs ou par les fouisseurs. Ce
sont les cleptoparasites ou "cleptocopri-
des".
Compétitions et nombre
d'e
spèces
Ces quatre catégories de bousiers permet-
tent la coexistence de nombreuses espèces
utilisant une ressource unique. En France,
il y a, selon Paulian & Baraud (1982 ) et
Lumaret (1990), environ 150 espèces mais
il est rare de trouver des individus de plus
d'une dizaine d'espèces dans le même ex-
crémentet au même moment.
En
revanche,
en Afrique tropicale, on pourra en trouver
jusqu'à 100, ou même plus. Cette richesse
spécifique des tropiques a toujours étonné
les naturalistes qui ont avancé plusieurs
hypothèses pour l'expliquer. Mes recher-
ches en Côte d'Ivoire, ajoutées à celles des
collègues travaillant en Europe, permettent
de proposer une explication simple que l'on
peutrésumerpar le mot "compétition", déjà
plusieurs fois employé
drons
cet article. En
effet, un des principes de base de la théorie
écologique est que les êtres vivants sont en
compétition les uns avec les autres. La
survie des plus aptes constitue ce que Dar-
win a appelé la "Sélection naturelle",
ce
qui
montre en passant combien l'écologie esten
rapport étroit avec l'évolution.
18
IMPORTANCE DES DEUX MODALITES DE COMPETITIONS SUIVANT
LES REGIONS ET LEUR INFLUENCE SUR
LE
NOMBRE D'ESPECES
Régions tempérées Région tropicales
Condition du milieu niche ........................ .Instables .
..
..................... Stables
Niches écologiques .........
..
........................ Larges ........................... Etroites
Compétition intra-spécifique .................... Faible .......
..
................... Forte
Compétition inter-spécifique .................... Forte ...............
..
............. Faible
Nombred'espèces ..................................... Réduit .......
..
....
..
............. Elevé
Mais la compétition présente deux modali-
tés: elle peut se produire entre individus de
la même espèce, c'est ce que l'on appelle
la
compétition intra-spécifique; ou bien entre
individus d'espèces différentes,
et
c'est
alors la compétition inter-spécifique.
Il semble que les conditions écologiques
instables de nos régions font que les bou-
siers qui y vivent sont relativement peu
spécialisés, ou, en termes écologiques, ont
une "niche" plus grande: d'où une compé-
tition intra-spécifique réduite. Mais cette
niche recouvre, sur une partie importante
de son volume, les niches d'autres espèces:
d'où une corn pétion inter-spécifique relati-
vement importante.
A l'inverse de ce qui se passe chez nous, les
conditions écologiques plus stables des ré-
gions tropicales ont permis aux espèces qui
y vivent de se spécialiser bien plus étroite-
ment. Du fait de l'étroite délimitation de
leur niche écologique, les interactions né-
gatives entre individus de la même espèce
sont considérables : d'où une compétition
intra-spécifique relativement forte. C'est
pourquoi les espèces seraient plus nom-
breuses dans les régions tropicales (Ta-
bleau). Corrélativement, il semble que l'ef-
ficacité d'un plus grand nombre d'espèces
soit supérieure, et que l'enfouissement
d'excrément soit plus important sous les
tropiques que dans nos régions.
Sans bousiers, pas
d'
ê
tre
s
humains?
Il est maintenant bien connu que les bou-
siers sont très utiles dans la fertilisation des
prairies pâturées. Mais leur importance
pour l'espèce humaine a peut-être été infini-
ment plus grande
...
En
effet, on pense que les vastes étendues
de savanes qui caractérisent notamment
l'Afrique sont dues au moins pour une part
à l'action des grands mammifères, du type
de l'éléphant, qui ont bel et bien défriché les
forêts. Or la production herbagère des sava-
nes africaines, indispensable au maintien
des grands mammifères hervivores, néces-
site la présence des bousiers. Il existe ainsi
un équilibre
permanent:
"mammifères>
bousiers>
herbes>
mammifères>
...
" qui
serait rompu en l'absence de l'un de ses élé-
ments.
Si donc, l'origine des savanes africaines est
due pour une part aux grands mammifères,
leur maintien est probablement lié à la
présence des bousiers, et à l'efficacité de
leurs nombreuses espèces dans l'activité
d'enfouissement des excréments.
Et
ceci
n'a pas qu'un intérêt anecdotique. Il est
maintenant démontré que l'espèce humaine
est apparue dans la savane africaine, et que
ce sont les conditions biologiques régnant
dans
ce
milieu qui ont, d'une façon ou d'une
autre, entraîné le développement des carac-
tères proprement humains. Or, s'il n'y avait
pas eu de bousiers en Afrique,
il
n'y aurait
probablement pas
eu
de savanes, ou celles-
ci auraient été différentes. Dans
ce
cas,
l'espèce humaine aurait-elle pu se différen-
cier?
Comme on le voit, par delà les millénaires
et
les motivations différentes, nous rejoi-
gnons les Egyptiens: oui, l'humble scara-
bée qui vit dans le crottin est bien digne de
notre respect! •
Pour
en savoir plus ...
·Cambefort (Yves) -1984 -Etude écologique
des Coléoptères Scarabaeidae de Côte-d'Ivoire.
Laboratoire de Zoologie, Ecole N onnale Supé-
rieure, Paris.
·Lumaret (Jean-Pierre) -1980 -Les bousiers.
Balland, Paris.
·Lumaret (Jean-Pierre) -1990 -Atlas des Co-
léoptères Scarabéides Laparosticti de France.
Muséum National d'Histoire Naturelle, Paris.
·Paulian (Renaud) et Baraud (Jacques) -1982-
Faune des Coléoptères de France. II : Lucarwi-
dea etScarabaeoidea. Lechevalier, Paris.
·Ricou (Gisèle-Edmée) -1989 -Des insectes,
agents fertilisants des prairies. INSECTES, Un
autre monde parmi nous,
nO
74.
L'aut
e
ur
Yves Cambefort, chargé de Recherche au
CNRS et au Laboratoire d'Entomologie du
Muséum National d'Histoire Naturelle, travaille
sur la systématique
et
l'écologie des Coléoptères
scarabéides, ainsi que sur leur signification
symbolique.
[
..
WIS
nO
80·
1991
(1).
Ed.
OPIE