Revue des sciences religieuses
86/4 | 2012
Dire la guerre, penser la paix
L’islam comme mouvement
Guerre, paix et trêve dans la pensée islamique
Jason Dean
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1369
DOI : 10.4000/rsr.1369
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 15 octobre 2012
Pagination : 413-453
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Jason Dean, « L’islam comme mouvement », Revue des sciences religieuses [En ligne], 86/4 | 2012, mis
en ligne le 15 octobre 2014, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://rsr.revues.org/1369 ; DOI :
10.4000/rsr.1369
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© RSR
L’ISLAM COMME MOUVEMENT
GUERRE, PAIX ET TRÊVE
DANS LA PENSÉE ISLAMIQUE
Dire la guerre, penser la paix. Si la personnalité du prophète
Muḥammad1n’est pas réductible à l’image du guerrier véhiculée en
Occident depuis la parution de la Doctrina Jacob2 au VIIesiècle jusqu’à
celle des célèbres caricatures danoises3, il serait anachronique de faire
de lui un pacifiste, expression qui n’est apparue qu’au début du siècle
dernier. Plutôt, son action a été guidée par la conviction que la paix
dépend de l’établissement de rapports justes entre Dieu et les hommes,
d’une part, et, d’autre part, entre les hommes eux-mêmes, si bien que
les croyances et pratiques religieuses contenues dans la prédication
coranique constituent le fondement de tout ordre social légitime. La
soumission de l’homme à Dieu (islām) comme condition d’une paix
véritable (salām) fait que, selon les circonstances, il peut être nécessaire
de recourir à l’emploi de la force pour défendre la religion, même si
celle prêchée par Muḥammad a souvent plus progressé par la persua-
1. Le système de transcription de l’arabe est celui généralement employé dans les
publications à caractère scientifique. La hamza, qu’elle soit de liaison ou de coupure,
n’est jamais notée en position initiale : āya, et non ’āya; l’absence d’ellipse devant un
terme technique ou un nom propre arabe indique la présence d’une hamza de coupure :
la umma, et non l’umma. Pour la période contemporaine, la graphie des noms propres
est celle du journal Le Monde.
2. Cet opuscule d’apologétique chrétienne rédigé en grec à Carthage dans les
années 640, soit une dizaine d’années après la mort de Muḥammad, déclare à son sujet :
«C’est un faux prophète : les prophètes viennent-ils armés de pied en cap? » (Doc-
trina Jacobi, V, 16, éd. et trad.V.Déroche, cité d’après A.-L.de Prémare, Les Fonda-
tions de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, Seuil, 2002, p.149).
3. Publiées pour la première fois le 30septembre 2005 dans le quotidien danois
Jyllands-Posten, ces caricatures, dont l’une représentait Muḥammad affublé d’un
turban en forme de bombe, la mèche allumée, firent le tour du monde, suscitant des
réactions parfois violentes de la part de musulmans qui les jugeaient blasphématoires.
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sion morale ou, pour le dire d’une manière moins irénique, par la «vio-
lence symbolique4», que par la violence physique.
La présente étude représente une tentative de penser la tension qui
existe au sein de groupes religieux musulmans entre la fidélité à un
idéal de paix et la prise en compte des conditions historiques. Elle se
divise en deux grandes parties. La première est consacrée à l’islam des
origines. Je présente tout d’abord l’idéal coranique de paix à travers
une analyse du champ sémantique de la racine S-L-M. Ensuite, je décris
l’évolution de l’attitude de Muḥammad à l’égard de l’emploi de la
force, depuis les admonestations qu’il adressa à ses disciples pour les
exhorter à supporter avec patience les persécutions dont ils faisaient
l’objet jusqu’à la revendication d’un droit à la guerre. Enfin, j’examine
les raisons qui ont conduit Muḥammad à proposer une trêve à ses
adversaires makkois lors de la campagne dite d’al-Ḥudaybiya. Cet évé-
nement montre que le prophète ne visait pas simplement à conquérir le
pouvoir, mais bien plus à modifier en profondeur les normes et les
valeurs de la société arabe. Par commodité de langage, on appelle
«mouvement» une action collective visant à produire un changement
d’organisation sociale. Mais pour que ce terme aide à comprendre le
comportement des acteurs religieux musulmans, il faut lui donner une
définition précise. Tel est l’objet de la seconde partie de ce travail. À
partir des caractéristiques du mouvement ouvrier identifiées par Alain
Touraine, je tente de fonder le concept de mouvement en sociologie
des religions à travers une lecture critique de la dichotomie Église/secte
construite par Max Weber et par Ernst Troeltsch. Ensuite, j’utilise le
concept de mouvement pour décrire les enjeux de la régulation de la
violence religieuse dans l’islam après la mort du prophète du point de
vue, interne, des acteurs musulmans et de celui, externe, des États.
I.LIDÉAL CORANIQUE DE PAIX
La paix se dit en arabe «salām». Ce terme se rattache à la racine
S-L-M. En effet, à partir d’une racine trilitère, l’arabe, langue sémi-
tique, forme une palette de mots en associant aux radicaux des mor-
phèmes, consonnes et voyelles. Ainsi pour comprendre le sens que la
prédication coranique donne à ce mot, il faut le situer par rapport aux
autres termes dérivés de la même racine. Cette section présente un
aperçu général du champ sémantique de la racine S-L-M dans le Coran,
complété de quelques exemples illustrant l’usage des mots.
4. «La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’inter-
médiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant […]»,
écrit Pierre Bourdieu (Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p.204).
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Aperçu général du champ sémantique de la racine S-L-M
Si l’on exclut les dix-sept occurrences du nom propre Sulaymān,
«Salomon », et les deux attestations d’un nom commun, « sullam »,
emprunté de l’araméen, le corpus coranique de la racine S-L-M se
compose de treize verbes et noms5attestés cent trente-huit fois, tous
temps, genres et nombres confondus6. Ces unités lexicales, qui se rat-
tachent à quatre formes verbales, composent un champ sémantique à
l’intérieur duquel je propose de distinguer trois sous-champs : le sous-
champ intégralité; le sous-champ remise, d’un objet ou de soi; et le
sous-champ paix, salut. Le tableau ci-dessous présente la distribution
des occurrences des termes par sous-champ.
Tableau 1 : Le champ sémantique de la racine S-L-M
Termes Intégralité Remise Paix, salut Total
Ire forme verbale 4 0 49 53
sālim 1001
salīm 2002
salm 0022
salam 1045
salām 0 0 42 42
silm 0011
IIeforme verbale 1 7 4 12
sallama 0336
musallam 1203
taslīm 0213
IVeforme verbale 0 72 0 72
aslama 022022
muslim 042042
islām 0808
Xeforme verbale 0 1 0 1
mustaslim 0101
Total 5 80 53 138
5. L’arabe considère les participes, actifs et passifs, ainsi que les adjectifs quali-
ficatifs comme des noms.
6. D’après Hanna E.KASSIS, A Concordance of the Qur’ân, Berkeley, University
of California Press, 1983, p.1077-1081.
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Quelques exemples illustrant chacun de ces sous-champs
Les dimensions de cet article ne permettent de donner que quelques
exemples illustrant chacun des sous-champs.
Les emplois des termes appartenant au sous-champ intégralité ren-
voient à l’idée d’un tout intact. Pour dire d’un homme qu’il est sain de
corps, le Coran (68, 43) dit qu’il est «sālim»; archétype de l’homme
sincère, Abraham s’est présenté devant Dieu avec un cœur «salīm »,
«pur» (Q 37, 84); une parabole (Q 39, 29) compare le croyant sincère
à un homme dévoué entièrement (salam) à son maître. De taille réduite,
ce sous-champ n’en témoigne pas moins d’un trait qui caractérise le
champ sémantique de la racine S-L-M dans son ensemble : la proxi-
mité des emplois profanes et sacrés, gage de continuité entre la vie pré-
sente (dunyā) et la vie future (ākhīra).
La grande majorité des emplois des termes qui composent le sous-
champ remise concerne non la remise d’un objet à son propriétaire,
mais celle de soi à Dieu. À en croire la datation des sourates la plus
généralement admise7, c’est vers la fin de la période makkoise, que le
prophète aurait expliqué pour la première fois son apostolat comme
une réponse à un commandement de «[s]e soumettre [uslima] au Sei-
gneur des mondes8» (Q 40, 66) ou de faire partie de «ceux qui sont
soumis [muslim-s]» (Q 27, 91), et qu’il a appelé «islām», «soumis-
sion», la religion qu’il prêchait (Q 39, 22; 6, 125). Ces termes, qui se
rattachent à la quatrième forme verbale à valeur factitive, sont utilisés
exclusivement pour décrire la soumission des personnes historiques,
ou réputées telles, à Dieu. Ils constituent, à n’en pas douter, des termes
techniques caractéristiques de la prédication coranique.
Les quatre termes que comporte le sous-champ paix, salut attes-
tent des rapports étroits entre la vie présente et la vie future. Dieu, qui
est lui-même «la Paix » (salām — Q 59, 23), invite les croyants à
«entrer en paix» (bi-salām) au paradis (Q 15, 46), également appelé
«dār l-salām», «le séjour de la Paix» (Q 10, 25). Si la paix (salām) de
Dieu ne se réalise pleinement que dans l’au-delà, elle se manifeste déjà
dans l’ici-bas. Non seulement les croyants se souhaitent mutuellement
7. Le classement chronologique des sourates en quatre périodes, trois makkoises
et une médinoise, proposé par Gustav Weil (1844) et repris, à quelques différences
près, par Theodor Nöldeke (Nöldeke et Schwally 1961) et Régis Blachère (1959) a
récemment été conforté par l’analyse quantitative des données textuelles du corpus
coranique effectuée par Nora K.Schmid («Quantative Text Analysis and its Applica-
tion to the Qur’an : Some Preliminary Considerations», dans A.Neuwirth, N.Sinai and
M.Marx (éd.), The Qur’ān in Context. Historical and Literary Investigations into the
Qur’ānic Milieu, Leiden, Brill, 2010, p.441-460).
8. Sauf indication, les citations du Coran reproduisent la traduction de Denise
Masson (Le Coran, Paris, Gallimard, 1967).
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