9. Baudelaire et Modigliani, l`oeil intérieur DP Modigliani

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Baudelaire et Modigliani : l’œil intérieur
Par Stéphanie Jolivet
Le regard est certainement l'élément le plus caractéristique de l’œuvre de Modigliani : quand les
yeux ne sont pas dessinés, ils peuvent être pleins comme sur une statue ou un masque,
asymétriques (l'un fermé, l'autre masqué), la pupille quasi toujours absente. Si le portrait cherche
généralement à rendre les traits caractéristiques de son modèle, chez Modigliani, il porte une
atmosphère commune de toile en toile. La lecture de Charles Baudelaire, que Modigliani
connaissait et affectionnait particulièrement, nous invite à choisir le regard comme une entrée
dans l’œuvre. Modgliani a puisé à toutes les sources comme Baudelaire dans « Le Poison » : le vin,
l'opium, mais ne faut-il pas placer au-dessus, comme lui « ...tes yeux, tes yeux verts, Lacs où mon
âme tremble et se voit à l'envers... »
La beauté1
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de
pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris
;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des
cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers
monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;
Amedeo Modigliani, Tête de femme, 1913. Dépôt du Centre
Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, au LaM,
Villeneuve d’Ascq. Photo : Philip Bernard
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Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus
belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles
Tous les poèmes sont extraits des Fleurs du mal de Charles Baudelaire, 1857
Dossier pédagogique Amedeo Modigliani, l’œil intérieur (27 fèv. – 5 juin 2016) - LaM
Masques africains, art khmer, statues égyptiennes ont eu une influence décisive sur les portraits
de Modigliani. La rencontre avec Brancusi a également eu une incidence sur sa carrière de
sculpteur. L’influence de la sculpture est passée en peinture avec les yeux entièrement aveugles
de La Femme au ruban de velours (1915), Antonia (vers 1915), Maternité (1919) ou Femme assise
à la robe bleue (1918-1919). On retrouve dans ces portraits une pose figée : « Je hais le mouvement
qui déplace les lignes ». Le modèle se retrouve retranché à l’intérieur de lui-même, laissant le
créateur à l'extérieur libre de s'approprier ce corps pour en faire son propre moyen d'expression :
« De purs miroirs qui font toutes choses plus belles ».
Ciel brouillé
On dirait ton regard d'une vapeur couvert ;
Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?)
Alternativement tendre, rêveur, cruel,
Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,
Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés,
Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord,
Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons
Qu'allument les soleils des brumeuses saisons...
Comme tu resplendis, paysage mouillé
Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé !
Ô femme dangereuse, ô séduisants climats !
Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas,
Et saurai-je tirer de l'implacable hiver
Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer
Amedeo Modigliani, Tête de jeune femme (Louise), 1915. Triton
Collection Foundation. Photo : DR
Lorsque le regard est flou, « Ciel brouillé », il laisse flotter une ambiguïté tant sur la couleur
employée (« est-il bleu, gris ou vert ? ») que sur le sentiment traduit : « tendre, rêveur, cruel ».
Plus qu'un sentiment, le regard traduit une atmosphère : « Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et
voilés, Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les
tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort. » Les termes évoquent ici l'état d'esprit du
créateur et non celui de son modèle comme si le regard le renvoyait à son propre état face à la
création.
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Les promesses d’un visage
J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,
D'où semblent couler des ténèbres,
Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des
pensés
Qui ne sont pas du tout funèbres.
Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux
Avec ta crinière élastique,
Tes yeux, languissamment, me disent : « Si tu
veux,
Amant de la muse plastique,
Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité,
Et tous les goûts que tu professes,
Tu pourras constater notre véracité
Depuis le nombril jusqu'aux fesses ;
Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien
lourds,
Deux larges médailles de bronze,
Et sous un ventre uni, doux comme du velours,
Bistré comme la peau d'un bonze,
Amedeo Modigliani, Nu assis à la chemise, 1917. Donation Geneviève
et Jean Masurel. LaM, Villeneuve d’Ascq. Photo : Philip Bernard
Une riche toison qui, vraiment, est la sœur
De cette énorme chevelure,
Souple et frisée, et qui t'égale en épaisseur,
Nuit sans étoiles, Nuit obscure !
On a pu catégoriser l’œuvre de Modigliani en séparant les portraits des nus. Toutefois, si le public
de l'époque s'est offusqué des poils jugés indécents, le regard n'est pas étranger à la charge
érotique du tableau : « Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensées Qui ne sont pas du
tout funèbres ». Les yeux dardés sur le peintre / public sont une invitation directe : « Si tu veux,
Amant de la muse plastique, Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité, Et tous les goûts que tu
professes, Tu pourras constater notre véracité Depuis le nombril jusqu'aux fesses ».
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Les yeux de Berthe
Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,
Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s'enfuit
Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit !
Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres !
Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,
Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques
Où, derrière l'amas des ombres léthargiques,
Scintillent vaguement des trésors ignorés !
Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes
Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi !
Leurs feux sont ces pensées d'Amour, mêlées de Foi,
Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes.
Amedeo Modigliani, Portrait d’une jeune femme, 1916-1919. Don
de la Meadows Foundation, Incorporated, Dallas Museum of Art.
Photo : courtesy Dallas Museum of Art.
Distinguer un œil net et un œil flou – l’œil intérieur – invite à contempler le tableau comme une
introspection : que se joue-t-il à l'intérieur de nous-mêmes ? Qu'avons-nous de cacher en notre for
intérieur ? L’œil est ce vecteur qui regarde « ces grottes magiques Où, derrière l'amas des ombres
léthargiques, Scintillent vaguement des trésors ignorés ! »
Baudelaire nous invite à lire l’œuvre de Modigliani comme on peut lire ses poèmes, la peinture se
nourrissant de la poésie et inversement. Promenons-nous dans l'exposition un livre à la main
comme Modigliani qui déclamait des vers ou gardait toujours sur lui une édition de Maldoror.
Renonçons à faire une visite, préférons l'« Invitation au voyage »...
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