métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de
Politique ; mots très bons pour la controverse... » (Valéry, Œuvres, Ed. Pléiade, t. II, p. 951-969 )
Face à la « liberté », périlleusement partagée en effet entre métaphysique, morale et
politique, et toujours à titre d'exemples (pris à demi hors de la liste retenue dans ce premier volume),
pourquoi ne pas ranger le couple « raison – justice » qu'ont choisi de faire voisiner, sur un mode
également incisif et cruel, La Fontaine et Pascal ? - Ce dernier, dans la même Pensée
(« Imagination »), nous invite à réfléchir sur l'authentique signification de cette plaisante raison
qu'un vent manie et à tous sens «, puis aussitôt après sur cette non moins « plaisante justice » que
les magistrats déguisent sous « leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillotent en chats
fourrés » : ah ! il en irait d'autre sorte, s'ils avaient la véritable justice ».
De manière étrangement parallèle, « le bon » La Fontaine, à coup sûr plus ami de la vérité
que de la bonté, n'a pas craint de faire voisiner ces deux distiques :
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure
et
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Le premier de ces deux constats désabusés non dépourvus de cynisme (comment peut-on
encore parler de la « morale » des Fables ?) ouvre un apologue qu'on nous fit apprendre dès notre
plus jeune âge. Le second sert de clausule aux « Animaux malades de la peste » : il nous enseigne
que la peste la plus mortelle dont nous sommes tous frappés est au bout du compte l'injure faite à la
morale véritable par la fausse justice des hommes. Rien depuis lors n'a changé : tel « jugement de
cour » tout récent s'applique à faire, en ses attendus, un soigneux départ entre deux registres
étrangers l'un à l'autre : le « moralement blâmable » et le « judiciairement punissable ». Tout se
passe dès lors comme si Justice et Morale devaient être disjointes avec grand soin.
Cette « morale » assidûment proposée par notre grand fabuliste, dont le temps présent a
rajeuni l'énoncé sans altérer son esprit, suffirait à nous inspirer une première démarche : pourquoi
ne point procéder à l'inventaire, au moins global, des modes d'emploi et des valeurs de ce terme
morale, envisagé non pas en soi mais dans le tissu des différents ordres de discours, dans la variété
des époques et des situations, en s'en tenant pour commencer à la langue française ? - Montaigne
encore, dans l'Apologie de Raimond Sebond déjà citée (Montaigne, Essais, Ed. Pléiade, p. 651 ), avait
formé ce souhait. Il se bornait (si l'on peut dire) à l'Antiquité grecque et romaine et aux ouvrages de
philosophie; il disait « mœurs » plutôt que « morale », mais l'insistance, la singulière ferveur en
même temps que la précision du propos sont telles qu'il peut nous servir de sûr garant :
« combien je desire que, pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justinus Lipsius, le plus
sçavant homme qui nous reste (... ), eust et la volonté et la santé, et assez de repos pour ramasser
en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincèrement et curieusement, autant que nous y
pouvons voir, les opinions de l'ancienne philosophie sur le sujet de notre estre et de nos mœurs,
leurs controverses (... ). Le bel ouvrage et utile que ce seroit ! »