UNIVERSITÉ PARIS IV-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE V : CONCEPTS ET LANGAGES N° d’enregistrement attribué par la bibliothèque_______________ THÈSE pour l’obtention du grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV PHILOSOPHIE présentée et soutenue publiquement par Mlle Hedwig MARZOLF Juin 2007 UNE « MORALE DE LA FINITUDE » Contribution kantienne au débat contemporain entre théologie et philosophie Directeur de thèse : M. le Professeur Alain RENAUT JURY M. le Professeur Jean-Marc FERRY M. le Professeur Michel FICHANT M. le Professeur Alain RENAUT M. le Professeur Daniel TANGUAY 1 Quelle place accorder à la religion dans la modernité définie par la rationalité et l’autonomie ? Cette question ambitieuse nous semble devoir être posée par une philosophie morale soucieuse, elle-même, de redéfinir les conditions de possibilité de son propre projet dans ce monde moderne « complexe, différencié, contradictoire par certains aspects »1 et attentive à ne pas laisser la « panique morale »2 se substituer à la réflexion. Comment, notamment, la philosophie morale pouvait-elle accueillir le pluralisme moral de nos démocraties ? On sait comment ce défi a abouti à une des plus magistrales transformations contemporaines de la rationalité pratique, celle de l’éthique de la discussion, dont Jürgen Habermas partage la paternité avec Karl-Otto Apel. Cette éthique pose qu’une forme d’universalité et d’objectivité peut être obtenue en soumettant les opinions des personnes à la critique mutuelle dans un espace public qui définit la rationalité. La rationalité pratique doit être fondée pour cela sur le principe de discussion (ou « principe D »3) et non plus seulement, comme dans la philosophie kantienne, sur l’impératif catégorique. Or, dans cet effort de redéfinition de la rationalité pratique, la philosophie ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur la religion dans la mesure où cette dernière a toujours eu des prétentions concurrentes à celles de la raison pratique, où elle s’est souvent présentée comme le substitut d’une raison pratique dont le projet philosophique était révélé comme aporétique. Pour le formuler abruptement, la raison, pour la religion, ne peut jamais prendre une autre figure que celle de la raison théorique, elle n’est jamais autre chose que du rationalisme. C’était là un reproche que Pascal adressait à Descartes — Descartes « inutile et incertain »—, ce fut également un procès que Jacobi intenta à la philosophie kantienne pourtant soucieuse de définir la spécificité et l’irréductibilité de la raison pratique à la raison théorique, c’est encore aujourd’hui une revendication des théologiens à l’égard de l’éthique de la discussion. 1 Monique Canto-Sperber, L’Inquiétude morale et la vie humaine, Paris, PUF, 2001, p.64. 2 Ruwen Ogien, La Panique morale, Paris, Grasset, 2004. 3 Selon eux, en raison et en fonction du « changement de paradigme » (des philosophies de la conscience et du sujet aux théories de la communication), il faut substituer à l’impératif catégorique le principe de discussion. Tel que Habermas le présente, le principe de discussion ou « principe D » s’énonce ainsi : Seules peuvent prétendre à la validité les normes susceptibles de recueillir l’assentiment de tous les intéressés en tant que participants d’une discussion pratique. 2 Quelle audience, quelle valeur, quel sens la philosophie peut-elle et doit-elle aujourd’hui accorder à cette revendication éthique de la religion et des théologiens ? Cette interrogation, à la fois ambitieuse et urgente, nous a menée d’abord à tenter de dresser un état des lieux du débat contemporain entre théologiens et philosophes sur ce point, à travers notamment un débat qui s’est orchestré ces dernières années, en Allemagne, entre Joseph Ratzinger et Jürgen Habermas. Puis, face à certaines apories de ce débat, la conviction est née et s’est renforcée en nous que la philosophie kantienne et le traitement qu’elle fait de la théologie et de la religion offraient des ressources inexploitées pour répondre à une telle interrogation et à l’enjeu fondamental qui la sous-tend. En effet, les théologiens ne peuvent faire assaut d’éthique que parce que les philosophes, alors même qu’ils se voulaient entrés dans une ère « post-métaphysique », ne sont pas parvenus à accomplir le programme d’une « morale de la finitude » que Sartre souhaitait adjoindre à ses recherches ontologiques sur la subjectivité4, c’est-à-dire d’une éthique qui parvienne à concilier la valeur centrale de notre modernité, celle de l’autonomie, qui fait la dignité du sujet humain, et la reconnaissance lucide de la « radicalité de la finitude qui définit la condition de l’homme contemporain »5. La « morale de la finitude » désigne une philosophie pratique qui a su prendre en compte cette radicalité de la finitude sans pour autant supprimer le paradigme du sujet. Elle prouve, contre les critiques — post-nietzschéennes — déconstructionnistes du sujet, et notamment contre la critique heideggérienne du sujet largement reprise par les théologiens, qu’il est possible de défendre la liberté et la responsabilité du sujet sans l’installer dans la position de maîtrise propre au Cogito cartésien. Or, paradoxalement, dans la philosophie kantienne, c’est par et dans la théologie, comme espace ou instrument irremplaçable, irréductible, d’élaboration d’une théorie de la subjectivité pratique finie, qu’on peut montrer comment ce programme était déjà en réalité rempli. On peut le montrer en se référant notamment aux notes qui devaient constituer son dernier ouvrage, rassemblées dans l’Opus postumum et qui sont en grande partie consacrées à l’essai de définir une « théologie transcendantale » que Kant présente 4 L’expression « morale de la finitude » se trouve dans ses Cahiers pour une morale (1947-1948). Nous devons à Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993, p. 155, d’y avoir attiré notre attention. 5 Alain Renaut, Kant aujourd’hui, Paris, Aubier, 1997, p.260. 3 comme le « principe suprême»6 de sa philosophie transcendantale. Or le propre de cette théologie de l’Opus postumum, c’est qu’elle bouleverse l’équilibre des rapports entre la morale et la théologie atteint dans les Critiques, notamment dans la « Dialectique » de la Critique de la raison pratique. Dans l’Opus postumum, Kant instaure en effet un lien étroit entre l’idée de la liberté et l’idée de Dieu. L’idée de la liberté fait fonds pour se penser et se dire sur la théologie et inversement l’idée de Dieu est clairement rattachée à la figure que prend pour nous cette liberté. En bref, l’idée de Dieu recouvre celle de la liberté, la théologie est identifiée à la morale. Comment interpréter ce remaniement, si on refuse les deux interprétations opposées, mais symétriques d’une négation de la théologie qui demeurait encore implicite, inavouée, dans la théorie des postulats et la définition de la croyance rationnelle, d’une part, d’une restauration d’une morale théologique à la faveur d’un affaiblissement du criticisme, qui tiendrait aussi à des difficultés structurelles affectant ce dernier, d’autre part ? Selon nous, cette remise en chantier des rapports entre morale et théologie dans l’Opus postumum doit effectivement être comprise dans la perspective d’une «morale de la finitude », même si l’expression ne fut formulée que bien plus tardivement. Ce qui à nos yeux l’atteste, ce sont les accents religieux dont est paré le respect (pour la loi morale), dont on sait, notamment depuis le débat qui opposa sur ce point Cassirer à Heidegger à Davos, combien son interprétation est décisive pour l’ensemble de la philosophie pratique kantienne. Dans le respect ne se joue rien de moins que l’assignation définitive, indépassable de l’homme à son statut d’être sensible et mondain, l’assomption résolue de sa finitude. Les accents religieux qu’on lui remarque (quand il se fait, par exemple, « vénération » pour une loi « sainte ») signifient cependant que cette assomption de la finitude ne s’effectue pas au détriment de l’autonomie, car ils révèlent la possibilité pour la sensibilité de se constituer en « esthétique de la raison pratique pure », ils témoignent d’un imaginaire langagier propre à la rationalité pratique. On veut montrer donc comment le langage religieux, dans lequel Kant formule beaucoup de ses concepts moraux, est l’expression d’un sujet conscient de la primauté en lui de la dimension pratique et désireux d’agir, mais pour lequel cette dernière constitue cependant un problème, autrement dit comment la religion est le langage d’une subjectivité pratique finie, telle qu’elle aboutit en Dieu l’effort d’autoréflexion qui 6 Kant, Opus postumum, traduction et présentation par François Marty, Paris, PUF, 1986, p.254. 4 définit plus largement la philosophie transcendantale. La théologie surgit, en effet, au sein de la réflexion du sujet sur lui-même, de la rupture que constitue en lui la possibilité de la liberté. A travers Dieu, le sujet tente de se réapproprier, sans pouvoir s’y identifier, son statut de sujet pratique, c’est-à-dire de sujet autonome. Paradoxalement, la théologie ne veut pas signifier l’absoluité de cette subjectivité pratique, mais au contraire le problème qu’elle représente pour un sujet fini. La liberté est et reste un « mystère » qui ne peut être évoqué qu’en recourant à un langage théologique. Ainsi la philosophie transcendantale que cherche à développer Kant dans l’Opus postumum et dont il affirme que la théologie transcendantale est « le principe suprême » désigne-t-elle une telle tentative du sujet pour se déchiffrer soi-même et notamment « le mystère de la liberté » en lui, et non pas l’achèvement d’un système métaphysique en un Dieu premier principe. Kant parviendrait ainsi à faire droit au potentiel éthique de la théologie (caractérisé par l’insistance sur la finitude humaine, sur tout ce qui déborde ou échappe en l’être humain à l’autodétermination, en un mot plus fort sur le mal) sans renoncer à la valeur de l’autonomie, sans laquelle l’idée de responsabilité et avec elle, le projet éthicojuridique en sa totalité, perdent sens. Plus largement et fondamentalement, il parviendrait ainsi à faire droit aux revendications éthiques des théologiens à l’intérieur même de la modernité. La thèse est donc construite autour de ce recours à la philosophie kantienne et à ses promesses, où la réponse à la problématique a été puiser sa teneur. Celui-ci n’intervient toutefois proprement qu’avec la deuxième partie. La première est, en effet, consacrée, à partir de l’analyse d’un certain état contemporain — déjà évoqué — du débat entre théologiens et philosophes, à expliciter, avec l’enjeu de ce dernier, les conditions indépassables sous lesquelles seulement une réponse, du moins une piste de réponse, même recherchée dans l’histoire de la philosophie, peut être trouvée et avoir toute sa pertinence pour aujourd’hui. Notamment, il ne peut s’agir de restaurer purement et simplement, avec la théologie kantienne, une métaphysique dont la critique heideggérienne a sonné le glas, mais il faut montrer comment cette théologie reste pensable même dans les conditions post-métaphysiques que la philosophie pratique contemporaine s’est donnée de respecter. 5 Les deuxième, troisième et quatrième parties se veulent une exploration de cette « théologie transcendantale » et une exploitation de ses ressources à la mesure de l’enjeu, des besoins et des conditions préalablement dégagés. Nous sommes d’abord attentive, dans la deuxième partie, à montrer comment la philosophie peut trouver en elle le terrain pour construire une « morale de la finitude », dans la mesure où la « théologie transcendantale » permet de penser cette transformation, ces déplacements internes à la subjectivité de telle manière à faire place en elle, à côté de l’idéal de l’autonomie, à la finitude. Très précisément, la théologie offre à la philosophie la notion de personne, selon une provenance théologique qui éclaire à rebours les accents religieux du discours moral, par exemple dans l’obligation qui retentit comme l’appel de l’Autre ou bien dans la conscience morale se présentant comme un tribunal où Dieu occupe le siège du juge. Plus largement, cette deuxième partie voudrait contribuer, dans la conscience des limites de son propos, à clarifier ce qu’il peut en être aujourd’hui du sens de la finitude, des notions d’infini et de fini et de leur rapport, auxquelles il est lié. La troisième partie s’intitule : la religion, aujourd’hui, dans les limites de la simple raison, car elle se veut, même, elle se doit d’être une relecture, à la lumière de la « théologie transcendantale » déchiffrée comme théorie d’une subjectivité pratique finie, des grands thèmes traditionnellement associés à la religion, revendiqués par elle, à savoir le mal, la grâce et plus largement l’espérance, selon une démarche qui était déjà celle de Kant dans l’ouvrage éponyme, mais qu’on radicalise à partir de l’Opus postumum. On y comprend la nécessaire dimension religieuse de ces thèmes, mais on leur découvre aussi un sens neuf d’être ainsi franchement déplacés sur le terrain de la « morale de la finitude ». Le mal, abordé de front, achève de mettre au jour les ressources propres du langage religieux, c’est-à-dire sa capacité à exprimer la finitude sans renoncer à la tâche éthique, et qui, selon nous, le qualifie pour constituer une « esthétique de la raison pratique pure ». L’espérance est comprise comme ne désignant finalement rien d’autre que cette capacité et la grâce — au niveau de laquelle intervient le schème christique — comme la forme la plus difficile, car la plus paradoxale, que cette dernière est amenée à prendre. On rend compte en conséquence des transformations qui affectent la question du salut en même temps que sa réponse. Si la foi n’est plus la croyance en l’existence d’un Être qui, dans sa toute-puissance, détient les rênes de la nature et surtout du bonheur, mais 6 une manière de croire en soi, de faire confiance à la puissance de la liberté en nous, cela signifie que je dois compter sur moi et partant sur cette vie-ci (et non plus sur une autre vie dans un autre monde) pour que le sens émerge. On s’intéresse en particulier à l’interprétation qu’on peut donner, avec Kant, de la figure de la « fin du monde » et du « jugement dernier » ainsi qu’au postulat de l’immortalité de l’âme. Enfin, on montre comment le « religieux » est bel et bien en ce monde, dans les signes qui peuvent nourrir notre espérance de liberté, que ce soit dans le sentiment esthétique face à la belle nature ou dans l’étonnement que provoque la vie. La quatrième et dernière partie, enfin, prend un tour réflexif pour dresser le bilan de l’opération en quelque sorte. En effet, cette reconnaissance de la théologie, que signifient son utilisation et donc son intégration, au titre de fondement sui generis de la « morale de la finitude », au sein de la philosophie et par là, de la modernité, a un coût : elle entraîne une transformation profonde de la théologie qui l’éloigne de ses déterminations traditionnelles. La radicale transcendance du divin, à laquelle il faut relier la primauté accordée à la dimension en lui de la toute-puissance et son statut de créateur font notamment partie de ces dernières. Il faut également à la théologie mettre définitivement entre parenthèses la question de l’existence de Dieu. A ce moment-là de la thèse, on affronte la question de savoir ce qu’il reste de théologique dans cette théologie, de quel statut ou de quelle teneur la théologie peut encore se revendiquer. Pour cela, on questionne le rapport de l’idée de Dieu au langage, où nos analyses nous auront fait voir que se joue ultimement le destin, à la fois, de la théologie et d’une « morale de la finitude », à travers l’interrogation sur la spécificité de l’imagination pratique. On se trouve alors au cœur du paradoxe auquel sans doute la thèse aboutit : on n’a pu établir, avec Kant, la nécessité de la théologie qu’en la dé-théologisant. Et il semble qu’on ne puisse aller ni au-delà, ni en-deçà de ce paradoxe, ni le dépasser, ni le supprimer. Il nous reste cependant à en apprécier la signification. Dans l’ensemble, il nous apparaît être, avec les autres transformations, le prix à payer aussi bien de la part des philosophes que des théologiens pour pouvoir aujourd’hui encore poser la question de Dieu et dialoguer ensemble, et aussi pour éloigner encore, davantage, le spectre d’une religion qui recouvre la morale et en anéantit, ce faisant, l’autonomie qui en est le noyau. La déconstruction partielle de la théologie, la difficile pensée que constitue une théologie sans l’existence de Dieu sont le remède énergique pour chasser cette crainte et nous dé-familiariser d’une 7 certaine approche de la religion qui n’a plus sa place dans la modernité et pour faire apparaître comment la religion se donne désormais à vivre pour nous essentiellement comme un imaginaire proprement pratique, à travers un sentiment comme celui du respect, mais aussi à travers une gamme plus large de sentiments, qui va de l’admiration de la nature à l’expérience esthétique en général. . 8