L`urbanité virtuelle, l`être-au-monde au temps ré… – Inter – Érudit

Inter
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Inter
L’urbanité virtuelle, l’être-au-monde au temps réel
: Entretien avec Paul Virilio
Adrien Sina
Art et nature Numéro 65, Juin 1996
2 1
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Éditeur(s)
Intervention
ISSN 0825-8708 (imprimé)
1923-2764 (numérique)
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Adrien Sina "L’urbanité virtuelle, l’être-au-monde au temps réel
: Entretien avec Paul Virilio." Inter 65 (1996): 48–51.
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L'urbanité virtuelle, l'être-au-monde
au temps réel
Entretien avec Paul VIRILIO Adrien SINA
(Fragment
1
)
Adrien SINA : Une de mes interrogations est qu'il y a des permutations,
des inversions dans la définition même de
l'art
ou de l'architecture, qui doivent
nous donner
à
réfléchir sur le sens de nos interventions sur la ville. J'ai vu l'œuvre"
de survie des sans-abris de Los Angeles. Il s'agit de structures éphémères
déployées de façon très discrète. Il y a là une richesse de dialogue avec l'espace
de la ville, de symbiose corporelle avec la chair de la ville. Ils se mettent dans des
rues où il y
a
déjà un réseau de lieux humanitaires ou associatifs. Ils sont dehors
parce qu'ils sont des pauvres de seconde classe, exclus même des foyers
d'accueil, qui pourtant leur sont destinés. Alors ils gravitent tout autour.
Paul VIRILIO : Ils sont dans la petite banlieue.
AS : Dans la petite banlieue des petits centres. Il y a une délicatesse dans leur
insertion dans la ville et dans leurs réseaux éphémères.
PV : Pareil au Japon.
AS : Absolument, une délicatesse, une modestie, une esthétique de la
discrétion.
PV : D'humilité.
AS : Cette humilité qui marque l'esprit lorsqu'on voit leur urbanisme par
rapport à l'urbanisme arrogant des quartiers d'affaires et à ses mises en scène
monumentales. Et peut-être que cette humilité diffuse est un matériau de
réflexion pour l'urbanisme futur qui de toute façon devra tenir compte de la place
accordée à chacun. Il est indispensable de recentrer la réflexion et de dire quel
est le sujet de cette civilisation vers laquelle nous nous acheminons. Le sujet de
ce monde
n'est
pas l'information, ni le
virtuel,
ni la vitesse, c'est l'Homme qui doit
négocier son avenir avec ces nouveaux paramètres qui le remettent en question.
PV : Il n'y
a
pas d'au-delà de l'Homme. Vous savez, il y
a
une phrase extraordi-
naire sur laquelle je travaille en ce moment.
C'est
une phrase d'Hildegarde DE
BINGEN,
une grande femme visionnaire, sainte Hildegarde, une femme qui a fait
de la musique... Elle dit cette phrase qui est extraordinaire : « l'Homme est la
clôture des merveilles de Dieu >, le mot clé c'est clôture. Cela veut dire que
l'Homme
n'est
pas le centre du monde, il est la fin du monde. Il n'y
a
pas d'au-delà
de l'Homme. Or
en
ce moment on est en train de nous dire que la technique est
l'au-delà de l'Homme. L'Homme bionique, l'hyper-corps comme on l'a dit, c'est
un corps qui serait supérieur
au
corps propre, ce qui est absolument délirant.
AS : Ces positions reprennent cette fascination pour le grand pouvoir
probablement comparable à la fascination qui s'est produite face au nazisme.
PV
:
Absolument, on est en train d'y retourner.
AS : On est en train d'y revenir et le mythe du pouvoir absolu et de l'hégémo-
nie est au cœur de la définition même de la technique. Mais il y a aussi aujourd'hui
une indifférenciation de toutes les composantes du
réel,
dans la mesure où tout
peut se valoir.
PV : Tout peut basculer, d'un côté ou de l'autre.
AS : Dans ces conditions la question de l'Éthique devient une urgence. Je suis
très sensible aux Anciens, PLATON ou ARISTOTE, qui écrivaient les Météores, la
Physique, les Mathématiques et dans la même foulée la Poétique et l'Éthique.
PV : C'était ça les philosophes.
AS : Et ce problème est le plus oublié de tous, la plus grande lacune de cette
civilisation.
« La Matrice d'une Éthique Planétaire » ' est une réflexion qui vient à
la suite de beaucoup de désillusions. La désillusion face à toutes les actions fines
que chacun peut mener et qui ne seront jamais entendues par cette logique
planétaire qui broie l'Homme et continuera à broyer le destin de millions de
personnes, le chômage, les bidonvilles, la démographie qui va augmenter,
comment va-t-on gouverner toute cette population planétaire, quelles structures
démocratiques, quelle équité, quelle Éthique ?
PV :
C'est
une bombe, la troisième bombe comme disait EINSTEIN : Bombe
atomique, Bombe informatique, Bombe démographique.
AS : Et s'il n'y
a
pas là un contre-pouvoir, un contrepoids pour appuyer une
réflexion éthique, non un comité éthique qui dit s'il faut ou pas poursuivre telle ou
telle expérience scientifique, mais une Éthique du quotidien forgée et mise à
l'épreuve par ceux qui sont réellement concernés, à la fois les victimes et ceux
qui sont au pouvoir.
PV : Il n'y a pas d'esthétique sans éthique et pas d'éthique sans esthétique.
AS :
C'est
le même mot.
PV :
C'est
le même mot, la même racine et on
n'est
pas les seuls à le dire,
GOMBROVITCH l'a dit et beaucoup d'autres...
C'est
r qu'en liquidant l'éthique
on liquide l'esthétique et inversement.
AS : Et je suis arrivé au point où je me dis que l'éthique pose la question de ce
Territoire que l'on n'a jamais réellement partagé avec aucune minorité.
PV : D'où la crise générale de la ville. Maintenant le problème du Tiers-Monde
n'est
pas un problème géographique, c'est un problème urbain. La tiers-
mondisation c'est toutes les villes. Bienr qu'il y
a
des continents abandonnés
comme l'Afrique, mais maintenant la tiers-mondisation
n'est
pas dans l'étendue
des territoires, elle est dans les cités.
AS : Aux centres-villes.
PV : Aux centres-villes, et bientôt le Tiers-Monde sera dans toutes les villes,
non seulement Calcuta, le Caire, Washington, mais n'importe. Il y a une tiers-
mondisation urbaine, qui
n'est
pas de même nature que la tiers-mondisation
nationale, qui est en train d'arriver.
Paris,
Vendredi 17 Décembre 1995|
(Fragment 2)
AS : Une de mes préoccupations avec la nécessaire reformulation de la place
du corps dans cette civilisation technologique et planétaire est la question que
vous évoquiez : Quelle est la ville qui sortira du temps réel ? », quelle
est la ville qui sortira de cette écologie grise », de cette pollution de
l'espace. Il est toujours possible de faire de l'architecture avec toute une
poétique de l'Homme, mais l'urgence est ailleurs : reposer la question de la ville
et de ceux qui sont dehors, reposer la question de l'altérité, où placer l'Autre,
où placer cette altérité ? Avant, dans le monde tribal ou féodal,
l'Autre
occupait un en-dehors localisable qui lui était propre, le forgeron occupait les
faubourgs, le banni, les limites de la cité. Il y avait un en-dehors. Aujourd'hui, la
ville est planétaire, sans fin, sans localisation précise. Il n'y même plus cet ailleurs
pour donner asile à l'exclu, même plus cet en-dehors.
PV
-.
Ou, il n'y a que de l'en-dehors : le outland.
AS : Cette réflexion est une urgence et j'aimerais que nous puissions
continuer avec cette interrogation : peut-être que la ville de demain
n'est
plus une
question de design ou d'utopie formelle, peut-être que cet espace virtuel et
planétaire passe par l'apparition de nouveaux lieux où la tâche de l'architecte
devrait s'exercer, telle l'émergence d'un espace éthique ou juridique. La cité, à
une époque, était politique, marchande ou industrielle, elle était militaire,
protégée par une enceinte. Peut-être que l'Éthique pourra être un concept pour
l'équilibre de la ville. Vous aviez dit que la ville actuelle était le cadeau de la
perspective du quattrocento. Au Japon, je parlais avec un ami architecte de la
nouvelle génération qui me montrait côte à côte deux dessins de la ville. Le
dessin perspectiviste avec toutes les maisons et toute la mise en scène des axes
urbains était occidental. L'autre, de la même époque, était japonais. Sur ce
dessin,
il y avait aussi des maisons - avec une grande précision - entourées de
petits bonsaïs, mais il n'y avait pas d'autre structure géométrique, les maisons
étaient reliées par des nuages dorés, par une texture immatérielle et intangible. Il
y a cette evaporation énigmatique des paramètres classiques de l'espace
et du temps dans la culture japonaise. Mais il y a aussi la ville des sans-abris,
cette
«
dis-location », cette errance indéfinie, cette perte des distances et des
repères temporels : ils
n'ont
plus de
lieu,
ils
n'ont
plus de nuit ni de jour, ils
n'ont
qu'une solution, qui est de survivre. Ce même phénomène fait partie des
invariants de la civilisation technologique actuelle où il ne reste plus qu'une seule
finalité, où toutes les autres pluralités disparaissent en faveur de cette
appauvrissante monotonie. Ce parallélisme fait qu'au lieu de porter un regard
misérabiliste sur les pauvres, nous avons peut-être à y voir quelques signes
de la civilisation à venir.
PV : Les pauvres sont l'avant-garde. Ils
l'ont
toutours été, et c'est biblique.
Les pauvres sont les prophètes du malheur, du bonheur
à
venir. C'est-à-dire qu'il
y
a
dans la simplicité du pauvre, de l'Autre-pauvre, comme disait LÉVINAS,
une figure de nous-mêmes. Nous sommes tous infiniment pauvres puisque
mortels. Nous finirons dans la pauvreté de la mort, nous finirons notre carrière
terrestre dans la pauvreté mortelle de la mort et on le voit aussi bien pour
LÉVINAS, qui est mort, que pour
Mitterand,
que pour RABIN ou pour Gilles
DELEUZE. Je crois qu'effectivement la pauvreté aujourd'hui nous interroge sur la
réalité,
parce que,
si
je parle en tant qu'urbaniste en ce moment, la grande
question qui se pose est : Où loger le virtuel et comment loger le
virtuel ?
»
Je rappelle que le virtuel s'oppose à l'actuel et non pas au
réel.
Le
réel est composé du virtuel et de l'actuel - passage à l'acte. La question
aujourd'hui, avec le développement, la globalisation du virtuel, la mondialisation,
c'est la virtualisation de l'espace mondial, c'est rien d'autre. C'est-à-dire que le
virtuel se globalise, se mondialise. Quelqu'un, hier soir, à une causerie autour de
mon livre 2 me disait : « Mais c'était déjà pareil le téléphone.
»
J'ai dit oui, bien
sûr, mais ce
n'était
que le commencement. Or aujourd'hui nous assistons à la
synthèse de ce que le téléphone a ébauché dans la virtualité d'une onde sonore
et d'une voix qui venait à ma rencontre. Aujourd'hui on en est non seulement
arrivé à la télé-audition, à la télé-vision, à la télé-action et à la télé-olfaction, on en
est à la complétude, à la plénitude de la virtualisation, non seulement du son. de la
vision,
mais du corps, puisqu'on peut télé-toucher, télé-sentir, télé-agir, et même
télé-aimer. La question est donc : où loger le
virtuel,
sachant qu'on est tous
logés dans le virtuel de la mondialisation. C'est-à-dire que la ville qui
vient est une ville virtuelle, une ville-monde virtuelle et que nous sommes, nous-
mêmes en tant qu'Homme - c'est pour ça qu'il y
a
autant de chômeurs -, logés
dans la virtualisation du marché, dans la virtualisation de l'économie-monde. Et
donc le problème de l'architecte - je vais d'abord parler de l'architecte - c'est où
loger le virtuel, qu'est-ce que le
virtuel,
celui dont on vient de parler, celui qui
concerne le corps quasiment dans son intégralité, où le loger dans la maison et
comment parler de la ville à partir de cette question.
C'est
une question qui nous
dépasse tous. Une question pour laquelle on n'a pas de réponse, mais c'est
surtout une question qu'on n'a pas réellement posée et que j'essaie de poser - il
y
a
des résistances à ça.
Ça c'est la première réponse que je peux donner : où loger le virtuel dans la
mesure où nous logeons nous-mêmes dans une globalisation des relations inter-
personnelles qui est une forme de la ville, une forme invisible mais une forme
active,
une forme qui est déjà.
AS : Je me demande si dans une certaine mesure chez les Anciens, les
présocratiques, la question de l'Être, le fondement de leur philosophie,
n'était
pas le lieu où on logeait du virtuel comme surgissement dans la présence. Les
marins grecs à leur tour interagissaient avec le monde virtuel des créatures de la
mythologie, avec les monstres ou les divinités qui surgissaient dans la présence,
au-delà des horizons connus ou des Colonnes d'Héraclès.
PV : Mais attention de ne pas. à la manière de FOUCAULT, en revenir aux
Anciens pour parler de la virtualité dont on parle en ce moment. Bien évidemment
que la notion de virtualité fait partie de la philosophie antique. Celle dont on parle
est une virtualité technique qui est le produit d'un mode de pensée qui n'a que
peu de choses à voir - relire HEIDEGGER - avec la philosophie antique.
AS : Et si on se place dans une perspective de dépassement de la technique ?
PV : Oui, mais on n'en est pas, on est dépassé par elle en ce moment ! Le
virtuel dont on parle, et c'est souvent là où il y
a
des malentendus avec certains
amis - je pense à Pierre LÉVY -, c'est que c'est le virtuel des technologies de la
télé-présence. Quand je parle de
virtuel,
je reprends le titre de mon cours au
Collège international de philosophie : la télé-présence c'est quoi ? Quand les
Anciens pariaient du virtuel, ils ne parlaient pas de la télé-présence permise par
JàùahÈt?
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les télé-technologies de la communication. Il faut donc sérier, même si la question
que vous posez, il faudra la reprendre parce qu'il est évident que la philosophie
antique a beaucoup de choses à nous dire. Mais, je crois qu'il faut commencer
par le fait que la technique nous domine avant de se référer
à
la philosophie
antique. À mon avis une des impasses de la philosophie contemporaine est de
revenir aux antiques pour interpréter la modernité. Je crois qu'il y a une coupure
qu'on peut appeler épistémologique ou cataclysmique - à mon avis plutôt
cataclysmique - qui s'est créée avec la modernité au XIXe siècle et qui s'est
accomplie dans sa terreur avec Hiroshima et Nagasaki et qui se développe
aujourd'hui avec la Bombe informatique dont parle EINSTEIN et qui pose de
grandes questions. Alors, avant d'aller chercher des équivalents dans la pensée
antique, il faut répondre aux questions qui nous sont posées aujourd'hui par la
technique.
AS : Je suis tout à fait d'accord avec vous. En parlant du monde antique, je
souhaitais surtout évoquer cette cohérence qui enracinait certaines questions de
fond aussi bien dans l'espace du quotidien, dans l'espace poétique, dans
l'espace mathématique des sciences ou dans l'espace de la géographie. Est-ce
que cette même question de virtualité peut constituer aujourd'hui avec autant
d'enchaînement et de cohérence l'espace de la pensée et des théories
contemporaines, depuis les mathématiques à la physique ou à l'Éthique ? .
PV : La question est trop vaste. Le propre d'une question est de délimiter un
champ.
AS : Tout ceci pour tenter d'approcher mieux le où ». La question
«
où loger
le virtuel ?
»
demande de le définir, parce que le
«
où
»
qui localise du virtuel n'a
plus du tout le même sens.
PV : Je reprenais là la question de l'habitat. Mon où
»
était relatif à
l'architecture. Il
n'était
pas relié au « où
»
du hic et nunc dont je parle par ailleurs.
L'architecte aujourd'hui a à se poser la question du où loger le virtuel dans
l'architecture
ou,
si on préfère, dans l'habitat. Et à partirdu moment où on pose
cette question on peut poser d'autres questions parce qu'on a un peu cadré,
donné un gabarit à la question.
Et
je crois que même cette question-là
n'est
pas
posée.
Quand je dis aux gens : regardez un vestibule, c'est un espace semi-
public semi-privé ; regadez un sas de décompression, c'est un espace semi-
intérieur semi-extérieur ; regardez une cabine téléphonique, c'est un vestibule
sonore, auditif, essayons d'aborder la question de cette virtualité-là. Une cabine
téléphonique est déjà un vestibule virtuel pour le son. Donc, essayons d'aborder
par des équivalents. Un lit-armoire breton - je suis breton par ma mère - est une
quasi-chambre : le mot quasi et le mot virtuel. Qu'est-ce qu'un lit-armoire,
qu'est-ce qu'une alcôve par rapport à une chambre, qu'est-ce que le capsule-
hôtel de Kurosawa par rapport à la chambre d'hôtel traditionnelle ? Déjà des
quasi-réponses se précisent.
Moi,
je travaille toujours comme ça, par accumula- I
tions qui sont à la fois logiques, visibles et visuelles - pour ne pas dire plus - du I
problème.
Alors quand on me dit : non. il faut partir
du
simulateur, je dis : non, non, le
simulateur, je suis désolé, justement le simulateur
a
isolé les questions que
j'essaye de poser, il les a rejetées. Un simulateur est une alcôve pour le pilote,
mais son cockpit en est aussi une, la preuve c'est qu'on peut confondre le
cockpit et le simulateur, puisque certains appareils de combat sont maintenant
équipés en cockpit virtuel, c'est-à-dire que les pilotes peuvent décoller avec leur I
avion en pleine nuit, brancher leur cockpit en virtuel et voler
en
plein jour, c'est-à- I
dire que les capteurs permettent, avec un suivi du terrain - radar et autres -, de I
donner une vision de plein jour alors qu'ils volent de nuit, c'est-à-dire que le
cockpit et le simulateur sont devenus une seule et même chose. Alors, c'est le
cockpit ou c'est un casque, peu importe. J'ai envie de dire que ça c'est des
questions basiques auxquelles on pourrait commencer
à
répondre et moi,
j'aimerais qu'on essaie d'y répondre.
Maintenant il y
a
une autre manière d'aborder la question du « où », c'est la
question du corps, la corporéité Les deux arts qui m'intéressent maintenant - I
en dehors de la musique - c'est la danse parce qu'elle se réfère au corps, et
c'est l'installation vidéo. Je dis bien l'installation, pas la vidéo - je ne m'intéresse I
pas à la vidéo - ce qui m'intéresse, ce sont les installations vidéo, à cheval entre I
le virtuel et l'actuel, où l'image est active, elle
n'est
pas simplement un film vidéo. I
Et c'est là où des gens comme Michael SNOW - à mon avis la Région centrale
est une des grandes œuvres historiques - c'est comme Marcel DUCHAMP, Bill I
VIOLA et d'autres...
Donc, la question du corps ? Qu'en est-il du corps ? Cet été, j'ai rencontré un '
de mes lecteurs que j'admire beaucoup, William FORSYTHE - on va faire un livre I
ensemble. Après, il m'a invité au théâtre du Châtelet pour assister aux répéti-
tions,
qui sont bien plus intéressantes d'ailleurs, pour quelqu'un qui s'intéresse
au corps, que la danse elle-même. Et la dernière chose que je lui est dite, ce que I
j'avais
dit aussi à Atom EGOYAN, c'est : méfiez-vous du virtuel, vous êtes les '
derniers garants du
réel,
de l'actuel, du réel dans sa phase actuelle, c'est-à-dire
l'acte
du corps ; vous êtes, vous, les chorégraphes, les derniers gardiens du
corps,
avec les hommes du théâtre bien sûr. Et il m'a dit : mais un sofa est déjà du
virtuel.
Alors je lui ai dit :
oui,
j'ai écrit
ça,
que le confort est déjà une virtualisation
du rapport au corps, mais là encore ce qui se prépare - la globalisation du
virtuel - est bien plus grave que le siège Pullman par rapport au confort du
corps.
À partir du moment où l'homme et la femme deviennent surnuméraires, ne
sont plus nécessaires à la destruction - on va bien supprimer la conscription, on
n'a plus besoin des soldats, on a besoin des robots et des armes - que reste-t-il
de l'être, que reste-t-il du corps, de la corporéité, donc de la réalité active du
corps.
Ça aussi c'est une autre manière d'aborder la question, d'où mon combat
contre le Cybersex, non pas un combat moral au sens étroit, mais moral au sens
supérieur. Le Cybersex est d'une certaine façon la fin du corps. Si l'on peut
aimer son lointain comme soi-même, comme le souhaitait NIETZSCHE, on a
perdu le corps au profit d'impulsions et au profit de l'électricité sexuelle, comme
le disaient les futuristes. L'électricité sexuelle c'est le futur, c'est qu'effective-
ment on fait l'amour avec une machine même si ces impulsions sont plus ou
moins transformées à partir d'un corps. Là il y
a
une énorme question et la
cybersexualité -je préfère parler de télé-sexualité - est un aboutissement et
d'une certaine façon une
fin,
une chute.
C'est
la chute des corps.
Si même l'amour entre êtres peut être téléguidé, par l'électricité, nous
réalisons
l'Eve
future de VILLIERS DE L'ISLE-ADAM, nous réalisons la féminité
virtuelle, virtuel dans le sens
total,
et donc nous perdons l'être. Je suis désolé,
il n'y a pas d'être sans la sexualité. Donc, on est aussi devant une autre question.
De quoi s'agit-il ? Ce
n'est
pas envisagé non plus. Chaque fois que j'essaie de
dire ça, on rigole. Ce qui me rend furieux -je n'ai pas l'habitude, si on lit tous mes
livres,
je ne parle jamais de sexe, si j'en parle c'est parce que c'est extraordinaire-
ment tragique et c'est pas du tout rigolo. Je ne suis pas du tout un homme prude,
je peux parler des choses erotiques, je le fais pas souvent mais je peux le faire.
Mais quand
j'écris,
je ne peux pas rigoler avec ça, parce que pour moi c'est la fin,
c'est la chute.
Donc là encore, il y a une autre entrée dans la question. Et, la question de la
pauvreté revient.
C'est
la pauvreté absolue, c'est l'homme perdu. Ce
n'est
pas
l'homme perdu au sens du pauvre perdu parce qu'il n'a pas de quoi vivre, c'est
l'homme qui
n'est
plus
rien,
qui
n'est
plus qu'un surnuméraire, qu'un homme
inutile.
Inutile comme pro-créateur, homme ou femme, comme pro-ducteur ou
comme destructeur.
C'est
une question tellement énorme qu'elle mérite au
. moins d'être posée, mais elle devra être posée à plusieurs, par des philosophes,
par des médecins, par des femmes, des hommes, par des prêtres, par des
religieux. Elle
n'est
pas posée, c'est pour ça que j'étais content de voir que le
I Vatican avait fait un colloque sur la cybersexualité en mai dernier - je l'ai cité dans
mon livre3-alors que
moi,
j'écrivais là-dessus depuis déjà un
an.
Donc, là aussi
I il y
a
une grande question.
On n'a pas
l'air
de parler de la ville,, mais on en parle. La ville est le lieu du
peuplement. La ville
n'est
pas simplement un problème de rempart, de politique,
c'est un problème de démographie. La ville est, comme on le dit en Israël, une
colonie de peuplement. Le mot colonie de peuplement est antérieur
à
ville.
Les villes d'origine sont des villes tribales : les tribus d'Israël, pour reprendre
l'Ancien Testament. On est là devant un phénomène qui est démographique à
travers une unité ethnique et tribale. Or c'est à partir de Jérusalem et à partir des
villes telles qu'on les connaît qui ne sont plus des villes tribales que la question de
la démographie va s'ouvrir au-delà de l'ethnie à la Cosmopolis, c'est-à-dire à la
rencontre de l'étrange étranger qui ne fait pas partie de ma
tribu.
Et c'est la
grandeur de la ville, la grandeur de Jérusalem que d'être la ville des autres et pas
la ville des siens comme les villes tribales des origines. Donc là aussi il y a
d'énormes questions.
AS : Une des interrogations des Fluctuations fugitives 4 avec l'installation
vidéo de Liz DILLER et Ricardo SCOFIDIO. est la question du Sujet déclinée à
travers une histoire de crime.
PV : On a travaillé ensemble pour leur livre sur le Tourisme de Guerre 5, vous
avez dû le voir, le livre vert.
AS : Tout à fait. Et là avec la question du crime, une autre particularité
apparaît : le corps a une présence qui se met en jeu dans des situations
spatialement détectables ou compromettantes. Une narrativité se met en place
autour
du
secret, de la sensualité ou de
l'alibi
spatial. En parallèle, il y
a
les crimes
technologiques où le corps ne laisse pas de trace tangible cependant qu'il y
a
de
plus en plus de technologies de détection et de surveillance. Là ce sont des
programmes informatiques qui réalisent des fraudes sur le réseau, sans que le
sujet coupable puisse être repéré.
PV : Ou même posé.
AS : Dans le monde antique, en Grèce comme au Japon, le sujet était fondu
dans un environnement.
PV : Il était au-monde
AS : Il était au-monde et il se souvenait de son isolement lorsqu'il
devenait coupable et qu'il devait se défendre. Le sujet prenait brusquement du
relief, se détachait du monde face à une question juridique qui le relocalisait en
tant que corps. Je pense que les questions éthiques seraient probablement les
derniers régulateurs possibles pour le monde à venir, dans la mesure où plus
aucune régulation
n'est
possible ni avec la technologie ni avec ce sujet tantôt
tactile et tantôt diffus qui ne se soumet à aucune localisation tangible. Peut-être
que de cette tension entre démographie, technologie et vide juridique pourrait
émerger une réflexion éthique sur la ville à venir.
PV : Alors, d'un autre côté, la ville est contestée par les nouvelles technolo-
gies.
Elle est en même temps renforcée et contestée. C'est-à-dire qu'à la fois les
i villes deviennent la banlieue de la ville virtuelle. Toutes les villes réelles sont
i la banlieue visible de la ville virtuelle invisible, de l'hypercentre des
télécommunications, mais en même temps ce qui fait la ville, c'est-à-dire la
nécessité de se réunir pour se retrouver, disparaît, puisqu'on peut agir
à
distance.
' Le mot télé est plus important que tout ce qu'on a mis d'ailleurs au-delà. À mon
avis,
avec télé on a tout dit, c'est pour ça que je préfère télé-sexualité à
cybersexualité. Il estr que la ville est à la fois hyper-renforcée, et on le voit
dans les mégacités, dans les villes-mondes : Singapour, Tokyo, le Caire, Mexico,
etc. Ce sont des villes-monstres. Est-ce que ce sont encore des villes, je n'en
suis pas sûr. Je pense qu'il y
a
là une question sans réponse, parce qu'au
moment où on a cette contraction sur les hypercentres réels que sont les
grandes cités, ces villes-mondes, on sent que la nécessité de se réunir est
contestée par la possibilité de l'action et de la présence à distance, de la télé-
présence.
Donc on peut dire que les villes-mondes sont des métastases de la destruc-
tion de la ville.
C'est
une hypothèse qui en tout les cas a été posée. Le fait qu'une
ville fasse quarante millions d'habitants - trente-deux millions pour Tokyo,
l'équivalent à peu près pour Mexico - peut être considéré comme l'assomption
de la ville, sa réussite absolue ou bien sa métastase.
C'est
une option, on n'a
pas encore tranché.
Moi,
j'irais plutôt vers la métastase, c'est-à-dire que ces
villes-là ne seraient pas des modèles d'urbanisme mais des modèles de la
dissolution des villes dans un ensemble qui
n'est
plus urbain et qui
n'est
plus une
banlieue, qui est quelque chose qu'il faudra analyser.
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Et puis alors
l'autre
aspect est effectivement : qu'en est-il de l'urbanisation du
temps
réel,
c'est-à-dire de ce centre qui échappe au corps, qui échappe à la
nécessité de la présence et de la rencontre de
l'autre
? Qu'est-ce que cette
urbanité-là ? Il y a une urbanité. L'urbanité du prochain est remplacée par
l'urbanité du lointain. L'urbanité du prochain c'est la ville réelle, c'est
l'espace réel qui domine : centre, périphérie et géométrie. Dans l'urbanité du
lointain,
dont le comble est la télé-sexualité - mais c'est aussi le télé-crime, le
télé-travail,
la télé-conférence ou la télé-bourse - se pose une autre urbanité.
L'urbanisation du temps
réel,
on ne sait pas ce que c'est. On le met en place sans
savoir ce que c'est. Et il y a une déchirure entre les deux, une perte. Comme je
dis toujours, il faut reconnaître qu'il n'y
a
pas d'acquis sans perte. S'il y a plein de
voitures dans les rues, c'est parce qu'il n'y a plus de chevaux. Si demain il n'y a
plus de voitures, c'est parce qu'il y aura autre chose qui les aura remplacées. Si
on prend l'ascenseur, on perd l'escalier ; même s'il est, il est mort. Il est là bien
sûr, il est de secours. Est-ce qu'on va vers des villes de secours ? Est-ce que
toutes les villes - je fais une image - ne vont pas devenir des villes de
secours devant la télé-ville, la ville virtuelle qui sera l'ascenseur dans la
métaphore de la loi de moindre action : ascenseur/escalier ? Est-ce que les villes
réelles ne deviendront pas l'escalier, c'est-à-dire une chose qui ne sert qu'au cas
,
pour les grosses livraisons ou quand il y a un incendie ? Et puis, par contre,
l'essentiel se joue dans l'ascenseur, c'est-à-dire dans la télé-ville, dans la ville
virtuelle.ï est la perte ? Il y
a
une perte dans la déchirure de la ville. Ou bien on
nie comme la plupart des urbanistes la réalité d'une ville virtuelle, d'une
urbanisation du temps
réel,
on dit : non, non, ça marche pas, c'est autre
chose,
la ville réelle c'est ce qui compte, c'est la matérialité qui compte et dans
ce cas-là la question, elle ne se pose pas. Ou
bien,
moi,
je dis qu'elle se pose,
c'est-à-dire qu'il va y avoir deux villes, une ville du temps réel et une ville
de l'espace
réel,
et qu'il va falloir loger
l'une
dans l'autre, sinon on
accepte la rupture.
Alors la rupture ça serait quoi ? La rupture absolue, ça serait l'Homme-ville,
non plus la ville à domicile de la télé-action, de la télé-vision où la ville est à
domicile, où l'on peut dire que le journal de vingt heures est une place publique où
on se retrouve
»
(entre guillemets). Donc la question se pose, après la ville à
domicile, at home, on aurait la ville en soi, l'Homme-ville, c'est-à-dire le nomade
idéalisé qui, hyper-équipé, serait une sorte de micro-ville dont le téléphone
modulaire est une image, dont les greffes dans le corps des mémoires addition-
nelles, dont le nouveau téléphone modulaire dans l'oreille qui remplacera le
téléphone modulaire actuel serait une image.
C'est
une possibilité. La ville à
domicile, elle existe déjà, quand on est devant sa télévision à vingt heures, on
participe à la
ville.
On participe comment, ça c'est un autre problème. On
participe, on ne peut pas dire plus. Or si la ville est possible à domicile, elle est
possible sur
soi.
Si elle est possible chez soi, elle est possible sur
soi,
en soi. Et
l'être-planète, l'Homme-planète, l'Homme nomade absolu, dont l'image que j'ai
au-dessus de mon bureau - c'est CARPENTER qui est autour de la Terre dans
son petit machin ; vous connaissez cette vision d'apesanteur de Scott
CARPENTER qui est en train de dériver avec son fauteuil qui est devenu un
satellite de la Terre, l'Homme-planète ? - c'est effectivement l'Homme-ville-
monde dont la recherche est très avancée chez les militaires. Les nouvelles
technologies voudraient que le guerrier de demain soit un homme glocal c'est-
à-dire branché sur le PC central et en même temps sur le front, c'est-à-dire une
sorte de micro-processeur ayant toutes les puissances mais en même temps
branché d'une manière cybernétique sur l'état-major et au contact de
l'adver-
saire.
Donc la ville sur soi est une possibilité à imaginer après la ville chez
soi.
Tout ça c'est des questions ouvertes qui peuvent être fouillées et qui doivent
l'être, parce qu'elles sont toutes en question, mais personne
n'ose
en parler. On
dit nomade, encore une fois le mot ne convient pas. Je dis toujours
qu'aujourd'hui il n'y a que des sédentaires, que dans un avion on est sédentaire,
que dans un train on est sédentaire, que dans une voiture, à part le pilote, on est
quasiment un sédentaire, que sur une moto on
l'est
moins parce que ça fatigue,
mais que la tendance est à l'inertie polaire, c'est-à-dire à la fixité. Enfin, on
peut admettre le terme de nomadisme, mais à mon avis il masque la réalité
AS : La mobilité n'implique pas le nomadisme, il y
a
aussi un esprit.
PV : Je
n'étais
pas d'accord avec GUATTARI d'ailleurs là-dessus. Je lui disais,
non,
mon Dieu ! Quand on est dans un avion on
n'est
pas des nomades !
Moi,
j'ai
lu Marco POLO, je suis désolé, ça c'étaient des nomades ; il faut marcher, il faut
se fatiguer pour être un nomade, il ne faut pas être transporté, véhiculé, bagage.
AS : Le nomadisme a une dimension d'aventure ; lorsqu'on va simplement
d'une ville à une autre, il n'y a plus d'inattendu, plus de découverte.
PV : Et puis on n'y va même pas, on y est mené, on est voyagé, on est rêvé.
On ne rêve pas, on ne voyage pas, on est voyagé, on est rêvé. Vous
voyez, les questions qu'on pose, ce sont des questions auxquelles personne
n'a répondu parce que personne ne veut vraiment les poser et en tout cas pas
chez les urbanistes. Quand je vois le livre de François ASCUER, Métapolis, où il
reprend bien des éléments de mes propres livres sur la Métacité, c'est pour
contester, c'est pour dire que je suis futuriste, etc. Chaque fois qu'on essaie de
poser une question comme celle qu'on essaie de poser, on est interdit de séjour,
en France. Moi, j'ai rarement l'occasion de développer
ça.
Donc, je veux dire qu'il
y
a
là un blocage, un énorme blocage.
AS : Je suis très sensible au fait que vous mettiez la question du corps à la
confluence de toutes les autres questions : la ville, la planète et puis le virtuel et la
technologie.
PV : Je vais aller plus
loin,
vous voyez. Je l'ai dit dans mon livre 6 et je l'ai
développé avec le président de Chrétien Sida, qui est un père dominicain. La
question du préservatif est une question qu'il faut élargir. La télé-sexualité est la
suite du débat sur le préservatif, la suite du débat sur le harcèlement sexuel.
C'est-à-dire que d'une certaine façon la question du Sida pose la question de la
fin du contact. Et pas de manière contaminatrice, seulement par rapport à une
épidémie, à un virus ou à une épidémiologie, non, par rapport à un statut des
corps.
Et d'une certaine façon le débat sur le préservatif enclenche la grande S
question du préservatif universel dont la Cybersexualité est une
modalité qui dénonce la fin du contact, la disruption. Disruption qu'est
l'assomption du télé. Si le télé se développe avec la virtualité, la disruption, la
désintégration est à
l'ordre
du
jour et le débat sur le préservatif est en réalité
une manière très fine d'introduire à travers la décontamination la désinté-
gration.
Il y a un vrai débat et c'est pour ça que le débat entre les religieux, le
Pape ou
l'abbé
Pierre et ceux qui travaillent sur le Sida est une énorme
question.
Et c'est pour ça que j'étais extrêmement furieux quand les gens de
Act-up ont insulté, sifflé
l'abbé
Pierre à propos du Sida, à propos du
préservatif. Il
n'est
pas contre le préservatif,
l'abbé
Pierre, mais il posait des
bémols. Et
moi.
je posais des bémols à un autre
niveau,
vous
voyez,
non plus
au niveau du Sida, mais au niveau de ce que le préservatif, à partir
du
Sida,
pose comme question sur le contact. On commence par une membrane et
on finit par l'électro-sexualité.
AS : Cette question s'est posée il y a 1,5 milliard d'années avec la
sexualisation des cellules.
PV : Bien sûr.
AS : Il y a eu une nécessité de contact pour que la cellule puisse jouer
l'Évolution sur le mode de l'hybridation, de la mutation et de la sélection. S'il y
a perte de contact, nous sommes peut-être à
l'aube
d'une tout autre histoire
de l'Évolution.
PV :
C'est
une question aussi grave. On sait à quel point EINSTEIN a dit
vrai en parlant des trois Bombes. La Bombe atomique a enclenché la
possibilité de la désintégration des éléments qui constituent le monde. Non
pas au niveau des stratégies militaires, mais au niveau du principe, on a
enclenché le processus.
Quand OPPENHEIMER, en 1945, appuie sur le bouton - à Trinity Site,
avant Hiroshima - pour faire sauter la première bombe, ils ne savent pas où
ça va s'arrêter la réaction en chaîne. Ils appuient quand même. Ça peut les
brûler d'ailleurs complètement, puis détruire peut-être la moitié des États-
Unis,
la réaction en chaîne, ils
n'ont
jamais vu ça. Donc ils ne savent pas où ça
s'arrête. D'ailleurs ils le disent : On ne sait pas où ça s'arrête, peut-être que
c'est un État entier
qui
passe et nous avec - puisqu'ils n'étaient pas très
loin - peut-être que c'est la moitié des États-Unis, on n'en sait
rien...
Première Bombe, première disruption. Deuxième Bombe, informatique.
Ce qu'on est en train de dire et ce que vous venez de dire à propos des
cellules prouvent bien que cette puissance est à l'œuvre maintenant dans
l'être, dans l'espèce. Et donc le mot Bombe est bon. Les Allemands disent
Datenbomb. Wissenkrieg und Datenbomb », la guerre des connaissances
et la Bombe de l'Information. Donc la question du corps est centrale même.
C'est
qu'avec le virtuel c'est plus la société.
C'est
d'abord le corps.
AS : Le corps est l'élément toxique dans le monde virtuel, c'est la tache
que l'on n'arrive pas à supprimer et qui revient toujours.
PV : Et pareil pour la société ! Regardez, le chômage maintenant est un
phénomène de masse, un phénomène structurel d'élimination de l'homme ou
de la femme comme inutiles et surnuméraires. Le chômage actuel n'a rien à
voir avec un chômage conjoncturel. La pauvreté
n'est
plus une pauvreté de
famine, de misère, c'est une pauvreté d'élimination, d'extermination
de
l'utilité
de l'être. Tout simplement parce que la Bombe informatique
commence à exploser. Alors elle explose dans le
travail,
c'est-à-dire dans la
pro-duction, mais elle explosera aussi dans la pro-création et le préservatif
universel est là pour rappeler cette possibilité : le télé-sexe c'est ça.
Voilà ce qu'on peut dire dans un premier temps. Ce sont des questions
ouvertes qui sont malheureusement interdites de séjour. Ce qu'on a abordé
,
vous et moi, on ne l'entend pas, on ne veut pas l'entendre. Je ne peux pas
en parler en France. Je peux en parler avec des amis étrangers, je ne peux
pas en parler en France, c'est interdit de séjour. Les urbanistes ne veulent
pas que l'on parle de cette possibilité d'une ville virtuelle qui viendrait
parasiter la ville réelle.
C'est
du futurisme, de la science-fiction, si on parie
de la question des corps, de la question de la télé-présence. J'ai fait quatre
ans de séminaire au Collège international de philosophie. J'ai démissionné
après quatre ans - j'étais nommé pour six ans. À part DERRIDA qui était
intéressé, les philosophes ne voulaient pas aborder la question de la télé-
présence. Ils en étaient encore à la présence. Donc là encore interdit de
séjour. On peut continuer comme ça. J'espère que vous y arriverez, vous.
Il y a là une question philosophique majeure, une question philo-physique
parce que, pour la situation actuelle, il faut faire se réunir de nouveau la
physique et la philosophie. J'en parlais hier aussi dans cet entretien, le
grand malheur c'est qu'EINSTEIN et BERGSON
n'ait
pas pu dialoguer. Ils se
sont rencontrés, ils ne se sont pas compris. BERGSON a trouvé que c'était
complètement idiot ce que lui racontait EINSTEIN et EINSTEIN n'a pas
compris ce malentendu avec BERGSON. S'il y a quelqu'un qui pouvait
comprendre EINSTEIN, c'était bien BERGSON, mais il n'a pas marché.
La question du temps et de l'information implique inévitablement le retour
de la physique à la philosophie et de la philosophie à la physique. On ne
pourra pas traiter de la question du temps en temps réel qui permet la
télé.
Je rappelle que la révolution actuelle
n'est
pas une révolution de
l'information, c'est une révolution de la télé, c'est-à-dire des transmissions et
des émissions.
C'est
parce qu'on émet et qu'on reçoit à la vitesse de la
lumière que le phénomène de l'information est un phénomène important. Si
l'information en elle-même
n'est
rien,
c'est le feed-back qui compte.
C'est
donc le fait d'avoir butté contre le mur, d'avoir atteint le mur de l'accélération,
c'est-à-dire de la vitesse électromagnétique. Donc là encore c'est une
question qui est interdite.
AS
:
Je suis très attaché à votre rapprochement entre la physique et la
philosophie. Mes réflexions sur les Fluctuations fugitives7 amorçaient une
interprétation singulière de ce passage du Timée (30a-36b) où PLATON
évoque la question d'un Vivant à échelle cosmologique., contraire-
ment aux idées reçues, ce sont des équations amorphes et organiques, des
t
geometries courbes et inflatoires qui définissent les paramètres instables ou
fluctuants du Temps et de l'Espace. Tout ceci préfigure une vision des réflexions
futures où la physique et la biologie feront corps, puisque la physique ne décrit
plus un monde mécaniste et que le biologique
n'est
plus uniquement organique :
les puces informatiques à mémoire génétique qui interagissent avec des circuits
optiques, les macro-phénomènes du vivant aux échelles géographiques ou les
épanchements épidémiques procèdent des mêmes questions de chaos.
PV : D'aléatoire.
AS : De complexité ou d'indétermination que les turbulences météorologiques
ou macro-climatiques, que les fluctuations quantiques ou cosmologiques. Et en
pensant à ce que vous disiez à propos de cette rencontre manquée entre la
physique et la philosophie, il s'est opéré je ne sais quand une brisure de symétrie,
une différenciation entre les forces comme dans les transitions de phases en
physique, qui a donné lieu à la brisure de cette symétrie entre le Ciel et la
Terre qui définissait le monde antique.
C'est
probablement une des raisons qui
font que symboliquement nous sommes désorientés, c'est-à-dire que nous ne
savons plus quel type de civilisation nous sommes en train de préparer et que
nous n'avons plus de cap à tenir.
PV :
C'est
ce qui fait qu'on est dans le Babelien supérieur. Le Babelien
inférieur, c'était la Tour et le Langage, le Babelien supérieur, c'est effectivement
la confusion de l'information et des temps. La confusion des temps, comme dans
la phrase de SHAKESPEARE : < Le temps est hors de ses gonds », dans
Hamlet, c'est fabuleux, c'est-à-dire que le temps historique, c'est le temps de
l'alternance du jour et de la nuit, c'est le temps des cycles, des fuseaux horaires,
mais aussi - et c'est pour ça la notion de gonds - la Terre fait tourner le jour et la
nuit et le temps est le temps du jour et de la nuit. Maintenant on a créé un temps
en dehors des gonds et on a réalisé la pensée de SHAKESPEARE. Donc
«
le
temps est hors de ses gonds », c'est une phrase de SHAKESPEARE qui
s'accomplit totalement, on peut appeler ça le temps mondial ou le temps
réel,
mais c'est un temps hors de ses gonds.
Alors une autre illusion qui est extraordinaire, je le dis dans la préface de La
Vitesse de la libération, c'est l'illusion qu'en dehors des surfaces habitables
de l'atmosphère, des atmosphères, il y a de l'espace.
C'est
l'idée
de la conquête
de l'espace, du ciel ouvert Mais attention, il n'y a pas d'espace dans le cosmos, il
y a un vide intersidéral, un vide relatif, mais c'est sûrement pas de l'espace.
Même si on peut y aller, nous sommes devant une coupure radicale. Ce qui se
passe sur la Lune et les étoiles
n'est
pas de l'espace. Le temps pour l'homme est
dominant. Donc, il y a un débat, il faut revenir, l'espace est limité à
l'habitabilité. Les planètes sont les lieux de l'espace parce que ce sont les
lieux de l'habitat et là aussi il y a d'énormes questions.
AS : Cependant la trace de l'habitation humaine a déjà atteint, avec les sondes
Pioneer et Voyager, les confins du système solaire.
PV : Oui, bien sûr, mais ce
n'est
pas de l'espace.
AS : Il y
a
une dimension dans l'expansion de l'espace qui lie l'habitation
humaine aux limites les plus éloignées de ses savoirs et de son imaginaire depuis
des millénaires.
PV : Ce
n'est
pas de l'espace, pour l'instant on appelle ça de l'espace parce
que c'est plus simple, parce qu'il y a la possibilité de passer, mais c'est pas parce
qu'on peut passer de la Terre des hommes au vide intersidéral qu'il s'agit
d'espace. J'ai commencé à parler de ces choses-là dans r Espace critique et
d'une certaine façon ça introduisait la possibilité d'un espace virtuel. Et donc moi,
je crois que - vous avez dit la rupture entre le Ciel et la Terre - je crois qu'il y a
une autre rupture qui est en train de s'établir entre la Terre de l'espace
et le monde du Temps où le temps est dominant. Les sondes qui sont parties
à la découverte, et demain les Hommes, ne sont en réalité pas dans l'espace, ils
sont dans le trajet de leur véhicules comme on est dans le trajet d'un TGV et
on
n'est
pas dans le paysage. Sauf que dans le trajet de leurs fusées et de leurs
sondes on ne peut pas descendre en marche, parce que c'est inhabitable. Il y a
une énorme question. Là encore c'est une énorme question et c'est un des
grands thèmes pour moi ce outland Le film L Étoffe des héros est la célébra-
tion hollywoodienne de la conquête de l'Espace, ces hommes qui veulent
échapper grâce à la vitesse de libération à l'habitat de la Terre, à l'habitat-monde ;
et le film Apollo
13
c'est : « on rentre à la maison ».
C'est
pas ceux qui partent,
c'est ceux qui rentrent.
AS :
C'est
ceux qui ont un corps aussi.
PV : Eh oui, et bien sûr. Et ce qui est très intéressant dans Apollo
13
c'est le
moment où Cooper s'aperçoit que ce
n'est
pasr qu'on rentre, ils ont encore
quelques petites fusées pour aligner la Terre et la question se pose : on pourra
pas se servir beaucoup des fusées pour aligner la rentrée. Alors il y
a
deux
solutions : on vise la Terre et on sait qu'on va se brûler dans les hautes couches
de l'atmosphère parce qu'on va arriver trop net, ou on prend l'hypothèse
d'échapper, de ricocher et de partir dans le vide - non pas dans l'espace - et les
trois disent : non on rentre à la maison, on préfère brûler
en
rentrant dans les
couches de l'atmosphère que de partir dans le néant que l'on appelle Espace. Je
trouve ça très important.
C'est
la première fois que la conquête de l'Espace
repose la question de l'habitat, de l'être-au-monde
AS : D'appartenance à la planète.
PV : Plus qu'à la planète, au sens d'une ville, c'est au sens de l'être-au-monde.
Mais là encore, vous voyez que ces questions-là se touchent toutes. La ville-
monde est liée à cela. La ville du temps réel est liée à cette question-là.
AS : Mais tant qu'il n'y
a
pas de menace ou de danger
réel,
on n'a pas cette
notion de mise en relief d'un monde, de localisation d'un habitat. On a besoin de
guerre pour défendre un territoire.
PV : De guerre ou d'accident, l'accident d'Apollo 13 où tout d'un coup, pour
eux, revoir la Terre au loin devient quelque chose d'extrêmement important.
AS : Mais pensez-vous que tous ceux qui sont dans leur confort, comme vous
le disiez, pourront se saisir de ces questions tant que toutes ces menaces
demeurent quasiment potentielles ou virtuelles ?
PV : Elles commencent à être réelles à travers le
travail.
Le fait d'arracher le
I travail à l'homme et c'est la tentation actuelle, avec l'hyper-productivité des
machines et des robots, c'est le début. On ne peut pas retirer le travail de
l'Homme. Il y
a
en ce moment une énorme question qui est tombée sur les
peuples et là ça touche tout le monde à travers le chômage, à travers les gens qui
sont dans la rue.
C'est
: demain on travaillera plus. Et comment on va vivre
?
Ça,
personne ne répondra. Et quand la Gauche dit : on va partager le
travail,
et quand
on dit : on va réorganiser les petits boulots, vous vous moquez du monde ou
quoi
?
Vous savez ce que c'est que l'œuvre
?
Vous avez tellement pensé au
travail comme aliénation à travers le marxisme que vous
n'avez
pas compris à
| quel point être et faire c'est la même chose. Si vous retirez le faire, vous retirez
l'être. Et par contre des millions de gens commencent à comprendre ça dans le
I monde entier. Les événements de Décembre en France ont été un signe, mais il y
| en aura d'autres dans le même sens.
AS : Je suis très sensible, au point de vue éthique, à vos préoccupations vis-à-
[ vis de l'œuvre et de l'être. Je pensais aussi qu'il fallait se débarrasser du mot
travail,
qui est lié à une codification, et que l'œuvre humaine serait plus
appropriée, toute cette œuvre qui
n'est
jamais reconnue comme travail par
aucune législation et qui s'accomplit pour la survie au quotidien. Et cette œuvre
silencieuse, cette résistance muette est probablement plus difficile à arracher au
| réel que ce que l'on pourrait croire.
PV : En tous les cas, c'est à travers cette question que se fait entendre à
l'échelle du monde entier, des plus pauvres, des plus riches, des plus intelligents,
des plus idiots, la question qu'on a abordé ce soir
à
travers la suppression du
travail - je ne parle pas de salaire mais de
travail.
Si l'Homme est inutile comme
pro-créateur et comme pro-ducteur je me demande à quoi il sera utile.
C'est
la grande question. S'il est inutile comme soldat - je rappelle la tripartition : te
Prêtre,
le Paysan, le Soldat - s'il est inutile comme soldat, s'il est inutile comme
travailleur, paysan ou ouvrier, s'il est inutile comme procréateur - ingénierie
génétique - je me demande à quoi l'homme est nécessaire politiquement. Or
cette question, encore une fois
n'est
pas posée. Ce sont des questions
tragiques et tant qu'on n'osera pas ensemble, et pas seulement à deux, poser
vraiment toutes ces disparitions : et du travail et de la production et de la
procréation et de la destruction - c'est un métier de faire la guerre - on
n'aura
pas posé la question de la virtualisation, la question des corps, la question de
l'être-au-monde.
AS : Beaucoup de contributions théoriques aux Fluctuations fugitives 8 posent
cette question du corps avec cette nécessaire redéfinition de sa place dans cet
environnement technologique. Et comme vous dites, tant qu'on n'a pas fait cette
démarche, aucune réflexion sur la ville ou sur l'architecture n'a de validité.
PV : Et en plus aucune réflexion sur la pauvreté ne pourra vraiment s'adapter
à
la pauvreté contemporaine. Il y
a
quand même une chose qui est extraordi-
naire : la pauvreté est toujours nouvelle. Il y a toujours des veuves, des orphelins,
I des gens qui meurent de
faim,
mais les conditions de leur pauvreté ne sont jamais
les mêmes. Et donc le renouvellement de la pauvreté est en soi un problème. Or
pour répondre à la pauvreté contemporaine, il faut réféchir
à
sa nature, pas
simplement donner
à
manger aux miséreux, à ceux qui meurent de
faim,
ou vêtir
des orphelins, mais qu'on trouve la nature de la pauvreté.
AS : La pauvreté doit indiquer le chemin, c'est un signal, un signal à la fois
d'alarme.
PV : Et prophétique, elle est prophétique.
AS : Elle est aussi un signe prémonitoire. Il y
a
une dimension de grandeur
dans ce signe, mais qui saura le lire ? On essaie plutôt de gommer ce signe, de le
cacher, de le chasser hors de vue.
PV : Oui, parce qu'on a peur.
AS : On a peur de l'interpréter.
PV : On a toujours peur des signes. D'ailleurs on peut dire que ce qui s'est
passé en Décembre est d'une certaine façon une manifestation de peur
collective. En ce moment la France meurt de trouille et moi ça me rappelle ce que
j'ai
connu pendant la guerre. La peur individuelle, tout le monde sait ce que
c'est, mais ça n'a rien à voir avec la peur collective. La peur collective, comme
on a dit, est une peur contagieuse et elle déclenche des fantasmes de toutes
natures qui peuvent aller
jusqu'au
pire. On ne peut rien comprendre à l'Allemagne
nazie,
au fascisme ou à des phénomènes de possession collective, sans la peur
collective. Et pendant les périodes riches, les 30 glorieuses », on
n'avait
pas
cette peur-là. Il y avait toujours des peurs individuelles mais pas de peur collective
puisqu'il y avait une richesse, un plein emploi. On ne peut pas savoir ce qui peut
sortir - et c'est l'homme qui a vécu la Deuxième Guerre mondiale qui vous
parle - on ne peut pas savoir ce qui peut sortir de cette contagion de la peur
collective en France et dans le Monde.
Les phénomènes de panique sont des phénomènes politiques, pas
simplement des phénomènes psychologiques. J'avais écrit un texte dans la
revue Traverses qui s'appelait Ville-panique et où on analysait les phénomènes
de peur liés à un événement, à un tremblement de terre, à une contamination, à la
peste.
C'est
un état. La peur individuelle et la peur collective ne sont pas de
même
nature,
je dirais que la peur individuelle est utile tandis que la peur
collective est souvent nuisible, parce qu'on ne sait pas où on va.
Paris,
jeudi
11
janvier 1996.
1 Voir Intern0 64, « Fluctuations fugitives », par Adrien SINA.
2 Virilio, Paul, La vitesse de libération, Galilée, Paris, 1995.
3 Voir note 2.
4 Exposition organisée par Adrien SINA à l'Espace d'Art Yvonamor
Palix, à Paris (1995-96). La réflexion sous-jacente à cet événement a fait
l'objet
d'un texte d'Adrien SINA portant le même titre dans Intern0 64.
| 5 Tourisme de Guerre - Visite aux armées/Back to the Front - Tourism
of War, FRAC, Basse-Normandie, 1994.
6 Voir note 2.
7 Voir note 1
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