• •
Et puis alors
l'autre
aspect est effectivement : qu'en est-il de l'urbanisation du
temps
réel,
c'est-à-dire de ce centre qui échappe au corps, qui échappe à la
nécessité de la présence et de la rencontre de
l'autre
? Qu'est-ce que cette
urbanité-là ? Il y a une urbanité. L'urbanité du prochain est remplacée par
l'urbanité du lointain. L'urbanité du prochain c'est la ville réelle, c'est
l'espace réel qui domine : centre, périphérie et géométrie. Dans l'urbanité du
lointain,
dont le comble est la télé-sexualité - mais c'est aussi le télé-crime, le
télé-travail,
la télé-conférence ou la télé-bourse - se pose une autre urbanité.
L'urbanisation du temps
réel,
on ne sait pas ce que c'est. On le met en place sans
savoir ce que c'est. Et il y a une déchirure entre les deux, une perte. Comme je
dis toujours, il faut reconnaître qu'il n'y
a
pas d'acquis sans perte. S'il y a plein de
voitures dans les rues, c'est parce qu'il n'y a plus de chevaux. Si demain il n'y a
plus de voitures, c'est parce qu'il y aura autre chose qui les aura remplacées. Si
on prend l'ascenseur, on perd l'escalier ; même s'il est là, il est mort. Il est là bien
sûr, il est de secours. Est-ce qu'on va vers des villes de secours ? Est-ce que
toutes les villes - je fais une image - ne vont pas devenir des villes de
secours devant la télé-ville, la ville virtuelle qui sera l'ascenseur dans la
métaphore de la loi de moindre action : ascenseur/escalier ? Est-ce que les villes
réelles ne deviendront pas l'escalier, c'est-à-dire une chose qui ne sert qu'au cas
où,
pour les grosses livraisons ou quand il y a un incendie ? Et puis, par contre,
l'essentiel se joue dans l'ascenseur, c'est-à-dire dans la télé-ville, dans la ville
virtuelle. 0ȕ est la perte ? Il y
a
une perte dans la déchirure de la ville. Ou bien on
nie comme la plupart des urbanistes la réalité d'une ville virtuelle, d'une
urbanisation du temps
réel,
on dit : non, non, ça marche pas, c'est autre
chose,
la ville réelle c'est ce qui compte, c'est la matérialité qui compte et dans
ce cas-là la question, elle ne se pose pas. Ou
bien,
moi,
je dis qu'elle se pose,
c'est-à-dire qu'il va y avoir deux villes, une ville du temps réel et une ville
de l'espace
réel,
et qu'il va falloir loger
l'une
dans l'autre, sinon on
accepte la rupture.
Alors la rupture ça serait quoi ? La rupture absolue, ça serait l'Homme-ville,
non plus la ville à domicile de la télé-action, de la télé-vision où la ville est à
domicile, où l'on peut dire que le journal de vingt heures est une place publique où
on • se retrouve
»
(entre guillemets). Donc la question se pose, après la ville à
domicile, at home, on aurait la ville en soi, l'Homme-ville, c'est-à-dire le nomade
idéalisé qui, hyper-équipé, serait une sorte de micro-ville dont le téléphone
modulaire est une image, dont les greffes dans le corps des mémoires addition-
nelles, dont le nouveau téléphone modulaire dans l'oreille qui remplacera le
téléphone modulaire actuel serait une image.
C'est
une possibilité. La ville à
domicile, elle existe déjà, quand on est devant sa télévision à vingt heures, on
participe à la
ville.
On participe comment, ça c'est un autre problème. On
participe, on ne peut pas dire plus. Or si la ville est possible à domicile, elle est
possible sur
soi.
Si elle est possible chez soi, elle est possible sur
soi,
en soi. Et
l'être-planète, l'Homme-planète, l'Homme nomade absolu, dont l'image que j'ai
au-dessus de mon bureau - c'est CARPENTER qui est autour de la Terre dans
son petit machin ; vous connaissez cette vision d'apesanteur de Scott
CARPENTER qui est en train de dériver avec son fauteuil qui est devenu un
satellite de la Terre, l'Homme-planète ? - c'est effectivement l'Homme-ville-
monde dont la recherche est très avancée chez les militaires. Les nouvelles
technologies voudraient que le guerrier de demain soit un homme glocal c'est-
à-dire branché sur le PC central et en même temps sur le front, c'est-à-dire une
sorte de micro-processeur ayant toutes les puissances mais en même temps
branché d'une manière cybernétique sur l'état-major et au contact de
l'adver-
saire.
Donc la ville sur soi est une possibilité à imaginer après la ville chez
soi.
Tout ça c'est des questions ouvertes qui peuvent être fouillées et qui doivent
l'être, parce qu'elles sont toutes en question, mais personne
n'ose
en parler. On
dit nomade, encore une fois le mot ne convient pas. Je dis toujours
qu'aujourd'hui il n'y a que des sédentaires, que dans un avion on est sédentaire,
que dans un train on est sédentaire, que dans une voiture, à part le pilote, on est
quasiment un sédentaire, que sur une moto on
l'est
moins parce que ça fatigue,
mais que la tendance est à l'inertie polaire, c'est-à-dire à la fixité. Enfin, on
peut admettre le terme de nomadisme, mais à mon avis il masque la réalité
AS : La mobilité n'implique pas le nomadisme, il y
a
aussi un esprit.
PV : Je
n'étais
pas d'accord avec GUATTARI d'ailleurs là-dessus. Je lui disais,
non,
mon Dieu ! Quand on est dans un avion on
n'est
pas des nomades !
Moi,
j'ai
lu Marco POLO, je suis désolé, ça c'étaient des nomades ; il faut marcher, il faut
se fatiguer pour être un nomade, il ne faut pas être transporté, véhiculé, bagage.
AS : Le nomadisme a une dimension d'aventure ; lorsqu'on va simplement
d'une ville à une autre, il n'y a plus d'inattendu, plus de découverte.
PV : Et puis on n'y va même pas, on y est mené, on est voyagé, on est rêvé.
On ne rêve pas, on ne voyage pas, on est voyagé, on est rêvé. Vous
voyez, les questions qu'on pose là, ce sont des questions auxquelles personne
n'a répondu parce que personne ne veut vraiment les poser et en tout cas pas
chez les urbanistes. Quand je vois le livre de François ASCUER, Métapolis, où il
reprend bien des éléments de mes propres livres sur la Métacité, c'est pour
contester, c'est pour dire que je suis futuriste, etc. Chaque fois qu'on essaie de
poser une question comme celle qu'on essaie de poser, on est interdit de séjour,
en France. Moi, j'ai rarement l'occasion de développer
ça.
Donc, je veux dire qu'il
y
a
là un blocage, un énorme blocage.
AS : Je suis très sensible au fait que vous mettiez la question du corps à la
confluence de toutes les autres questions : la ville, la planète et puis le virtuel et la
technologie.
PV : Je vais aller plus
loin,
vous voyez. Je l'ai dit dans mon livre 6 et je l'ai
développé avec le président de Chrétien Sida, qui est un père dominicain. La
question du préservatif est une question qu'il faut élargir. La télé-sexualité est la
suite du débat sur le préservatif, la suite du débat sur le harcèlement sexuel.
C'est-à-dire que d'une certaine façon la question du Sida pose la question de la
fin du contact. Et pas de manière contaminatrice, seulement par rapport à une
épidémie, à un virus ou à une épidémiologie, non, par rapport à un statut des
corps.
Et d'une certaine façon le débat sur le préservatif enclenche la grande S
question du préservatif universel dont la Cybersexualité est une
modalité qui dénonce la fin du contact, la disruption. Disruption qu'est
l'assomption du télé. Si le télé se développe avec la virtualité, la disruption, la
désintégration est à
l'ordre
du
jour et le débat sur le préservatif est en réalité
une manière très fine d'introduire à travers la décontamination la désinté-
gration.
Il y a un vrai débat et c'est pour ça que le débat entre les religieux, le
Pape ou
l'abbé
Pierre et ceux qui travaillent sur le Sida est une énorme
question.
Et c'est pour ça que j'étais extrêmement furieux quand les gens de
Act-up ont insulté, sifflé
l'abbé
Pierre à propos du Sida, à propos du
préservatif. Il
n'est
pas contre le préservatif,
l'abbé
Pierre, mais il posait des
bémols. Et
moi.
je posais des bémols à un autre
niveau,
vous
voyez,
non plus
au niveau du Sida, mais au niveau de ce que le préservatif, à partir
du
Sida,
pose comme question sur le contact. On commence par une membrane et
on finit par l'électro-sexualité.
AS : Cette question s'est posée il y a 1,5 milliard d'années avec la
sexualisation des cellules.
PV : Bien sûr.
AS : Il y a eu une nécessité de contact pour que la cellule puisse jouer
l'Évolution sur le mode de l'hybridation, de la mutation et de la sélection. S'il y
a perte de contact, nous sommes peut-être à
l'aube
d'une tout autre histoire
de l'Évolution.
PV :
C'est
une question aussi grave. On sait à quel point EINSTEIN a dit
vrai en parlant des trois Bombes. La Bombe atomique a enclenché la
possibilité de la désintégration des éléments qui constituent le monde. Non
pas au niveau des stratégies militaires, mais au niveau du principe, on a
enclenché le processus.
Quand OPPENHEIMER, en 1945, appuie sur le bouton - à Trinity Site,
avant Hiroshima - pour faire sauter la première bombe, ils ne savent pas où
ça va s'arrêter la réaction en chaîne. Ils appuient quand même. Ça peut les
brûler d'ailleurs complètement, puis détruire peut-être la moitié des États-
Unis,
la réaction en chaîne, ils
n'ont
jamais vu ça. Donc ils ne savent pas où ça
s'arrête. D'ailleurs ils le disent : • On ne sait pas où ça s'arrête, peut-être que
c'est un État entier
qui
passe et nous avec - puisqu'ils n'étaient pas très
loin - peut-être que c'est la moitié des États-Unis, on n'en sait
rien...
Première Bombe, première disruption. Deuxième Bombe, informatique.
Ce qu'on est en train de dire et ce que vous venez de dire à propos des
cellules prouvent bien que cette puissance est à l'œuvre maintenant dans
l'être, dans l'espèce. Et donc le mot Bombe est bon. Les Allemands disent
Datenbomb. • Wissenkrieg und Datenbomb », la guerre des connaissances
et la Bombe de l'Information. Donc la question du corps est centrale même.
C'est
qu'avec le virtuel c'est plus la société.
C'est
d'abord le corps.
AS : Le corps est l'élément toxique dans le monde virtuel, c'est la tache
que l'on n'arrive pas à supprimer et qui revient toujours.
PV : Et pareil pour la société ! Regardez, le chômage maintenant est un
phénomène de masse, un phénomène structurel d'élimination de l'homme ou
de la femme comme inutiles et surnuméraires. Le chômage actuel n'a rien à
voir avec un chômage conjoncturel. La pauvreté
n'est
plus une pauvreté de
famine, de misère, c'est une pauvreté d'élimination, d'extermination
de
l'utilité
de l'être. Tout simplement parce que la Bombe informatique
commence à exploser. Alors elle explose dans le
travail,
c'est-à-dire dans la
pro-duction, mais elle explosera aussi dans la pro-création et le préservatif
universel est là pour rappeler cette possibilité : le télé-sexe c'est ça.
Voilà ce qu'on peut dire dans un premier temps. Ce sont des questions
ouvertes qui sont malheureusement interdites de séjour. Ce qu'on a abordé
là,
vous et moi, on ne l'entend pas, on ne veut pas l'entendre. Je ne peux pas
en parler en France. Je peux en parler avec des amis étrangers, je ne peux
pas en parler en France, c'est interdit de séjour. Les urbanistes ne veulent
pas que l'on parle de cette possibilité d'une ville virtuelle qui viendrait
parasiter la ville réelle.
C'est
du futurisme, de la science-fiction, si on parie
de la question des corps, de la question de la télé-présence. J'ai fait quatre
ans de séminaire au Collège international de philosophie. J'ai démissionné
après quatre ans - j'étais nommé pour six ans. À part DERRIDA qui était
intéressé, les philosophes ne voulaient pas aborder la question de la télé-
présence. Ils en étaient encore à la présence. Donc là encore interdit de
séjour. On peut continuer comme ça. J'espère que vous y arriverez, vous.
Il y a là une question philosophique majeure, une question philo-physique
parce que, pour la situation actuelle, il faut faire se réunir de nouveau la
physique et la philosophie. J'en parlais hier aussi dans cet entretien, le
grand malheur c'est qu'EINSTEIN et BERGSON
n'ait
pas pu dialoguer. Ils se
sont rencontrés, ils ne se sont pas compris. BERGSON a trouvé que c'était
complètement idiot ce que lui racontait EINSTEIN et EINSTEIN n'a pas
compris ce malentendu avec BERGSON. S'il y a quelqu'un qui pouvait
comprendre EINSTEIN, c'était bien BERGSON, mais il n'a pas marché.
La question du temps et de l'information implique inévitablement le retour
de la physique à la philosophie et de la philosophie à la physique. On ne
pourra pas traiter de la question du temps en temps réel qui permet la
télé.
Je rappelle que la révolution actuelle
n'est
pas une révolution de
l'information, c'est une révolution de la télé, c'est-à-dire des transmissions et
des émissions.
C'est
parce qu'on émet et qu'on reçoit à la vitesse de la
lumière que le phénomène de l'information est un phénomène important. Si
l'information en elle-même
n'est
rien,
c'est le feed-back qui compte.
C'est
donc le fait d'avoir butté contre le mur, d'avoir atteint le mur de l'accélération,
c'est-à-dire de la vitesse électromagnétique. Donc là encore c'est une
question qui est interdite.
AS
:
Je suis très attaché à votre rapprochement entre la physique et la
philosophie. Mes réflexions sur les Fluctuations fugitives7 amorçaient une
interprétation singulière de ce passage du Timée (30a-36b) où PLATON
évoque la question d'un Vivant à échelle cosmologique. Là, contraire-
ment aux idées reçues, ce sont des équations amorphes et organiques, des
t