Physique
Nº 503
• SEPTEMBRE 2015
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SEPTEMBRE 2015 •
Nº 503
savoirs
J. B. Pendry, J. Phys. A, 16, 2161, 1983.
K. Schwab et al., Nature, 404, 974, 2000.
M. Meschke et al., Nature, 444, 187, 2006.
S. Jezouin et al., Science, 342, 601, 2013.
Quand
la chaleur
devient
quantique
les seuls vecteurs de chaleur. Ainsi,
le rayonnement électromagnétique qui
est constitué de photons électriquement
neutres en est un autre. De même, les
vibrations mécaniques des atomes qui
forment le réseau cristallin d’un solide
– les phonons – sont quantifiées et trans-
portent aussi la chaleur.
Contrairement au quantum de conduc-
tance électrique, qui dépend de la nature
des particules qui transportent le cou-
rant, le quantum de conductance ther-
mique est le même quel que soit le méca-
nisme qui transmet la chaleur, que ce
soit via des bosons (comme les phonons
et les photons), des fermions (comme les
électrons) ou même des anyons, qui sont
des quasi-particules plus complexes que
l’on rencontre dans les systèmes en deux
dimensions. Sa valeur est donc vraiment
universelle. Les constantes fondamen-
tales mises à part, il ne dépend que de
la température. En eet, la conductance
thermique augmente linéairement avec
la température, car chaque particule
porte en moyenne plus d’énergie. Ainsi,
à une température d’un kelvin (soit 1 °C
au-dessus du zéro absolu), le quantum
de conductance vaut théoriquement
1millième de milliardième de watt par
kelvin (1 picowatt par kelvin).
Le quantum de conductance élec-
trique a été mis en évidence, théori-
quement et expérimentalement, dès la
fin des années 1980. En revanche, si les
physiciens, et notamment John Pendry
à l’Imperial College de Londres, avaient
prédit le quantum de conductance ther-
mique il y a plus de trente ans
1
, sa mise
en évidence s’est fait attendre. Jusqu’ici,
elle avait été démontrée uniquement
pour des phonons
2
et pour des pho-
tons3. Pour les électrons, seule une
estimation d’ordre de grandeur avait pu
être réalisée. « Un des défis à surmonter
réside dans le fait qu’il est bien plus di-
cile de mesurer d’infimes courants de cha-
leur que d’infimes courants électriques »,
explique Frédéric Pierre, chercheur au
Laboratoire de photonique et de nano-
structures. Avec ses collègues, ils ont
publié la première détermination de la
limite quantique du flux de chaleur dans
un unique canal de conduction électro-
nique, et déduit la valeur du quantum de
conductance thermique avec une préci-
sion de l’ordre du pourcent4.
Avant de réaliser cette expérience, il
faut disposer d’un conducteur quantique
dont on contrôle le nombre de canaux de
conduction – les voies d’autoroute pour
électrons. Afin qu’un conducteur se com-
porte de cette façon, il doit préserver la
nature ondulatoire des particules, autre
clé de voûte de la physique quantique.
Ce sont les interactions avec l’environne-
ment qui diluent les phénomènes quan-
tiques. En particulier, il faut que la taille
du conducteur soit inférieure à la distance
moyenne que parcourt une particule
avant de percuter une de ses semblables.
Cette distance est de l’ordre de quelques
nanomètres à température ambiante.
Comme des bolides. Dans leur expé-
rience, les physiciens sont descendus
à une température de 20millikelvins
à l’aide d’un réfrigérateur à dilution.
Les électrons conservent alors leur
nature quantique sur une vingtaine
de micromètres. « De façon générale, la
chaleur détruit les phénomènes quan-
tiques à cause de l’agitation thermique.
Les basses températures permettent de
“geler” les interactions avec l’environ-
nement. Pourtant, c’est bien la nature
quantique de la chaleur que nous étu-
dions et c’est cela qui est surprenant »,
souligne Frédéric Pierre. Les électrons
qui servent de véhicules à la chaleur
sont ceux d’un substrat de semi-conduc-
teur auquel on applique un fort champ
magnétique qui place les électrons de
ce substrat dans des états particuliers.
Le conducteur quantique – les auto
-
routes sur lesquelles circulent les élec-
trons – est constitué de fines électrodes
métalliques déposées sur ce substrat. Ces
électrodes sont séparées par un goulet
d’étranglement d’une centaine de nano-
mètres de large. En appliquant une ten-
sion électrique négative à ces électrodes,
on repousse les électrons et on les force
à passer par le goulet d’étranglement. La
valeur de cette tension permet d’ajuster
le nombre de voies de passage, c’est-à-
dire le nombre de canaux de conduc-
tion quantique. Les chercheurs se sont
assurés que ces canaux étaient parfaits
en vérifiant que leur conductance élec-
trique atteignait le maximum autorisé
par la physique quantique. Les électrons
s’y propagent en ligne droite de façon
balistique, comme des bolides sur une
voie à sens unique, sans collision ni
perturbation.
Reste à mesurer la conductance ther-
mique au niveau d’un canal. On dépose
une microélectrode de métal sur le subs-
trat de semi-conducteur. On la chaue
légèrement en appliquant une tension
électrique. La chaleur s’évacue par les
canaux de conduction quantique aux-
quels la microélectrode est reliée et dont
on contrôle le nombre. On mesure alors
la quantité de chaleur qu’il faut injecter
dans la microélectrode pour mainte-
nir sa température constante lorsqu’on
ouvre un canal de conduction supplé-
mentaire. Plus il y a de canaux ouverts,
moins la température de la microélec-
trode est élevée, car la chaleur a plus de
chemins pour s’évacuer. À une tempéra-
ture de la microélectrode fixée, le flux de
chaleur s’évacuant par un unique canal
de conduction est la diérence entre
les puissances injectées pour obtenir
cette température avec n et n –1 canaux
ouverts. En divisant ce résultat par la
diérence de température aux bornes
du canal, on en déduit sa conductance
thermique. Les chercheurs ont constaté
qu’elle coïncide, à quelques pourcents
près, à la valeur maximale prédite par
la théorie Fig. 1.
« C’est une expérience remarquable qui
a surmonté beaucoup d’obstacles, observe
Antoine Georges, titulaire de la chaire
de physique de la matière condensée
au Collège de France. En faisant la dif-
férence entre les puissances injectées
pour obtenir une même température de
la microélectrode avec n et n – 1 canaux
ouverts, les auteurs ont isolé le méca-
nisme d’évacuation de la chaleur par les
canaux électroniques. Même à basse tem-
pérature, la chaleur de la microélectrode
fuit par d’autres mécanismes, principa-
lement via les vibrations mécaniques, les
phonons, ce qui aurait parasité la mesure.
Ils se sont habilement aranchis de cette
contribution. »
Expérience avec des anyons.
Un
second défi instrumental consistait à
mesurer les faibles variations de tem-
pérature (de l’ordre de quelques milli-
kelvins) au niveau de la microélectrode.
De telles mesures ne peuvent se faire
avec un thermomètre classique, encore
moins lorsque la zone concernée ne
mesure que quelques micromètres et
se situe au milieu d’un réfrigérateur à
dilution. « Nous avons déduit la valeur
de la température à partir de la mesure
des fluctuations de courant électrique
dans la microélectrode. Il existe en eet
un lien entre ces deux valeurs, explique
Sébastien Jezouin, qui a conduit cette
expérience durant sa thèse. Pour mesurer
des fluctuations de l’ordre du picoampère,
nous avons entièrement développé au
laboratoire un amplificateur cryogénique
doté d’un très bas niveau de bruit, au
niveau de l’état de l’art dans ce domaine. »
Cette expérience établit donc un des
principaux résultats théoriques du
transport quantique de la chaleur. Le
sujet n’est pas clos pour autant. Pour
conforter l’universalité du quantum de
conductance thermique, de nouvelles
expériences sont envisagées. « Nous
projetons de réaliser cette expérience non
plus avec des photons, des phonons ou
des électrons, mais avec des anyons, qui
sont des objets plus complexes, des quasi-
particules que l’on rencontre par exemple
dans l’eet Hall quantique fractionnaire »,
indique Frédéric Pierre. L’universalité de
cette limite fondamentale révèle d’ail-
leurs un lien profond entre le transport
de chaleur et le transport d’information.
Un lien pointé dès les premières
études théoriques sur le quantum de
conductance thermique. La physique
quantique prédit en eet que la trans-
mission d’un débit d’information donné
dans un canal de conduction nécessite
de transférer au moins une certaine
quantité d’énergie. On ne transmet pas
d’information gratuitement. La limite au
flux de chaleur que l’on peut faire circu-
ler dans un unique canal de conduction
équivaut alors à une limite sur le débit
d’information que l’on peut, en théorie,
transmettre avec une puissance don-
née. « Pour donner un ordre de grandeur,
avec une puissance très faible de 1 nano-
watt, on aurait au maximum un débit de
4,5térabits par seconde, ce qui est déjà
gigantesque ! Actuellement, cette limite
quantique associée au transfert d’infor-
mation est donc très loin d’être atteinte
en pratique », précise Sébastien Jezouin.
À côté de ces questions fondamentales,
les physiciens tentent désormais d’aller
plus loin dans la manipulation quan-
tique de la chaleur. Il s’agit, par exemple,
de faire interférer deux courants de cha-
leur, un phénomène qui a déjà été réa-
lisé dans des matériaux supraconduc-
teurs. Deux courants de chaleur peuvent
par exemple interférer destructivement
et s’annuler, de la même manière que
l’interférence de deux faisceaux lumi-
neux peut produire des franges sombres.
« Dans le futur, ces recherches fondamen-
tales pourraient aussi avoir d’autres appli-
cations, imagine Antoine Georges, par
exemple pour générer des eets thermo-
électriques qui permettraient de refroidir
des composants électroniques directement
à l’échelle du transistor. » Pour l’heure, les
recherches n’en sont encore qu’à l’éla-
boration des briques de base de tels sys-
tèmes. L’exploration quantique de la cha-
leur n’en est qu’à ses débuts.
n
Transport quantique de la chaleur
LE PRINCIPE DE L’EXPÉRIENCE de transport quantique de la chaleur par des électrons comprend deux étapes. ➊ La plaque de la
microélectrode est chauffée en y injectant une quantité d’énergie donnée (JQ). Cette énergie s’échappe par deux canaux et la plaque
atteint la température d’équilibre TΩ. ➋ On ouvre un canal supplémentaire qui évacue plus de chaleur, de sorte que la température de la
plaque diminue légèrement. Pour maintenir la plaque à la température d’équilibre, il faut alors réinjecter une quantité d’énergie supplé-
mentaire ΔJ, qui correspond au flux de chaleur qui est passé par le nouveau canal ouvert : c’est la limite quantique du flux de chaleur que
les physiciens cherchaient à mesurer. En médaillon, l’échantillon utilisé dans l’expérience vu au microscope électronique : la microélectrode
(colorée en rouge) et les grilles métalliques qui contrôlent le nombre de canaux ouverts (en jaune).
INFOGRAPHIE : BRUNO BOURGEOIS
Fig.1
>>>
JQTΩ
JQTΩ
∆J
∆J
Microélectrode
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