A P E R Ç U SU R « L A PHILOSOPH IE DES V A L E U R S » 81
celui-ci en est valorisé. Pour Christian von Ehrenfels, « la valeur
est le rapport qui existe entre un objet et un sujet et qui nous fait
comprendre que le sujet désire effectivement l’objet ou bien qu’il
pourrait le désirer, au cas où il ne serait pas convaincu de l’existence
de ce dernier » l. C’est aussi la position de Th. Ribot :
La valeur des choses étant leur aptitude à provoquer les désirs, et la
valeur étant proportionnelle à la force du désir, on doit admettre que la
notion de la valeur est subjective essentiellement2.
Ce subjectivisme psychologique semble conduire presque fatale
ment au relativisme des valeurs, et l’objection la plus sérieuse qu’on
puisse assurément lui opposer est qu’il consacre tous les caprices de
tous les tyrans. Voilà pourquoi, dans le but d’opérer un triage
parmi l’infinité d’objets qui sollicitent les désirs humains, le subjec
tivisme est amené à soumettre les valeurs et la notion même de valeur
à une analyse critique. Le subjectivisme devient alors transcendental
ou phénoménologique. Nous en trouvons une expression très nette
et extrêmement caractéristique chez M. R. Polin :
Le sens des valeurs implique à la fois une manifestation de transcen
dance et une construction dialectique. Mais la transcendance pour moi,
ce n’est pas un donné transcendant. Pour moi, la transcendance est une
activité inventrice de transcendance, par laquelle je me dépasse et je tente
d’aller au-delà de moi-même. L’autre qui existe, Vautre dont j’ai conscience,
c’est celui que je crée. Parce qu’alors, en même temps que je conserve
des liens avec lui dans la mesure où je suis son créateur, en même temps,
et dans la mesure où je l’ai projeté au-delà de moi-même, il est devenu
différent de moi. Il est devenu un au-delà par rapport à moi. Il a pris,
vis-à-vis de moi, une valeur et, éventuellement, il pourra devenir une
norme 3.
1. Cité dans L. L av elle, Traité des valeurs, T.I, p.104. Ehrenfels a écrit System
der Werttheorie, Leipzig, 1897.
2. Th. R ibot, Logique des sentiments, 5e édit., Paris, Alcan, 1920, p.41.
3. Bulletin de la Société française de philosophie, 1946, p .130, Observations à M.
Le Senne. (Cf. également p.155.)
Cf. R. Polin, La Création des valeurs, 2e édit., Paris, P.U.F., 1952. À l’origine du
subjectivisme de la valeur il faut sans doute mettre Spinoza. Dans le cadre de son monisme
selon lequel la substance unique et infinie agit d’une façon nécessaire et déterminée dans
le sens de la plénitude d ’être, le bien apparaît comme une conséquence et, en quelque
sorte, une création de la faculté de désir. « Il est donc constant. . . que nous ne nous effor
çons pas de faire une chose, que nous ne voulons pas une chose, que nous n’avons non
plus l’appétit ni le désir de quelque chose parce que nous jugeons que cette chose est bonne ;
mais qu’au contraire nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons
vers elle, que nous la voulons, que nous en avons l’appétit et le désir » (Éthique, III, th.IX,
scholie, trad. R. Lantzen berg , Paris, Flammarion, p.142). La substance est. Elle tend
à se maintenir dans l’être. Cette tendance est l’appétit qui prend le nom de volonté lorsqu’il
a rapport à l’âme seule. L’appétit recherche naturellement et nécessairement ce qui lui
est utile, c’est-à-dire ce qui lui permet de mieux atteindre sa plénitude d’être. C ’est ce
que nous nommons le bien. Il n’y a aucune idée de finalité en cela. Cf. J. Maréchal,
Précis d’histoire de la philosophie moderne, 2e édit., Bruxelles, L ’Édition Universelle, 1951,
pp. 130 et 137.
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