La philosophie dans le monde d`aujourd`hui: «Ni luxe ni blabla

Revue Philosophique de Louvain 114 (hors-série), 39-45. doi: 10.2143/RPL.114.5.3152072
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La philosophie dans le monde d’aujourd’hui:
«Ni luxe ni blabla»
«La philosophie dans le monde d’aujourd’hui», dit le titre de cette
table ronde. J’y ai vu une invitation à réfléchir à la manière dont la phi-
losophie peut avoir un impact hors de la tour d’ivoire académique, et par
suite aussi peut-être une invitation à fournir par là même aux autorités
académiques et politiques quelques bonnes raisons de continuer à finan-
cer la recherche en philosophie et à assurer une large présence de notre
discipline dans l’enseignement de nos universités.
«La philosophie dans le monde d’aujourd’hui», dit le titre de la table
ronde. Mais quelle philosophie? Et qu’est-ce que la philosophie? La der-
nière fois que je me suis posé sérieusement cette question remonte au tout
début de ma carrière d’enseignant à l’UCL. À la fin de l’été 1980, peu
après mon retour d’Oxford, me parvient une demande urgente d’enseigner
le cours de philosophie du premier semestre de la première année
de
sciences économiques, politiques et sociales en qualité de suppléant d’André
Léonard (aujourd’hui Mgr André-Joseph Léonard, archevêque de Belgique
et Grand Chancelier de nos deux universités), alors nommé directeur du
séminaire St Paul de Louvain-la-Neuve. J’ai donné ce cours pendant trois
ans, avant d’en être abruptement déchargé par le recteur de l’époque, qui le
jugeait trop subversif. J’en ai déniché le syllabus et viens d’en relire — avec
quelque surprise — la première partie: «Qu’est-ce que la philosophie?»
«Ni luxe ni blabla», c’est ainsi que se résume la conception de la
philosophie que j’y défends. Cette conception se veut modeste, «parasi-
taire» même, marginale plutôt qu’impériale. Elle reconnaît qu’une bonne
part du champ où la philosophie pérorait naguère sans complexe avait été
conquise par un foisonnement de disciplines scientifiques. La philosophie
a désormais pour tâche de dire ce qui reste à dire quand la science a parlé,
quand celle-ci a dit tout ce qu’elle est capable de dire. Cette modestie
n’exclut pas toute ambition: la philosophie, à mes yeux, se devait d’être
à la fois «existentielle» (elle n’est pas un «luxe») et «analytique» (elle
refuse le «blabla»).
Afficher une ambition existentielle était essentiel pour quelqu’un qui
était arrivé à la philosophie par Nietzsche (y compris les pèlerinages en
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auto-stop à Sils-Maria et Rapallo). Aussi le syllabus s’ouvrait-il sur la
belle phrase de Paul Valéry: «Les vrais problèmes des vrais philosophes
sont ceux qui tourmentent et gênent la vie.» Et il développait ensuite une
analogie avec les «Recherches d’un chien» de Franz Kafka. Tout comme
le jeune chien ne pouvait commencer à manger avant d’avoir résolu la
question de la nature de la nourriture canine, le philosophe ne peut com-
mencer à vivre vraiment avant d’avoir «tiré au clair les fins dernières».
Afficher une ambition analytique n’était pas moins essentiel pour
quelqu’un qui, au lendemain de ses licences, avait franchi la Manche en
réfugié intellectuel, ne pouvant se résigner à une pratique de la philoso-
phie qui — pour autant qu’elle ne se réduise pas à commenter les philo-
sophes du passé — lui faisait penser à ces poètes dont Nietzsche écrivait
qu’ils «troublent leurs eaux pour qu’elles paraissent profondes».
Convaincu par Jean Ladrière de lire la Logic of Scientific Discovery de
Karl Popper, j’avais trouvé dans la tradition analytique en un sens large
la limpidité que je recherchais, une pratique intellectuelle soucieuse de
clarifier inlassablement le sens des concepts utilisés et le statut des pro-
positions avancées.
Cette conception existentielle et analytique de la philosophie expo-
sée dans mon syllabus d’il y a plus de trente ans est toujours la mienne
aujourd’hui — parfois peut-être malgré les apparences. Comment la phi-
losophie ainsi conçue peut-elle être de quelque intérêt «dans le
monde d’aujourd’hui», en dehors de notre tour d’ivoire? Comme Anne
Fagot-Largeault, j’aime les illustrations concrètes. Je vous en propose
deux, très différentes, mais tirées l’une et l’autre du domaine dans lequel
s’est situé l’essentiel de mon activité philosophique après mes deux
thèses et mes deux premiers livres (Evolutionary Explanation in the
Social Sciences et Le Modèle économique et ses rivaux): la philosophie
politique, l’éthique économique et sociale. Dans ce domaine comme dans
d’autres, une tâche préliminaire du philosophe «dans le monde» est
d’inviter ses interlocuteurs «mondains» à relever la tête, à ne pas rester
le nez collé sur leur problème, agrippés à leurs évidences, de les inviter
à prendre de l’altitude, du recul, à élargir la perspective.
La première illustration est empruntée au Midi de l’éthique organisé
le 4 novembre par la Chaire Hoover sur la question «Une distribution
équitable des nuisances aériennes est-elle possible?». En sus de son
public habituel, la rencontre a attiré des représentants de divers comités
s’opposant au survol de leur quartier par les avions décollant de l’aéro-
port national de Zaventem ou y atterrissant. De manière plus ou moins
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explicite, plus ou moins délibérée, chacun de ces comités semble adopter
une conception de la justice qui convient bien à ses intérêts et en tirer ses
conclusions sur la base d’informations statistiques ou anecdotiques, véri-
fiées ou non, elles aussi sélectionnées de manière à appuyer la cause
défendue.
Il y a par exemple ceux qui estiment qu’il faut répartir les nuisances
de manière à en minimiser l’impact sur le bien-être humain total, et donc
qu’il faut les concentrer sur les zones les moins peuplées. Il y a ceux qui
estiment au contraire qu’il faut répartir les nuisances de manière à en
minimiser l’impact maximal sur qui que ce soit, et donc qu’il faut les
disperser autant que techniquement possible. Il y a ceux qui estiment que
le marché immobilier réalise une espèce de justice immanente en concé-
dant des prix d’achat et des loyers plus bas à ceux qui acceptent plus de
nuisances, et donc qu’il faut surtout changer le moins possible. Enfin, il
y a ceux qui avancent qu’il faut avant tout, faire payer les pollueurs, plus
généralement internaliser les externalités négatives, et donc imputer aux
bénéficiaires des services de l’aéroport (donc in fine aux voyageurs) un
coût reflétant l’ampleur des nuisances causées aux riverains.
La tâche du philosophe consiste ici d’abord à expliciter ces
diverses perspectives, à clarifier les relations logiques qui les lient, à
en scruter la plausibilité en regard de nos intuitions morales dûment
libérées de nos intérêts particuliers, et à proposer un arbitrage entre
celles qui s’avèrent irréductibles l’une à l’autre et dont la plausibilité
résiste à l’analyse. Cet exercice peut-il aider à résoudre des conflits
d’intérêts apparemment insolubles? Pas s’il apparaît comme le para-
chutage d’une solution clé-sur-porte concoctée dans sa tour d’ivoire par
un philosophe-roi. Mais peut-être s’il s’articule sur un débat aussi
détendu que possible permettant à toutes les parties prenantes d’expri-
mer leur point de vue et d’écouter vraiment celui des autres, et ainsi de
faire prendre en compte toutes les dimensions éthiquement pertinentes.
Et s’il débouche sur un modèle qui articule aussi rigoureusement que
possible les informations factuelles les plus fiables nécessaires pour
opérationnaliser ces dimensions.4
4 À l’issue de la rencontre, deux idées ont pris forme: celle d’une conférence de
citoyens mettant en présence des habitants des diverses zones affectées par l’aéroport (un
petit G1000) et celle d’un exercice de recherche opérationnelle intégrant d’une manière
éthiquement pertinente les diverses données relatives à la répartition de la population,
l’intensité des nuisances sonores diurnes et nocturnes, leur impact sur la santé et sur le
bien-être, etc.
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La seconde illustration est inspirée d’une série de rencontres en petit
comité avec des «penseurs européens» que le président du Conseil euro-
péen Herman Van Rompuy, par ailleurs bachelier en philosophie de notre
Institut, m’avait demandé de co-organiser durant son mandat, en vue de
l’éclairer sur la «destinée» de l’Union européenne5. La série fut inaugu-
rée le 6 septembre 2012 par un dialogue avec Jürgen Habermas, dominé
par la confrontation de deux conceptions de l’exigence de légitimité de
l’Union européenne: d’une part l’input legitimacy qui ne peut être obtenue
que par un accroissement du pouvoir de l’assemblée émanant de l’ensemble
du peuple européen («No taxation without representation», répète Haber-
mas, en soulignant l’impact distributif massif des choix que l’Union ne
peut éluder du fait de l’adoption d’une monnaie commune) et d’autre part
l’output legitimacy qui ne peut être obtenue que si l’Union réalise ce que
ses citoyens attendent d’elles («Results, results, results», répète Van
Rompuy, en soulignant que l’obtention de ces résultats dépend bien plus
de la collaboration efficace des chefs de gouvernement réunis au sein du
Conseil que de votes majoritaires au Parlement européen).
Mais les rencontres ont sans doute surtout été l’occasion de réfléchir
à la nature des «résultats» qui sont supposés conférer sa légitimité à la
construction européenne. Le «results» ne devient-il pas un peu trop faci-
lement «jobs», qui devient un peu trop facilement «growth», qui devient
à son tour un peu trop facilement «competitiveness»? L’Union euro-
péenne ne se transforme-t-elle pas ainsi en une immense firme dont
l’objectif n’est autre que de faire l’usage le plus performant possible de
ses facteurs de production? Mais les électeurs euro-critiques de droite
comme de gauche ne devraient-ils pas avoir rappelé à ceux qui l’auraient
oublié, que les «résultats» attendus incluent aussi la protection des
citoyens mise à mal par une obsession de compétitivité qui détruit l’une
après l’autre toutes les barrières protectrices? N’y a-t-il pas là un équi-
libre à retrouver entre deux préoccupations dont l’une est trop facilement
sacrifiée à l’autre?
En outre la croissance est-elle bien la voie royale de l’accès à l’emploi
pour tous? Depuis les Golden Sixties, cette croissance a multiplié par
deux ou trois notre PIB par tête sans pour autant réduire le chômage ni
la précarité. Cela ne nous force-t-il pas à nous poser de sérieuses questions
5 Ces rencontres constituent la base d’un ouvrage collectif ultérieurement publié
sous le titre After the Storm. How to Save Democracy in Europe (L. van Middelaar &
Ph. Van Parijs, eds), Tielt, Lannoo, 2015.
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philosophiques sur ce qui constitue l’objectif ultime de notre organisation
socio-économique, en particulier au niveau européen? À réfléchir par
exemple au gouffre qui sépare, malgré les apparences, deux interpréta-
tions de «Jobs, jobs, jobs»: augmenter la part de l’existence passée à
travailler pour un patron versus donner à tous ceux qui le désirent la
possibilité d’exercer une activité rémunérée gratifiante? Ici encore, il y
a une tâche pour le philosophe, un travail de clarification et d’articulation
de nos intuitions parfois contradictoires, de manière à pouvoir produire
une vision cohérente d’un avenir désirable, justifiable, pour l’Europe et
pour le monde, qui soit bien autre chose qu’un entérinement de la situa-
tion existante.
Derrière ces deux exemples se profile un rapport de la philosophie
au monde qui ne se contente pas d’inviter à relever la tête pour mieux
voir, un rapport plus audacieux décrit dans une des phrases les plus
célèbres de l’histoire de la philosophie, griffonnée en 1845 à St Josse ten
Node et trônant aujourd’hui, en traduction anglaise, sur une tombe monu-
mentale du Highgate Cemetery de Londres: «Die Philosophen haben die
Welt nur verschieden interpretiert. Es kommt darauf an sie zu verän-
dern». La philosophie dans le monde d’aujourd’hui, cela peut et doit
aussi être cela: pas seulement interpréter le monde, mais aussi, comme
le voulait Marx, contribuer à le transformer. Mais pas à sa manière. Ni
quant à la substance, ni quant à la méthode. Bien plutôt, à mon sens, à la
manière de John Stuart Mill.
Vers la fin du plus volumineux de ses livres, l’un des grands traités
fondateurs de la science économique moderne, Mill se dresse contre le
consensus des économistes de son temps, qu’il juge abusivement possé-
dés par l’obsession de la croissance:
«I cannot, therefore, regard the stationary state of capital and wealth with
the unaffected aversion so generally manifested towards it by political eco-
nomists of the old school. I am inclined to believe that it would be, on the
whole, a very considerable improvement on our present condition. I confess
I am not charmed by the ideal of life held out by those who think that the
normal state of human beings is that of struggling to get on; that the tram-
pling, crushing elbowing, and treading on each other’s heels, which form
the existing type of social life are the most desirable lot of human kind, or
anything but the disagreeable symptoms of one of the phases of industrial
progress.»6
6
John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Book IV, chapter VI §2, London,
Longmans, Green & Co., 1909, p. 748-49.
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