Traduire la philosophie: quelque part dans l`inachevé

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UNIVERSITE SORBONNE
NOUVELLE Ŕ PARIS 3
(France)
UNIVERSIDAD DE SALAMANCA
(Espagne)
Ecole doctorale 268 : Langage et langues :
description, théorisation, transmission
Ecole Supérieure dřinterprètes et de
traducteurs (ESIT)
Facultad de filosofía
Departamento de Filosofía, Lógica y
Estética
THESE DE DOCTORAT EN / TESIS DOCTORAL DE
TRADUCTOLOGIE / FILOSOFÍA
AUTEUR / AUTOR
Susana MAUDUIT-PEIX GELDART
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE :
QUELQUE PART DANS L’INACHEVÉ1
Le souffle cartésien dans la langue de Cervantès
TRADUCIR LA FILOSOFÍA:
EN ALGÚN LUGAR DE LO INACABADO
El impulso cartesiano en la lengua de Cervantes
Thèse dirigée en cotutelle internationale par
Tesis dirigida en cotutela internacional por
Colette LAPLACE (Paris)
et/y
José Luis FUERTES HERREROS (Salamanca)
Soutenue le 22 septembre 2012
Defendida el 22 de septiembre de 2012
JURY :
M. Jean-Yves MASSON
M. Bernard DARBORD
Mme Amparo HURTADO ALBIR
M. Jean-René LADMIRAL
M. José Luis FUERTES HERREROS
Mme Colette LAPLACE
1
Professeur Paris IV (Président)
Professeur Paris X (pré-rapporteur, France)
Professeur Barcelone (pré-rapporteur, Espagne)
Maître de Conférence HDR retraité (expert)
Professeur Salamanque (co-directeur, Espagne)
Professeur ESIT Paris III (co-directeur, France)
« Quelque part dans lřinachevé » reprend le titre dřun ouvrage de V. Jankélévitch, qui lřemprunte à R. M.
Rilke, dans Les carnets de Malte Laurids Brigge.
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Résumé
A la charnière de deux disciplines (philosophie et traductologie), ce travail se propose
dřexplorer les enjeux de la traduction des œuvres philosophiques, et dřen illustrer la portée
sur un corpus de textes de Descartes (Discours de la Méthode, Méditations métaphysiques
avec Objections et Réponses) et de Pascal (Pensées) dans leurs traductions en espagnol.
Notre travail est structuré en trois parties. Dans un premier temps, nous nous proposons
dřanalyser les enjeux typologiques (spécificité intrinsèque de cette modalité traductive face
notamment à la traduction littéraire, dřune part, et à la traduction des textes pragmatiques,
techniques ou scientifiques, de lřautre), textuels (caractéristiques discursives du style et des
genres philosophiques) et « logosophiques » (problématique de la prétendue
« philosophicité » de certaines langues, comme le grec ou allemand, au détriment dřautres,
comme lřespagnol). Ensuite, nous entreprenons une première approche du projet traductif
en analysant tour à tour le contexte éditorial, le positionnement du traducteur en amont
de lřentreprise traductive et les différentes étapes du processus de traduction, afin de
dégager les notions opératoires permettant de procéder à lřanalyse du corpus. Enfin, la
troisième partie sřefforce dřillustrer les problématiques abordées, suivant trois axes : étude
i) du contexte dřénonciation (enjeux de la diachronie, dimension intertextuelle, espace
retraductif), ii) de la place fondamentale que joue le concept dans la traduction
philosophique (analyse en parallèle des concepts cartésiens en français et en espagnol) et
iii) des enjeux de lřargumentation (choix de la langue, contraintes génériques, rôle du
style).
Mots clés : typologies de la traduction, traduction philosophique, enjeux logosophiques,
Descartes, Pascal
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Abstract
This interdisciplinary study aims at exploring the philosophical and traductological issues
involved in the translation of philosophical works. These will be illustrated by a corpusbased analysis focusing on several texts by Descartes (Discours de la Méthode, Méditations
métaphysiques avec Objections et Réponses) and Pascal (Pensées) and their translation
into Spanish. The study is carried out in three steps. The first step (part 1) deals with the
typological issues (analysing the specificity of this particular translation practice as
opposed to literary and technical/pragmatical/scientific translation), the textual issues (the
discursive characteristics of philosophical styles and genres) and the Ŗlogosophicalŗ issues
(i.e. why certain languages, like Greek or German, are supposed to be more
Ŗphilosophicalŗ than others, e.g. Spanish). The second step (part 2) is a first approach to
the translation project itself, exploring the editorial context, the translatorřs positioning
thereto and the different phases in the translation, in order to find out the main operative
concepts to be applied to the corpusř analysis. Finally, the third step focuses on the
illustration of the issues addressed, alongside three lines of study: i) the enunciation
context (diachronical issues, intertextuality, retranslation), ii) the crucial role of concepts
in philosophical translation (parallel analysis of Cartesian concepts in French and Spanish)
and iii) argumentative issues (choice of language, genre limitations, style issues).
Keywords: translation typology, philosophical translation, logosophical issues, Descartes,
Pascal
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
A Sylvain, qui m’a tout donné
A mon père
A ma famille
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement toutes les personnes qui mřont apporté leur soutien
au cours de ces années doctorales, et tout particulièrement :
Mes deux directeurs de thèse : Mme le Professeur Colette Laplace, de lřUniversité de
Paris III Ŕ Sorbonne Nouvelle (ESIT), pour sa disponibilité de tous les instants, ses conseils
avisés, ses encouragements sans faille dans les moments difficiles et surtout pour la
confiance quřelle mřa témoignée tout au long de la réalisation de ce travail ; et M. le
Professeur José Luis Fuertes Herreros, de lřUniversité de Salamanque, pour sa confiance,
son soutien inconditionnel, ses conseils et son inébranlable bonne humeur ;
Mme Marianne Lederer, Professeur émérite de lřESIT, Mme Fayza El Qasem, Professeur et
directrice de la Section Traduction de lřESIT, et mes collègues du département dřespagnol,
pour leur soutien et leurs encouragements ;
Mme Léger, ancienne bibliothécaire de lřESIT, et sa remplaçante actuelle, Mlle Morin,
pour leur disponibilité et leur collaboration bibliographique ;
Les professeurs et spécialistes que nous avons eu lřoccasion de rencontrer, en particulier :
M. Jean-René Ladmiral, Maître de conférences (retraité) à lřUniversité de Paris X ; M.
Frédéric Cossutta, fondateur du Groupe de Recherche sur lřAnalyse du Discours
Philosophique (GRADPhi) ; Mme Ana Agud, traductrice dřouvrages philosophiques et
professeur de Philologie à lřuniversité de Salamanque, et M. Cirilo Flñrez Miguel,
Professeur Émérite à lřuniversité de Salamanque, pour leur écoute chaleureuse et les
précieux conseils quřil mřont prodigués ;
Mes très chers amis Emilia Montaner, Professeur dřHistoire de lřArt à lřUniversité de
Salamanque, et Andrés Zücker, directeur de recherche émérite au C.N.R.S., pour leur
écoute généreuse, leurs conseils et leur amitié impérissable ;
Mes amies Erika, Patricia, Pina et Vesna, qui ont su toujours me soutenir depuis leurs pays
respectifs ;
Mes frères, Benito, David et Alvaro, pour leurs encouragements, leurs conseils, leur
soutien dans la distance, et leur inébranlable amour fraternel ;
Enfin et surtout, mon mari, Sylvain, pour son intérêt sincère pour mon travail, ses
nombreuses relectures soignées, sa patience et sa foi sans bornes.
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Sommaire
RESUME ................................................................................................................................... 2
ABSTRACT .............................................................................................................................. 3
REMERCIEMENTS ................................................................................................................ 5
SOMMAIRE ............................................................................................................................. 6
INTRODUCTION GENERALE ............................................................................................. 9
1 Problématique de recherche .......................................................................................... 11
2 Corpus ........................................................................................................................... 13
3 Cadre théorique ............................................................................................................. 14
4 Périmètre ....................................................................................................................... 16
5 Cheminement ................................................................................................................. 17
PREMIERE PARTIE : LA PROBLEMATIQUE DE LA TRADUCTION
PHILOSOPHIQUE ................................................................................................................ 19
INTRODUCTION : QU’EST-CE QU’UN TEXTE PHILOSOPHIQUE ? ............................................... 20
CHAPITRE 1 : LES ENJEUX TYPOLOGIQUES : QUELLE PLACE POUR LA TRADUCTION
PHILOSOPHIQUE ? .................................................................................................................. 26
1.1 Typologies de la traduction ........................................................................................ 26
1.2. Le statut de la traduction philosophique ................................................................... 33
CHAPITRE 2 : LES ENJEUX TEXTUELS : STYLES ET GENRES PHILOSOPHIQUES ......................... 57
2.1. Le style philosophique : entre l’exigence de vérité et les contraintes de
communication ................................................................................................................. 58
2.2. Les genres philosophiques ......................................................................................... 70
CHAPITRE 3 : LES ENJEUX « LOGOSOPHIQUES » : DE LA PRETENDUE PHILOSOPHICITE DES
LANGUES ............................................................................................................................... 79
3.1. Problématique générale ............................................................................................ 79
3.2. Les langues dites « philosophiques » ........................................................................ 83
3.3. Une langue « non philosophique » : l’espagnol ........................................................ 87
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE ................................................................................... 96
DEUXIÈME PARTIE - LE TRADUCTEUR FACE AU TEXTE : ENTRE AFFINITÉS
ÉLECTIVES ET OPTIONS THÉORIQUES ...................................................................... 99
INTRODUCTION .................................................................................................................... 100
CHAPITRE 1 - LE PROJET TRADUCTIF ................................................................................... 101
1.1. Qui traduit, qui traduire ? ....................................................................................... 102
1.2. L’approche du texte : prolégomènes philosophiques .............................................. 112
CHAPITRE 2 - LE POSITIONNEMENT DU TRADUCTEUR .......................................................... 124
2.1. Philosophes et traducteurs ou philosophes-traducteurs : une tradition sourcière . 125
2.2. Le grand débat de la deuxième moitié du XXe siècle .............................................. 134
CHAPITRE 3 - TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : LA LOGIQUE DU SENS........................................ 151
3.1. Considérations théoriques : sens et effet de sens .................................................... 151
3.2. Considérations méthodologiques : les étapes du processus traductif ..................... 161
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE ................................................................................ 174
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
TROISIEME PARTIE - IN BOCCA AL LUPO : QUAND IL FAUT TRADUIRE ........ 177
INTRODUCTION : CHOIX DU CORPUS ET DEMARCHE ANALYTIQUE ....................................... 178
CHAPITRE LIMINAIRE - LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE A L’AGE CLASSIQUE ............................ 182
L1 Le tournant philosophique ........................................................................................ 182
L2 Descartes et les (anti)cartésiens en espagnol ........................................................... 195
CHAPITRE 1 Ŕ TEMPOREL OU ETERNEL ? LE PHILOSOPHE ET SON CONTEXTE........................ 202
Introduction .................................................................................................................... 202
1.1. Le voyage diachronique........................................................................................... 205
1.2. L’océan de l’intertextualité ..................................................................................... 229
1.3. Au cœur du maquis : traductions et retraductions .................................................. 248
Conclusion ...................................................................................................................... 261
CHAPITRE 2 - LA QUETE DU MOI OU LES ENJEUX DE L’ESPRIT : AU CŒUR DU CONCEPT ........ 262
Introduction .................................................................................................................... 262
2.1. Portée, sens et traductions des termes âme/esprit................................................... 268
2.2. Les enjeux de la traduction en espagnol ................................................................. 286
2.3. Pour une approche traductologique ad hoc ............................................................ 312
Conclusion ...................................................................................................................... 334
CHAPITRE 3 - « JE PENSE, DONC J’ECRIS » : LES ENJEUX DE L’ARGUMENTATION ................... 338
Introduction .................................................................................................................... 338
3.1. Le philosophe, sa langue et son public .................................................................... 342
3.2. Les contraintes génériques ...................................................................................... 351
3.3. Philosophie et écriture : le style du philosophe ...................................................... 391
Conclusion ...................................................................................................................... 410
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE ................................................................................ 412
CONCLUSION GENERALE.............................................................................................. 416
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 424
ANNEXES ............................................................................................................................. 443
TABLE DES MATIERES ................................................................................................... 451
INDEX DES ILLUSTRATIONS......................................................................................... 455
INDEX DES AUTEURS ...................................................................................................... 456
Susana Mauduit-Peix Geldart
7
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Questions
Près de la mer, la mer nocturne et déserte,
Un jeune homme est debout,
Le cœur plein de chagrin, l'esprit plein de doute;
Sombre et triste, il interroge les flots:
«Oh! expliquez-moi l'énigme de la vie,
L'antique et douloureuse énigme,
Sur laquelle tant d'hommes se sont penchés:
Savants à calottes hiéroglyphiques,
Magiciens en turban et barrettes noires,
Têtes coiffées de perruques et mille autres
Pauvres fronts humains baignés de sueur.
Dites-moi, la vie humaine a-t-elle un sens?
D'où vient l'homme? Où va-t-il?
Qui habite là-haut dans les étoiles d'or?»
Les flots murmurent leur éternelle chanson,
Le vent souffle, et les nuages s'enfuient,
Les étoiles scintillent, indifférentes et froides,
Et un fou attend une réponse.»2
2
H. Heine, Le livre des chants, traduction dřAlbert Spaeth. Paris : Éditions Montaigne, 1947.
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
INTRODUCTION GENERALE
« Traduire est la condition de tout penser comme de
tout comprendre. » 3
Si la traduction est indissociable de la tradition philosophique Ŕ elle existe à peu près
depuis la naissance de la philosophie et en est très vite devenue une composante
essentielle Ŕ la réflexion sur la traduction est en revanche plus tardive4. Comme le
souligne J.-R. Ladmiral, longtemps les philosophes ne se sont guère intéressés à lřactivité
traduisante, qui faisait figure dřune opération « accessoire » ou subalterne, utile et de toute
évidence nécessaire à la transmission des idées, mais dépourvue dřintérêt comme objet de
réflexion philosophique. A y regarder de près pourtant, elle apparaît comme un enjeu
décisif qui soulève de nombreuses interrogations : jusquřoù peut-on comprendre le
discours dřun philosophe lorsque lřon nřest pas en mesure de le lire dans le texte ? Est-il
vraiment possible de transmettre avec fidélité les idées dřun auteur qui sřexprime dans un
G. Gentile, In : Le Cahier du CIPH, 1988, p. 18 Ŕ traduction de Charles Alunni.
Nous nřoublions pas, bien entendu, les figures éminentes comme Cicéron, Saint Jérôme, Luther,
Schleiermacher, Leonardo Bruni entre autres, qui ont posé au fil de lřhistoire les premières pierres de la
théorie de la traduction. Notre but nřétant pas de tracer lřhistoire de la traduction philosophique, nous y
ferons référence le moment venu pour faire ressortir la juste place quřils méritent dans la réflexion
traductologique. Nous tenons simplement à souligner le fait que la traduction philosophique ne semble pas
avoir fait encore lřobjet dřune étude systématique.
3
4
Susana Mauduit-Peix Geldart
9
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
langage qui lui est propre ? Comment déjouer les écueils dřune interprétation
approximative, insuffisante ou erronée du texte source ?
Ultérieurement, sous lřinfluence du mouvement déclenché par le romantisme allemand et
la théorie de la relativité linguistique, la question de la textualisation et de la traduction a
acquis un intérêt croissant parmi les chercheurs et se pose désormais sous un autre jour,
que le développement de cette discipline récente quřest la traductologie a permis Ŕ ou
permettra - dřapprofondir. La problématique de la traduction philosophique, que nous
nous proposons dřexplorer, rencontre depuis quelques décennies, en effet, un fort écho
auprès des philosophes (que lřon pense aux écrits de Heidegger, Derrida, Ricœur autour de
la traduction, et, plus récemment de J.-R. Ladmiral, Berman ou Meschonnic), qui ont pris
conscience de son importance et de ses enjeux, au point quřelle est devenue aujourdřhui,
comme le souligne F. Vezin, « ni plus ni moins quřun des champs privilégiés où se joue
désormais la recherche de la vérité »5. Si F. Vezin évoque lřimportance de la traduction en
général, cette recherche de la vérité concerne aussi, et à plus forte raison, la traduction
philosophique, cřest-à-dire la traduction du discours philosophique proprement dit.
Témoignent de cet intérêt nouveau et de cette évolution, par exemple, le colloque
Traduire les philosophes organisé à la Sorbonne par le Centre dřHistoire des Systèmes de
Pensée Moderne de lřUniversité de Paris I, les 19 et 26 janvier, 22 et 29 mars 1992, et
surtout la publication, en 2004, du Vocabulaire européen des Philosophies. Dictionnaire
des intraduisibles, sous la direction de B. Cassin, ouvrage précieux et fondamental qui
sřefforce dřanalyser les grands questionnements de la philosophie sous lřangle de la
pluralité linguistique. On peut encore mentionner les nombreux colloques consacrés à la
traduction où la dimension philosophique apparaît au premier plan6. Cřest dire
lřimportance que lřon est en droit dřattribuer à la traduction dans cette longue quête
dřabsolu quřest lřexpérience humaine.
Force est cependant de constater que, au sein de la communauté des traductologues
proprement dite, la spécificité de la traduction philosophique semble susciter un intérêt
plus limité (des auteurs comme J.-R. Ladmiral et P. Caussat constituent, semble-t-il, une
exception dans la constellation traductologique). Notre discipline de recherche accorde
une place prépondérante à lřétude de la traduction littéraire et poétique, pour le défi
quřelle représente, comme en témoigne lřabondante littérature existante dans ce domaine,
ou bien à la traduction des textes pragmatiques ou techniques, qui représentent 90% des
textes traduits. Aussi avons-nous voulu porter un regard nouveau, en traductrice que nous
sommes, sur ce domaine grandiose, en quelque sorte « oublié » par la traductologie, quřest
F. Vezin, « Philosophie et pédagogie de la traduction », Revue philosophique [texte imprimé], octobredécembre 2005, tome CXCV, n° 4, p. 492. [Nous soulignons]
6 Citons, à titre dřexemple, le colloque international « La traduction : philosophie, linguistique
et didactique », tenu à Lille du 1er au 3 avril 2009, la journée dřétudes consacrée à La traduction
philosophique organisée par lřuniversité de Lyon 3 le 30 mars 2001, ou encore le colloque « Traduction(s) et
retraduction(s) : histoire et philosophie », organisé par lřuniversité de Paris 8 les 3 et 4 novembre 2011.
5
Susana Mauduit-Peix Geldart
10
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
le domaine de la traduction philosophique, afin de « combler » dans la mesure du possible
une lacune aussi immense quřinfranchissable.
1 Problématique de recherche
La théorie de la traduction a classiquement établi une nette distinction entre deux
modalités du traduire, à savoir, la traduction littéraire et la traduction dite « technique ».
Traditionnellement, la traduction philosophique a été assimilée à la traduction littéraire,
au sens large ; en effet, dans les deux cas le texte existe en tant que tel, et conserve un
statut propre. Berman parlait de « traduction des œuvres » regroupant ainsi la traduction
littéraire et la traduction philosophique. Dans son ouvrage Théories et pratiques de la
traduction littéraire7, I. Oseki-Dépré, par exemple, place la traduction philosophique au
sein de la catégorie « traduction de la prose », et cřest sous cet angle que lřon lit souvent des
auteurs comme Montaigne, Rousseau ou encore Pascal.
Rochlitz fait cependant remarquer que, contrairement aux œuvres littéraires, les textes
philosophiques sont des textes argumentatifs qui cherchent à transmettre une idée, une
doctrine, une théorie. Par ailleurs, la technicité du jargon philosophique en fait
véritablement une langue de spécialité, au même titre que la terminologie propre aux
différents domaines techniques et scientifiques. On serait tenté, dès lors, dřassimiler la
traduction philosophique à la traduction technique…
J.-R. Ladmiral soutient pour sa part que la traduction philosophique ne saurait être
catégorisée à lřintérieur de cette dichotomie, et quřil conviendrait plutôt de lui faire une
place sui generis au sein de la réflexion traductologique. Entre sens dénotatif et quête de
signifiance, comment en effet caractériser le discours philosophique et le défi quřil pose au
traducteur ?
Aussi sřagira-t-il dřinterroger, tout au long de ce travail, la nature du discours
philosophique dans la perspective de sa traduction. Notre parcours nous amènera bien sûr
à aborder le rapport existant entre la philosophie et le langage, entre lřuniversel et le
particulier, entre la nécessité et la contingence, pour essayer de comprendre comment
cette quête de lřabsolu universel sřaccommode de la singularité linguistique et le rôle quřy
joue la traduction. « La raison, écrit Habermas,
nřa cessé dřêtre incorporée au langage et de transcender ses langues depuis toujours dans leur
diversité ; la raison ne vit dans le langage quřen anéantissant les langues particulières, seul moyen pour
elle de prendre corps. Certes, elle ne peut éliminer les scories dřune particularité quřen passant à une
I. Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire . Paris : Armand Colin, 1999, 283 p.
(Coll. U)
7
Susana Mauduit-Peix Geldart
11
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
autre particularité. Cřest de cette universalité intermittente que lřacte de traduire nous fournit la
preuve. »8
Notre but est précisément dřétudier et de définir ces écueils ou scories que suppose « le
passage dřune particularité à une autre particularité », cřest-à-dire, le processus traductif du
discours et des concepts philosophiques, dřune langue contingente vers une autre langue
contingente. Car, ainsi que le souligne J.-P. Cometti9, les langues humaines impliquent des
univers distincts qui portent en eux des conceptions et des schémas de pensée qui ne
peuvent pas passer sans dommages les frontières qui séparent les langues. Dřautant que
certaines langues, comme nous le verrons, sont réputées être plus « adaptées » à la
réflexion philosophique que dřautres…
Nous serons également amenée à étudier le rapport que le traducteur entretient avec le
texte. Le traducteur des œuvres philosophiques, explique encore ce grand traducteur que
fut R. Rochlitz, se trouve dřemblée confronté à une double difficulté : une difficulté
technique dřabord, liée aux infinies possibilités de la langue où le philosophe puise sa
réflexion, et une difficulté herméneutique, cřest à dire la difficulté de celui qui se place en
interprète du texte et en médiateur entre deux univers. Cette étroite relation qui existe
entre la traduction et lřinterprétation semble être un trait spécifique de la traduction
philosophique, et celle-ci nécessite, comme le souligne J.-R. Ladmiral, une compétence
herméneutique qui va bien au-delà de la connaissance de lřhistoire de la philosophie. Sans
doute faut-il, pour parler comme Bergson, une certaine « intuition » philosophique…
Au-delà de cette compétence herméneutique ou philosophique, la possibilité de traduire
appelle aussi une compétence proprement traductologique. En effet, une fois la difficulté
herméneutique surmontée, se pose le problème de la formulation du discours dans la
langue cible, dont les possibilités sont nécessairement différentes Ŕ et plus ou moins
limitées - de celles que la langue source a offert au philosophe. Cřest dire que, pour recréer
lřunivers doctrinal dans une autre langue, la connaissance de lřœuvre, de son contexte et
de son auteur, si approfondie soit-elle, ne saurait suffire. Face au texte philosophique et à
la nécessité de recréer tout un univers doctrinal, le traducteur sřinterroge : faut-il
privilégier la proximité ou la distance linguistique, commenter, expliciter, ou au contraire
sřeffacer pour laisser libre cours à lřargumentation ? Jusquřoù guider le lecteur dans la
compréhension du texte ?
Autant de questions que nous tenterons dřéclaircir au moyen dřune réflexion à la fois
philosophique et traductologique, notamment par le recours aux notions opératoires
fondamentales des deux domaines : interprétation, sens, signification, vouloir dire, liberté,
fidélité, littéralisme, etc. que notre parcours nous permettra dřanalyser et de préciser.
J. Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais. Paris : PUF, 1987, p. 184-189
J.-P. Cometti, « Traduction de la philosophie, philosophie de la traduction. Quelques motifs de perplexité ».
In : LAVIERI A. (éd.), La traduction entre philosophie et littérature/La traduzione fra filosofia e letteratura.
Torino-Paris : LřHarmattan 2004, pp. 66-83.
8
9
Susana Mauduit-Peix Geldart
12
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Lřensemble de ces questionnements théoriques ne saurait toutefois être valablement posé
sans la référence à des exemples concrets permettant dřen illustrer les enjeux. Comme le
souligne M. de Launay,
« il serait vain dřoublier la pratique que la traduction sera toujours pour la réduire à ce que la réflexion
pourrait en dire, voire la théorie […]. [Mais] il nřest pas moins risqué de faire fi de toute réflexion
théorique au nom dřune virtuosité locale et singulière qui, comme tout dilettantisme, rencontre trop
vite des limites quřelle sřest elle-même rendue incapable dřidentifier »10.
Aussi notre travail sřarticulera-t-il autour dřun va-et-vient constant entre la théorie et la
pratique, la dimension pratique étant bâtie sur la base de lřétude dřun corpus que nous
présentons ci-après.
2 Corpus
Le corpus de textes que nous avons choisi est constitué de différentes traductions en
langue espagnole des deux œuvres majeures de Descartes Ŕ le Discours de la Méthode et
les Méditations métaphysiques Ŕ ainsi que de différentes traductions des Pensées de Pascal
en espagnol, puisque la langue de Cervantès est notre langue maternelle. Nous sommes
bien consciente du fait que, lorsque lřon évoque un travail de recherche consacré à la
traduction philosophique11, on pense dřemblée ou plus facilement au défi que représente la
traduction des auteurs de la tradition grecque Ŕ Platon, Aristote, etc. Ŕ ou bien aux
grandes figures de la pensée allemande (Kant, Hegel, Heidegger, etc.), qui sřexpriment
souvent dans un langage réputé très obscur. On pourra en effet nous objecter que la
traduction en espagnol dřun corpus de textes en langue française ne représente quřun défi
“mineur”, au regard des difficultés que doit résoudre le traducteur philosophique face à la
richesse de la langue allemande ou à lřhermétisme des textes grecques.
Nous avons envie de répondre à cette éventuelle objection que, tout dřabord, la proximité
existante entre le français et lřespagnol nřest peut-être pas aussi évidente quřelle nřy paraît.
Comme le souligne encore M. de Launay,
« même si les syntaxes des deux langues mises en rapport par la traduction sont très voisines, la série
des associations, des synonymies, des antonymies, des attentes et des anticipations reste propre à telle
langue ; en outre, lřhistoire même de chacune des deux langues est singulière, indissociable de celle
M. de Launay, Quřest-ce que traduire ? Paris : Vrin, 2006, p. 16-17
Nous tenons à souligner dès à présent que notre travail se limite à la philosophie de tradition occidentale ;
non point que les philosophies orientales soient dépourvues dřintérêt, mais nous estimons ne pas avoir
autorité suffisante pour les inclure dans la présente étude, nos connaissances dans ce domaine étant trop
sommaires.
10
11
Susana Mauduit-Peix Geldart
13
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
des œuvres, si bien que la valeur linguistique de tel terme apparemment identique nřest jamais
exactement contemporaine de son calque dans la langue où lřon traduit »12.
Par ailleurs, en matière de traduction, la proximité linguistique constitue souvent, nous
espérons le montrer, moins un avantage quřun piège : si cette proximité peut certes
faciliter le processus de compréhension, elle est en revanche susceptible dřentraver le
processus de restitution ou de reformulation dans la langue cible, pour des raisons qui
tiennent à la forme des signifiants et au mécanisme de la connotation. Mais nřanticipons
pas pour lřinstant sur les conséquences de ce constat.
Le choix des auteurs et du corpus répond donc tout dřabord à des raisons linguistiques.
Malgré lřintérêt que nous portons à la philosophie allemande, et en particulier aux œuvres
de Schopenhauer et de Heidegger, nous avons préféré, dans un souci de rigueur, bâtir ce
premier travail consacré au domaine qui ouvre notre recherche future autour des deux
langues que nous maîtrisons le mieux à ce jour, i.e. lřespagnol et le français. Bien entendu,
nous nřexcluons pas la possibilité dřétendre notre recherche, à lřavenir, à dřautres langues
(notamment lřanglais et lřitalien, que nous connaissons). Dans lřintroduction à la troisième
partie de notre travail, qui ouvre notre étude pratique, nous évoquerons plus longuement
les raisons et lřintérêt du corpus choisi.
Ajoutons quřil nous est paru particulièrement intéressant dřétudier le passage dřune pensée
supposée universelle vers une langue particulière Ŕ lřespagnol - considérée
philosophiquement « inférieure » (nous consacrons à cette problématique le troisième
chapitre de la première partie). Il est en effet significatif de constater quřaucune de
communications présentés au colloque Traduire les philosophes évoqué ci-dessus (p. 10)
ne portait sur un philosophe espagnol, alors que de très intéressantes contributions furent
consacrées par exemple à des auteurs italiens (Vico), anglais (Hobbes), danois
(Kierkegaard)… Nous nous pencherons sur les raisons de cette indifférence, tout en
soulignant lřintérêt et les difficultés propres à la traduction philosophique en espagnol.
3 Cadre théorique
Partant du principe que la traduction est possible et de la définition classique de la notion
de traduction dřE. Cary Ŕ « la traduction est une opération qui cherche à établir des
équivalences entre deux textes exprimés en des langues différentes »13 - nous inscrirons
notre étude du corpus autour de la notion dřéquivalence, dans la ligne du positionnement
de J.-R. Ladmiral et des conclusions de la Théorie interprétative de la Traduction (T.I.T.)
développée par lřEcole de Paris. Cette approche nous fournit le cadre de réflexion à partir
12
13
M. de Launay, op. cit. p. 41-42
E. Cary, Comment faut-il traduire ? Presses universitaires de Lille, 1985, p. 85
Susana Mauduit-Peix Geldart
14
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
duquel nous interrogerons la traduction philosophique, sa spécificité, ses enjeux et ses
limites.
La réflexion traductologique de J.-R. Ladmiral constitue une référence dřautant plus
incontournable pour notre sujet quřil a construit ses théories sur la base de son expérience
de traducteur dřœuvres philosophiques, parmi lesquelles de nombreux ouvrages des
philosophes allemands (Kant, Habermas, Adorno). Quant à la T.I.T., il sřagit dřune
réflexion sur lřopération de traduction, développée initialement à partir de la pratique de
lřinterprétation de conférence et de lřobservation du travail de lřinterprète en situation de
communication multilingue et multiculturelle, une réflexion qui sřest cependant
rapidement étendue à la traduction écrite de textes techniques, plus généralement des
textes pragmatiques qui constituent lřobjet à traduire des traducteurs professionnels. Par la
suite, il a également été démontré14 que la démarche prônée par la T.I.T. pouvait
également être étendue au champ littéraire, sans préjudice de sa spécificité, de sa richesse
et de son évidente complexité, jugée supérieure à celle des textes pragmatiques.
Notre travail sřinscrit dans la suite logique de cette évolution théorique. Il semble que la
spécificité de lřobjet philosophique nřait pas encore été abordée dans le cadre des
recherches menées jusquřici par la T.I.T. A supposer quřil puisse être tenu pour un genre à
part, présentant des difficultés spécifiques Ŕ tel est lřobjet de notre recherche Ŕ il reste à
déterminer si les postulats éclairants de la théorie interprétative peuvent être étendus, et
dans quelle mesure, à la traduction des œuvres philosophiques, ou si celle-ci relève dřune
autre problématique, appelant au contraire une réponse méthodologique différente.
Précisons également que, si nous refusons une approche purement descriptive, nous nous
interdirons une attitude radicalement normative. Notre dessein nřest pas, en effet, de
porter le moindre jugement de valeur sur la qualité des traductions et la compétence des
traducteurs. Notre démarche se veut plutôt, pour reprendre la terminologie de Berman,
digressive, visant à mener une réflexion constructive à partir des exemples fournis, à
soulever des questions pertinentes et à ouvrir de nouvelles perspectives pour la traduction
ou retraduction future des œuvres. Comme le souligne F. Jacques en référence à Kant, il
sřagit de faire en sorte que « les imperfections […] deviennent des points de
« discernement », i.e. des occasions pour la problématique de rebondir »15.
F. Israël, « Traduction littéraire et théorie du sens ». In : LEDERER M. (dir.), Etudes traductologiques en
hommage à D. Seleskovitch. Paris : Lettres modernes Minard, 1990, pp. 58-72 (Cahiers Champollion n° 4).
15 F. Jacques, « Lřordre du texte ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le Discours
philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, p. 1775
14
Susana Mauduit-Peix Geldart
15
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
4 Périmètre
On lřaura compris, notre travail nřa pas pour vocation dřinterroger le phénomène de la
traduction en tant que problème philosophique en soi, même si les enjeux métaphysiques
de la traduction et les rapports entre pensée et langage seront, comme nous lřavons
évoqué, nécessairement abordés. Il ne sřagit pas, en effet, de proposer une nouvelle théorie
de la traduction, encore moins une théorie du langage : notre projet de recherche sřinscrit
plutôt dans le cadre dřune typologie de la traduction16 qui vise à préciser, dans le sillage
des théories avancées par différents auteurs et notamment par J.-R. Ladmiral, le statut de
la traduction des textes philosophiques. Il sřagira pour nous de déterminer sřil y a lieu
dřévoquer une « spécificité » de la traduction philosophique, qui lřopposerait notamment à
la traduction dite littéraire, dřune part, et à la traduction dite pragmatique et technique, de
lřautre. Si une réponse affirmative à cette première question sřavère pertinente, elle
appelle à son tour dřautres interrogations : à quel titre peut-on parler dřune spécificité de
la traduction philosophique ? Dans quelles limites ? Quelles sont, dans ce cas, les
implications de cette problématique pour la pratique traduisante ?
Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous nous intéresserons, en particulier, à la
traduction comme processus intellectuel : il sřagira, en effet, non point dřexplorer les
mécanismes neuro-cognitifs qui rendent possible la compréhension mentale dřun discours
par le traducteur et sa capacité à le restituer dans une autre langue (domaine qui constitue
lřune des préoccupations fondamentales de la T.I.T.), mais plutôt dřanalyser le défi qui se
pose au traducteur et les raisons susceptibles dřexpliquer ses choix traductifs. Aussi notre
étude privilégie-t-elle davantage les aspects liés à la production des œuvres traduites quřau
contexte de leur réception, puisquřelle porte sur les difficultés et les enjeux inhérents à
lřacte de traduire lui-même et sur la recherche de solutions concrètes mises en œuvre par
les traducteurs.
Nous tenons également à souligner que notre travail est placé sous le signe ou du point de
vue du traducteur. Cette approche sous-tend et justifie lřensemble de nos analyses. Notre
projet global de recherche se propose en effet de tracer les différentes étapes que connaît
le processus de traduction dřune œuvre philosophique, depuis les contraintes éditoriales et
institutionnelles qui conditionnent le projet, jusquřà la démarche proprement traductive.
Toutefois, dès lors quřil sřagit de caractériser le propre de la traduction philosophique,
16
Nous parlons ici de « typologies de la traduction » au sens large, pour faire référence à un classement à
visée pratique des objets à traduire. Ainsi, lřexpression « traduction philosophique » fait référence pour nous
à la traduction des œuvres philosophiques, tout comme la traduction littéraire évoque la traduction des
œuvres littéraires, la traduction technique celle des documents techniques, etc. Ces deux dernières
catégories peuvent à leur tour se partager en sous-catégories, telles par exemple, la traduction poétique, la
traduction théâtrale (pour la traduction littéraire) ou la traduction juridique, la traduction médicale, etc.,
pour la traduction technique. Aussi sřagit-il de clarifier le groupe dřappartenance de la traduction
philosophique, ou son éventuel statut autonome.
Susana Mauduit-Peix Geldart
16
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
notre parcours nous amènera tout naturellement à explorer différents domaines qui
constituent parfois des savoirs à part entière, dont les acquis contribueront sans doute à
éclairer notre démarche. Aussi prendrons-nous appui sur des disciplines telles que
lřanalyse du discours, la sémantique, lřherméneutique, etc., étant entendu que notre
propos ne saurait viser lřapprofondissement des interrogations qui constituent lřobjet
dřétude de ces disciplines.
Dřune manière générale, compte tenu de la richesse et de la complexité de notre sujet,
nous nřaurons pas la prétention dřapporter des réponses fermes et définitives aux
problèmes que nous nous apprêtons à soulever en matière de traduction philosophique.
Comme le souligne Bergson,
« la vérité est quřil sřagit, en philosophie et même ailleurs, de trouver le problème et par conséquent de
le poser, plus encore que de le résoudre. Car un problème spéculatif est résolu dès quřil est bien posé.
Jřentends par là que la solution en existe alors aussitôt, bien quřelle puisse rester cachée et, pour ainsi
dire, couverte : il ne reste plus quřà la découvrir »17.
5 Cheminement
Le travail qui suit sřarticule en trois parties.
La première partie présente un tour dřhorizon théorique de la problématique de la
traduction philosophique. Il sřagit de situer la place quřoccupe le texte philosophique au
sein de la question typologique, de cerner les caractéristiques du discours philosophique et
dřidentifier les enjeux de sa transmission dřune langue à lřautre.
La deuxième partie place le traducteur devant le texte et analyse son rapport à lřécriture.
Ces considérations théoriques, qui déterminent dans une large mesure ce que Berman
appelait sa « position traductive », seront ensuite étayées par des considérations
méthodologiques liées au processus de traduction, qui sřarticule autour dřune première
phase, dite de compréhension, et dřune deuxième phase, dite de reformulation. Dans cette
partie, nous présenterons en détail, en amont de lřanalyse du corpus, les notions
opératoires qui sous-tendent notre étude et qui nous permettront de préciser nos
conclusions.
Enfin, après ces développements théoriques, la troisième partie sera entièrement
consacrée à lřétude pratique qui nous permettra de vérifier nos hypothèses de travail. Nous
partirons pour un long voyage diachronique qui nous amènera aux sources du
cartésianisme, laissant toutefois aux spécialistes, cela va de soi, le soin dřexpliquer la
véritable portée dřune doctrine qui ne représente rien de moins que lřorigine de la
17
H. Bergson, La pensée et le mouvant. Paris : PUF, 1985, p. 57 [Nous soulignons].
Susana Mauduit-Peix Geldart
17
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
modernité. Pour notre part, nous nous limiterons à essayer de comprendre comment le
souffle profond qui anime la pensée cartésienne, exprimée en latin ou en français, a pu
être transmis, voire préservé, dans son incarnation dans une autre langue Ŕ en
lřoccurrence lřespagnol Ŕ grâce à lřeffort des traducteurs. Effort que nous nous proposons
de décortiquer pour démontrer lřenjeu et la spécificité de cette modalité traductive
particulière quřest la traduction philosophique.
Précisons également que le caractère nécessairement linéaire quřimpose lřécriture ne
permet pas de rendre compte du phénomène dont nous nous sommes efforcée de percer le
mystère : si lřorganisation des chapitres et sous-chapitres que nous avons adoptée se veut
rationnelle et garante dřune progression rigoureuse, elle opère en revanche
nécessairement un découpage réducteur qui oblige à « compartimenter » les
problématiques, alors quřelles ne peuvent être comprises que dans une totalité sans
fissures, par le renvoi réciproque constant des questionnements soulevés ici et là. Faute de
pouvoir inscrire notre réflexion dans la circularité indispensable à sa compréhension, nous
en appelons à lřindulgence du lecteur. Puisse-t-il trouver dans les pages qui suivent un
éclairage utile pour comprendre ce vaste univers…
Enfin, on lřaura compris, le présent travail se veut à la charnière de deux disciplines. Si les
philosophes pourront regretter une approche plus traductologique que philosophique de la
question, les traductologues, pour leur part, jugeront peut-être notre étude plus
philosophique que traductologique. Au risque de décevoir les uns et les autres, nous avons
tenté de bâtir un travail « hybride », nous efforçant dřaborder la problématique sous ses
différents angles et enjeux. En tout état de cause, cet édifice improbable que nous nous
sommes employée à ériger se veut à la fois sincère et ouvert : sincère, par lřhommage quřil
entend rendre à ces fourmis du savoir quřont été et sont toujours les traducteurs de la
philosophie, ouvert, à lřinfinité de chemins et de perspectives qui restent encore à
explorer.
Susana Mauduit-Peix Geldart
18
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
PREMIERE PARTIE : LA PROBLEMATIQUE DE
LA TRADUCTION PHILOSOPHIQUE
Susana Mauduit-Peix Geldart
19
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Introduction :
Qu’est-ce
qu’un
texte
philosophique ?
Après la seconde guerre mondiale, face au développement rapide de la traduction et de
lřinterprétation de conférence, la réflexion sur la traduction, qui avait été jusque là
lřapanage de quelques grands traducteurs, philosophes ou philologues (ou parfois les trois à
la fois si lřon pense à Schleiermacher ou Benjamin) sřest « démocratisée » et sřest peu à peu
constituée en tant que discipline autonome, sous différentes dénominations : translation
studies dans le monde anglo-saxon, Übersetzungswissenschaft, dans les pays de langue
allemande, traductologie dans les pays de langue française18.
Ces chercheurs des années 1950-1970 se sont retrouvés confrontés, volens nolens, à une
problématique aussi ancienne que la traduction elle-même : la nécessité de classer les
différents types de textes sur lesquels portait lřopération de traduction et, par là-même, à
définir (éventuellement) différents modes du traduire. Certains ont, dès les années 1950 et
1960, proposé une typologie des textes (Fedorov, Mounin19), dřautres ont préféré
reprendre la différence classique entre textes littéraires et textes pragmatiques, plus ou
moins explicitement (Kade20, Seleskovitch21).
Ces différentes tentatives typologiques sřappuient sur le constat que les textes littéraires ou
poétiques ne sauraient être traduits à lřégal dřun mode dřemploi, dřun contrat juridique ou
plus généralement dřun texte relevant du domaine scientifique ou technique. Sans rentrer
ici dans le débat des difficultés inhérentes à chacune de ces pratiques, il convient de
revenir sur le but assigné à la définition dřune typologie pertinente des textes à traduire.
Dřune manière générale, comme le souligne J.-R. Ladmiral, ce quřil est permis dřattendre
« dřune théorie de la traduction, cřest précisément une aide à la conceptualisation, à la
problématisation et à la formulation des difficultés que rencontre le traducteur dans son
travail »22. Il sřagit en effet dřétablir les bases dřune méthodologie appropriée susceptible
dřorienter la pratique et de faciliter ainsi la tâche du traducteur. Avant de traduire, il
Cf. lřarticle de J. S. Holmes, « The Name and Nature of Translation Studies » (In : The Translation Studies
Reader, edited par Lawrence Venuti, London : Routledge, 2000, pp. 172-185), pour un panorama complet
18
des premiers tâtonnements terminologiques concernant la dénomination de la nouvelle discipline.
19 A. V. Fedorov, Vvedenje v teoriju perevoda (Introduction à la théorie de la traduction ). Moscou : Institut
des Littératures en Langues étrangères, 1953. G. Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction. Paris :
Gallimard, 1963, 297 p.
20 O. Kade, Zufall und Gesetzmäßigkeit in der Übersetzung . Leipzig : Verlag Enzyklopädie, 1968
21 D. Seleskovitch, « Traduction technique et traduction littéraire, différence ou opposition ? », Traduire n°
134, déc. 1987, pp. 88-95.
22 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard, 1994, p. 116
Susana Mauduit-Peix Geldart
20
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
importe dřévaluer en profondeur la nature du texte23 afin dřen comprendre le sens, le but
ou lřeffet recherché par lřauteur, identifier le ton, etc. De nombreux théoriciens Ŕ dont
notamment K. Reiss24 et les courants fonctionnalistes (théorie du skopos de H.J. Vermeer)
- sřaccordent à penser que chaque type de texte appelle une méthode spécifique ; dřoù la
nécessité de commencer par établir une typologie permettant au traducteur dřidentifier et
dřadopter la méthode de traduction qui garantira la qualité de son travail : « Cřest le type
de texte qui oriente le traducteur en amont et lřinfluence en premier lieu dans le choix
dřune méthode de traduction adaptée. »25 Nous étudierons dans la section 1.1.2. la place
des textes philosophiques dans la typologie de K. Reiss.
A lřopposé de ces tendances, la Théorie Interprétative de la Traduction (T.I.T.) issue de
lřEcole de Paris, a montré que la démarche qui sous-tend la pratique traduisante, centrée
sur la recherche du sens, est invariable, quel que soit le type de texte auquel se trouve
confronté le traducteur. Aussi la question de la typologie, si importante chez K. Reiss et les
fonctionnalistes, nřa-t-elle jamais fait lřobjet dřun véritable approfondissement… Toujours
est-il que, pour des raisons de conceptualisation théorique, les premiers chercheurs
revendiquant leur appartenance à la T.I.T. parlent de « traduction littéraire » et de
« traduction technique », se référant ainsi implicitement à une typologie binaire des textes
à traduire. J. Deslile, par exemple, développe de nombreux travaux sur la traduction basés
sur la différence, voire lřopposition, quřil perçoit entre les textes littéraires et les textes
pragmatiques26, partant du postulat que « le texte littéraire ne [produit] pas son sens de la
même façon que le texte véhiculaire »27. Ce constat implique une différence dřabord entre
le texte littéraire et le texte pragmatique ou technique. Notons également que, au fil de
lřapprofondissement de la TIT, dřautres chercheurs, comme M. Cormier et J. Pelage, ont
cherché à peaufiner la catégorisation des textes techniques28. Pour autant, il convient de
garder toujours présent à lřesprit que, pour les partisans de la TIT, la démarche traduisante,
comme le souligne F. Israël, reste fondamentalement la même, quoique plus complexe
dans le cas des textes littéraires29. Nous y reviendrons.
Précisons dès à présent que nous utiliserons les termes texte et discours comme synonymes.
K. Reiss, Translation Criticism - The potentials and limitations. Manchester: St Jerome Publishing, 2000.
25 «It is the type of text which decides the approach for the translator; the type of text is the primary factor
influencing the translator choice of a proper translation method.» K. Reiss, ibid. p. 17 [Traduit par nos soins]
26 Cf. notamment : L'analyse du discours comme méthode de traduction . Ottawa : Presses de l'Université
d'Ottawa, 1980, 282 p. (« Cahiers de traductologie », n° 2)
27 J. Delisle, « Le sens à travers lřhistoire de la traduction de lřAntiquité à la fin du XIXe siècle ». In : ISRAEL
F. et LEDERER M. (éds.), La Théorie Interprétative de la Traduction T.II : Convergences, mises en
perspective. Paris-Caen : Lettres modernes Minard, 2005, p. 222 (Cahiers Champollion, n° 7)».
28 M. Cormier, Traduction technique et pédagogie. Thèse : Traductologie : Paris 3, ESIT, 1986. J. Pelage, La
traduction des discours juridiques : problématique et méthodes. Paris : éd. à compte dřauteur, 2007, 259 p.
29 Cf. F. Israël, « Traduction littéraire et théorie du sens », op. cit. p. 41.
23
24
Susana Mauduit-Peix Geldart
21
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Dřautres auteurs partagent cette intuition de la TIT :
« Indépendamment du genre des textes, de lřépoque Ŕ cřest-à-dire que cela doit être vrai de toutes les
traductions produites depuis plusieurs millénaires Ŕ les techniques fondamentales de la traduction
sont les mêmes. Ce qui varie, ce sont les buts assignés à chacune dřelles, en termes généraux dř
« intention de communication ». Je partirai donc de cette sorte de postulat que le processus de
traduction est unique, quels que soient lřépoque, les langues considérées, le type de traduction (écrite
ou orale) ou encore le genre de texte à traduire. »30
Si nous partageons ce postulat, il va sans dire que les difficultés inhérentes à la pratique
traduisante ne sont pas du même ordre suivant quřil sřagisse dřun texte littéraire, dřun texte
technique ou encore - oserons-nous dire dès à présent Ŕ dřun texte philosophique. En
effet, même sřil y a lieu dřévoquer une problématique générale de la traduction Ŕ où
rentrent en ligne de compte des considérations relatives aux relations entre la langue et le
discours, les connaissances linguistiques et extralinguistiques et le transfert culturel Ŕ
chaque texte doit être abordé comme un cas particulier. Lřattention portée aux différents
éléments du texte, à sa tonalité, connaîtra nécessairement des différences de degré, car
« entre le traitement du cas particulier et la problématique générale, il y a place pour des
problématiques spécifiques »31. P. Newmark insiste également sur lřimportance de la
typologie des textes pour la théorie de la traduction : « […] une théorie générale ne saurait
se borner à proposer une méthode unique (par exemple, lřéquivalence dynamique), mais
doit tenir compte de la variété des genres textuels et des critères de traduction qui sřy
rapportent, ainsi que des principales variables en jeu. »32
Notre travail a précisément pour vocation dřidentifier ces « variables » qui rentrent en
ligne de compte dans la traduction des textes philosophiques.
Dans cette optique, il nous importe de commencer par définir lřobjet de notre recherche.
Rappelons dřabord quřun texte, comme le définit F. Jacques, est « tout ensemble de phrases
présentant un début, un milieu et une fin, doué dřune cohérence globale et dřune certaine
unité »33. Voilà une définition qui a le mérite de la simplicité, et qui peut aussi bien
sřappliquer à un texte littéraire quřà un travail de recherche universitaire.
La définition du qualificatif philosophique semble en revanche plus ardue, puisque la
première définition quřen donne le dictionnaire est « relatif à la philosophie ». Autant dire
que prétendre répondre à la question « quřest-ce quřun texte philosophique ? » revient à
G. Garnier, Linguistique et traduction. Caen : Paradigme, 1985, p. 95
J. Pelage, op. cit. p. 17
32 « […] a general theory cannot propose a single method (e.g. dynamic equivalence), but must be concerned
30
31
with the full range of text-types and their corresponding translation criteria, as well as the major variables
involved. » P. Newmark, Approaches to translation, réimpression (1ère édition 1981). Oxford : Pergamon
Press, 1984, p. 12 [Traduit par nos soins]
33 F. Jacques, « Lřordre du texte », op. cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
22
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
tenter de définir la philosophie elle-même ! Entreprise aussi téméraire quřimpossible : la
grande diversité notionnelle des définitions proposées, ne serait-ce que par le dictionnaire
général de la langue34, témoigne de la difficulté de circonscrire le champ sémantique que
couvre le terme philosophie. De ces différentes définitions, nous pouvons retenir, par
exemple, que la philosophie recouvre lř« ensemble des études, des recherches visant à
saisir les causes premières, la réalité absolue ainsi que les fondements des valeurs
humaines, et envisageant les problèmes à leur plus haut degré de généralité »35. Bien
entendu, le terme philosophie peut également désigner une doctrine, un système, une
théorie, notions que lřon peut comprendre comme une « conception générale, vision plus
ou moins méthodique du monde et des problèmes de la vie »36. Enfin, le terme véhicule
aussi une connotation morale : « Élévation dřesprit, fermeté dřâme. Calme, équanimité,
raison, sagesse. »37
Les philosophes eux-mêmes ont tenté de proposer une définition de la philosophie, de
lřactivité spéculative, ouvrant un débat quřil nous est impossible, pour des raisons
évidentes, dřaborder ou de résumer dans ces lignes. J. Gisbert38 note par exemple quřil sřagit
dřun discours théorique, dřune pratique théorique (tendant à la discussion des problèmes)
plutôt que dřune théorie pratique. Esquissant une tentative définitoire des propriétés du
discours philosophique, cet auteur met en avant, entre autres, deux traits marquants :
lřautoréférence (cřest-à-dire, la propriété de faire référence à lui-même) et lřémergence (au
sens où les problèmes auxquels le discours philosophique entend répondre sont
irréductibles, puisque la philosophie ne sřépuise pas dans la simple discussion des
problèmes).
Analysant le premier aspect, F. Cossutta qualifie la philosophie de « discours autoconstituant » (terme sur lequel nous reviendrons), tandis que J.-F. Mattéi, par exemple,
insiste sur le caractère émergent ou circulaire : « Penser, au fond, cřest tourner en rond,
cřest-à-dire penser la pensée de lřêtre et lřêtre de la pensée, en taraudant sans fin tout ce
qui est […]. Sřil est vrai que lřêtre appelle le rond, et que ce qui est rond appelle la caresse,
alors le discours est la caresse de la philosophie. »39
Pour notre part, nous sommes tentée dřajouter que la philosophie est en quelque sorte le
discours sur lřincompréhensible : quête obstinée de réponses inexistantes ou introuvables,
voix de la conscience en contradiction avec son existence concrète… Dominé par une
34
Petit Robert de la Langue française
Ibid.
Ibid.
37 Ibid.
35
36
38
J. Gisbert, « Sobre el enunciado que afirma que la filosofía es una rama de la literatura », Actos del XIV
Congreso valenciano de Filosofía, Societat de Filosofia del País Valencià. Valencia : 2002, p. 73.
39 J.F. Mattéi, préface au Discours philosophique. In : Encyclopédie Philosophique Universelle, tome IV,
Paris : PUF, 1991, p. 8
Susana Mauduit-Peix Geldart
23
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
volonté de « conceptualisation du réel » qui nřest pas sans poésie, le discours philosophique
sřefforce de pousser aussi loin que possible la faculté dř étonnement, jusquřaux contrées les
plus énigmatiques, les plus insolites, les plus inaccessibles.
Reste que cette quête est matérialisée dans un discours qui sřefforce avant tout, comme le
soulignent G. Deleuze et F. Guettari dans un article passionnant40, « de former, d'inventer,
de fabriquer des concepts ». « Les concepts, écrivent-ils, ne nous attendent pas tout faits,
comme des corps célestes. Il n'y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés,
fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. »
Philosopher, cřest donc créer des concepts, mais les grands philosophes sont rares.
« Certains réclament un mot extraordinaire, parfois barbare ou choquant […] tandis que
dřautres se contentent dřun mot courant très ordinaire qui se gonfle dřharmoniques si
lointaines quřelles risquent dřêtre imperceptibles à une oreille non philosophique. »41
Deleuze évoque également « lřétrange nécessité » du choix de ces mots : « Le baptême du
concept sollicite un goût proprement philosophique qui procède avec violence ou avec
insinuation, et qui constitue dans la langue une langue de la philosophie, non seulement
un vocabulaire, mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté. »42
De ces considérations ressortent quelques traits qui nous permettront de caractériser, fûtce schématiquement, le texte philosophique, puisquřil nous faut bien faire ressortir
dřemblée les dimensions que le traducteur se devra de prendre en compte. Nous pouvons
donc dire à ce stade quřil sřagit dřun discours écrit, rationnel, à caractère argumentatif, à
visée gnoséologique totalisante, et portant la marque de la subjectivité du philosophe. Il va
de soi quřune telle définition est par trop réductrice de la richesse dřun genre qui reste, il
nous faut lřavouer, en quelque sorte inclassable ; mais notre travail a précisément pour
ambition de montrer, par lřintermédiaire de ce processus énigmatique quřest la traduction,
la nature, la richesse et les enjeux des textes philosophiques. Aussi le lecteur ne pourra-t-il
juger de la réussite de notre entreprise quřau terme dřune patiente lecture…
Une fois identifié lřobjet à traduire, le texte philosophique, encore faut-il déterminer dans
quelle catégorie il convient de le classer. Si nous partons du principe dřune spécificité du
texte philosophique du point de vue de la traduction, il convient de commencer par
chercher sa place dans le cadre dřune typologie de la traduction. Tel est lřobjet du premier
chapitre de cette partie, consacré aux enjeux dits typologiques.
Précisions toutefois que notre but nřest pas de faire une étude critique des différentes
typologies proposées par les théoriciens de la traduction, moins encore dřavancer ou
G. Deleuze, « Quřest-ce que la philosophie ? », Chimères, n° 8, mai 1990. Disponible sur :
http://www.philagora.net/philo-fac/deleuze-2.php
40
41
42
Ibid.
Ibid. [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
24
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
dřesquisser notre propre typologie des textes. Dans la ligne des considérations évoquées cidessus, nous tenterons dřéclaircir les enjeux typologiques du statut du discours
philosophique, car il règne, nous semble-t-il, un flou préjudiciable sur ce sujet, et de le
sortir de lřombre où la traduction littéraire lřa relégué. Après un bref détour par la
typologie emblématique de K. Reiss et par lřintéressante classification proposée par J.
Pelage, nous étudierons en particulier la typologie binaire canonique qui distingue les
textes littéraires des textes pragmatiques, qui nous semble a priori trop schématique pour
répondre à nos interrogations sur la traduction du texte philosophique.
Ensuite, nous nous intéresserons, dans le deuxième chapitre, aux enjeux spécifiquement
textuels, en vue de cerner les caractéristiques de la discursivité philosophique et les
différents genres adoptés par les philosophes pour lřexposition de leur doctrine. Nous
verrons, en particulier, que le choix du genre nřest pas fortuit et quřil a une incidence
considérable en matière de traduction.
Enfin, puisque le discours philosophique sřécrit en langues, nous aborderons, dans le
troisième chapitre, les enjeux que nous avons appelés « logosophiques », qui recouvrent
lřépineuse question du statut « philosophique » des différentes langues et leur capacité à se
prêter au déploiement du discours philosophique. Lřespagnol faisant figure de langue
« non philosophique », comme nous le verrons, il nous importe de savoir ce que devient
une pensée dont la profondeur philosophique nřest plus à prouver lorsquřelle est
reformulée dans la langue de Cervantès… à supposer que ce soit possible.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 1 : Les enjeux typologiques : quelle place
pour la traduction philosophique ?
« Tous les textes ne sont pas équivalents, égaux devant
la traduction… »43
1.1 Typologies de la traduction
1.1.1. La dichotomie classique
1.1.1.1. Ecriture de création et écriture d’information
Rappelons tout dřabord que, dans un petit texte publié en 196044, Roland Barthes proposait
une dichotomie opposant lř « écrivain » à lř « écrivant ».
Pour lř« écrivant », lřécriture est transitive : la parole est un moyen dřagir sur le monde, un
instrument de communication au service dřun projet donné (quřil soit de nature politique,
pédagogique, etc.). Lřécrivant sřérige en témoin du réel et prétend lřexpliquer, le langage
nřétant quřun médium qui lui permet dřextérioriser sa pensée. La parole nřest pas son objet,
ce qui lui importe, cřest le sens quřelle véhicule.
Lř« écrivain », en revanche, considère le langage comme une fin en soi, comme une
structure « souveraine » : loin dřêtre un simple instrument de communication, lřécriture
est son propre objet, elle est intransitive. Contrairement donc à lřécrivant, lřécrivain ne
vise pas à expliquer le réel, il ne saurait transcender le langage, son action est « immanente
à son objet », et la littérature devient ainsi une activité « tautologique ».
Cette distinction devenue célèbre recouvre lřopposition entre lřécriture dite « de création »
et lřécriture « dřinformation ». La première privilégie la fonction expressive du langage :
lřauteur explore lřinfinie richesse du langage et cherche à émouvoir le lecteur par la magie
des sonorités, du rythme, des métaphores, des images, en somme, par lřoriginalité de son
style. Dans le cas de lřécriture informative, la visée est toute autre : il sřagit de transmettre
J.-R. Ladmiral, « La traduction proligère ? Sur le statut des textes quřon traduit », Meta : journal des
traducteurs / Meta: Translators' Journal [en ligne], vol. 35, n° 1, 1990, p. 107. Disponible sur :
43
http://id.erudit.org/iderudit/003370ar
44 R. Barthes, « Ecrivains et écrivants », Essais critiques, Paris : Seuil, 1964
Susana Mauduit-Peix Geldart
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une information, de se faire comprendre du lecteur, les performances stylistiques étant
secondaires, sinon subordonnées, à lřobjectif de clarté de lřexposé.
1.1.1.2. Traduction littéraire et traduction technique
Si elle reste théorique Ŕ Barthes lui-même faisait allusion à la figure hybride de lřécrivainécrivant - cette classification nřen est pas moins capitale pour la traductologie. Dès lors que
les textes dits « informatifs » ou « pragmatiques » visent avant tout à transmettre un
message, ils sont supposés être par essence traduisibles, dans la mesure où il sřagit de
transposer, ce que J.-R. Ladmiral45 appelle « lřaire sémantique », Seleskovitch46 « le sens » et
Coseriu47 « la « dénotation ». Cette approche présuppose une dissociation entre lřobjet à
traduire et son expression.
A lřopposé, les textes littéraires, et tout particulièrement la poésie, sont souvent réputés
intraduisibles, car pour certains il semble en effet impossible de préserver dans une autre
langue les infinies subtilités, les « prouesses » stylistiques recherchées délibérément par
lřauteur.
Nous sommes donc en présence dřun modèle dualiste qui a classiquement établi une
distinction irréductible entre deux modalités du traduire : la supposée « docilité » de la
traduction technique, dřune part, face au génie créatif que nécessite la traduction
littéraire, de lřautre. Laquelle, de ces catégories, est supposée accueillir la traduction
philosophique ? Comme le souligne J.-R. Ladmiral, les traducteurs littéraires tendent à la
rejeter en raison de sa technicité, tandis que les traducteurs techniques, pour leur part, ne
la feraient pas leur, alléguant « le polysémantisme, quand ce n'est pas lřimprécision ou le
flou, de la conceptualisation propre à chaque philosophe […], de sorte que la traduction
philosophique se trouvera alors assimilée à une « spécialité » excentrique de la traduction
littéraire… »48.
Y a-t-il dřautres alternatives ? Si le dualisme opposant la traduction littéraire à la
traduction technique reste dominant dans la théorie de la traduction, certains auteurs ont
tenté dřétablir, comme nous lřavons vu, des classifications plus affinées. Faute de pouvoir
en dresser un inventaire complet, nous nous intéresserons aux typologies proposées par K.
Reiss et J. Pelage.
J. R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, ibid.
Voir par exemple Langages, langue et mémoire, étude de la prise de notes en interprétation consécutive.
Paris : Minard, 1975, 277 p., ou encore Interpréter pour traduire (en collaboration avec M. Lederer). Paris :
Didier Érudition, 1984, 312 p.
47 Voir notamment Textlinguistik. Eine Einführung . Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1981, IX, 178 p.
48 J. R. Ladmiral, « Éléments de traduction philosophique », Langue française [en ligne] vol. 51, n° 1, La
traduction, septembre 1981, p. 22. Disponible sur :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1981_num_51_1_5095
45
46
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.1.2. Informer, émouvoir, persuader : la typologie de K.
Reiss
K. Reiss49, théoricienne allemande dont les travaux sont à lřorigine du courant
fonctionnaliste (Skopostheorie), propose une typologie des textes comme critère premier à
prendre en compte pour une évaluation critique et objective des traductions. Tout dřabord,
elle passe en revue, dans une perspective critique, dřautres tentatives typologiques établies
par certains traductologues, dont Fedorov, Kade, Casagrande et Mounin, entre autres.
Nous constatons que, dřune manière générale, les textes philosophiques sont absents des
classifications établies par la plupart des auteurs.
Pour sa part, sřappuyant sur les fonctions du langage définies par K. Bühler Ŕ à savoir
lřinformation, lřexpression et lřincitation Ŕ K. Reiss aboutit à une typologie classant les
textes en trois grands groupes. Nous avons jugé utile de la regarder en détail, dans la
mesure où sa classification se veut globalisante. Selon K. Reiss, en effet, sa typologie réunit
lřintégralité des genres de textes que lřon rencontre dans la pratique.
K. Reiss distingue :
a) Les textes informatifs ou « à dominante informative », axés sur le contenu
(content-focused), qui recoupent les textes écrits dans une langue référentielle et
visant à transmettre des renseignements, des connaissances, des opinions, etc. ;
b) Les textes expressifs ou « à dominante expressive », centrés sur la forme (formfocused), correspondant à la création littéraire, dont le caractère esthétique doit
être reproduit ;
c) Les textes incitatifs ou « à dominante incitative », centrés sur la fonction de
persuasion (appeal-focused), qui recoupent les textes cherchant à susciter une
réaction ou un comportement chez le lecteur. Il sřagit essentiellement des textes
publicitaires, de la propagande, etc.
Il est fait allusion à un quatrième groupe, celui des textes écrits pour le support
audiovisuel, qui ne rentre pas dans le cadre de notre sujet.
Une méthode de traduction spécifique est associée à chaque type de texte. Ainsi, pour les
textes informatifs, la démarche du traducteur doit être guidée par la recherche du sens,
afin de conserver intact le contenu. Si le texte sert une visée esthétique, le traducteur doit
procéder par identification, cřest-à-dire, sřidentifier à la visée créatrice de lřauteur afin de
49
K. Reiss, op. cit.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
recréer la qualité artistique du texte. Enfin, si le texte a pour objet de susciter une réaction
chez le lecteur, la méthode préconisée est lřadaptation, puisque le texte dřarrivée doit
pouvoir générer un comportement analogue.
Cette typologie a retenu notre attention dans la mesure où elle sort de la dichotomie
classique opposant le littéraire au pragmatique pour proposer un troisième genre textuel,
fondé sur la fonction de persuasion du langage. Selon K. Reiss, ici le message a pour objet
prioritaire « de provoquer une réaction particulière sur les auditeurs ou les lecteurs, de les
inciter à engager une action donnée »50. Peut-on envisager un classement des textes
philosophiques dans cette catégorie ?
Il semble acquis que, comme le souligne J. dřHondt51, la plupart des philosophies ne visent
pas à susciter ou à diriger des activités humaines concrètes, contrairement aux doctrines
religieuses. Mais elles ne présentent pas moins un caractère social, dans la mesure où elles
intéressent une frange importante de la population. Il suffit de penser, en particulier, aux
grands noms de la philosophie politique et à lřinfluence quřils ont exercée sur
lřorganisation politique et sociale : Machiavel, Beccaria, Hobbes, Montesquieu, Rousseau,
Stuart Mill, Marx, Engels, pour nřen citer que quelques uns… Aussi K. Reiss semble-t-elle
inclure dans ce groupe textuel le discours religieux : de nombreux extraits de lřAncien et
du Nouveau Testament Ŕ abstraction faite des psaumes et autres prières où domine la
fonction expressive et poétique du langage - et autres textes sacrés, ainsi que les textes
profanes visant à gagner des adeptes à une idéologie donnée (les premiers écrits marxistes,
par exemple).
Toutefois, elle ne sřattarde point sur le statut des textes philosophiques proprement dits,
quřelle semble considérer implicitement comme des textes pragmatiques ou techniques :
« Les textes pragmatiques partagent de nombreux traits communs, mais lřévaluation de
leur traduction diffère grandement selon quřil sřagisse dřune présentation commerciale,
dřun dossier juridique ou dřun traité philosophique. » 52
Sřil est vrai que la catégorie des textes dits philosophiques appelle sans doute une
complexification de la typologie53 Ŕ traduire Montaigne, Pascal ou Malebranche nřimpose
peut-être pas les mêmes contraintes que traduire Kant ou Marx Ŕ il nous semble, quant à
«It [the message] should provoke a particular reaction on the part of the hearers or readers, inciting them
to engage in specific actions.» Ibid. p. 39 [Traduit par nos soins]
51 J. dřHondt, « Les conséquences des erreurs de traduction », In : BLOCH O. et MOUTAUX J.,(dir.), Traduire
les philosophes, actes des Journées dřétude organisées à la Sorbonne par le Centre dřHistoire des Systèmes de
50
Pensée Moderne de lřUniversité de Paris I, 19 et 26 janvier, 22 et 29 mars 1992. Paris : Publications de la
Sorbonne, 2000, p. 168.
«Practical texts may share a wide variety of characteristics, but it still makes a great difference whether
the translation to be evaluated is a commercial inventory, a legal brief, or a philosophical treatise.» K. Reiss,
op.cit. p. 18 [Traduit par nos soins].
53 Voir infra section 2.2.2. de la première partie.
52
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
nous, pour le moins surprenant de classer les textes de philosophie politique, et même les
textes sacrés, aux « côtés » de la traduction dřune brochure publicitaire ou dřun catalogue
commercial. Étonnement que ne manquent pas de partager les philosophes : « Que les
mêmes mots « texte », « livre », servent à désigner les écrits de Valéry, Kant, Niels Bohr, les
recettes de cuisine et les documents ferroviaires, tout le monde voit bien que la fonction
de la critique philosophique est alors de repérer les non-textes et les sous-textes, de
discerner entre le bon et le meilleur », écrit F. Jacques54. Tant il est vrai que, dans une
certaine mesure, il semble évident que tous les écrits philosophiques cherchent à
« convaincre » les lecteurs de la validité conceptuelle dřun système, quřil soit de nature
gnoséologique ou Ŕ surtout - morale. Par ailleurs, si dans les deux cas Ŕ textes publicitaires
ou textes philosophico-politiques Ŕ lřobjectif visé est la persuasion, le rôle de la forme dans
lřaccomplissement de cet objectif nřest peut-être pas assimilable dans les deux cas… Il
semble donc que la typologie de K. Reiss nřapporte pas non plus une réponse satisfaisante à
la question qui nous occupe.
1.1.3. Pour une typologie des textes spécialisés : la
proposition de J. Pelage
J. Pelage, déjà cité, part quant à lui dřune typologie à trois termes, et sřinterroge en
lřoccurrence sur la place quřy occupe le discours juridique, aspect qui bien évidemment
sort de notre propos. Nous avons toutefois jugé opportun dřanalyser sa typologie et la
réflexion qui sous-tend ses choix, en espérant y trouver un éclairage intéressant pour notre
problématique de classement typologique des textes philosophiques.
J. Pelage classe dřabord les textes en trois grands groupes :
a) Textes généraux : il sřagit des discours les plus courants dans la communication,
rédigés dans la langue commune et visant lřéchange ordinaire dřinformations ou
dřidées. En principe, la compréhension de ces textes est accessible sans recherche
particulière. Ils ont une visée utilitaire, le mot étant de ce fait au service du sens, la
lettre subordonnée à lřesprit, la forme au fond ;
b) Textes littéraires : il sřagit ici des discours à visée non point utilitaire ou
informative mais esthétique, autonomes par rapport au réel, où la subjectivité,
lřimagination et lřintuition jouent un rôle fondamental dans la communication. Le
langage littéraire étant hautement connotatif, la forme lřemporte souvent sur le
fond, et la principale difficulté pour le traducteur réside dans la distance quřil peut
ou doit prendre par rapport à lřœuvre originale ou à lřauteur : « Le respect de
54
F. Jacques, « Lřordre du texte », op. cit. p. 1778
Susana Mauduit-Peix Geldart
30
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lřauteur suppose que lřon nřoublie pas que lřœuvre littéraire a vocation à
lřintemporalité, parce que sa visée est esthétique plus quřinformative. » ;55
c) Textes spécialisés : il sřagit, dřune manière générale, du discours des sciences et
des techniques, qui, contrairement au discours littéraire, tend vers lřobjectivité, et
comporte de ce fait de nombreux « référents universels » qui sont en principe
transcodables dans les différentes langues. Ces textes ont une visée pragmatique,
car ils se proposent, soit de faire progresser le savoir ou la connaissance relative à
un domaine donné, soit de trouver des applications concrètes (un projet de
construction a pour objet de servir de base à la construction dřun bâtiment, par
exemple).
Situant les textes juridiques dans la catégorie des textes spécialisés, J. Pelage propose
ensuite une intéressante typologie des textes techniques, basée sur le principe selon
lesquels les frontières thématiques ne sont pas cloisonnées, un texte pouvant aborder
plusieurs domaines et revêtir plusieurs dimensions à la fois.
Selon lui, les textes spécialisés sont à classer selon la distance qui les sépare de la science
mathématique. Il propose ainsi lřaxe suivant :
Droit
Sciences
Humaines
Science
Science
économique biologique
Science
physique
Mathématiques
Sur cette base, J. Pelage définit six catégories selon les domaines : L Ŕ littéraire ; G Ŕ
Général ; J Ŕ Juridique ; H Ŕ Sciences humaines ; E Ŕ Economie ; T Ŕ Technique et science.
Chaque texte est ensuite qualifié, au besoin, à lřaide de deux lettres, une en majuscule
(correspondant au domaine principal), lřautre en minuscule (domaine secondaire), ou
toutes deux en majuscule si les deux domaines ont une importance égale. J. Pelage propose
aussi de respecter un ordre donné en fonction du destinataire.
Il est intéressant de constater, tout dřabord, que la philosophie nřest pas prise en compte en
tant que telle ; on peut supposer que J. Pelage la rattache implicitement au domaine des
sciences humaines, et par voie de conséquence, à la catégorie traductologique des textes
spécialisés ou techniques. Le domaine philosophique ne présente donc pas, à ses yeux, un
caractère spécifique. Dřautre part, lřéconomie, souvent considérée comme une discipline
des sciences humaines, est supposée ici constituer un domaine à part, indépendant du
juridique et des autres sciences humaines.
55
J. Pelage, op. cit. p. 29
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Il y a lieu de se demander, par ailleurs, dans quelle catégorie seraient classés les textes de
philosophie morale ou politique, tels par exemple les écrits de Montesquieu, Rousseau,
Beccaria, etc. Dans le domaine du droit, ou dans les sciences humaines ?
A y regarder de près, il est à noter que les textes philosophiques pourraient être en réalité
classés à lřintérieur de chacune des grandes catégories proposées par J. Pelage, à savoir les
textes généraux, les textes littéraires et les textes spécialisés. Il serait en effet possible de
mettre en avant, tout dřabord, le fait que la philosophie prend pour objet des thématiques
« générales » qui intéressent tous les mortels : le salut de lřâme, la liberté, la responsabilité,
etc. Certains philosophes Ŕ certes pas très nombreux - écrivent dřailleurs dans un langage
tout à fait accessible aux non-spécialistes. Deuxièmement, comme nous le verrons en
détail ci-dessous, les textes philosophiques, à lřinstar des textes littéraires, ont une vocation
à lřintemporalité et leurs auteurs sont considérés comme des écrivains à part entière.
Enfin, il est indéniable quřil sřagit le plus souvent de textes dřune grande technicité, propre
à les placer dans la catégorie de la traduction spécialisée. Comme nous le voyons, la
question est plus complexe quřelle ne le semble au prime abord.
Au vu des éléments évoqués jusquřici, force est de constater que les textes philosophiques
ne sont généralement pas pris en compte en tant que tels dans les typologies avancées par
les différents auteurs (à lřexception de quelques théoriciens auxquels nous ferons référence
ci-après). Certains les assimilent directement au domaine littéraire, dřautres aux textes
techniques et pragmatiques, sans que les spécificités de ce type des textes aient suscité
jusquřici une réflexion plus approfondie. Il semble que, comme le souligne J.-R. Ladmiral56,
les diverses tentatives de classification des genres des textes tendent à se subsumer dans le
modèle classique opposant « lřexpressivité littéraire, voire poétique, et lřinformation […]
technique ». Aussi chercherons-nous à établir si les textes philosophiques sont à classer à
lřintérieur de cette dichotomie, ou bien sřil y a lieu de les considérer comme un genre à
part.
56
J.-R. Ladmiral, « Éléments de traduction philosophique », op.cit., pp. 19-34.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.2. Le statut de la traduction philosophique
1.2.1. Discours philosophique versus discours littéraire
1.2.1.1. Brèves considérations historiques
Ainsi que nous lřavons évoqué ci-dessus, la traduction philosophique a été
traditionnellement assimilée à la traduction littéraire, au sens large, car les traités
philosophiques détiennent un statut dřœuvre, au même titre que la production littéraire
des grands écrivains. On cite les « œuvres » dřAristote, de Spinoza ou de Kant à lřinstar de
celles de Stendhal, de Balzac ou de Proust ... Au début de leur histoire, dans la tradition
grecque occidentale, le discours philosophique et le discours littéraire étaient intimement
liés57. Ainsi, LřIliade et lřOdyssée, dřHomère, décrivent sous forme de récit héroïque la
position de lřhomme dans lřunivers, son rapport aux dieux et au monde. Il semble quřà
lřorigine la poésie se constitue comme le moyen le plus approprié pour le questionnement
philosophique : le Poème de Parménide, en particulier, écrit au VIe siècle avant J.-C.,
ouvre la voie à ce qui deviendra la philosophie. Quřil nous soit permis de céder à la
tentation dřen reproduire ici le plus célèbre extrait :
« Allons, je vais te dire et tu vas entendre
quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à lřintelligence ;
lřune, que lřêtre est, que le non-être nřest pas,
chemin de la certitude, qui accompagne la vérité ;
lřautre, que 1řêtre nřest pas : et que le non-être est forcément, route où je te le dis, tu ne dois
aucunement te laisser séduire.
Tu ne peux avoir connaissance de ce qui nřest pas, tu ne peux le saisir ni lřexprimer ;
Car le pensé et lřêtre sont une et même chose »58.
Cette unité initiale de la poésie et la philosophie sera renversée au Ve siècle avant J.-C. par
Platon. Le Cratyle marque un tournant décisif dans la mesure où il pose pour la première
fois le rapport entre la pensée et le langage. Les mots étant définis comme des images des
choses, Platon conclut que la langue, changeante par nature, ne permet pas lřaccès à la
connaissance, à la vérité, qui doit être recherchée non dans les mots mais dans les choses
elles-mêmes. La dialectique se constitue ainsi comme le mouvement de lřesprit permettant
57
Il nřest pas dans notre propos dřentreprendre ici une réflexion approfondie sur les rapports entre
philosophie et littérature, car ce débat, riche sřil en est, justifierait à lui seul un travail de recherche. Pour
lřheure, nous cherchons seulement les éléments fondamentaux permettant de caractériser lřune par rapport à
lřautre et dřen souligner les différences dans lřoptique qui nous occupe.
58 Traduction de Paul Tannery (1887). In : site de lřacadémie de Toulouse
http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/textesdephilosophes.htm#parmenide
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
dřaccéder aux idées intelligibles, et comme critique de la langue, en particulier celle des
poètes :
« Du poète imitateur, nous dirons quřil introduit un mauvais gouvernement dans lřâme de chaque
individu, en flattant ce quřil y a en elle de déraisonnable, ce qui est incapable de distinguer le plus
grand du plus petit, qui au contraire regarde les mêmes objets tantôt comme grands, tantôt comme
petits, qui ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vrai. »59
Comme le souligne C. Gentili60, ces idées sont à lřorigine de la conviction séculaire selon
laquelle la philosophie doit sřabstenir de toute recherche stylistique, pour nřêtre que le
reflet de la pensée réfléchie. Par son recours aux images et aux figures équivoques,
lřécriture poétique ou plus généralement littéraire ne saurait refléter le Vrai.
Ainsi la philosophie, née du discours mythique, tout comme la littérature et en particulier
la poésie, se démarque progressivement de celles-ci, notamment de leurs visées
esthétiques, rupture qui sera consommée avec lřavènement du positivisme.
Cette position dř « indifférence » de la philosophie à lřégard des préoccupations esthétiques
sera toutefois vivement critiquée par Nietzsche, dont lřécriture tend au contraire à rétablir
lřunité originale de la poésie et de la philosophie qui avait caractérisé la pensée
présocratique61. Pour Nietzsche, en effet, la philosophie est une forme de poésie,
inclassable, dont le but est dřaboutir à une conception du monde harmonieuse, susceptible
de faire de la vie une œuvre dřart.
De nos jours, si les frontières entre les deux types de discours ne sont toujours pas
clairement définies, il est à noter quřils font lřobjet dřun enseignement séparé au sein de
lřinstitution universitaire. Il serait en effet, comme le souligne A. Lhomme,
« quelque peu étrange quřune critique des textes philosophiques fasse comme si leur statut textuel
pouvait être réduit à une textualité de type « littéraire » et nřavait rien à voir avec la dimension
dřautorité et le type de régime de vérité qui caractérisent les écrits scientifiques, les textes
théologiques ou tel commentaire juridique »62.
Dřune manière générale, alors que le littéraire sřintéresse essentiellement à lřanalyse du
langage de lřécrivain, à ses images, ses figures de style, etc., le philosophe sřefforce au
contraire dřen faire abstraction afin de dégager le système conceptuel que lřécriture
véhicule. Examinons plus en détail le problème.
Platon, La République. Paris : Flammarion, 1966, Livre X, p. 370
C. Gentili, « La traduzione come atto ermeneutico : tradurre e comprendere diversamente ». In : La
traduction entre philosophie et littérature/La traduzione fra filosofia e letteratura/éd. par Antonio Lavieri,
Torino-Paris : LřHarmattan 2004, pp. 96-112.
61 « Aussi assurément Nietzsche appartient à la littérature, aussi assurément Kant ne lui appartient pas. » J.
Gracq, La littérature à lřestomac. Paris : José Corti, 2005, p. 74.
62 A. Lhomme, « Entre concept et métaphore : existe-t-il une écriture spécifiquement philosophique ? », Rue
Descartes, n° 50, novembre 2005, « Lřécriture des philosophes », p. 60
59
60
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34
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.2.1.2. La visée communicationnelle
On a pu dire que lřœuvre littéraire « ne communique pas » : « Ce que [lřœuvre littéraire] a
dřessentiel, écrivait Benjamin, nřest pas communication, nřest pas énonciation […]. Ce que
contient un poème hors de la communication […] nřest-il pas universellement tenu pour
lřinsaisissable, le mystérieux, le « poétique » ? »63 Pour Benjamin Ŕ nous y reviendrons lřœuvre littéraire, à lřinstar de toute autre forme dřart, est conçue pour elle-même :
lřécrivain, comme le rappelait Barthes, explore le langage pour le langage, il ne saurait
imprimer à son œuvre une visée utilitaire, concevoir le langage comme un instrument de
communication au service dřun projet donné.
Plus récemment, F. Israël a démontré que le discours littéraire reste une forme de
communication qui, quoique imparfaite, relève dřune visée esthétique : « Lřécriture,
comme toute autre forme dřart, est un combat pour lřéternité contre le silence, la mort et
lřoubli, quřelle cherche à sřimposer, à toucher un public, si diffus soit-il, et donc à établir,
au sens noble du terme, une communication. »64 Cette visée esthétique domine sur la
simple transmission du contenu.
Le discours philosophique, pour sa part, relève dřune visée doctrinale et possède un
caractère argumentatif. Dès lors que lřobjectif principal du philosophe est de transmettre
une idée, une doctrine, une théorie, lřessentiel, dans la lecture dřun texte philosophique,
est de découvrir les concepts développés par lřauteur, comprendre lřenchaînement de ses
raisonnements, par delà les éléments linguistiques auxquels il a recours pour les exprimer.
Dans cette perspective, lřécriture philosophique se veut dépouillée, rigide, sacrifiant tout
ornement stylistique Ŕ perçu comme un défaut Ŕ à la transparence rationnelle des
concepts quřelle met en œuvre. Elle se distingue de lřécriture littéraire par une exigence de
profondeur, par la rigueur du raisonnement, par une certaine austérité retenue comme
étant propre à la recherche de la vérité.
Nous trouvons là une différence fondamentale entre le discours littéraire et le discours
philosophique. Selon C. Gentili, la spécificité de la traduction philosophique tient à la
définition du rapport existant entre la langue philosophique et la pensée. Il relève65 en
particulier deux aspects du problème : lřambition de clarté de la philosophie, dřune part,
dont les origines remontent, comme nous lřavons vu, à la quête platonicienne de la vérité
des idées, au-delà des mots, et la productivité poétique de la langue, de lřautre. Par
productivité, C. Gentili entend le pouvoir intrinsèque de la langue à créer du sens par ellemême, à déformer en quelque sorte lřordre de la pensée. Ce « pouvoir de séduction »
intrinsèque à la langue, qui fait toute la richesse de la littérature, est perçu dans le
W. Benjamin, « La tâche du traducteur ». In : Œuvres I, Mythe et violence (tr. M. de Gandillac). Paris :
Denoël, 1971
64 F. Israël, « Traduction littéraire et théorie du sens », op. cit. p. 31.
65 C. Gentili, op. cit. p. 97
63
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35
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
domaine philosophique comme un risque car il est susceptible de compromettre la clarté
du concept. Aussi la tradition a-t-elle refusé dans une large mesure à la traduction
philosophique ce « droit à la productivité » quřelle a volontiers accordé à la traduction
littéraire et poétique : « Lřécriture philosophique est depuis toujours dřautant plus
appréciée quřelle passe inaperçue. »66
1.2.1.3. La preuve de la traduisibilité
Il ressort des considérations qui précèdent que la philosophie privilégie, ou doit
privilégier, la transparence des concepts et par conséquent la neutralité stylistique. Cette
différence essentielle par rapport au discours littéraire en introduit une deuxième, qui a
trait au principe de traduisibilité. Comme le souligne J. dřHondt, déjà cité, « la pensée
philosophique doit être communicable à tous les hommes, sans que la diversité des langues
lui fasse subir de déformations significatives »67. Il sřensuit que le discours philosophique
est par essence traduisible, contrairement à la langue littéraire et en particulier la poésie.
Dans cette perspective, à supposer quřun texte philosophique soit réductible au système
conceptuel élaboré par lřauteur, il devrait être possible de le traduire dans nřimporte quelle
langue, de sorte que la pensée y éclose dans toute sa pureté, sans perdre son contenu
essentiel. Peut-être est-ce au nom de cette « visée communicationnelle » et de sa supposée
« traduisibilité » que la traduction des textes philosophiques est plus volontiers assimilée
par certains à la traduction des textes scientifiques et techniques. Toutefois, comme le
souligne A. Agud, cette prétendue traduisibilité de la philosophie est moins une réalité
quřune pétition de principe :
« Même si certains textes ne se laissent pas facilement traduire, la traduisibilité dřun texte
philosophique semble constituer une exigence préalable. Le contraire impliquerait lřéchec aussi bien
du traducteur que de lřauteur lui-même : cela supposerait que le texte nřavait pas un caractère
suffisamment philosophique. »68
Les principes qui viennent dřêtre exposés pêchent bien sûr par une excessive rigidité, que
nous nřavons adoptée que pour servir de base à notre argumentation. Sans doute les
frontières entre philosophie et littérature sont-elles beaucoup plus diffuses : « De même
quřil y a des dimensions « littéraires » et « fictionnelles » dans tout discours philosophique
[…] de même, il y a des philosophèmes à lřœuvre dans tout texte défini comme
66
« La scrittura filosofica é stata in genere tanto più apprezzata quanto meno é risultata avvertibile. » Ibid.
p. 97 [Traduit par nos soins].
67 J. dřHondt, op. cit. p. 155
«No todo texto filosófico se deja traducir bien, pero parece una premisa justificada el que un texto
filosófico tiene que poder traducirse bien. Si esto no ocurriese, el fracaso afectaría no sólo al traductor sino
también al autor: podría significar que el texto no era lo bastante filosófico.» A. Agud, «Traducción literaria,
traducción filosófica y teoría de la traducción», Daimón, n° 6, 1993, p. 18 [Traduit par nos soins].
68
Susana Mauduit-Peix Geldart
36
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
« littéraire ». »69 Certains philosophes font preuve dřune grande virtuosité de plume, voire
dřun grand lyrisme, dans lřénonciation de leur pensée. En témoignent les très belles pages
écrites par Kierkegaard dans son Traité du désespoir70, les contes philosophiques de
Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra), ou encore le Zibaldone de Leopardi… Rappelons
également que certains philosophes, comme Bergson et Sartre, se sont tous deux vus
décerner le Prix Nobel de Littérature, en 1927 et 1964 respectivement…
J. Ancet résume dans ces termes lřimbrication existante entre la poésie et la philosophie :
« La poésie est un événement de langage, la philosophie un événement de pensée. Mais, chez la
première, la pensée est tout aussi importante que le langage lřest chez la seconde. Et, lřémotion dřun
côté, la raison de lřautre ne suffisent pas à les distinguer, puisquřil est de grandes émotions
intellectuelles et de grands poèmes de pensée. Cřest pourquoi ces deux expériences ne cessent de
sřattirer et de se repousser, de se croiser, de se côtoyer et même, parfois, de se confondre. »71
Pour illustrer toutefois les différences qui séparent un texte littéraire dřun texte
philosophique, au regard de leur approche par le traducteur, nous avons jugé utile
dřintroduire ici une analyse comparative de deux textes de Sartre, extraits respectivement
de La Nausée et de lřEtre et le Néant72. Le philosophe y exprime, dans un cas comme dans
lřautre, sa philosophie de lřExistence, mais sous une « tonalité » radicalement différente.
Extrait de La Nausée
« Donc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste
au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et,
avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont
tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et
noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.
Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire
« exister ». J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits
de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c'est une mouette », mais
je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une mouette existante ; à l'ordinaire l'existence se
cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler
d'elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais à
J. Derrida, « Y a-t-il une langue philosophique ? », Autrement Revue, n° 102 : « À quoi pensent les
philosophes? », dirigé par J. Message, J. Roman et E. Tassin. Paris : novembre 1988. Disponible sur :
http://www.jacquesderrida.com.ar/frances/langue_philosophique.htm
70 A en juger par la traduction française de Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau (Paris : Gallimard, 1990), que
nous tenons pour un travail dřune excellente qualité esthétique.
71 J. Ancet, « La voix de la mer », Europe, janvier-février 2000, n° 849-850, p. 19
72 Nous empruntons cette idée dřanalyse comparative à P. Hidalgo, qui compare ces deux textes sartriens
dans le but de « montrer que la littérature peut être une sorte de préparation à la lecture des œuvres
philosophiques
sous
lesquelles
elle
reste
néanmoins
subsumée ».
In
:http://www.acgrenoble.fr/PhiloSophie/articles.php?lng=fr&pg=966 (site de lřacadémie de Grenoble). Notre but, en
revanche, est moins de montrer une éventuelle subordination de la littérature à la philosophie que dřillustrer
les différences textuelles qui nous importent dans lřoptique traductive.
69
Susana Mauduit-Peix Geldart
37
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
rien, j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Où alors, je pensais...
comment dire ? Je pensais l'appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets
verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j'étais à
cent lieues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans
mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la
surface. Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça
n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à
leur nature. Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était
soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite […].
L'essentiel, c'est la contingence je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité.
Exister, c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut
jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter
cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Aucun être nécessaire ne peut
expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper,
c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moimême. »73
Extrait de lřEtre et le Néant
« Ainsi le pour-soi est soutenu par une perpétuelle contingence, qu'il reprend à son compte et
s'assimile sans jamais pouvoir la supprimer. Cette contingence perpétuellement évanescente de l'ensoi qui hante le pour-soi et le rattache à l'être-en-soi sans jamais se laisser saisir. C'est ce que nous
nommerons la facticité du pour-soi. C'est cette facticité qui permet de dire qu'il est, quřil existe, bien
que nous ne puissions jamais la réaliser et que nous la saisissions toujours à travers le pour-soi. Nous
signalions plus haut que nous ne pouvons rien être sans jouer à l'être. « Si je suis garçon de café,
écrivions-nous, ce ne peut être que sur le mode de ne l'être pas. » Et cela est vrai : si je pouvais être
garçon de café, je me constituerais soudain comme un bloc contingent d'identité. Cela n'est point : cet
être contingent et en soi m'échappe toujours. Mais pour que je puisse donner librement un sens aux
obligations que comporte mon état, il faut qu'en un sens, au sein du pour-soi comme totalité
perpétuellement évanescente, l'être-en-soi comme contingence évanescente de ma situation soit
donné. C'est ce qui ressort bien du fait que, si je dois jouer à être garçon de café pour l'être, du moins
aurai-je beau jouer au diplomate ou au marin : je ne le serai pas. Ce fait insaisissable de ma condition,
cette impalpable différence qui sépare la comédie réalisante de la pure et simple comédie, c'est ce qui
fait que le pour-soi, tout en choisissant le sens de sa situation et en se constituant lui-même comme
fondement de lui-même en situation, ne choisit pas sa position. C'est ce qui fait que je me saisis à la
fois comme totalement responsable de mon être, en tant que j'en suis le fondement et, à la fois,
comme totalement injustifiable. »74
Si le parallélisme de fond entre les deux textes est palpable, il est aisé de constater de
prime abord que le texte littéraire est beaucoup plus accessible que le traité philosophique.
Dans les deux cas, Sartre développe le thème de la contingence comme lřabsolu de
lřexistence dépourvue de fondement et de justification. Alors que le texte littéraire met en
scène une situation et des personnages concrets Ŕ Roquentin assis dans un jardin public,
en train dřobserver la racine dřun marronnier Ŕ le texte philosophique, plus aride, met en
œuvre des concepts techniques (en-soi, pour-soi, facticité, transcendance, etc.) qui
73
74
J.P. Sartre, La Nausée. Paris : Gallimard, 1972, p. 181-182 et 187
J.P. Sartre, LřEtre et le Néant. Paris : Gallimard, 1976, p. 119
Susana Mauduit-Peix Geldart
38
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
nécessitent une explication préalable. Le fond de la pensée se recoupe dřun texte à lřautre,
mais la fonction de lřécriture est différente : tandis que le texte littéraire cherche à
produire un effet chez le lecteur destiné à éveiller une émotion précise Ŕ en lřoccurrence
le sentiment de la gratuité de lřexistence Ŕ le texte philosophique relève dřune visée
didactique : il cherche plutôt à en fournir lřexplication rationnelle.
Autant de différences quřil est impératif de prendre en compte au regard de lřopération de
traduction. Sřil est vrai, dřune part, que les textes philosophiques partagent en effet
quelques traits communs avec les textes littéraires, comme nous lřavons vu au terme de ce
parcours, nous pouvons néanmoins conclure quřils ne sauraient sřy réduire, car certaines
différences fondamentales subsistent. Dřautre part, si ce clivage peut sembler trop radical,
il nřen reste pas moins quřil conditionne souvent Ŕ nous y reviendrons - la « teneur » des
traductions. Évoquant les traductions françaises de lřœuvre de Nietzsche, par exemple, M.
Kessler75 décèle deux « courants » traductifs, lřun privilégiant la dimension littéraire de ses
écrits (Henri Albert, Alexandre Vialatte, Maurice Betz), quitte à « sacrifier parfois
lřexactitude du texte original », lřautre privilégiant au contraire la précision des concepts
au détriment de la beauté du texte, offrant une version « plus froide » de la pensée de
Nietzsche (Œuvres complètes dans la collection NRF).
Faut-il donc nécessairement choisir entre ces deux pôles ? Notre travail sřefforcera de
dégager des éléments de réponse à cette question complexe (voir ci-dessous, deuxième
partie).
En guise de synthèse et pour la clarté de notre argumentation, nous proposons ci-après un
tableau récapitulatif mettant en exergue les éléments communs et les éléments divergents
que notre perspective comparative nous a permis de relever.
0-1 - Textes littéraires vs textes philosophiques
Textes littéraires
Statut dřœuvre
Subjectivité
Visée esthétique
Langue « productive »76
Supposé intraduisible
Textes philosophiques
Statut dřœuvre
Subjectivité + prétention à lřobjectivité
Visée doctrinale et quête de la vérité
Langue neutre et dépouillée
Exigence de traduisibilité
Source : nous-même
75
M. Kessler, « Nietzsche ou la relève de la métaphysique : langage et traduction philosophique » Revue
philosophique, octobre-décembre 2005, tome CXCV, n° 4, pp. 503-521
76
Nous reprenons ici le terme proposé par C. Gentili, pour désigner la capacité de la langue à produire du
sens par elle-même.
Susana Mauduit-Peix Geldart
39
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.2.2.
Discours
philosophique
versus
discours
technique/scientifique
Dans la section qui précède, nous nous sommes interrogée sur les éléments qui distinguent
les textes philosophiques des textes littéraires, dans la perspective de la typologie des
textes qui constitue lřobjet de réflexion du présent chapitre. Comme nous lřavons évoqué
précédemment, la traduction littéraire est souvent opposée à la traduction scientifique ou
technique. Aussi nous attellerons-nous, dans cette section, à définir les éléments qui
caractérisent les textes scientifiques et techniques, et à mettre en évidence les éventuelles
différences qui les distinguent des textes philosophiques, en vue de déterminer dans quelle
mesure il y a lieu de considérer ces derniers comme relevant ou non de la traduction
technique.
1.2.2.1. Considérations générales
Historiquement, le discours scientifique est issu du discours philosophique : la recherche
du savoir, le questionnement sur le réel, a dřabord pris la forme de la spéculation
philosophique. Pensons par exemple aux discussions des présocratiques autour des
questions de physique et de physiologie (cf. Empédocle, Héraclite, Thalès entre autres) ou,
plus tardivement, au célèbre poème de Lucrèce De rerum natura.
Progressivement, ainsi que le souligne F. Rastier77, le discours scientifique sřest démarqué
du discours philosophique, pour sans cesse le récuser. Quelle est donc la différence
fondamentale entre ces deux activités cognitives ? Jusquřoù peut-on considérer la
philosophie comme une science ?
Comme le souligne S. Auroux, « il nřy a de savoir que là où des problèmes bien définis font
lřobjet de réponses stables »78. Or, sřagissant de philosophie, les réponses apportées aux
problèmes quřelle traite ne font jamais consensus. Envisagée comme une science censée
apporter des réponses, une source de solutions définitives et éclairantes, elle ne peut que
décevoir, car le plus souvent les philosophes proposent des réponses différentes, voire
contradictoires, à une même question. Le discours philosophique se définit donc
davantage par la nature des problèmes quřil pose, problèmes qui ont la particularité de ne
jamais se refermer, de rester ouverts à un éventail infini de réponses rationnelles. Discours
sur « les questions ultimes », comme le définit très justement M. Meyer79, la philosophie
F. Rastier, « Pour une sémantique des textes théoriques », Revue de sémantique et de pragmatique, n° 17,
2005, p. 151-180. Document consulté en ligne sur : http://www.revue-texto.net/index.php?id=534.
78 S. Auroux, « Philosophie ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. II, Les Notions philosophiques,
Paris : PUF, 2002, p. 1939.
79 M. Meyer, « Permanence des problèmes philosophiques ». In : Encyclopédie philosophique universelle , t.
IV, Le Discours philosophique, J. F. Mattei (dir.). Paris : PUF, 1991, pp. 1620-1624
77
Susana Mauduit-Peix Geldart
40
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
est pure interrogation, et cette interrogation se constitue comme son objet même 80. Sans
doute tout texte, comme la théorie de la textualité de F. Jacques lřa mis en évidence, est-il
susceptible dřêtre appréhendé sur le mode de lřinterrogation, du style de questionnement
adopté par lřauteur (sur le mode de son paradigme « érotétique », voir infra p. 122). La
philosophie est vraisemblablement lřinterrogation par excellence, car elle porte sa fin en
elle-même. Aucune autre discipline ne procède de la sorte, ses objets sont ailleurs.
Contrairement au discours philosophique, en effet, le discours scientifique ne tente pas de
se fonder lui-même.
Aussi le discours philosophique, tout en se prétendant au service de la recherche de la
vérité, est-il, fût-ce malgré lui, empreint de subjectivité. En conjuguant leur statut dřœuvre
et un contenu rationnel, les textes philosophiques se heurtent parfois à une complète
contradiction. Comme le souligne A. Rey, « le discours philosophique est entièrement
tributaire des langues. En ceci accordé à la poésie, il demeure quelque part, plus ou moins
fortement, intraduisible et illisible. En même temps opposé à la poésie, il vise aussi à
traduire et à lire »81.
1.2.2.2. Le jargon philosophique
Le discours philosophique ne semble donc pas être de la même nature que le discours
scientifique82 ou plus généralement technique. Toutefois, il partage avec celui-ci des
caractéristiques communes, au premier rang desquelles, comme le souligne B. Rousset,
une langue quelque peu « artificielle », « faite dřartifices et de torsions dans son lexique et
dans sa syntaxe, ce qui fait quřelle ne se distingue pas toujours par son élégance »83. Sans
doute le traducteur confronté à ce type de textes est-il dřemblée frappé par sa technicité :
la philosophie possède sa propre terminologie spécialisée, dont la maîtrise sřavère
nécessaire pour la compréhension des textes.
On a pu sřinterroger sur la pertinence et la nécessité dřun vocabulaire spécifique pour la
philosophie : « Certains y voient le reflet dřun amour latent du jargon clérical et de
lřésotérisme, dřautres la garantie dřune rigueur de pensée […]. »84 Dřaucuns vont même
80
« La raison humaine a cette destinée particulière, dans un genre de connaissances, dřêtre accablée de
questions quřelle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne
peut répondre, parce quřelles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine. » (Kant, cité par Meyer,
ibid. p. 1622)
81 A. Rey, « Lexico-logiques, discours, lexiques et terminologies « philosophiques » ». In : Encyclopédie
Philosophique Universelle, tome I, Lřunivers philosophique, 2ème édition, A. Jacob (dir.), Paris : PUF, 1991,
p. 777.
82 Dans un souci de simplification, pour la clarté de notre argumentation, nous assimilons ici le discours
scientifique au discours technique ou au discours des textes pragmatiques en général. En toute rigueur, le
discours scientifique ne se distinguait pas, à une époque, du discours philosophique.
83 B. Rousset, « La retraduction et le problème de la langue première dřune pensée philosophique ». In :
BLOCH O. et MOUTAUX J. (dir.), Traduire les philosophes, op. cit. p. 254
84 G.G. Granger, « Remarques sur lřusage de la langue en philosophie », Langages, vol. 8, n° 35, 1974, p. 23
Susana Mauduit-Peix Geldart
41
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
jusquřà qualifier son jargon de « charabia » pédant et ridicule, postulant quřil nřest pas
nécessaire dřexprimer avec des mots savants des problèmes généraux qui, somme toute,
intéressent le plus grand nombre. Cřest ce que dénonçait déjà Antoine Albalat en 1924 :
« Ouvrez tous les livres de philosophie ; il nřest question que de déficits de la volonté, de
progénérescence des facultés, tares physiologiques, qui sont les adjuvants possibles et non pas les
substituts des facultés, sans oublier les déficiences, les transformations qualitatives, les idiosyncrasies,
lřhétérogénéité, lřexistence nouménale, les manifestations potentielles, le moi et le non moi
phénoménal, les phénomènes superorganiques, la multiformité, et, comme dit Bergson,
lřextériorisation dřétats internes, les sensations inextensives, les zones dřindétermination, les
mouvements transcorticaux, le processus intracérébral, etc.… »85
Sřinterrogeant précisément sur la valeur et la nécessité du vocabulaire philosophique, C.
Bourquin adressa, en 1924, une sorte de questionnaire à lř « élite intellectuelle française »
(quarante-sept philosophes au total, parmi lesquels figurent Bergson, Lalande, Maritain et
Blondel), portant entre autres sur les questions suivantes : la philosophie peut-elle
sřexprimer dans la langue de tout le monde ? Quelle limite assigner au « jargon »
philosophique ? Est-il possible, et par quels moyens, dřunifier le vocabulaire
philosophique ?
Albalat, qui avait écrit en 1921 un livre intitulé « Comment il ne faut pas écrire : les
ravages du style contemporain »86, répondit à lřenquête en plaidant pour une simplification
de la langue philosophique :
« […] Je trouve que la plupart des philosophes emploient une langue pédante, prétentieuse,
abominable… Que la science ait besoin dřune langue spéciale, cřest bien évident ; mais la philosophie
nřest pas une science ; tout le monde peut écrire librement sur lřâme, lřInfini, lřexistence de Dieu,
etc.… »87
Dřautres philosophes, tel Louis Rougier, répondaient dans le même sens :
« Traduire en un style pesamment sibyllin ce qui se laisse exprimer dans la langue claire et déliée dřun
Malebranche, se targuer de profondeur parce quřà force dřobscurité on arrive à une « écriture »
illisible, énerver le discours, se complaire en de prodigieuses logomachies qui ressemblent aux songes
difformes dřun sommeil incertain […]. »88
Et en 1915, Bergson lui-même avait écrit : « La philosophie française sřest toujours réglée
sur le principe suivant : il nřy a pas dřidée philosophique, si profonde ou si subtile, qui ne
puisse et ne doive sřexprimer dans la langue de tout le monde. »89
Cité par C. Bourquin, Comment doivent écrire les philosophes ? Paris : Ed. du Monde Nouveau, 1924, p. 8.
On remarquera lřironie moqueuse que lřauteur de ces lignes emploie pour illustrer le Ŗcharabiaŗ
philosophique…
86 A. Albalat, Comment il ne faut pas écrire : les ravages du style contemporain. Paris : Plon, 1921, 308 p.
87 C. Bourquin, op. cit. p. 79 [Nous soulignons]
88 L. Rougier, In : C. Bourquin, ibid. p. 47
89 Bergson, Revue de Paris du 15 mai 1915, cité par Albalat In : C. Bourquin, ibid. p. 80
85
Susana Mauduit-Peix Geldart
42
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Cependant, sur la base des réponses adressées par lřensemble des philosophes consultés,
lřenquête de Bourquin conclut : i) que la philosophie ne saurait sřécrire dans la langue de
tout le monde ; et ii) quřil est impossible dřunifier le vocabulaire philosophique. En effet, si
la philosophie a trait à des problèmes généraux, leur résolution passe par lřétude de
questions spécifiques qui appellent souvent une formulation précise, tant il est vrai que,
comme le souligne Maritain,
« la philosophie est une sagesse acquise par mode de science, elle nřest sagesse que parce quřelle est la
science suprême. Et à ce titre-là, portant sur lřobjet le plus élevé et le plus ardu, elle exige de celui qui
aspire à la posséder la plus haute et la plus difficile formation de lřintelligence, et donc un matériel
conceptuel et terminologique nécessairement spécialisé. Cřest seulement après avoir gravi des pentes
rocailleuses et poussiéreuses quřelle arrive aux libres sommets »90.
Dřautre part, prétendre unifier le vocabulaire philosophique est une entreprise vouée à
lřéchec, car chaque philosophe pose les problèmes à sa manière et use, pour ce faire, dřun
vocabulaire qui lui est propre, comme nous le verrons dans la section qui suit. Dès lors,
comme le souligne Abel Rey, « il nřest possible de limiter ou dřunifier le jargon
philosophique quřen unifiant ou en limitant la philosophie, cřest-à-dire en la tuant »91.
Sřil nřest pas notre propos de rentrer ici dans le débat sur la nécessité pour la philosophie
de disposer ou non dřun langage scientifique, les considérations qui précèdent, dřune
étonnante actualité92, permettent dřillustrer la nature particulière du discours
philosophique au sein des autres discours scientifiques et techniques. Pour notre part,
nous sommes forcées dřavouer que nous avons « succombé » au charme de ce « charabia »
obscur, inintelligible, agaçant si lřon veut… mais qui pose au traducteur, il est vrai, des
problèmes spécifiques.
1.2.2.3. Les termes-concepts
La philosophie possède donc, pour le meilleur et pour le pire, une terminologie spécifique,
à lřinstar dřautres activités scientifiques spécialisées. Il convient cependant de mettre en
avant dès à présent une différence fondamentale.
Alors que les termes techniques et scientifiques sont en général élaborés au sein dřune
communauté de spécialistes, les termes philosophiques sont le fruit dřune création
conceptuelle individuelle. B. Cassin affirme que tout auteur, en même temps quřil écrit,
fabrique sa langue, en adoptant des termes qui lui sont propres et qui constituent, pour
Maritain, In : C. Bourquin, ibid. p. 75
Rey In : C. Bourquin, ibid. p. 18.
92 Quřon en juge, par cet extrait de F. Dastur : « Il nřen demeure pas moins que Fink, à lřinstar de Lévinas,
considère que la Jemeinigkeit, le « à chaque fois mien » de lřexistence, implique la détermination de lřêtrehomme comme subjectivité monadique et ipséité égoïque. » F. Dastur, La mort. Essai sur la finitude. Paris :
PUF, 2007, p. 120.
90
91
Susana Mauduit-Peix Geldart
43
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
ainsi dire, la « marque » du philosophe. Il sřagit souvent de termes ou de mots de la langue
courante qui sont utilisés par lřauteur dans un sens spécifique, voire un sens nouveau. Il
sřensuit que, à la différence des termes technologiques et scientifiques, dont lřunivocité
permet de retrouver une correspondance précise dans dřautres langues, les termes
philosophiques nřont pas dřéquivalents préexistants dans la langue-cible. Cřest donc au
traducteur quřincombe la tâche Ŕ et la responsabilité Ŕ de créer des équivalents.
Ces termes-concepts, caractéristiques du discours philosophique - substance dřAristote,
cogito de Descartes, monade de Leibniz, conatus de Spinoza, puissance de Schelling, durée
de Bergson - lui confèrent une empreinte toute particulière qui serait, selon A. Rey, la
condition et le garant de la « philosophicité » dřun texte :
« Faute dřune construction de termes, dřune architecture lexicale, fût-ce dans la déconstruction, un
discours ne serait plus philosophique, mais « littéraire » ou « poïétique » ; faute dřun jeu sémiotique
omniprésent Ŕ avec toutes les ambiguïtés de « jeu » -, il serait scientifique (dans la créativité) ou
didactique (dans la conservation et la transmission intentionnée) et non plus philosophique. »93
Et A. Rey de proposer comme exemple frappant la figure de Proust : malgré sa profondeur
et son indiscutable richesse intellectuelle, lřécriture proustienne reste plus littéraire que
philosophique, faute de cette dimension terminologique (ou « contrôle de sémantismes »)
et de lřintention dřériger une pensée en système.
Dans la perspective qui intéresse le traducteur, il faut prendre en compte quřil sřagit,
comme le souligne F. Jacques, de méta-concepts, dans la mesure où ils englobent la totalité
dřune pensée ou dřune expérience. Par ailleurs, ce sont souvent des concepts polysémiques
qui conservent, cependant, un minimum dřidentité sémantique. Éloigné à la fois du
langage scientifique spécialisé et de la langue naturelle, le langage philosophique peut être
considéré en quelque sorte comme un langage déformé, que lřon ne peut préciser sans
procéder à une « recréation » des termes. F. Jacques y ajoute un autre trait marquant, à
savoir que le langage philosophique se constitue de façon progressive, le sens des termes
évoluant au cours du questionnement philosophique :
« Dans le questionnement philosophique, une expression qui, à un stade donné, avait jusque là un sens
ordinaire, voit à un stade ultérieur sa pertinence sémantique transformée […]. Ce déplacement
continu mais réglé des significations dépend de la conquête réfléchie de la forme des questions
formulées et reformulées. »94
Cet aspect revêt une importance toute particulière lorsquřil sřagit de « retraduire » un
auteur ou une œuvre donnée : il est nécessaire, en effet, de tenir compte des progrès de
lřhistoire de la philosophie, de son évolution (elle apprend au fur et à mesure à construire
de nouveaux concepts, de nouveaux mots) et les commentateurs et traducteurs précédents
apportent souvent un éclairage nouveau qui contribue à enrichir le sens, quand il ne le
93
94
A. Rey, « Lexico-logiques, discours, lexiques et terminologies « philosophiques », op. cit. p. 784
F. Jacques, « Lřordre du texte » op. cit. p. 1 776
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44
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
modifie pas complètement. On mesure alors sans peine lřampleur de la tâche, la difficulté
de naviguer dans cet « océan sans fond », « dřautant plus insondable, confirme J. P.
Lefebvre, que la philosophie passe son temps à refaire le sens des textes, des contextes, des
termes et des sens eux-mêmes, à retraduire à lřintérieur de sa propre langue les termes
utilisés […]. »95
La philosophie se distingue donc du discours scientifique en ceci quřelle est toujours
« créatrice des concepts », comme il a été évoqué. Le philosophe ne se contente pas de
« reprendre » les concepts quřon lui donne, il doit commencer par les créer. Son code
spécifique possède, selon F. Jacques, un statut dynamique sur trois plans : i) celui de la
thématisation interne de lřœuvre ; ii) celui du jargon évolutif, repéré par les
commentateurs et critiques, et iii) celui de la langue commune, dont il part et à laquelle il
revient96.
La traduction de ces termes-concepts pose parfois un problème quasi-insoluble au
traducteur, condamné à se contenter le plus souvent de solutions insatisfaisantes. Prenons
par exemple les très diverses traductions quřa connu en espagnol le célèbre Dasein de
Heidegger : realidad de verdad, ser ahí, existencia, hombre, realidad humana97, etc. En
espagnol comme en français, il nřexiste pas un terme équivalent pour traduire avec
précision ce concept central de la philosophie heideggérienne. Il en va de même pour la
traduction du concept bergsonien de la durée ; si la proximité des deux langues en
présence Ŕ lřespagnol et le français Ŕ autorise une traduction littérale du terme, il
conviendrait de sřinterroger sur la pertinence de ce choix traductif Ŕ duración Ŕ et
notamment sur les éventuelles différences connotatives qui pourraient sřavérer
préjudiciables pour la transmission du sens.
Sans rentrer dans une analyse approfondie du traitement du lexique technique, de ces
termes-concepts propres à chaque philosophe tenus souvent pour intraduisibles Ŕ qui
feront lřobjet dřune étude détaillée dans la troisième partie de notre travail de recherche Ŕ
nous pouvons avancer que cette supposée « intraduisibilité » nřest vraie que si lřon prétend
maintenir, comme le souligne M. Lederer, une certaine « équivalence numérique » entre
les mots du texte source et les mots du texte traduit. Lorsque lřon sřattelle à traduire les
œuvres du philosophe Emmanuel Kant, par exemple, on traduit moins la langue allemande
Ŕ quelle que soit la complexité du langage de lřauteur - quřune pensée. Une pensée qui nřen déplaise à ceux qui érigent lřallemand au statut de langue philosophique suprême98 Ŕ
peut être formulée avec dřautres mots.
95
J.-P. Lefebvre, « Philologie et philosophie : les traductions des philosophes allemands ». In : Encyclopaedia
Universalis, Symposium, Les Enjeux 1, 1990, p. 170 et 172.
96 F. Jacques, « Lřordre du texte » op. cit. p. 1 776
97
Traductions citées par E. Tabernig de Pucciarelli, In : « Aspectos técnicos y literarios de la traducción ».
In : Boletín de estudios germánicos, vol. 5, Mendoza, Argentina : Universidad Nacional de Cuyo, 1964, p.
137-155
98 Voir infra chapitre 3.2.
Susana Mauduit-Peix Geldart
45
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Il ne faut pas pour autant en conclure quřil sřagit dřun exercice aisé. Comme le souligne J.
Habermas, « […] le supplice quřest la traduction nous amène à prendre tout
particulièrement conscience du lien objectif qui existe entre structure du langage et vision
du monde, de lřunité qui existe entre le mot et la chose »99.
Reste que la technicité du domaine porte à assimiler en quelque sorte la traduction
philosophique à la catégorie quřil est convenu dřappeler « traduction technique », ou
« spécialisée ». Toutefois, la question est de savoir si lřon peut traduire un texte
philosophique comme on traduit nřimporte quel texte technique.
1.2.2.4. Savoir encyclopédique et intertextualité philosophique
Dans le cadre des enseignements dispensés à lřE.S.I.T. et dans de nombreuses écoles de
traduction, les étudiants reçoivent une formation rigoureuse à la traduction économique,
scientifique et technique. Cette mise en pratique, fondée sur des textes hautement
spécialisés de différents domaines, sřaccompagne dřune formation méthodologique à la
recherche de connaissances thématiques, qui offre aux étudiants une préparation adaptée
pour aborder tous types de textes, quel que soit leur degré de technicité. Sans doute est-ce
pour des raisons de débouchés professionnels que les textes philosophiques nřy ont pas
leur place. Mais, au delà des exigences dřordre économique, nous nous interrogerons sur
les modalités dřapplication de ces principes méthodologiques aux textes philosophiques.
Peut-on mettre en œuvre, à lřidentique, la pratique de la recherche documentaire, telle
quřelle est par exemple enseignée à lřE.S.I.T., et qui permet dřaborder tout texte
technique ?
Sans doute le traducteur habitué à consulter des dictionnaires et des glossaires techniques
peut-il toujours avoir recours, lorsquřil effectue une recherche documentaire rigoureuse, à
des dictionnaires techniques du vocabulaire philosophique (étape préliminaire de la
recherche), dont le plus connu est le « Vocabulaire technique et critique de la
philosophie », dřAndré Lalande.. Reprenons par exemple un deuxième extrait de lřEtre et
le Néant100 :
« Il ne faut pas confondre la facticité avec cette substance cartésienne dont lřattribut est la pensée.
Certes la substance pensante nřexiste quřautant quřelle pense et, étant chose créée, elle participe à la
contingence de lřens creatum. Mais elle est. Elle conserve le caractère dřen-soi dans son intégrité, bien
que le pour-soi soit son attribut. Cřest ce quřon nomme lřillusion substantialiste de Descartes. Pour
nous, au contraire, lřapparition du pour-soi ou événement absolu renvoie bien à lřeffort dřun en-soi
pour se fonder : il correspond à une tentative de lřêtre pour lever la contingence de son être ; mais
cette tentative aboutit à la néantisation de lřen-soi, parce que lřen-soi ne peut se fonder sans introduire
le soi, ou renvoi réflexif et néantisant, dans lřidentité absolue de son être, et par conséquent sans se
99
J. Habermas, op. cit. p. 184-189
J.-P. Sartre, Lřêtre et le néant, op. cit. p. 120
100
Susana Mauduit-Peix Geldart
46
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
dégrader en pour-soi. Le pour-soi correspond donc à une destruction décomprimante de lřen-soi et
lřen-soi se néantit et sřabsorbe dans sa tentative pour se fonder. »
Suffit-il de regarder les quelques explications quřil contient sur des termes comme
facticité, contingence, en-soi, pour-soi, substance, etc. pour être en mesure de comprendre
Ŕ et de traduire - le texte ? Pour lřimmense majorité des lecteurs, le texte est dřune extrême
technicité, bien que le langage du philosophe revête lřapparence de la langue courante.
Même placé dans son contexte Ŕ cřest-à-dire, lu dans la continuité du chapitre dont il est
extrait Ŕ le contexte du discours ne fournit pas les éléments nécessaires à la
compréhension du texte par un lecteur profane. En réalité, comme le soulignait Bergson Ŕ
et cřest là une différence fondamentale par rapport aux textes techniques - « les difficultés
quřon rencontre au cours dřune lecture philosophique tiennent rarement au vocabulaire,
quoique ce soit presque toujours au vocabulaire quřon les attribue »101. Les définitions ne
tiennent pas dans des formules simples. « Il faudra toujours […] sřadresser aux philosophes
[…], lire leurs œuvres ou connaître au moins un résumé de leurs doctrines. » Les
définitions proposées par un dictionnaire ne prendront leur sens « que pour ceux qui
connaissent les doctrines philosophiques. Rien ne suppléera à la lecture des
philosophes »102.
De ces réflexions ressort un premier élément en faveur dřune spécificité de la traduction
philosophique. Il est en effet pour le moins téméraire, sinon impossible, de sřattaquer par
exemple à la lecture et à la traduction de lřEtre et le Néant de Sartre sans connaître le
courant de la phénoménologie dans lequel sřinscrit sa doctrine. Toutefois, au-delà des
connaissances nécessaires, le traducteur doit être en mesure de suivre la logique
argumentative et rationnelle que déploie le discours103.
Ces considérations nous ramènent, dřautre part, à la notion capitale de lřintertextualité, qui
fera également lřobjet dřune étude plus approfondie dans le chapitre 1 de la troisième
partie. Ce principe, défini par J. Kristeva104, implique une loi applicable à tout discours
selon laquelle tout texte est « absorption » et « transformation » dřune multiplicité de
textes antérieurs, dont il se nourrit, sřinspire et tire ses schémas structurels . Moins
facilement décelable dans les textes scientifiques ou techniques, sous-jacente et parfois
explicite dans les textes littéraires, la notion dřintertextualité revêt un caractère
particulièrement incontournable en philosophie. Le message que véhicule un ouvrage
philosophique se positionne nécessairement en référence à des doctrines ou des systèmes
H. Bergson, In : C. Bourquin, op.cit., p. 15-16 [Nous soulignons]
Ibid. p. 17. Nřoublions pas cependant que certains textes techniques imposent parfois la nécessité de
discuter avec lřauteur, se faire expliquer un nouveau processus, etc.
103 J.-R .Ladmiral, « Traduction philosophique et traduction spécialisée : même combat ? ». In : É. LAVAULTOLLÉON (éd.), Traduction spécialisée : pratiques, théories, formations , Berne : Peter Lang, 2007 (Travaux
Interdisciplinaires et Plurilingues en Langues Étrangères Appliquées, Collection placée sous la direction de
Klaus Morgenroth et Paul Vaiss, Vol. 10) pp. 116-145.
104 J. Kristeva, Semeiotikè, Recherches pour une sémanalyse . Paris : Seuil, 1969.
101
102
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47
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
de pensée antérieurs, que ce soit dans le but de les compléter, les critiquer ou les réfuter.
Aussi sřavère-t-il indispensable, comme nous lřavons souligné précédemment, de connaître
et dřappréhender cet horizon référentiel, qui confère au texte sa dimension dynamique et
introduit un fil conducteur dans le processus dřengendrement des idées.
Certes, la démarche qui consiste à définir des indicateurs permettant dřidentifier la
composante intertextuelle dřun texte philosophique relève davantage dřune analyse du
discours approfondie, ou du travail des historiens de la philosophie, que de la démarche du
traducteur. Toutefois, elle ne saurait pour autant être ignorée de ce dernier, sous peine de
tomber dans le piège dřune interprétation insuffisante et approximative de la richesse du
texte-source. Comme le souligne M. Bernard, « il serait souhaitable que tout lecteur dřun
ouvrage philosophique soit à lřavenir, non un simple récepteur dřidées, mais devienne
sensible à la matérialité du cordon ombilical intertextuel qui les produit, les organise, les
met en scène et ne cesse de les animer »105.
Si la traduction des textes philosophiques est une forme de traduction spécialisée Ŕ et
même hautement spécialisée Ŕ elle présente, au vu des considérations qui précèdent, des
divergences significatives par rapport à la traduction des textes scientifiques et techniques
auxquels est confronté le traducteur professionnel. Nous pouvons donc, à ce stade,
proposer un deuxième tableau, destiné cette fois à mettre en évidence les similitudes et les
différences que notre réflexion nous a permis de déceler entre les textes scientifiques et
techniques et les textes philosophiques.
0-2 - Textes scientifiques / techniques vs textes philosophiques
Textes scientifiques/ techniques
Texte souvent anonyme et sans
statut dřauteur
Objectivité
Textes philosophiques
Statut dřœuvre
Subjectivité + prétention à lřobjectivité
Visée doctrinale, quête de la vérité,
Visée informative
exigence de profondeur rationnelle
Univocité, terminologie technique Langue neutre et dépouillée, jargon
établie ou pouvant être établie par technique relevant de la création
consensus
individuelle
Traduisible
Exigence de traduisibilité
Source : nous-même
Malgré leur proximité dřorigine, les textes philosophiques sřécartent du discours
scientifique et technique en raison de leur caractère subjectif Ŕ lřhistoire de la philosophie
M. Bernard, « Lřintertextualité philosophique ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le
Discours philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, p. 1831.
105
Susana Mauduit-Peix Geldart
48
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
montre que toutes les réponses apportées par les philosophes nřont cessé dřêtre tour à tour
récusées Ŕ et plus spécifiquement de la nature de la terminologie utilisée : celle-ci relève,
nous lřavons vu, dřune création individuelle qui se traduit le plus souvent par lřabsence de
termes équivalents en langue cible. Par ailleurs, nous avons également souligné lřampleur
du savoir encyclopédique nécessaire au traducteur pour sřacquitter de sa tâche, qui
présuppose une formation préalable à lřunivers philosophique, et le rôle incontournable de
lřintertextualité philosophique. Autant dřéléments qui font de la traduction philosophique
une spécialité ne pouvant pas être assimilée sans réserve à la traduction technique.
1.2.3. Pour une spécificité de la traduction philosophique
Sans prétendre fixer la nature du discours philosophique et les frontières qui le séparent
des discours littéraire et scientifique, les considérations qui précèdent nous ont permis de
dégager des éléments orientant notre réflexion dans le sens dřune caractérisation
spécifique de ce type des textes au regard de la pratique traduisante. Nous pouvons donc
présenter cette fois un tableau en trois parties, où lřon constate que les textes
philosophiques partagent des éléments à la fois des textes littéraires et des textes
scientifiques.
0-3 - Comparatif des textes littéraires, scientifiques / techniques et philosophiques
Textes littéraires
Statut dřœuvre
Textes scientifiques/
techniques
Texte anonyme sans statut
dřauteur
Subjectivité
Objectivité
Visée esthétique
Visée informative
Langue « productive »
Univocité, terminologie
technique établie par
consensus
Supposé intraduisible Traduisible
Textes philosophiques
Statut dřœuvre
Subjectivité + prétention à
lřobjectivité
Visée doctrinale et quête
de la vérité
Langue neutre et
dépouillée, jargon
technique relevant de la
création individuelle de
concepts nouveaux
Exigence de traduisibilité
Source : nous-même
Le tableau fait ressortir que le discours philosophique réussit à la fois :
a) à présenter une caractéristique identique à celle du texte littéraire (le statut
dřœuvre). Toutefois, on pourrait se demander si certains écrits scientifiques parmi
les plus importants pour lřhumanité nřont pas aussi un statut dřœuvre, comme par
exemple Lřorigine des espèces de Darwin ;
Susana Mauduit-Peix Geldart
49
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
b) à combiner des caractéristiques apparemment antithétiques (subjectivité et
objectivité) ;
c) et à se démarquer des deux autres types de textes sur les autres points : visée
doctrinale, langue neutre relevant de la création individuelle de concepts
nouveaux, exigence de traduisibilité.
A. Rey106 met ainsi en avant la multiple « prétention » de la parole philosophique, qui se
veut pragmatique comme le discours technique, normative comme le discours juridique,
généralisante comme le discours scientifique, communicable comme le discours
didactique, et enfin quelque peu « subversive » comme le langage poétique. Autant de
dimensions susceptibles à la fois dřentraver et dřenrichir lřappropriation du texte par le
traducteur.
Cřest sans doute sur la base de ces constats que certains auteurs ont proposé des typologies
de textes axées sur une démarcation des textes philosophiques par rapport aux textes
littéraires et aux textes scientifiques, toujours dans lřoptique de la traduction.
Ainsi, selon E. Tabernig de Pucciarelli107, il est ambigu dřévoquer les problèmes de la
traduction dřun point de vue général, car les difficultés ne sont pas du même ordre suivant
le type de texte à traduire. Elle établit une typologie ternaire des textes à traduire, quřelle
classifie par ordre de difficulté croissante. Elle distingue :
a) Les textes scientifiques et techniques, qui exigent avant tout la connaissance du
domaine de spécialité, la maîtrise de la langue étant dřautant moins nécessaire que
le texte est technique. Plus le texte offre de technicité, moins sa traduction exige de
connaissances linguistiques. Ainsi selon lřauteur, la traduction dřun texte de
mathématiques peut être quasi parfaite. Les autres domaines scientifiques et
techniques sont plus complexes car chacun dřentre eux possède son propre langage,
sa propre terminologie, que le traducteur doit impérativement connaître, chaque
terme scientifique possédant « son équivalent irremplaçable dans les autres
langues »108 ;
b) Les textes philosophiques, qui peuvent être dans une certaine mesure assimilés
au domaine des sciences, mais qui possèdent en même temps des caractéristiques
« littéraires » qui les en distinguent. Pour le traducteur, la difficulté sřen trouve
accrue par la signification spécifique que chaque philosophe attribue à son
vocabulaire. Aussi, outre la maîtrise de la terminologie technique, le traducteur
A. Rey, « Lexico-logiques, discours, lexiques et terminologies « philosophiques », op. cit.
E. Tabernig de Pucciarelli, op.cit.
108 Ibid. p. 145 : «su insustituíble equivalente en los demás idiomas» [Traduit par nos soins]. Cette hypothèse,
qui dans certains cas est certes contestable, nřen reste pas moins quelque part fondée. Nous retiendrons pour
lřinstant ces éléments, pour les besoins de notre argumentation.
106
107
Susana Mauduit-Peix Geldart
50
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
doit-il « être capable de suivre et de comprendre lřitinéraire intellectuel de
lřénonciateur, quelle que soit sa complexité, afin dřen interpréter fidèlement le
discours »109 ;
c) Les textes littéraires, qui représentent selon lřauteur le degré de difficulté
maximum (en particulier la poésie) dans la mesure où ils imposent au traducteur la
nécessité de récréer la forme du texte, par une démarche de création artistique.
Pour E. Tabernig de Pucciarelli, les textes philosophiques constitueraient un genre
intermédiaire entre les textes techniques et les textes littéraires, au regard de la difficulté
que leur traduction présente. Toutefois, le critère de la difficulté nřest pas, à nos yeux, le
seul quřil convienne de prendre en compte. Ne serait-ce que parce quřil sřagit là dřune
approche éminemment subjective. En outre, lřauteur nřaborde que lřaspect de la restitution
et ne retient pas la difficulté de compréhension et dřinterprétation des textes. Nombreux
sont les traducteurs qui sřattaqueraient plus facilement à la traduction dřun roman quřà
celle dřun traité philosophique…
Dřautres auteurs vont dans le même sens et tendent à placer les textes philosophiques dans
cette position « intermédiaire » entre le discours littéraire et le discours scientifique. Tel
est par exemple lřavis de F. Rastier, qui lřexplique par des raisons historiques :
« La philosophie est née au sixième siècle av. J.-C., à partir du discours mythique dont la littérature est
issue, mais en réaction contre lui. A leur tour, les discours scientifiques ont pris peu à peu leur
autonomie à lřégard du discours philosophique dont ils sont issus […]. »110
Adoptant une perspective analogue, P. Secretan111 distingue tout dřabord deux
hypothèses : dřune part les textes où lřauteur privilégie une terminologie univoque
trouvant des équivalences dans les différentes langues en présence, et dřautre part les
textes qui en appellent à la « plasticité » de chaque langue (plurivocité, métaphores, etc.)
pour exprimer un récit ou une situation décrite selon le « génie » dřune autre langue. Selon
P. Secretan, dans le premier cas de figure le travail du traducteur « tend vers zéro » - cřest
lřhypothèse applicable aux traductions scientifiques et techniques Ŕ, tandis que dans le
deuxième, au contraire, le travail du traducteur « tend à lřinfini » - hypothèse qui concerne
les textes poétiques et littéraires.
Ibid. p. 145 : «[…] ser capaz de seguir y comprender al expositor en su itinerario intelectual, por complejo
que sea, para interpretarlo cabalmente.» [Traduit par nos soins].
110 F. Rastier, « Pour une sémantique… » op. cit.
109
111
P. Secretan, « Lřaffinité comme condition de la fidélité et de la lisibilité ». In : BLOCH O. et MOUTAUX
J., Traduire les philosophes, op. cit. p. 131
Susana Mauduit-Peix Geldart
51
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pour P. Secretan, le texte philosophique participe des deux modèles :
a) Du modèle technique, en vertu de son vocabulaire spécifique et de son
appartenance à une école ou à une doctrine déterminée, ainsi que par ses
références à une méthode (analytique, scolastique, phénoménologique…) ;
b) Du modèle littéraire, car lřœuvre philosophique constitue un travail de la pensée
tributaire dřune situation historique et socio-culturelle, et par conséquent elle est
liée à « des conditions de langage » qui ne sont pas sans influence sur la pensée ellemême.
Aussi conclut-il que lřefficacité du traducteur dépendra, dřune part de sa familiarité avec le
lexique technique de lřœuvre à traduire, et dřautre part de ses « affinités » à « lřétat de la
langue […] conceptuellement et historiquement marqué »112 utilisée par le philosophe.
P. Secretan positionne donc la traduction philosophique à la croisée de la technique et de
la littérature.
Pour notre part, nous ne croyons pas que la référence à ces deux axes suffise à cerner les
caractéristiques du discours philosophique et les spécificités de la traduction de ce type de
textes. En cela, nous rejoignons les théories des deux auteurs présentés ci-après, qui
confèrent au discours philosophique des caractéristiques propres.
Pour J.-R. Ladmiral113, en effet, la traduction philosophique est à considérer, non point
comme un genre intermédiaire Ŕ un « entre-deux » entre la traduction scientifique et la
traduction littéraire Ŕ mais plutôt comme un « troisième » pôle, spécifique. Il propose une
classification des modes du traduire, sous-tendue par une typologie des textes, elle-même
fondée sur les fonctions langagières, à savoir 114 :
a) La traduction non littéraire, dite technique, qui porte sur les textes à caractère
informatif, pragmatiques ;
b) La traduction poétique et plus généralement littéraire ;
c) La traduction philosophique, plus généralement le discours théorique culturel.
Ibid. Nous analyserons lřépineuse question de lřaffinité doctrinale au chapitre 1.1.2. de la deuxième partie
Cf. J.-R. Ladmiral, « Éléments de traduction philosophique », op. cit., et BLOCH, O., MOUTAUX, J. (dir.),
Traduire les philosophes, op. cit., p. 135
114 Ibid.
112
113
Susana Mauduit-Peix Geldart
52
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Selon J.-R. Ladmiral, cette typologie peut être représentée comme un triangle, « où chaque
texte à traduire sřinscrit dans un continuum et se situe relativement par rapport aux trois
types idéaux quřy matérialisent ses trois sommets »115 :
TRADUCTION
LITTERAIRE
TRADUCTION
TECHNIQUE
TRADUCTION
PHILOSOPHIQUE
Ce schéma, qui correspond à la nature propre à chaque discours, peut donc être également
représenté comme suit :
LANGAGE DES
CONNOTATIONS
LANGAGE DES
DENOTATIONS
METALANGAGE
Le discours littéraire serait donc dominé par le langage des connotations, notion capitale
en traductologie sur laquelle nous serons amenée à revenir, et à laquelle J.-R. Ladmiral a
consacré un travail approfondi116. Le langage des dénotations caractérise pour sa part le
discours scientifique, qui se veut référentiel, objectivant et univoque, même si, pour J.-R.
Ladmiral, le langage des savants, « sécrète » ses propres connotations, et il existe toujours
115
116
J.-R. Ladmiral, In : BLOCH, O., MOUTAUX, J., (dir.), Traduire les philosophes, op. cit., p. 72
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
53
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
une « connotation minimale » dans tout discours, scientifique ou autre117. Enfin, le
discours philosophique, pour sa part, se définit par son caractère de métalangage, cřest-àdire, un langage « qui nřa dřautre référent que son propre signifié ». Substance,
transcendance, liberté, conscience… Cřest en effet le propre de la terminologie
philosophique que de renvoyer à des notions en quelque sorte « intelligibles », au sens
platonicien du terme, cřest-à-dire, qui nřont pas dřexistence matérielle sensible, observable
et extérieure à leur formulation linguistique même. Dès lors, la correspondance
interlinguistique ne va pas de soi.
Pour J.-R. Ladmiral, la traduction philosophique constitue donc un « cas limite » de la
traduction, dont le fonctionnement textuel spécifique peut être défini en appelant au
concept susmentionné de métalangage118.
Cette approche rejoint celle dřA. Agud, déjà citée, qui plaide également en faveur dřune
catégorisation autonome du discours philosophique. Elle distingue trois genres textuels 119
qui imposent au traducteur un défi spécifique :
a) Les textes qui privilégient la dimension objective du langage, respectant
scrupuleusement ses normes et ses contraintes : prose scientifique, échange
dřinformation, documents techniques, etc. Ce type de textes se prête à cette
modalité du traduire quřon appelle le transcodage, cřest-à-dire, à lřapplication de
règles de correspondance entre les termes, faisant volontairement abstraction de
lřindétermination inhérente à tout vocable ;120
b) Les textes où la subjectivité du sujet énonciateur passe au premier plan et
constitue lřexpression authentique de la personnalité dřun individu : textes
littéraires et poétiques ; ici, le traducteur ne saurait se contenter dřappliquer des
règles de correspondance, il doit recréer lřunivers de lřauteur à partir de sa propre
subjectivité ;
Cf. infra section 1.1.2. troisième partie.
J.-R. Ladmiral, « Formation des traducteurs et traduction philosophique ». In : Meta : journal des
traducteurs / Meta: Translators' Journal [en ligne], vol. 50, n° 1, 2005, p. 97. Disponible sur :
http://id.erudit.org/iderudit/010660ar
119 A. Agud, op. cit. p. 16-17
120 Il convient de préciser ici que la bonne traduction technique ne procède pas uniquement par transcodage,
même sřil existe des correspondances de termes. Lřensemble du discours appelle souvent une reformulation
en langue cible permettant de garantir sa lisibilité.
117
118
Susana Mauduit-Peix Geldart
54
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
c) Le texte philosophique, dont le paradigme est la recherche de la vérité. Selon A.
Agud, ces textes occupent une place à part du point de vue de leur traduction. A
lřappui de cette hypothèse, elle retient quelques traits marquants du discours
philosophique, à savoir :
 Son objet : plutôt que de privilégier lřune des dimensions du langage,
comme les catégories précédentes - objectivité et subjectivité Ŕ le
discours philosophique prend pour objet précisément la relation ellemême, entre objectivité et subjectivité ;
 Sa complexité : les textes philosophiques sont souvent marqués, comme
nous lřavons vu, par une considérable technicité ;
 Sa prétention de communicabilité et, partant, sa traduisibilité de
principe. Dès lors que le texte philosophique cherche une vérité
communicable, il se veut en effet par principe traduisible, car la
dimension stylistique est supposée être subordonnée au contenu cognitif
quřil sřagit de transmettre. Pour A. Agud, la traduction du texte
philosophique « représente LA traduction par excellence, car sa
considérable complexité va de pair avec une exigence de traduisibilité
relevant de sa définition et de son objectif intrinsèques »121.
Cette prétention de traduisibilité va de pair avec la visée « pédagogique »
du discours philosophique : le texte philosophique poursuit
lřémancipation par rapport aux langages objectifs de lřexpérience
individuelle, et cet objectif est partagé par lřauteur, le traducteur et le
lecteur. Cřest en cela que le texte philosophique se veut traduisible ;
 Sa réflexivité : la spécificité du discours scientifique tient surtout à sa
qualité de métalangage : il ne cherche pas à exprimer un contenu quel
quřil soit, son but est précisément la réflexion sur lřensemble de contenus
possibles. Le discours philosophique serait ainsi le dernier métalangage de
tout langage objectif, « le discours sur les langages formalisés, formulé
dans un langage dépourvu de toute restriction »122.
«El texto filosófico representa LA tarea por excelencia, pues acostumbra a presentar simultáneamente una
notable complejidad y una pretensión de traducibilidad anclada en su definición y objetivo.» A. Agud, op.
cit. p. 17 [Traduit par nos soins].
122 «El discurso sobre los lenguajes formalizados que tiene lugar en un lenguaje sin restricción alguna». A.
Agud, op. cit. p. 19 [Traduit par nos soins].
121
Susana Mauduit-Peix Geldart
55
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
A lřinstar des catégorisations avancées par ces deux derniers auteurs, nous retenons que la
traduction philosophique se pose, de par sa spécificité, comme un genre à part, sans
préjudice des caractéristiques communes quřelle partage avec la traduction de textes
littéraires, dřune part, et de sa technicité, de lřautre, qui en fait une traduction hautement
spécialisée. Il reste toutefois à définir la nature de cette spécificité, et ses conséquences sur
le processus traductif. Dans cette optique, il convient dřanalyser plus en détail les enjeux et
les formes textuels qui caractérisent lřécriture philosophique. Aussi chercherons-nous à
déterminer, dans le chapitre suivant, sřil existe un « style » proprement philosophique,
pour identifier ensuite les différents genres adoptés par les philosophes pour matérialiser
leur pensée.
Susana Mauduit-Peix Geldart
56
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 2 : Les enjeux textuels : styles et genres
philosophiques
« Le philosophe nřest pas censé exprimer à son gré des
pensées ; il lui faut trouver les mots qui […] sont seuls
habilités à restituer lřintention quřil veut énoncer et
ne peut énoncer autrement quřen trouvant le mot où
réside, à ce moment-là de lřhistoire, cette vérité. »123
Le chapitre qui précède nous a permis de mettre en évidence que la recherche de la vérité
constitue lřobjet prioritaire de la philosophie, par delà la recherche du Beau. Comme le
souligne J.-L. Vieillard-Baron à propos de Bergson, « le rôle du philosophe nřest pas de
sřémouvoir, mais de chercher la raison de toute chose, y compris du mal […] et de
lřexpérience mystique […] »124. La vérité philosophique se veut, rappelons-le,
communicable par principe, car elle prétend à une universalité de droit qui commande son
exigence de traduisibilité.
Faut-il en conclure que la forme de la discursivité philosophique, ou ce que lřon
appellerait communément le « style » du philosophe, est un élément secondaire, sans
influence sur le raisonnement quřil sřagit de « faire passer », et quřil faudrait même
« bannir » ou « mettre entre parenthèses » pour accéder au sens profond de celui-ci ?125 Ou
faut-il considérer, au contraire, quřil existe un style proprement philosophique inhérent à
la pensée elle-même ?
Nous nřaurons pas, bien entendu, la prétention dřapporter ici une réponse définitive à ces
questions aussi complexes que téméraires. Mais il sřagit là dřune problématique quřil est
nécessaire de prendre en compte dans la perspective qui est la nôtre, puisquřelle nřest pas
sans conséquences, comme nous le verrons, sur le processus traductif et les choix du
traducteur. Aussi oserons-nous nous aventurer un tant soit peu sur ce terrain, en partant
dřabord de quelques considérations de base sur les notions de style et dřargumentation.
123
Th.W. Adorno, «Thèses sur le langage du philosophe», traduit de l'allemand par Marianne Dautrey et
Marc de Launay, Rue Descartes, n° 26, Paris : PUF, 1999, p. 12
124 J.-L. Vieillard-Baron, Bergson, Paris : PUF, 1991, (coll. Que sais-je), p. 4. Pour autant, à la différence des
textes scientifiques, les textes philosophiques nous touchent, car il est possible de se projeter dans leur
expérience.
125 On sait que, comme le rapporte A. Lhomme ( op. cit.), Kant « sřobligeait » à lire Rousseau deux fois, pour
éviter dřêtre « troublé par la beauté de lřexpression » et saisir son argumentation « avec la seule raison ».
Susana Mauduit-Peix Geldart
57
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.1. Le style philosophique : entre l’exigence de vérité et
les contraintes de communication
2.1.1. Style et discursivité philosophique
2.1.1.1. Considérations générales sur la notion de style
Difficilement définissable, la notion du style dans lřabsolu a donné lieu à de nombreuses
études que nous nřaurions pas la prétention de reprendre ou de compléter dans ces lignes.
Le Petit Robert propose une tentative définitoire simple qui a le mérite de synthétiser les
éléments qui nous intéressent. Le style est défini comme lř« aspect de lřexpression chez un
écrivain, dû à la mise en œuvre de moyens dřexpression dont le choix résulte, dans la
conception classique, des conditions du sujet et du genre, et dans la conception moderne,
de la réaction personnelle de lřauteur en situation. »126
Si la notion de style reste encore dans lřesprit populaire lřapanage de la littérature, les
œuvres philosophiques nřaffichent pas moins une étonnante variété de registres, et ce,
malgré la recherche apparente dřune « neutralité » stylistique considérée comme lřexigence
de base de lřauthenticité du discours philosophique. « Posée de manière provocante, écrit
R. Damien, la question du style des philosophes prend lřallure dřun dilemme qui divise
frontalement les philosophes eux-mêmes : si le philosophe a un style, il nřest pas
philosophe. Sřil est philosophe, il nřa pas de style. »127
Dřune manière générale, il convient de souligner avec F. Cossutta128 que lřécriture
philosophique, le mode dřexposition de la doctrine est tributaire dřune double visée : la
visée dřuniversalité dřune part, qui sřefforce de fournir un fondement des thèses proposées
au moyen de la démonstration destinée à asseoir la vérité, et la visée de communication,
qui détermine le choix des formes de lřargumentation en vue de faciliter la réception de la
doctrine. Toutefois, il est à noter que cette visée de communication, la « mise en texte » de
la pensée ne va pas sans écueils et tend notamment à « dénaturer » en quelque sorte la
démarche « zététique »129 : comme le souligne D. Thouard130, dès quřil entend partager la
Petit Robert, op. cit. p. 1870
R. Damien, « Trois écritures bibliothécaires du style philosophique : Machiavel, Montaigne, Diderot ». In :
B. Curatolo et J. Poirier (dir.), Le style des philosophes, Editions Universitaires de Dijon, 2007, p. 45-61.
128 F. Cossutta, « Argumentation, ordre des raisons et mode dřexposition dans lřœuvre cartésienne ». In : F.
Cossutta (dir.), Descartes et lřargumentation philosophique, Paris : PUF, 1996 (Lřinterrogation
philosophique), pp. 111-185.
129 Zététique : qui constitue une recherche. Dřaprès A. Lalande (dir.), Vocabulaire technique et critique de la
philosophie. 18ème édition. Paris : PUF, 1996, p. 1227
126
127
Susana Mauduit-Peix Geldart
58
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
vérité quřil pense avoir trouvée, le philosophe met un terme à sa « quête » et adopte une
visée, non plus de recherche, mais dogmatique, courant le risque de figer sa pensée, de la
« solidifier ». Pour surmonter cet écueil, le philosophe peut jouer sur la forme quřil confère
à son système. Deux attitudes se profilent ainsi, toujours selon D. Thouard, dans la
recherche de la forme la plus adaptée :
a) La première attitude est dominée par la « volonté inconditionnelle de partage » :
le philosophe privilégie la clarté, la familiarité, dans lřespoir de convaincre, de faire
comprendre sa pensée. Mais au détriment, précise D. Thouard, dřune part de
mystère et de la dimension zététique ;
b) La deuxième attitude est au contraire celle du « repli sur soi » : devant lřéchec
dřune attitude vulgarisatrice, le philosophe préfère dresser « une barrière
terminologique entre le profane et son verbe », cultivant les obstacles pour
entraîner son lecteur dans un labyrinthe sans fin, qui met à lřépreuve son
intelligence.
Cette alternative renvoie à la question de la lisibilité du texte et du statut du lecteur. Le
philosophe écrit bien sûr toujours à lřintention des lecteurs, mais il sřadresse rarement au
plus grand nombre. Comme le souligne C. Denat, sřil privilégie la clarté, il risque de
« sacrifier la rigueur et lřoriginalité de sa pensée à lřéquivocité du langage commun »131.
Aussi les auteurs des textes philosophiques opèrent-ils le plus souvent une certaine
« discrimination » du lecteur : « […] lřécriture philosophique se caractérise bien souvent
[…] par une volonté de ne pas « rendre commun ce qui est rare » mais au contraire de
mettre à distance certains lecteurs. »132
Dřun philosophe à lřautre, on observe en effet une volonté plus ou moins marquée de
rendre la pensée accessible ou au contraire hermétique. Entre lřécriture dřun Leibniz, qui
identifie le style philosophique à un certain souci de clarté (aussi bien par les choix
terminologiques que par la construction des phrases) et la torturante difficulté du style de
Husserl (qui met parfois à lřépreuve la patience du lecteur et du traducteur ; mais tel est
sans doute son charme…), tous les degrés sont possibles. En tout état de cause, il semble
que le style philosophique consiste pour le penseur, comme le souligne J. Ortega y Gasset,
D. Thouard, « Le partage des idées » (introduction). In : Le partage des idées Ŕ études sur la forme de la
philosophie, Editions du CNRS, 2006, p. 5-17. Disponible sur :
130
www.revue-texto.net/Parutions/CR/Thouard_Partage.pdf
131 C. Denat, « Du hors-texte aux textes : écriture et styles philosophiques ». In : Au-delà des textes : la
question de lřécriture philosophique, actes des journées dřétudes organisées par le Centre Interdisciplinaire
de Recherches sur les Langues, les Littératures, la Lecture et lřElaboration de la Pensée, et le Département de
Philosophique de lřuniversité de Reims Champagne-Ardenne, Presses Universitaires de Reims, 2007, p. 11
[Nous soulignons].
132 Ibid. p. 12
Susana Mauduit-Peix Geldart
59
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
« à sřéloigner des terminologies en vigueur pour plonger dans la langue commune, dans le but, non
point dřen faire un simple usage telle quřelle existe, mais de la réformer au plus profond de ses racines
linguistiques, aussi bien sur le plan du vocabulaire que, parfois, de la syntaxe » 133.
G.G. Granger considère pour sa part quř « il nřy a point […] à proprement parler, de langue
philosophique, mais seulement un usage philosophique de la langue »134. Pour autant, il
propose un découpage, selon la réalité que le philosophe cherche à décrire, qui caractérise
pour ainsi dire trois « styles » différents de lřobjet philosophique :
a) Un premier type recoupe une description « psychologisante » des faits de
conscience, que le philosophe sřefforce de cerner par lř « immédiateté » et la
« profondeur ». Son écriture Ŕ telle celle dřun Bergson - tend ainsi à se rapprocher
de celle du poète ;
b) Un deuxième type cherche à décrire plutôt des essences, détachées des faits du
vécu. Le philosophe adopte alors une langue technique, « afin de mettre en
évidence cette distance quřil faut indiquer entre le vécu et ce quřil signifie »135. G.G.
Granger cite ici lřexemple de Husserl ;
c) Enfin, un troisième mode de description cherche surtout à « susciter des
expériences de pensée », comme le Wittgenstein des Recherches philosophiques,
au moyen dřun langage métaphorique dépourvu de néologismes techniques.
On lřaura compris, le style philosophique Ŕ ou plutôt la langue philosophique, selon G.-G.
Granger Ŕ oscille entre un degré plus ou moins important de technicité et toute la palette
des moyens que le philosophe puise dans la langue naturelle pour expliquer et étayer son
système conceptuel. La grande diversité de styles témoigne des efforts déployés par les
philosophes dans leur recherche dřune stratégie leur permettant de préserver, comme le
souligne encore C. Denat, « la rigueur, les nuances ou encore les méandres de [leur]
pensée »136.
Le style constitue donc, peu ou prou, la marque personnelle du philosophe. De ce point de
vue, nous ne pouvons quřen admirer la richesse et la diversité : franc et passionné comme
le style de Sénèque, austère et méthodique comme le style de Spinoza, poétique et
«[el estilo filosófico consiste] en que el pensador, evadiéndose de las terminologías vigentes, se sumerja en
la lengua común, pero no para usarla sin más y tal como existe, sino reformándola desde sus propias raíces
lingüísticas, tanto en el vocabulario como, algunas veces, en la sintaxis», J. Ortega y Gasset, « Sobre el estilo
filosófico ». In : «Anejo: en torno al coloquio de Darmstadt». In : Obras completas. Madrid : Alianza Ed. Vol.
IX, p. 636. Cité par J. Villalobos, De la belleza de la filosofía - De pulchritudine philosophiae, 2.a edición,
133
Sevilla: Fénix Editora, 2005, (Colecc. Nueva Mínima del CIV), p. 86. [Traduit par nos soins].
134 G.G Granger, « Remarques sur lřusage de la langue… », op. cit. p. 25
135
Ibid.
136
C. Denat, op. cit. p. 8
Susana Mauduit-Peix Geldart
60
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
déchirant comme celui de Leopardi ou de Kierkegaard, suggestif comme celui de
Heidegger, profond et musical comme le style de Jankélévitch…
Le style philosophique se configure ainsi comme lřincarnation du mouvement de pensée
qui préside à toute doctrine. Si, comme lřaffirmait Buffon, la beauté du style se mesure à
lřaune du nombre de vérités quřil expose, on retiendra que lřaccent est à mettre sur la
syntaxe du propos, même si les philosophes contemporains ont en quelque sorte renversé
le rapport de la philosophie à lřécriture137. Enfin, A. Lhomme propose de définir le style
comme lřunité indissociable qui existe entre lřart de penser et lřart dřécrire dřun
philosophe.
Nous retrouvons ici, en quelque sorte, le sens que lui accorda Buffon, dans son célèbre
Discours sur le style (1730), où il affirme que « le style nřest que lřordre et le mouvement
quřon met dans ses pensées ». Ainsi la notion de style, rattachée jusque là à lřélocution, à
lřaspect purement formel et linguistique dřune œuvre (en particulier littéraire) se retrouve
liée à la notion de travail, autant à celui de la pensée quřà celui de lřexpression. Dans son
Essai dřune philosophie du style138, G.-G. Granger va dans le même sens, en considérant le
style certes comme une manière de sřexprimer, mais aussi comme une manière de penser.
Pour F. Jacques, si lřon nie lřexistence dřune forme privilégiée, la philosophie est
« condamnée à sřexprimer dans du non-philosophique […] irrémédiablement impure »139.
Pour autant, dit-il, la philosophie ne saurait être réduite à un genre littéraire, les
philosophes nřétant pas les « poètes du concept ». Si la philosophie est certes inscrite dans
une langue donnée, elle ne doit pas moins tendre vers une sorte de « pureté
interrogative ».
En tout état de cause, la question du style philosophique ne saurait être ignorée :
« Trop souvent on a vécu lřhistoire de la pensée Ŕ qui est avant tout une histoire de textes écrits Ŕ
comme si lřécriture nřavait rien à voir avec le style comme travail du sens. [Pourtant] le
questionnement philosophique, pas plus quřun autre, ne peut sřengendrer dans la transparence,
comme si la forme quřon lui donnait restait accidentelle. » 140
Nous partirons de ces considérations pour analyser la portée de lřécriture philosophique
dans lřoptique de la traduction, et plus particulièrement lřimbrication que de nombreux
auteurs mettent en évidence entre la forme discursive adoptée par le philosophe et le
contenu de sa doctrine. Mais puisque le discours philosophique est dřabord et surtout un
discours argumentatif, il convient de sřarrêter brièvement sur la notion dřargumentation.
137
Les enjeux de ce renversement mériteraient bien sûr une étude approfondie pour cerner leur portée sur
lřopération traduisante, qui pourrait faire lřobjet dřune recherche ultérieure.
138 G.-G. Granger, Essai d'une philosophie du style, Paris : Armand Colin, 1968, 312 p.
139 F. Jacques, op. cit. p. 1772
140
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
61
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.1.1.2. Considérations générales sur la notion d’argumentation
Quel que soit lřeffet que le discours de tel ou tel philosophe, par sa manière de sřexprimer,
suscite dans lřesprit ou dans le cœur du lecteur, un trait, voire un mot dřordre, sřérige en
dénominateur commun de lřécriture philosophique : nous avons vu, en effet, que le texte
philosophique se définit essentiellement par son caractère argumentatif. Base du mode
dřexposition de la doctrine, lřargumentation soutient en effet lřédifice spéculatif que le
philosophe sřattelle à bâtir dans lřespoir de convaincre ses lecteurs des vérités quřil énonce.
La notion dřargumentation se définit comme un « dispositif discursif visant à provoquer ou
à ébranler lřadhésion à une thèse »141. Elle se distingue de la simple démonstration par son
caractère « doxique » : alors que la démonstration vise avant tout la vérité de la thèse, à
lřaide dřassertions axiomatiques, lřargumentation vise plutôt la persuasion, à lřaide dřun
ensemble dřarguments plus ou moins forts qui tiennent compte du pathos, cřest-à-dire, de
la disposition et de la réceptivité de lřauditoire. La qualité dřune argumentation sera donc
mesurée à lřaune de son efficacité, de sa capacité à convaincre lřauditoire, les lecteurs, de la
vraisemblance, voire de la véracité du raisonnement proposé.
Lřargumentation intègre donc, comme le souligne M. Meyer142, les trois dimensions
fondamentales de lřacte de communication, à savoir lřethos (orateur), le pathos
(lřauditoire) et le logos (message). Elle porte néanmoins surtout sur le logos, cřest-à-dire,
sur la force du raisonnement, même si lřidéal dřatteindre une réponse univoque reste, en
philosophie, une chimère : « Une argumentation sřautorise toujours dřune contestation
possible ; la science, elle, propose des réponses univoques, qui se veulent fondées et
incontestables. »143
Lřargumentation déployée par le philosophe se constitue ainsi comme le vecteur de son
vouloir dire. Dřoù lřimportance pour le lecteur Ŕ et a fortiori pour le traducteur Ŕ de rester
particulièrement attentif à lřenchaînement des arguments, dřappréhender tous les
éléments qui concourent à la construction du sens. Une démarche particulièrement ardue,
mais qui sřavère nécessaire, pour comprendre la genèse de la doctrine et les intuitions
profondes du philosophe.
S. Chauvier, entrée « Argumentation ». In : S. Auroux (dir.), Encyclopédie philosophique universelle, t. II,
Les Notions philosophiques. 3ème édition. Paris : PUF, 2002, p. 157
142 M.Meyer, Quřest-ce que lřargumentation ? Paris : Vrin, 2008, p. 11
143 Ibid. p. 14
141
Susana Mauduit-Peix Geldart
62
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.1.2. La pensée et l’écriture
Comme le souligne G. Boss144, lřanalyse du rôle de lřécriture dans la constitution de la
pensée autorise trois hypothèses :
a) Lřindépendance du système conceptuel vis-à-vis de son expression ;
b) La participation du style à la constitution de la pensée ;
c) Lřindexation de ces deux hypothèses aux différents auteurs ou systèmes : chez
certains, le style serait essentiel, chez dřautres il nřaurait quřun rôle purement
« ornemental ».
La première option implique la « traduisibilité » de toute philosophie, et la traduction
devient ainsi le meilleur exercice à pratiquer pour démontrer cette hypothèse. Cette
approche présuppose, comme le souligne B. Cassin, une conception ontologique, qui part
de lřêtre, de la réalité objective, et relègue la pluralité linguistique à un rôle purement
instrumental. Ici, le référent est supposé immuable, et le signifié qui le désigne susceptible
de « se réincarner à lřidentique »145 dřun signifiant à lřautre.
La réalité est cependant plus complexe, car les philosophes cultivent souvent le style,
sřéloignant ainsi de lř« idéal » supposé du discours philosophique, qui doit viser la
transparence des concepts et la neutralité de lřexpression.
La deuxième option, à savoir, lřévidence dřun lien existant entre la doctrine et sa « mise en
texte », ou lřindissociabilité entre la pensée et lřécriture, présuppose au contraire, suivant
toujours le schéma de B. Cassin, une conception logologique146, qui part, non point des
choses, de lřêtre ou du monde, mais des mots, de la pluralité linguistique. Dès lors, « il nřy
a plus un monde unique, donné ou se donnant, ni lřhistorialité dřun logos paradigmatique
de toute vraie langue, mais une pluralité hétérogène de mondes, effets de la pluralité des
langues »147.
Le principe de lřindissociabilité de la pensée et de lřécriture semble faire désormais
lřunanimité au sein de la communauté de chercheurs sřintéressant à la nature du discours
philosophique, et en ferait au demeurant toute la spécificité. « Il nřy a point dřœuvres
philosophiques, écrit G. G. Granger,
dřidées philosophiques seulement virtuelles, indépendantes de leur élaboration effective dans une
expression déterminée. On observera quřil nřen est pas de même des idées scientifiques, sans en
G. Boss, Quřest-ce que la philosophie ? 2000. Disponible sur : http://www.gboss.ca/philointrod.htm
B. Cassin, « Le statut théorique de lřintraduisible ». In : J. F. Mattei (dir.), Encyclopédie philosophique
universelle, t. IV, Le Discours philosophique. Paris : PUF, 1991, p. 1002
146 Ibid. p. 1001. B. Cassin emprunte ce terme à Novalis.
144
145
147
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
63
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
excepter les mathématiques, qui peuvent bien être réelles et opérantes antérieurement à tel
développement effectif. »148
Dans la même ligne, C. Denat estime que la pensée (soit, le contenu) et lřécriture (soit, la
forme) philosophiques ne sont que « les deux versants » dřune seule et même opération,
dřune activité où ces deux exigences sřentremêlent « au point de ne plus pouvoir être à
proprement parler envisagées comme successives ou distinctes »149. Une approche que
confirme F. Rastier : dans le domaine philosophique, dit-il, lřinvestigation « ne semble pas
précéder la textualisation »150.
Si lřon admet cette hypothèse de principe, il sřagit de comprendre dans quelle mesure la
pensée peut être instituée par lřécriture, autrement dit, comment lřécriture devient en soi
un élément constituant de la pensée. Il importe ainsi dřappréhender ce que A. Lhomme 151
appelle la fabrique du sens, ou les effets de texte : lřécriture philosophique est ainsi posée
comme une « résolution de problèmes » qui « anticipe, conjecture, architecture, compose »
les effets de texte. Loin dřêtre purement « déposée dans le texte », la pensée produirait le
texte.
Comprendre ce processus est la tâche à laquelle sřattellent F. Cossutta et D. Maingueneau,
spécialistes de lřanalyse du discours ayant exploré en profondeur les caractéristiques du
discours philosophique. Dans la section qui suit, nous nous proposons de parcourir
brièvement les théories de ces auteurs.
2.1.2.1.
Discours constituants et discours « auto-constituants »
Pour F. Cossutta et D. Maingueneau, le discours philosophique doit dřabord être étudié
dans le cadre des discours dits constituants152, cřest-à-dire, des discours investis dřune
fonction « fondatrice » ou « légitimante » dřautres discours : la philosophie, la science, la
religion, le droit, la littérature, etc.
« Il y a constitution, précisément dans la mesure où un dispositif fonde, de manière en quelque sorte
performative, sa propre possibilité, tout en faisant comme sřil tenait cette légitimité dřune source quřil
ne ferait quřincarner (le Verbe révélé, la Raison, la loi). »153
G.G. Granger, « Remarques sur lřusage de la langue en philosophie », op. cit. p. 25
C. Denat, op. cit. p. 7.
150 F. Rastier, Pour une sémantique des textes théoriques , op. cit.
151 A. Lhomme, « Entre concept et métaphore : existe-t-il une écriture spécifiquement philosophique ? », op.
cit. p 61
152 D. Maingueneau, F. Cossutta, « Lřanalyse des discours constituants », Langages, n° 117 [en ligne], mars
1995, Paris : Larousse, p. 112-125. Disponible sur :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726x_1995_num_29_117_1709
153 Ibid. p. 119
148
149
Susana Mauduit-Peix Geldart
64
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pour préciser le propre du discours philosophique, F. Cossutta va plus loin, en proposant
encore une distinction entre les discours constituants et les discours auto-constituants.
Ainsi, le discours philosophique se distinguerait, au sein des discours constituants, par sa
capacité à « expliciter les conditions de possibilité de toute constitution discursive, y
compris la sienne »154.
Selon F. Cossutta, le texte philosophique doit être pensé et replacé dans le cadre de la
notion des discours auto-constituants, étant entendu quřil est plus difficile dřétudier le
rapport que la philosophie entretient avec la langue, car le discours philosophique
sřapplique à lui-même ses propres catégories :
« La philosophie est ce discours qui, construit à partir des contraintes qui sont la condition de toute
mise en discours, les réélabore dans son propre champ, les catégorise dans les termes mêmes de la
doctrine. Cřest ce qui lui confère la propriété, ou la prétention de jouer un rôle fondateur à lřégard des
autres types de discours, dřen prétendre fonder le mode de constitution, de sřen porter garant ou de les
délégitimer. »155
D. Maingueneau nřisole pas pour sa part les discours auto-constituants des discours
constituants, mais il reconnaît que la philosophie revêt un caractère plus « autoconstituant » que par exemple la littérature. La spécificité du discours philosophique réside
selon lui dans sa radicalité : contrairement à la littérature ou au discours religieux, la
philosophie pose frontalement la question de sa possibilité.
2.1.2.2.
La doctrine philosophique et son énonciation
La thèse forte que défendent F. Cossutta et D. Maingueneau réside dans lřindissociabilité
principielle de la spéculation philosophique et de son régime énonciatif. Cette thèse va à
lřencontre de la conception traditionnelle de la philosophie et de sa prétention à
transcender toute contingence, fût-elle temporelle ou linguistique. La pensée et la
spéculation philosophique ont en effet eu de tout temps vocation à sřaffranchir de leur
« mise en discours », du support matériel de lřénonciation. F. Cossutta met en garde contre
cette conception « désincarnée » de la philosophie, selon laquelle le philosophe
exprimerait ses concepts, ses raisonnements et ses thèses de façon quasi arbitraire, le
régime discursif déployé ne jouant aucun rôle dans lřargumentation, la constitution du
sens et la visée didactique de la doctrine. Lřactivité énonciative est ici, bien au contraire,
dřune extrême complexité, et participe de plein droit à lřélaboration de la pensée du
philosophe. Il sřagit donc de « retrouver dans le texte spéculatif les actes de discours qui
154
F. Cossutta, « Discours philosophique, discours littéraire : le même et lřautre ? », Rue Descartes n° 50,
Lřécriture des philosophes. Paris : PUF, p. 8
F. Cossutta, « Lřanalyse du discours philosophique ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le
Discours philosophique, J. F. Mattei (dir.). Paris : PUF, 1991, p. 1798
155
Susana Mauduit-Peix Geldart
65
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
constituent autant de gestes médiateurs dřune transformation de soi proposée au
lecteur »156.
Ainsi les éléments expressifs ou discursifs ne sont pas occasionnels, mais doublement liés
au contenu quřils véhiculent : dřune part, « […] ils déterminent leur possibilité
dřémergence, en leur offrant plus quřun support, mais lřétoffe même de leur inscription
dans lřordre du dicible »157 ; dřautre part, ils sont « rétroactivement déterminés par les
contenus », dans la mesure où chaque doctrine doit trouver la formulation la plus adaptée
à ses schèmes conceptuels : « Le choix dřun genre, celui dřune forme dřexposition ne
dépendent pas du hasard mais doivent être appropriés à la forme procédurale qui
développe la conceptualité propre à une philosophie. »158
2.1.2.3.
Formes du contenu et formes de l’expression
Allant plus loin dans la définition du discours philosophique et des frontières qui le
séparent dřautres types de discours, et notamment de la littérature, F. Cossutta a recours à
deux catégories conceptuelles, quřil appelle respectivement formes du contenu et formes
de lřexpression.
Les formes du contenu recouvrent lřensemble des schèmes dynamiques de la doctrine, le
déploiement du schème spéculatif. Outre les assertions et ses thèses, il englobe aussi le
mouvement qui les engendre (analyses, descriptions, déductions, dichotomies, etc.). Les
formes de lřexpression, pour leur part, concernent les caractéristiques discursives, les
règles dřexposition, les genres, les figures rhétoriques, etc. Ce sont les schèmes doctrinaux
transposés à lřéchelle discursive.
Selon F. Cossutta, le rapport entre formes de lřexpression et formes du contenu détermine
le caractère à dominante philosophique ou à dominante littéraire dřun texte :
« Le discours philosophique, dans son procès dřauto-constitution, a pour caractéristique dřabsorber,
dřintégrer les formes de lřexpression dans les formes du contenu, et cela dans la mesure où les formes
du contenu commandent en droit les formes de lřexpression […] Le discours littéraire se caractérise,
au contraire, par un procès de discursivisation qui intègre les formes du contenu dans les formes de
lřexpression, au point quřil tend à faire de son plan dřexpression la forme même de son contenu. […].
Entre ces deux pôles, tous les degrés dřintégration ou de tension sont possibles. »159
Il est important de souligner cette imbrication, car il va de soi quřil nřest de textes
purement philosophiques ou purement littéraires. Mais il nřen demeure pas moins que la
dominante philosophique ou littéraire dřun texte a une incidence non négligeable sur
Ibid. p. 1800
Ibid.
158 Ibid.
156
157
159
F. Cossutta, « Discours philosophique, discours littéraire : le même et lřautre ? », op. cit. p. 14-15
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66
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lřapproche du texte par le traducteur. Cřest dans cette optique, rappelons-le, que nous nous
intéressons aux caractéristiques de lřénonciation philosophique, telles quřelles ont été
conceptualisées par les analystes du discours.
2.1.2.4.
La question de la langue
Tentant de comprendre pour sa part lřarticulation quřentretient une doctrine avec la
langue qui la véhicule, D. Maingueneau note dřemblée que le philosophe « investit »
nécessairement une langue, maternelle ou non, quřil juge compatible avec son univers
doctrinal. La langue, précise-t-il, ne préexiste pas à la philosophie de tel ou tel auteur, mais
entre dans ce quřil appelle un « espace de tensions « interlangagières » », qui met en œuvre
un dispositif à trois termes : interlangue/code langagier/langue. « Le philosophe nřest pas
confronté à une langue, qui serait sa langue, mais à lřinterlangue, aux relations qui dans
une conjoncture donnée se tissent entre les variétés de la « même » langue comme entre
les multiples langues, passées ou contemporaines. »160 Cette « interlangue » peut être
envisagée sous la forme dřun plurilinguisme externe (soit, la relation des œuvres aux
« autres » langues) ou dřun plurilinguisme interne (soit, la diversité dřune même langue :
pluralité diachronique (histoire), diatopique (dialectale), diastratique (niveaux de langue),
diaphasique (types, genres de discours, etc.)). Ces considérations nous amènent tout
naturellement à nous interroger sur les conditions qui sont à lřœuvre ou qui justifient la
prétendue « philosophicité » dřune langue, question qui fera lřobjet du chapitre I.3.
2.1.2.5.
La question du « contexte »
Plaçant leur réflexion dans la mouvance de Foucault, F. Cossutta et D. Maingueneau
sřefforcent également de penser le rapport entre le texte et son contexte. Pour F. Cossutta,
il sřagit de comprendre comment ce quřil nomme lř « instauration discursive » va de pair
avec lř« institution discursive ». Lřinstauration discursive serait la constitution de la
discursivité, lřacte producteur dřun nouveau texte. Lřinstitution discursive, pour sa part,
fait référence aux contraintes de communication de la doctrine : adresse au public,
publication, transmission, exercices dřécole… étant entendu que toute œuvre est produite
circonstanciellement, même si elle a vocation à y échapper. Ces notions dřinstauration et
dřinstitution discursive sont à relier à celles de formes du contenu et formes de
lřexpression :
« Lorsque le rapport entre formes du contenu et formes de lřexpression se rapporte aux conditions et
contexte dřénonciation, on parlera dřinstitution discursive de la philosophie. Lorsque ce rapport se
rapporte à lřarchive par laquelle la philosophie tisse un lien interne à sa propre histoire, on parlera
dřinstauration discursive de la philosophie. Les œuvres […] résultent dřune transaction entre les
exigences découlant dřune recherche privilégiée de communicabilité ou les exigences requises par la
plus grande précision expressive. Ainsi on est en présence tantôt dřune relation fortement motivée
D. Maingueneau, « Code langagier et scène dřénonciation philosophique », Rue Descartes, n° 50, Lřécriture
des philosophes, novembre 2005, p. 22.
160
Susana Mauduit-Peix Geldart
67
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
« doctrinalement », parfois même nécessaire, entre forme du contenu et forme de lřexpression, tantôt
dřune relation plus souple, contingente voire arbitraire. »161
Cette « relation motivée « doctrinalement » », plus ou moins forte ou plus ou moins souple,
détermine le choix du genre et les moyens formels choisis par le philosophe. Dans le
contexte dřune traduction, il est important, comme nous le verrons, dřen évaluer la portée.
Pour D. Maingueneau, lřanalyse du discours philosophique relève dřune démarche qui
sřefforce, en particulier, dřéviter de concevoir la création philosophique comme un
processus linéaire, qui échelonnerait
« d'abord un besoin de s'exprimer, puis la conception d'un sens, puis le choix d'un support et d'un
genre, puis la rédaction d'un texte, puis la quête d'une instance de diffusion, puis l'hypothétique
rencontre avec un destinataire, enfin l'éventuelle reconnaissance de la légitimité philosophique de son
auteur »162.
Il propose pour sa part dřenvisager un « dispositif communicationnel » intégrant à la fois
lřauteur et son public, le choix du genre, la prise en compte de la situation dřénonciation et
la mise en œuvre de la langue comme subjectivité créatrice liée à lřactivité énonciative.
Parmi ces différentes dimensions, nous nous intéresserons, en particulier, au choix du
genre et aux différentes classifications génériques, qui feront lřobjet de la section suivante.
Avant toutefois dřexplorer la richesse de la textualité philosophique, il convient également
de tenter de comprendre le statut du philosophe au sein de la communauté philosophique.
Selon D. Maingueneau, la vie philosophique est structurée par un contexte quřil appelle
des communautés discursives, au sein desquelles le philosophe adopte un positionnement,
même si beaucoup de philosophes prétendent sřen affranchir. Il nřen reste pas moins que
« tout philosophe sřinscrit dans une communauté dřélection, celle des auteurs passés ou
contemporains […] quřil place dans son panthéon intellectuel et dont le mode de vie et les
œuvres lui permettent de légitimer sa propre énonciation »163.
Dřautre part, sřil est vrai que les philosophes se soucient peu des détails biographiques, il
importe de prendre en compte, insiste D. Maingueneau, lřimbrication profonde de la vie et
de lřœuvre. Lřœuvre transmet une expérience dřune vie « minée par le travail créatif […]
dès lors que sa vie est déchirée par lřexigence de penser »164 :
« Lřénonciation philosophique est ainsi moins la triomphante manifestation dřun moi souverain que la
perpétuelle renégociation dřun intenable. Le grand philosophe nřest pas celui qui en toutes
F. Cossutta, « Discours philosophique, discours littéraire : le même et lřautre ? op. cit. p. 14
D. Maingueneau, « Lřénonciation philosophique comme institution discursive », Langages, n° 119 [en
ligne], 1995, p 43. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458726x_1995_num_29_119_1722
163 Ibid. p. 46
164 Ibid. p. 47
161
162
Susana Mauduit-Peix Geldart
68
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
circonstances sait tirer une pensée de son for intérieur, mais celui qui a pu aménager une bio/graphie
[sic] à la (dé)mesure de cette pensée. Négociation […] qui peut […] impliquer un pacte obscur avec la
mort. Présent et absent de ce monde, le philosophe nřa dřautre issue que la fuite en avant… »165
Enfin, le discours philosophique résulte aussi dřune certaine « vocation énonciative » : D.
Maingueneau nomme ainsi le processus par lequel un sujet « se « sent » appelé à produire
un type de discours déterminé », sous réserve que lřinstitution philosophique lui confère
lřautorité requise pour « se poser en philosophe »166.
Partant de cette réflexion, lřanalyse du discours philosophique met en évidence que la
philosophie suppose et construit son contexte, car le contexte institutionnel, ou contexte
pré-construit, permet lřémergence de lřénonciation, et celle-ci produit à son tour un
contexte dynamique qui réinvestit à son tour le contexte institutionnel. La démarche
analytique se veut donc attentive à tous les détails : aspects éditoriaux, éléments textuels et
paratextuels, préfaces, notes, etc. Il sřagit, selon F. Cossutta, « de prendre en considération
le rapport entre ce quřon pourrait appeler une doctrine, un système, une philosophie, et
ses lieux ou modes de textualisation »167, puisque lřactivité philosophique tend à nier ou
contrôler le dispositif discursif ou textuel, les doctrines faisant « comme si les schèmes
spéculatifs quřelles élaborent étaient indépendants de leur contextualisation
expressive »168. Ce quřil nous importe de retenir ici, cřest la pertinente distinction que F.
Cossutta introduit entre la doctrine et lřœuvre. La doctrine est une sorte dřidéalité
philosophique, sens idéal ou absolu que le philosophe, par son œuvre, entend découvrir en
se posant en simple interprète ou médiateur. Par conséquent, le dispositif textuel de
lřœuvre sřefforcera la plupart du temps dřeffacer les traces de toute subjectivité, de toute
contingence (ou parfois, au contraire, le subjectif est surinvesti, comme chez Kierkegaard).
Il sřagit là dřun travail dřobjectivation que lřanalyse du discours permet de mettre au jour.
Très technique, lřanalyse du discours philosophique ainsi conçue porte sur un corpus de
textes extrêmement diversifié, comprenant à la fois des œuvres françaises et étrangères.
Celles-ci sont analysées, soit dans la langue originale, soit par lřintermédiaire de leurs
traductions en français. De nombreux auteurs classiques et contemporains ont fait lřobjet
dřétudes approfondies, tels que Platon et le dialogue, les sceptiques, Descartes et la
méditation, Hume, Leibniz et, plus près de nous, Bergson ou Heidegger. Il est évident que
lřétendue de ces études dépasse la compétence et les prérogatives du traducteur ; mais il
165
Ibid. p. 47-48
166
Toutefois, précise-t-il, les conditions de légitimité de lřexercice de la philosophie ne relèvent pas que
dřune question de diplôme.
167 F. Cossutta, « Neutralisation du point de vue et stratégies argumentatives dans le discours philosophique »,
SEMEN, n° 17, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2004, (ŖArgumentation et prise de position :
pratiques discursivesŗ) pp. 81-97. Disponible sur : http://semen.revues.org/document2321.html
168
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
69
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
nřen reste pas moins quřil est fondamental de les prendre en compte, car lřapproche du
texte par le traducteur dépendra dans une large mesure du degré de subjectivité quřil
perçoit dans les thèses formulées par le philosophe. La traductologie a ainsi à se nourrir de
lřanalyse du discours, autant que lřanalyse du discours a à se nourrir de la traductologie. En
effet, les études poussées de lřanalyse du discours peuvent se révéler très utiles pour les
études descriptives de la traduction (DTS), tendance en vogue, grâce à lřapproche
léxicométrique, surtout dans le domaine littéraire. Inversement, on peut se demander
quelle est la spécificité de lřanalyse du discours lorsquřelle porte sur un texte dans sa
version traduite. Il est de ce point de vue significatif que, si la question de la traduction a
suscité le plus vif intérêt chez F. Cossutta, lorsque nous avons eu lřoccasion de le
rencontrer, D. Maingueneau la considère au contraire résolument « inessentielle », selon
ses propres termes, pour lřanalyse du discours169. Inessentielle ? Soit dit entre parenthèses,
nous voyons là une étonnante contradiction, car, si le philosophe exprime sa doctrine dans
une langue et selon un mode de discursivité inséparable de la pensée elle-même, quelles
conclusions faut-il tirer de lřanalyse dřun texte de philosophe par lřintermédiaire dřune
traduction ? Dřautre part, si la traduction permet de préserver la richesse dřune pensée
formulée dans une autre langue, peut-on vraiment affirmer quřelle est « inessentielle » ?
Notre propos nřétant pas de rentrer dans de telles polémiques, nous laisserons cette
question de côté pour nous intéresser à présent aux différents genres philosophiques.
2.2. Les genres philosophiques
Le support matériel du texte, le choix dřun genre, fait donc également partie intégrante de
lřidentité de lřœuvre, il ne saurait être dissocié de son contenu, du public visé, de son
dessein, etc. : « Toute énonciation constitue un certain type dřaction sur le monde dont la
réussite implique un comportement adéquat des destinataires, qui doivent pour cela
pouvoir identifier le genre dont elle relève. »170
Il ressort des considérations qui précèdent que lřécriture, tout comme le genre adopté par
un philosophe pour exposer sa doctrine, ne sont pas le fruit du hasard. Le choix du genre,
en effet, doit être approprié au développement formel du système conceptuel dřune
pensée. Pourtant, lřaspect générique du discours philosophique ne semble pas constituer
une préoccupation prioritaire des théoriciens, contrairement à ce que lřon peut observer
dans le domaine de la littérature, où les différents genres textuels Ŕ roman, poésie, théâtre
Ŕ ont fait lřobjet de nombreuses études critiques.
169
Nous avons rencontré F. Cossutta et D. Maingueneau au cours du mois de mars 2009.
170
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
70
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
La notion de genre, entendue comme une « forme dřorganisation codifiée »171 de la parole
philosophique, trouve son origine dans les pratiques des différentes écoles grecques, qui
cherchaient à légitimer leurs doctrines, face à dřautres formes de discours. Chaque époque
impose par la suite ses propres conventions rhétoriques, et chaque philosophe cherche à
forger son propre « style » dirons-nous, son propre mode discursif, en fonction de son
projet doctrinal.
Par le choix du genre, lřœuvre se situe à lřintérieur de ce que D. Maingueneau appelle la
sphère philosophique, désignant ainsi le parcours dans lequel sřinscrit le philosophe et la
place quřil sřattribue. Lřauteur peut choisir explicitement le genre (sous-titre, préface…),
ou bien voir son œuvre rattachée à tel ou tel genre du fait de commentateurs (par
exemple, la Métaphysique dřAristote). Dřautre part, les œuvres se réfèrent souvent, plus ou
moins fidèlement, à un prototype (par exemple, les Méditations cartésiennes de Husserl se
réfèrent aux Méditations métaphysiques de Descartes). Les auteurs peuvent aussi adopter
une nouvelle dénomination générique sans pour autant introduire une nouvelle forme, ou
bien encore écrire une œuvre innovante sans changer la dénomination générique. En
philosophie, il nřexiste pas de frontières, de règles qui permettent de déterminer la limite
ou lřécart à partir duquel on peut considérer quřil sřagit dřun dialogue, dřune maxime, etc.
Tout dépend du positionnement de lřauteur.
2.2.1. Classifications des genres
Comme le souligne J. Villalobos, il nřest pas aisé dřétablir une classification des genres
philosophiques, car ils sont très nombreux et souvent hybrides, la philosophie puisant
souvent dans différents éléments de la quasi-totalité des genres littéraires (poésie,
narration, etc.). J. Villalobos distingue, pour sa part, quatre grandes catégories172 :
1) Les genres systématiques : le traité, la somme, les méditations et les pensées ;
2) Les genres subjectifs : lřessai, lřaphorisme, le fragment, lřautobiographie, les
confessions ;
3) Les genres comportant une dimension plus littéraire : le poème (cf. Parménide),
le dialogue, lřéloge, le journal, la lettre ;
4) Les genres scolaires, utilisés à des fins didactiques, comme le manuel,
lřintroduction ou le commentaire.
Selon J. Villalobos, le traité constitue lřexposition ordonnée dřune doctrine et se veut
totalisant : il a recours à une terminologie précise et à une méthode rigoureuse, la
F. Cossutta, « Les genres en philosophie ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le Discours
philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, p. 151
172 J. Villalobos, op. cit.
171
Susana Mauduit-Peix Geldart
71
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
subjectivité du philosophe étant reléguée au second plan. Au contraire, celle-ci domine
dans le genre de lřessai, où lřopinion remplace la rigueur et lřargumentation.
Il nous semble que cette distinction entre le traité et lřessai, établie sur la base de
lřempreinte subjective quřy dépose lřauteur, est à assimiler avec précaution, car il est sans
doute des traités à la construction moins méthodique et des essais dřune grande rigueur.
Que lřon pense, par exemple, au Traité du désespoir, de Kierkegaard, où la subjectivité du
philosophe est palpable, ou à lřEssai sur lřentendement humain, de Locke, œuvre dřune
remarquable rigueur.
D. Maingueneau distingue pour sa part entre les genres canoniques, qui présentent une
convergence idéale entre une doctrine et un mode dřénonciation (par exemple, le dialogue
de Platon, la méditation de Descartes, la critique de Kant) et les genres où cette
convergence est moins évidente. Les textes relevant des genres canoniques rentrent dans
la catégorie des textes « faisant autorité » dont parle P. Newmark173.
Mettant lřaccent sur le rôle du choix générique dans la construction doctrinale, F. Cossutta
introduit pour sa part une classification binaire, dédoublée ensuite en une série de sousgenres. Ainsi, il est tout dřabord amené à distinguer entre les genres construits sur
lřexposition doctrinale et les genres construits sur la transmission doctrinale174.
1) Genres construits sur lřexposition doctrinale
Il sřagit des genres construits prioritairement par lřeffort de présentation de la doctrine. On
distingue ici les genres qui « exhibent » leur dimension énonciative et ceux qui
« lřeffacent ». Ces derniers seraient les plus courants et les plus caractéristiques de la
philosophie, car ils privilégient « lřexposition des énoncés philosophiques selon les liaisons
logiques intrinsèques qui articulent leurs contenus ou selon une organisation thématique
des matières »175. Ainsi lřaphorisme, le traité ou lřessai ne sont pas très différents en soi : ils
ont tous vocation à présenter la vérité, telle quřelle « sřénonce directement ».
Parmi les formes de la philosophie qui construisent leur développement discursif sur un
support énonciatif, il y a par ailleurs lieu de distinguer, toujours selon F. Cossutta, celles
qui reposent sur une dimension « monologique » et celles construites sur un mode
« dialogique ». Lřinterlocution peut dřailleurs revêtir différentes formes ; par exemple, les
locuteurs peuvent être éloignés dans lřespace et le temps (comme dans le genre de la
correspondance, de la polémique ou de la controverse) ou être au contraire intégrés dans
P. Newmark, « The Translation of Authoritative Statements: a Discussion », Meta : journal des traducteurs
/ Meta: Translators' Journal [en ligne] Vol. 27, n° 4, décembre 1982, p. 375-391. Disponible sur :
http://id.erudit.org/iderudit/003728ar
174 F. Cossutta, « Les genres en philosophie », op. cit.
175 F. Cossutta, ibid. p. 1516
173
Susana Mauduit-Peix Geldart
72
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
un espace homogène (dialogue). Il en va de même pour le régime monologique, qui peut
prendre la forme dřun dialogue, comme lorsque lřon sřadresse à soi-même (par exemple
dans les entretiens de Marc Aurèle) ou adopter une structure énonciative à la première
personne (comme dans les Méditations de Descartes).
2) Genres construits sur la transmission doctrinale
Face aux genres construits sur lřexposition doctrinale, il est des genres choisis en fonction
des contraintes communicationnelles liées à la diffusion de la doctrine. F. Cossutta
distingue ici quatre séries de genres :
a) Les genres construits sur la visée didactico-pédagogique, qui cherchent à faire
comprendre, expliquer et assimiler la doctrine : lettres, résumés, dialogues, traités,
manuels scolaires, livres dřexercice ;
b) Les genres visant la constitution dřun « dépôt doctrinal » : compilations,
doxographies, recueils de citations, biographies, histoires de la philosophie,
vocabulaires, lexiques ;
c) Les genres visant la reprise herméneutique au cours du temps (dans le but dřun
approfondissement de son intelligibilité, etc.) : commentaires, gloses, exégèses,
analyses ;
d) Enfin, les genres liés à la réception de la doctrine (dans un but informatif ou
adversatif) : comptes rendus, recensions, réfutations, réponses, controverses,
polémiques, disputes.
La traduction et lřhistoire de la philosophie recoupent la transmission, la diffusion et la
réception. Souvent dřailleurs, les traductions prennent aussi la forme de gloses,
commentaires, etc.
F. Cossutta insiste sur le fait que la dimension générique, ou plus généralement
« littéraire », nřest pas extrinsèque à la forme choisie par le philosophe. Il sřagit donc dřune
forme « originaire, constitutive de la parole philosophique »176. Ainsi, plutôt que de genres
philosophiques, il parle dřinvestissements génériques et en distingue trois types, suivant le
degré de proximité établi entre la doctrine et sa formulation expressive :
1) Le genre est choisi comme « simple instrument » : la forme est dans ce cas
indifférente aux contenus philosophiques et à lřunivers spéculatif (ainsi par ex.
Leibniz et le dialogue dans lřEssai sur lřentendement humain) ;
2) Le genre est en adéquation avec une des caractéristiques doctrinales : la forme
cherche à satisfaire certaines exigences particulières (ainsi, par exemple, la formedialogue chez Descartes et Hume) ;
176
F. Cossutta, ibid. p. 1520
Susana Mauduit-Peix Geldart
73
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
3) Le genre est en adéquation maximale avec lřensemble de lřunivers doctrinal : ici,
la forme est « intrinsèquement » liée aux structures du contenu (le dialogue de
Platon et la méditation de Descartes).
Cette classification des genres sur la base de lřinvestissement générique nous paraît
particulièrement pertinente car elle prend en compte la diversité des cas de figure
susceptibles de se présenter en philosophie. Elle rejoint la troisième hypothèse formulée
par G. Boss que nous avons évoquée ci-dessus, à savoir que, chez certains, le style est une
composante essentielle, tandis que, chez dřautres, il nřaurait quřun rôle purement
« ornemental ». Tel est le point de vue que nous adopterons pour notre part dans le cadre
de notre analyse pratique : dřores et déjà, nous postulons que le traducteur se doit de tenir
compte de ce degré dřinvestissement générique, pour déterminer lřimportance de la forme
adoptée dans la constitution de la pensée et le degré de liberté quřil pourra légitimement
déployer pour la restituer dans les meilleures conditions. Dans la troisième partie, nous
tenterons dřillustrer lřimportance de cette problématique par lřanalyse de deux genres (la
méditation et le fragment) au « degré dřinvestissement » différent.
Pour revenir à la typologie des genres, précisons que F. Rastier introduit pour sa part une
classification quelque peu différente, pour caractériser « les voies linguistiques de
lřontologie »177. Selon lui, il y aurait lieu dřétablir une distinction entre les genres
argumentatifs, qui recherchent la vérité, par le biais de lřaporie et de lřargumentation, et
les genres révélationnels, qui sřefforcent dřinterpréter une vérité déjà exprimée.
Parmi les premiers, F. Rastier classe le dialogue et le traité, car ils ont recours selon lui à
des structures dialectiques comparables. Toutefois, dans la ligne de J. Villalobos, il
considère également que le dialogue, qui présente plusieurs points de vue par
lřintermédiaire des différents énonciateurs, est sans doute un genre privilégié par les
« subjectivistes », alors que le traité, écrit sous la forme dřun narrateur absent, offre une
perspective plus « objectiviste ».
Parmi les genres révélationnels, F. Rastier inclut le commentaire et le fragment. Le
commentaire présuppose que la connaissance réside dans les textes anciens : encore faut-il
lřidentifier et la transmettre. Le fragment, pour sa part, caractéristique de lřépoque
présocratique, constitue de par sa structure le genre anti-dogmatique par excellence, car il
« interdit […] une mimésis de la complétude ».
F. Rastier, « LřEtre naquit dans le langage Ŕ un aspect de la mimésis philosophique », Methodos, vol. 1,
Lille : Septentrion, 2001 [en ligne], pp. 103-132. Disponible sur http://methodos.revues.org/206.
177
Susana Mauduit-Peix Geldart
74
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Les classifications proposées par les auteurs susmentionnés mettent en évidence que les
différents genres philosophiques ne se laissent pas catégoriser facilement, car tout dépend
du point de vue adopté pour les distinguer. Elles ne témoignent pas moins de la richesse et
de la diversité de lřénonciation philosophique et, partant, de la difficulté dřen déterminer
le statut textuel. Si lřon adhère au postulat dřune spécificité de lřobjet philosophique, il y
aurait lieu dřélaborer, comme le souligne avec pertinence J.-R. Ladmiral en réponse à S.M.
Barkat178, une sous-catégorisation ou complexification de la typologie des textes
philosophiques, au même titre que les décompositions que lřon peut observer dans le cas
de la traduction technique ou de la traduction littéraire. Nous en tenterons une esquisse.
2.2.2 Pour une complexification de la typologie des
genres
On a coutume en effet de décomposer la traduction scientifique et technique en
différentes sous-catégories, telles la traduction médicale, la traduction juridique, etc. Il en
va de même pour la traduction littéraire, qui peut à son tour être subdivisée en traduction
théâtrale, traduction du récit, traduction poétique, etc. Dans le cas de la traduction
technique, nous avons apparemment affaire à une démultiplication dřordre thématique,
tandis que dans le cas de la traduction littéraire, le découpage semble être dřordre
générique.
Aussi y a-t-il lieu de sřinterroger sur la décomposition susceptible dřêtre opérée au sein de
la traduction philosophique. Si la question demeure ouverte, nous pouvons néanmoins
envisager ou esquisser plusieurs axes pour une complexification de la typologie :
a) Axe générique : la traduction philosophique pourrait dans ce cas être subdivisée,
à lřinstar de la traduction littéraire, en traduction de lřessai, traduction du traité,
traduction du commentaire, de la méditation, etc. ;
b) Axe thématique : cette décomposition aurait trait au contenu du texte, à lřinstar
de la sous-catégorisation appliquée à la traduction technique : traduction éthique,
politique, gnoséologique, épistémologique, etc. ;
c) Axe pragmatique : il sřagirait ici de prendre en compte la visée dominante du
texte, selon la classification proposée par F. Rastier : argumentative ou
révélationnelle, mais aussi didactique, réfutative, persuasive, etc. ;
d) Axe discursif : il serait également possible dřenvisager des sous-catégories liées à
la présence plus ou moins dominante dřune fonction donnée du langage : ainsi les
178
In : BLOCH O. et MOUTAUX J. (dir.), Traduire les philosophes, op. cit. p. 72
Susana Mauduit-Peix Geldart
75
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
textes purement spéculatifs, les textes intégrant une composante littéraire, etc.
Cette perspective rejoint la très intéressante approche proposée par J. Pelage (cf.
supra, chapitre 1.1.3. de la première partie), qui amènerait à qualifier les textes à
lřaide de deux lettres pour prendre en compte leur caractère hybride.
Cette sous-catégorisation « stylistique ou discursive » appelle toutefois, selon nous, une
double remarque dřordre méthodologique. Dřune part, dans le cas de ces textes
« hybrides », le traducteur doit être particulièrement attentif pour suivre le fil de
lřargumentation, par delà les éventuelles « prouesses » stylistiques de lřauteur. Dřautre part,
il ne convient pas pour autant dřen conclure à une difficulté accrue de ces textes. Le sens
nřest pas nécessairement plus facilement à déceler dans les textes au style dépouillé et
neutre, comme par exemple celui de Kant ou de Husserl.
Résumés en tableau, les axes sřorganisent ainsi :
0-4 - Axes de décomposition du genre philosophique
Générique
essai
Thématique
éthique
Pragmatique
Discursif
doctrinale
spéculatif
traité
commentaire
politique
gnoséologique
réfutative
persuasive
méditation
…
épistémologique herméneutique
…
compilatoire
spéculatif+littéraire
Lřaxe générique semble un peu réducteur, car, comme nous lřavons vu, les genres se
recoupent parfois et seul compte lřexposé de lřunivers spéculatif de lřauteur. Lřaxe
thématique paraît a priori plus adapté, mais, ainsi quřil a été souligné précédemment, le
discours philosophique se caractérise par sa visée totalisante et certains textes abordent les
différentes dimensions dřun projet de connaissance (telle, par exemple, lř Éthique de
Spinoza, qui prétend sřériger en système et en recouvre les différents aspects :
métaphysique, moral, etc.). Lřaxe pragmatique, pour sa part, semble plus pertinent dans la
perspective du traducteur, qui doit accorder une place prépondérante à la visée ou à
lřintention de lřauteur. Toutefois, si lřon reprend la classification de F. Rastier, la limite
entre la visée argumentative et la visée révélationnelle semble plus difficile à établir, car
les références intertextuelles sont présentes, dřune manière générale, dans lřensemble des
textes philosophiques, et tous les auteurs « interprètent » pour ainsi dire, les conclusions de
leurs prédécesseurs, que ce soit pour les compléter, les préciser ou les réfuter. Enfin, lřaxe
discursif nřest pas dépourvu dřintérêt en soi, car le traducteur doit également tenir compte
de la fonction dominante du langage et des dimensions « supplémentaires »,
éventuellement esthétiques, qui accompagnent ou soutiennent lřargumentation. Toutefois,
on constate quřune classification des œuvres en textes « purement spéculatifs » et textes
« philosophico-littéraires » recoupe souvent (cette remarque ne se veut évidemment pas
globalisante) le découpage thématique : en effet, les textes visant un projet dřordre
gnoséologique présentent souvent une écriture plus « aride », plus purement spéculative
Susana Mauduit-Peix Geldart
76
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
que les œuvres de philosophie morale ou politique. La Critique de la Raison pure ou les
Recherches logiques de Husserl, par exemple, restent effectivement plus denses et ardues
que les écrits de Diderot, Montesquieu, Voltaire, etc. Il y aurait donc lieu de se demander
ici si cela tient à leur contenu thématique ou à la dimension proprement stylistique que
chacun de ces textes revêt.
On peut illustrer les axes à lřaide de quelques œuvres célèbres :
0-5 - Illustration des axes des genres
Auteur
Ouvrage
Genre
Critique de la raison pure traité
Kant
Kierkegaard Traité du désespoir
essai
Régime
discursif
Thème
Visée
gnoséologique
doctrinale
Dominante
spéculative
doctrinale
Spéculatif+
littéraire
éthique
Jankélévitch L'ennui
essai
éthique
doctrinale
Spéculatif+
littéraire
Descartes
Hobbes
Gassendi…
Objections et réponses
controverse
gnoséologique
réfutative
Dominante
spéculative
Voltaire
Zadig
conte
éthique
réfutative
Dominante
Littéraire
traité
politique
didactique
Spéculatif+
littéraire
Montesquieu De l'esprit des lois
Comme nous le voyons, la textualité philosophique peut se manifester sous une grande
richesse de formes quřil nřest pas aisé de catégoriser ni de classifier. Sřil paraît acquis que,
dřune manière générale, la forme participe au sens, quel que soit le type de texte,
lřhypothèse retenue par les analystes du discours philosophique cités, à savoir, que
lřécriture est constituante de la pensée, nous semble revêtir une toute autre portée. Cette
hypothèse en effet, quřil nřest pas notre propos de réfuter ou de contester, est lourde de
conséquences pour notre problématique : faut-il comprendre que, en fin de compte, le
discours philosophique relève de lřintraduisible ? On serait tentée de le croire, si lřon
écoute Marivaux :
« […] ce nřest point dans les mots quřun auteur qui sait bien sa langue a tort ou a raison […] il sait que
ces mots ont été institués pour être les expressions propres et les signes des idées quřil a eues ; il nřy
avait que ces mots-là qui pussent faire entendre ce quřil a pensé, et il les a pris […] il nřy avait que
celles-là [les expressions] qui pussent communiquer ses pensées. » 179
Marivaux, « Le Cabinet du philosophe », sixième feuille. In : Journaux et œuvres diverses. Paris : 1969,
p. 380-388) - cité par M. de Launay, « Philosophie du style ». In : Encyclopédie philosophique universelle,
t. IV, Le Discours philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, pp. 1553-1558
179
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Si lřon en reste à cette hypothèse, lřentreprise traductive dřun texte de pensée semble
vouée dřemblée à lřéchec, et il y a lieu de se demander en quoi consiste alors la prétention
de la philosophie à lřuniversel communicable. Si le philosophe ne choisit pas ses mots au
hasard, sřil construit son argumentation au fil de lřécriture, que devient sa pensée
lorsquřelle est transposée dans une autre langue ? Quel degré de fidélité le lecteur est-il en
droit dřattendre dřune traduction ?
Autant dřinterrogations qui appellent une réflexion globale sur la question du sens, que
nous aborderons dans la deuxième partie de notre travail. Pour lřinstant, il conviendra de
retenir que, comme le souligne F. Cossutta, la forme choisie pour lřexposition doctrinale
est à lřarticulation entre deux exigences :
« Dřun côté, la doctrine tend à créer sa propre forme […] et assujettit les dimensions expressives aux
réquisits des schèmes doctrinaux. De lřautre, elle doit, pour sřimposer et sřuniversaliser, sřadapter grâce
à des stratégies discursives diverses aux conditions philosophiques et institutionnelles définies par le
contexte de sa réception. »180
Ainsi la discursivité philosophique semble se constituer comme le résultat dřun
compromis, entre la forme intrinsèque que le philosophe estime nécessaire pour exprimer
sa doctrine, et la nécessité de la faire partager, dřasseoir son caractère universel.
Cette perspective nous amène à nous interroger sur la possibilité même de traduire la
philosophie. De ce point de vue, la traduction sřavère être un terrain privilégié pour
étudier la possibilité de cette universalisation légitimante, et plus généralement le rapport
que la philosophie entretient avec le langage. « Toute philosophie, écrit D. Maingueneau,
est vouée à gérer un conflit constitutif entre la « localité » de son énonciation et sa
prétention à valoir universellement. »181 La « vérité » peut-elle être exprimée,
communiquée, transmise dans TOUTES les langues ? Une vérité exprimée dans une langue
particulière et contingente est-elle ABSOLUE ? Si la langue est susceptible de « limiter »
les possibilités de notre rapport au monde, et plus généralement de nos représentations,
peut-on accéder dans une langue donnée à lřunivers représenté dans une autre langue ?
Ces questions introduisent, peu ou prou, une certaine hiérarchisation des langues, sur le
plan de leur capacité à exprimer et à accueillir la transposition dřune pensée.
Hiérarchisation qui, à supposer quřelle existe, ne peut que conférer au processus traductif
une portée nouvelle. Aussi nous interrogerons-nous, dans la section suivante, sur la
pertinence de la notion de « philosophicité » linguistique.
180
181
F. Cossutta, « Les genres en philosophie », op.cit. p. 1521 [Nous soulignons]
D. Maingueneau, « Code langagier et scène dřénonciation philosophique », op. cit. p. 21.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 3 : Les enjeux « logosophiques » : de la
prétendue philosophicité des langues
«De todas las lenguas europeas, la que menos facilita la
faena de traducir es la francesa…»182
3.1. Problématique générale
Le « conflit constitutif » auquel fait référence D. Maingueneau amène P. Caussat183 à
établir une antinomie historique en apparence insoluble. Cherchant à comprendre
comment sřarticulent lřuniversalisme de la philosophie et le particularisme des traductions,
P. Caussat se heurte de prime abord à un paradoxe : les textes des grands philosophes,
consacrés par la tradition, sont censés « sřimposer dřeux-mêmes » et doivent donc être lus
« dans le texte ». Il sřensuit que la traduction, qui en permet la diffusion, implique une
certaine « dénaturalisation » du texte, en le réduisant à un texte « daté, situé, opaque ».
Dřoù lřantinomie de lřuniversalité : « ou sřil sřagit de philosophie, et à quoi bon
traduire ? Ou on est amené à traduire, et alors adieu à la philosophie »184.
Cřest sur la base de cette antinomie que P. Caussat propose de subdiviser lřhistoire de la
traduction philosophique en deux « époques ».
Une première époque que P. Caussat qualifie de philosophie sans traduction, au sens où,
malgré la pratique réelle de la traduction et les commentaires de certains théoriciens
(Cicéron, saint Jérôme, par exemple), il ne semble pas exister de réflexion expresse sur les
opérations de traduction. Les questions de la fidélité, de lřintraduisible, etc. ne sont pas à
lřordre du jour. La traduction (au sens de texte traduit) est considérée comme le
« représentant conforme de lřoriginal » - lequel peut dès lors être mis à lřécart Ŕ et
bénéficie dřune confiance totale car elle est considérée comme lřéquivalent sans faille de
lřoriginal. Sur la base du modèle religieux, les textes, en particulier les ouvrages dits
canoniques, sont traduits au plus près de la lettre.
182
« Parmi toutes les langues européennes, le français est sans doute celle qui se prête le moins facilement à
la traduction ». J. Ortega y Gasset, « Miseria y esplendor de la traducción ». In : Obras completas, vol. 5.
Revista de Occidente, Madrid: 1983, p. 453 [Traduit par nos soins].
183 P. Caussat, « Simples aperçus sur quelques problèmes de la traduction philosophique », Revue française de
Linguistique appliquée, VIII-2, 2003, pp. 43-54
184 Ibid. p. 44
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
La deuxième époque, que P. Caussat qualifie de traduction sans philosophie, se caractérise
au contraire par une pratique de la traduction qui « réfléchissant ces conditions de
possibilité, provoque, par choc en retour, une réévaluation, éventuellement négative, de la
philosophie »185.
Cette nouvelle approche débute avec le mouvement dřémancipation à lřégard du latin et
de sécularisation propre aux temps modernes, mouvement qui se caractérise par le
glissement vers la subjectivité (les thèmes primaires (Dieu, le monde) sont désormais
abordés à partir dřun nouveau centre, le JE) et le choix des langues vernaculaires. Les
questions liées à la traduction deviennent objet de réflexion, et les textes traduits ne
remplacent plus complètement lřoriginal. Cřest aussi le début de ce quřil est convenu
dřappeler la « révolution philologique », cřest-à-dire la prise en compte des « langues
singulières » comme substrat de la philosophie. Depuis, la question de la traduction
philosophique ne se pose plus sous le même jour :
« Cřest le philosophique lui-même qui nous met au défi de trouver un accord, un espace dřentente,
entre la prétention à un discours universalisable de droit et ses expansions proliférantes de fait dont la
traduction est un indice particulièrement significatif. Mais significatif de quoi ? Dřune tension entre la
dignité de lřinstance mère (philosophie) et la trivialité des opérations traduisantes. »186
Les deux positions (philosophie et traduction) semblent donc difficilement conciliables.
Comme le souligne A. Rey, le discours philosophique est en fait traversé par un paradoxe
insoluble : il a la prétention dřêtre « dans tout le langage » alors quřil ne peut être produit
que dans une langue contingente. Il est donc difficile dřy accéder sans connaître cette
langue, mais aussi si lřon ne transcende pas cette langue : « pas de lecture des textes sans
maîtrise de leur langue […] ; mais pas dřaccès vivant à leurs contenus, aux sens des mots,
au dynamisme des concepts, des jugements, sans transcendance par rapport à cette
langue. »187
Il nřest reste pas moins que le langage est le substrat nécessaire et inévitable de toute
réflexion philosophique. « Je ne crois pas, écrit Derrida,
« quřil y ait « une écriture spécifiquement philosophique », une seule écriture philosophique dont la
pureté soit toujours la même et à lřabri de toute sorte de contaminations. Et dřabord pour cette raison
massive : la philosophie se parle et sřécrit dans une langue naturelle, non dans une langue absolument
formalisable et universelle. »188
La théorie du relativisme linguistique a en effet mis en évidence que les langues
correspondent à des découpages conceptuels différents de la réalité, découpages qui ne
185
186
Ibid. p. 47
Ibid. p. 45 [Nous soulignons]
A. Rey, « Lexico-logiques, discours, lexiques et terminologies « philosophiques », op. cit. p. 777 [Nous
soulignons]
188 J. Derrida, « Y a-t-il une langue philosophique ? » op. cit.
187
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80
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
leur préexistent pas. Chaque langue reflèterait donc la civilisation dans laquelle elle est
parlée. Selon Rousseau, les langues « en changeant de signes, modifient aussi les idées
quřils représentent […] les pensées prennent la teinte des idiomes »189. Aussi, à lřinstar
dřautres disciplines ou champs de réflexion, la philosophie ne saurait-elle pas « échapper
au langage ».
Dès lors, le problème est de savoir, comme le résume S. Auroux 190, si la relativité
linguistique entraîne : i) lřabsence de contenus universels ; ii) lřintraduisibilité et iii) la
relativité de la vérité à son expression dans une langue donnée.
Il va de soi que cette question déborde les limites du présent travail. Aussi nous
contenterons-nous de dire que, du point de vue du traducteur et du traductologue, il est
sans doute judicieux de fuir, aussi bien une conception radicalement ontologique qui
plaiderait pour une équivalence absolue des différentes langues, quřune approche
purement relativiste qui aboutit à lřincommensurabilité radicale des langues et, par voie de
conséquence, à leur intraduisibilité. Cette approche intermédiaire est celle quřadopte par
exemple G. Bueno191, qui oppose, à lřimmanence stricte qui fait de la langue le seul moyen
dřaccès à la réalité, une vision dialectique du conflit entre les langues et les cultures, selon
laquelle la traduction nřest possible que par la « destruction » ou « décomposition » des
contenus non assimilables directement ou intraduisibles. Nous y reviendrons.
Toujours est-il que lřimpossibilité pour la philosophie dřéchapper au langage se pose
comme une question essentielle au regard des problèmes liés à la traduction. Elle ouvre en
effet la voie à une réflexion sur la question de la prétendue « philosophicité » des langues.
Les langues sont-elles « égales » devant cette instance suprême quřest la Philosophie ?
Existerait-il des langues « philosophiques » et des langues « non-philosophiques », cřest à
dire inaptes à favoriser lřexercice de la pensée ? Au-delà du débat philosophicolinguistique quřelle suscite, cette question nous semble revêtir une importance capitale au
regard de la traduction. Peut-on en effet reformuler une pensée exprimée dans une langue
supposée être « philosophique », dans une autre langue supposée être philosophiquement
« inférieure » ?
Quřelle le veuille ou non, la philosophie doit composer avec la différence linguistique,
pour le meilleur et pour le pire. « La Ŗlangue de la raisonŗ, sřinterroge encore P. Caussat,
doit-elle être celle dřune injonction unique, uniforme, condamnée à se perpétuer sans
variation, cřest-à-dire sans invention ni renouvellement ? »192
J.-J. Rousseau, Emile, livre II (cité par S. Auroux, « Le langage et la philosophie ». In : Encyclopédie
philosophique universelle, t. IV, Le Discours philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, pp. 5-16)
190 S. Auroux, « Le langage et la philosophie » ibid. p. 9
191 G. Bueno, «El espaðol como Ŗlengua de pensamientoŗ». In : El Español en el Mundo, Anuario del Instituto
189
Cervantes 2003, págs. 35-56. Consulté en ligne sur El Catoblepas • número 20, octubre 2003, p. 2. Disponible
sur : http://www.nodulo.org/ec/2003/n020p02.htm
192 P. Caussat, op. cit. p. 45
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81
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
A. Negri considère cependant comme un fait que certains textes sont écrits dans une
langue « philosophiquement » plus forte ou plus faible, dans une langue de ce point de vue
« hégémonique » ou « subalterne ». Mais plus quřune question technique, il sřagit là, selon
lui, dřun débat plutôt linguistico-politique du traduire. Quoi quřil en soit, les langues dites
fortes ou hégémoniques (toujours philosophiquement parlant) ont, selon A. Negri, « un
pouvoir plus robuste dř« altérer »
les textes philosophiques écrits dans dřautres
langues… »193, les textes écrits dans des langues « faibles » étant, eux, moins susceptibles
dřêtre altérés, voire simplement traduits.
Comment cette relation hiérarchique, entre langues « hégémoniques » et « subalternes »,
influe-t-elle sur le processus de traduction ? B. Rousset souligne que, pour asseoir sa
possibilité et sa réussite, il importe de « désabsolutiser » ce quřil appelle la « langue
première » dřune pensée philosophique, cřest-à-dire, de ne pas la considérer comme un
absolu, dřautant quřun philosophe peut écrire en plusieurs langues (cf. Descartes écrivant
en latin et en français) et nřécrit pas toujours dans sa langue maternelle. Il semble même,
comme le souligne P. Pénisson194, que le recours à lřécriture en langue étrangère par les
philosophes soit plutôt la règle et non lřexception. Ce que le traducteur doit tenir présent à
lřesprit, cřest que le texte, et surtout le texte dřun philosophe, sřadresse à un public donné ;
le traducteur ne trahit donc pas les propos de lřauteur sřil réécrit son texte en référence aux
lecteurs qui vont lire sa traduction, sans pour autant perdre la référence à lřécriture
première, où la pensée sřest constituée. « Ce sont là les conditions de lřuniversalité de la
langue philosophique, qui définit aussi sans doute sa rationalité, aucune langue natale, ou
dite naturelle, nřétant propriétaire dřune universalité qui en ferait la dépositaire de la
philosophie. »195
193
A. Negri, « Traduction et interprétation des textes philosophiques ». In : BLOCH O. et MOUTAUX J.
(dir.), Traduire les philosophes, op. cit.p. 94
194 P. Pénisson, « Le polyglottisme des philosophes ». In : BLOCH O. et MOUTAUX J., Traduire les
philosophes, op. cit., p. 553.
195 B. Rousset, op. cit. pp. 254-255. [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
82
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
3.2. Les langues dites « philosophiques »
Toujours est-il quřil est impossible de clore le débat sans sřinterroger sur les conditions
susceptibles de justifier la prétendue « philosophicité » dřune langue, sur ce qui rend une
langue « digne de philosophie ». Selon D. Maingueneau, un philosophe écrit dans une
langue donnée parce quřelle est en effet jugée digne de philosophie :
« Chaque acte dřénonciation philosophique, si dérisoire quřil puisse sembler, implique une évaluation
selon laquelle cette langue est digne de philosophie et va donc la conforter dans ce statut […] ou va
contribuer à la rendre indigne de philosophie, si le philosophe sřen détourne. »196
Comme nous lřavons évoqué ci-dessus, le grec passe pour être la langue philosophique par
excellence, puisque la philosophie de tradition occidentale est née en Grèce. Au début,
comme le souligne P. Thillet197, la pensée philosophique était exprimée sous forme
poétique, puis, avec le développement de la koiné, on assistera à la naissance dřune langue
proprement philosophique. « La langue grecque, écrit B. Cassin, présente un cas unique :
cřest en grec, et seulement en grec, que le langage a dû travailler sur soi, et uniquement à
lřintérieur de soi, pour produire les termes techniques nécessaires. »198 Le vocabulaire forgé
par Platon et Aristote, amplement repris et enrichi par les courants postérieurs,
notamment par le stoïcisme, permettra de forger cet éblouissant développement de la
pensée philosophique dont les historiens et les hellénistes ne se lassent pas dřétudier la
richesse. Il semble que la capacité intrinsèque de la langue grecque pour lřabstraction ait
facilité ce processus, notamment grâce à lřexistence de lřarticle, qui permet de créer des
concepts par la substantivation des adjectifs, verbes, prépositions, adverbes, etc.199
Dans une étude célèbre à laquelle nous ne pouvons que faire sommairement allusion ici,
Benveniste200 montre par ailleurs que les catégories dřAristote (substance, quantité, qualité,
relation, lieu, temps, etc.) ne sont pas les catégories de la pensée, mais celles de la langue
grecque. Ainsi ousia (substance ou essence) indique la classe des substantifs, poson
(quantité) et poion (qualité), indiquent deux types dřadjectifs, etc. Les catégories de pensée
sont donc des catégories de langue, limitées au grec.
D. Maingueneau, « Code langagier et scène dřénonciation philosophique », op. cit. p. 23
P. Thillet, « Le grec ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le Discours philosophique, J. F.
Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, pp. 66-83
198 B. Cassin, In : B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des Philosophies Ŕ dictionnaire des intraduisible s,
Paris : Seuil/Le Robert, 2004, p. 688
199 M. Lemoine, « Le latin ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le Discours philosophique, J.
F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, pp. 83-100
200 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1966, pp. 63-74
196
197
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83
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Benveniste sřefforce ainsi de montrer que la structure de la langue grecque « prédisposait
la notion dř« être » à une vocation philosophique » et prétend quřune métaphysique
construite sur la base dřune autre langue aurait été différente.
Heidegger soulignera pour sa part le caractère éminemment et constitutivement
philosophique de la langue grecque, dans une conférence célèbre prononcée en 1930 :
«Ousia tou ontos signifie en traduction littérale : étantité de lřétant, ou, comme nous disons, être de
lřétant. Seindheit, « étantité » : cřest là une formation très dure et insolite, parce que artificielle, qui ne
doit sa naissance quřà la réflexion philosophique. Toutefois, ce qui vaut de ce néologisme allemand,
nous nřavons pas le droit de lřaffirmer du mot grec correspondant. Car ousia nřest point une expression
artificielle, frappée seulement en philosophie, mais elle appartient au discours et à la langue
quotidiens des Grecs. La philosophie sřest bornée à recueillir un mot de la langue préphilosophique.
Or, que cette transposition ait pu sřopérer pour ainsi dire spontanément et sans étonnement, cela nous
oblige à supposer que la langue préphilosophique des Grecs était déjà philosophique. Et il en est bien
ainsi : l'histoire du mot fondamental de la philosophie antique n'est qu'un document privilégié qui
nous prouve que la langue grecque est philosophique, autrement dit qu'elle n'a pas été investie par la
terminologie philosophique mais philosophait elle-même déjà en tant que langue et que configuration
de langue. […] Et autant vaut de toute langue authentique, naturellement à des degrés divers. Ce
degré se mesure à la profondeur et à la puissance de l'existence d'un peuple et d'une race qui parle la
langue et existe en elle […]. Ce caractère de profondeur et de créativité philosophique de la langue
grecque, nous ne le retrouvons que dans notre langue allemande. » 201
Voilà qui est dit… Ces considérations, dont nous ne pouvons étudier la portée dans le
cadre du présent travail, ont donné lieu à de nombreuses controverses et réfutations de la
part des philosophes. La question quřil y a lieu de se poser dans notre perspective
traductologique, à la suite de cette hypothèse, est la suivante : si la philosophie de tradition
occidentale est tributaire de la langue grecque, dans quelle mesure peut-on « penser »,
« philosopher » dans dřautres langues ? Heidegger lřénonce clairement, il nřy a quřune
langue qui peut sřy mesurer : lřallemand. Il y a dès lors lieu de se demander si la structure
de ces langues rend à la fois possible la réflexion philosophique et leur traduction
impossible…. ou sřil ne sřagit là que dřune sorte de « nationalisme linguistique »...
Historiquement, la philosophie grecque a quand même fait lřobjet dřune vaste entreprise
de traduction, notamment vers le latin. Langue peu souple, dépourvue de lřarticle, le latin
semble à lřorigine inadapté pour la spéculation philosophique et « fait figure de parent
pauvre »202 à côte du grec. Pourtant, comme le souligne encore M. Lemoine, cette langue
connaîtra un destin hors du commun dans lřhistoire de la philosophie, en devenant la
langue de la pensée pendant un millénaire. A la richesse créatrice de lřépoque romaine,
qui, avec Cicéron, Lucrèce et Sénèque et bien dřautres, sřemploie à dévier les termes latins
vers des sens nouveaux, succédera le latin scolastique du Moyen Age, qui fera de la rigueur
M. Heidegger, De lřessence de la liberté humaine, Introduction à la philosophie, trad. Fr. E. Martineau,
Gallimard, 1987, p. 57 sq. Ŕ cité par B. Cassin, In : B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des Philosophies Ŕ
dictionnaire des intraduisibles, op. cit. p. 531
202 M. Lemoine, op. cit. p. 84
201
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84
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
de la démonstration le mot dřordre de la pensée philosophique. Les langues vernaculaires
hériteront, avec plus ou moins de bonheur, de cette longue tradition latinisante de la
philosophie grecque.
Pour autant, il semble que les langues mortes aient longtemps été considérées comme des
langues « privilégiées » pour la transmission de la pensée. Ce privilège sřenracine, selon M.
Ballard, dans la longue tradition philosophico-traductologique qui remonte aux Écritures.
Lřhébreu, langue de la « loi », a longtemps fait figure de « langue-mère, langue noble ou
langue sacrée », car elle véhiculait la Révélation faite par Dieu à lřhomme. Cette
opposition dřordre religieux survivra par la suite dans lřopposition établie entre le latin et
le grec dřune part, et les langues vernaculaires, de lřautre :
« Lřhistoire de la traduction est parcourue par lřidée que les langues nouvelles, les vernaculaires, les
langues rattachées à une civilisation inférieure, nřont pas les mêmes pouvoirs que dřautres, plus
anciennes, ou associées à des civilisations élaborées. La suite de lřhistoire de la traduction fera
apparaître que cette conception du langage et des langues à contribué à accréditer lřidée de
lřimpossibilité de la traduction, ou en tout cas de son caractère dégradant. »203
Avec la montée en puissance des langues vernaculaires, le latin perdra malgré tout de son
aura comme langue philosophique, même sřil cohabitera avec elles pendant longtemps,
notamment en italien. Faute de pouvoir dresser un inventaire complet des caractéristiques
philosophiques des différentes langues, nous nous intéresserons brièvement au français,
langue source de notre corpus, et à lřallemand, langue moderne « philosophique » par
excellence.
La langue française accède au rang de langue philosophique, grâce à la publication en
français du Discours de la méthode, en 1637. Comme le souligne A. Badiou204, Descartes
ouvre ainsi définitivement le domaine de la philosophie à la langue courante, sans pour
autant rompre avec le latin, quřil utilise pour publier ses textes réservés aux savants, et
dont il accompagne les traductions en français (nous y reviendrons au chapitre 3 de la
troisième partie).
La langue française était-elle, de par sa constitution structurelle, appelée à devenir langue
philosophique, ou lřest-elle devenue simplement parce que le grand Descartes a décidé
dřécrire en français ? Pour Descartes, la pensée qui véhicule la vérité repose sur des
principes universels, donc indépendants de la langue qui les porte et chaque lecteur est en
mesure dřen juger. Lřusage de la langue nřentre donc pas dans le débat philosophique car,
si lřusage se codifie à cette même époque, cřest avec une autre visée, celle de lř élégance. La
langue française ouverte à tous les lecteurs de philosophie se transforme vite en un outil
de distinction sociale.
M. Ballard, De Cicéron à Benjamin : traducteurs, traductions, réflexions. Villeneuve dřAscq : Septentrion,
2007, p. 36 [Nous soulignons]
204 A. Badiou, entrée « Français ». In : Vocabulaire européen des Philosophies, op. cit. p. 465
203
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
En retour, souligne A. Badiou205, lorsque les philosophes tentent de convaincre leurs
lecteurs, ils doivent recourir à une langue où la syntaxe est souveraine. Le français nřa pas
une grande richesse dans la nuance ou lřhésitation, il aborde difficilement les questions de
phénomènes, mais il est plus à lřaise avec lřabstraction ou dans la construction binaire :
« La souveraineté syntaxique du français nřautorise guère la délectation descriptive, ni lřinsondable
devenir de lřAbsolu. Cřest une langue maigre, dont la saturation exige une longue portée des phrases,
elle-même soutenue par de puissantes connexions propositionnelles. »206
Cette construction de la langue déforme lřusage des substantifs, adjectifs et adverbes. Les
premiers sont vidés de leur substance et transformés en concepts abstraits. Les adjectifs et
adverbes sont appelés systématiquement en renfort dans la lutte de lřauteur pour emporter
lřopinion du lecteur. Car toute écriture philosophique prend, en français, un caractère
politique, selon A. Badiou, et les auteurs se doivent alors de recourir à un style plus
brillant quřexact. Et si les styles des auteurs peuvent sřopposer, toujours persiste la volonté
de vaincre, dans une langue policée. En effet. Nous aurons lřoccasion dřillustrer par des
exemples analysés dans lřoptique de la traduction la force exquise de la langue
philosophique française.
La langue allemande fait figure pour sa part, rappelons-le, de langue philosophique par
excellence. Il est vrai que, comme le souligne J.-F. Marquet207, la production philosophique
allemande, réunie sur une courte période de deux siècles, comparée à celle de nombreux
autres pays, constitue lřune des plus riches et des plus prestigieuses de lřEurope, où elle ne
peut guère se mesure quřà la philosophie grecque. Aussi ses auteurs ont-ils rapidement
cherché à savoir sřil existait un lien spécifique entre leur langue et le travail
philosophique.
Adaptant la formule de Tacite sur les Germains qui « pour nřavoir jamais été contaminés
par dřautres unions avec dřautres tribus, constituent une nation particulière, pure de tout
mélange et qui ne ressemble quřà elle-même »208, le mythe de la langue pure constitue un
thème récurrent des débuts de la philosophie allemande. Ces recherches, poursuit J.-F.
Marquet, poussent vers lřorigine des langues, tout dřabord son lien avec Dieu et la
transmission de la langue à lřhomme (Herder), puis son apparition naturelle et la
compréhension humaine du monde à travers elle (Humboldt). Fichte revient sur la pureté
de la langue allemande vis-à-vis de celles qui reposent sur une langue morte, les langues
latines. Ce discours, quelque peu nationaliste, débouche sur une idée originale où le
langage, qui ne serait que métaphorique, trouverait plus de ressources dans une langue
205
206
Ibid.
Ibid. p. 469
J.-F. Marquet, « Lřallemand ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le Discours
philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, p. 147.
208 Tacite, De Germania, IV, 1, cité par J.-F. Marquet, ibid. p. 148
207
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86
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
entièrement vivante que dans celles reposant sur des langues mortes et dont lřétymologie
des mots nřest pas spontanée. Dès lors, si la langue allemande nřa pas le monopole de la
philosophie, elle seule pouvait permettre la renaissance de la philosophie authentique Ŕi.e.
la philosophie grecque-, les langues romanes restant entravées par lřhéritage du monde
antique, particulièrement romain (pour autant, les philosophes allemands, comme le
souligne J.-P. Lefebvre209, ont souvent recours aux termes latins Ŕ entre parenthèses, en
italiques, etc. Ŕ pour clarifier ou donner du poids à leurs propres concepts… un peu
comme les termes allemands sont cités aujourdřhui partout ailleurs).
En réalité, plus que la langue, ce sont les travaux philosophiques sur la langue qui
caractérisent lřallemand. Lřallemand, langue philosophique, ressemble plus à un mythe,
justifié par lřimportance des auteurs et de leurs travaux rédigés dans cette langue. Sans
doute est-ce lřabsence de figures éminentes qui, a contrario, expliqueraient, en première
approximation, lřindifférence, pour ne pas dire le mépris, de la communauté
philosophique à lřégard de lřespagnol. Essayons dřen savoir un peu plus.
3.3. Une langue « non philosophique » : l’espagnol
Dans un article intitulé « Poétique du poème et de la pensée »210, H. Meschonnic rapporte
une anecdote, à propos de Heidegger, qui nous permettra de situer le problème : « Victor
Farias, ancien assistant de Heidegger, mřa raconté que le philosophe lui avait un jour
demandé quelle langue parlaient ses enfants : Řlřespagnolř, avait-t-il répondu. Et Heidegger
soupirait : « Quel dommage, ils nřauront pas accès à la pensée… ». »
Cette remarque quelque peu déplacée reflète le mépris bien connu du grand philosophe à
lřégard de la « latinité », et prétend instaurer une certaine « philosophicité » linguistique,
selon laquelle certaines langues seraient réputées être plus « adaptées » à la réflexion
philosophique que dřautres. Au-delà des questions de faux « orgueil nationaliste » que la
fameuse assertion de Heidegger peut soulever, elle nous place devant une contradiction
insoluble : si lřon ne peut « penser » en espagnol, cela voudrait dire que la « latinité » nřest
pas à même de recevoir sa doctrine, quřelle resterait aveugle à ses acquis, et quřelle
sřavérerait incapable de suivre les progrès de la pensée humaine. La traduction de ses
œuvres en langues romanes serait par définition impossible, et sa doctrine ne serait valable
que pour les quelques « langues » privilégiées jugées philosophiquement « supérieures ».
Pour R. Mate211, cette prétention de supériorité linguistique prend ses racines dans le
préjugé qui identifie la pensée (ou lřEsprit universel) à lřeuropéanité. La philosophie est en
effet née en Europe, en Grèce. LřEurope est « le lieu du logos », elle marque le passage de
J.-P. Lefevbre, entrée « Allemand ». In : Vocabulaire européen des Philosophies, op. cit. p. 53
In : Europe, n° 849-850, Paris : janvier-février 2000, p. 77
211 R. Mate, Penser en espagnol. Paris : PUF, 2001, p. 34
209
210
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lřimmaturité vers la maturité, cřest-à-dire, du monde pré-philosophique (qui « identifiait
naïvement la représentation du monde à la réalité du monde »212) au monde philosophique
(intérêt pour la théorie pure, pour la connaissance « sans visée pratique ni profit public »).
LřEurope façonne ainsi son rapport au monde à partir de lřidée de raison, quřelle veut
ensuite imposer partout. Comme le dit R. Mate en citant Hegel, « cřest lřEurope qui atteint
la maturité et montre la voie à toute lřhumanité »213. Cet Esprit universel hégélien
(Weltgeist) est selon le philosophe « germanique et chrétien », et lřEspagne, « cřest bien
connu, ne touchait pas même la traîne de cet Esprit… »214. Pour « rentrer dans lřhistoire »,
et dans la modernité, il faudrait donc parler allemand…
Le logos est donc, comme lřexplique R. Mate, lřemblème de la philosophie. Mais le logos
ne sřintéresse quřau concept, délaissant (et méprisant) lřexpérience. Ce faisant, elle prive
lřexistence de tout son sens, et exclut la particularité, tout ce qui ne peut être
conceptualisé en raison de sa contingence.
Ces considérations servent de base à R. Mate pour démontrer que lřuniversalité (ou la
rationalité) nřest pas lřapanage, comme le prétendait un Hegel, de la philosophie
occidentale et plus concrètement de lřesprit « germanique et chrétien » du Centre de
lřEurope. Il y a, dit-il, une place pour les expériences de marginalisation qui doivent se
faire entendre au travers de la langue pour accéder à lřuniversalité, pour enrichir lřhistoire
universelle. Il importe donc de considérer chaque langue singulière comme un absolu, et
dřen faire « une langue véritable ». La traduction aurait ici un rôle majeur à jouer.
Il est néanmoins plus que significatif de constater que lřespagnol est la grande absente des
sections que lřEncyclopédie Philosophique Universelle consacre respectivement aux
« langues et cultures » et aux « chemins de la traduction ». La première se propose
dřanalyser les caractéristiques dřun vaste ensemble de langues, nommément : le chinois, le
sanskrit, lřhébreu, le grec, le latin, lřarabe, le persan, le français, lřallemand, lřanglais,
lřitalien, le russe, le japonais, les langues scandinaves et même le finnois. La seconde se
donne pour tâche dřanalyser le processus de traduction par le biais de différents couples de
langues. On y trouve les combinaisons suivantes : du sanskrit au chinois, du grec à
lřhébreu, du grec au syriaque, du syriaque à lřarabe, de lřarabe au latin, de lřarabe à
lřhébreu, du grec à lřarabe, du grec à lřarménien, du grec au latin, du grec au français, du
latin au français, de lřallemand au français et du français à lřallemand.
De même, le Vocabulaire européen des Philosophies propose rarement un équivalent en
espagnol pour les termes étudiés, lřanglais et lřallemand étant le plus souvent privilégiés
(outre bien sûr le grec et le latin), ainsi que lřitalien dans un bon nombre dřentrées. Sřagitil dřun aveu dřimpuissance quant à la traduisibilité de lřespagnol, dřune volonté implicite
Ibid. p. 44
Ibid. p. 89
214 Ibid. p. 34 [Nous soulignons]
212
213
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de le classer parmi les langues dites « philosophiquement inférieures », ou dřun simple
désintérêt allant dans ce sens ? Dès la préface, la visée de lřouvrage est justifiée :
« Le point de départ est une réflexion sur la difficulté de traduire en philosophie. Nous avons voulu
penser la philosophie en langues, traiter les philosophies comme elles se disent, et voir ce que cela
change dans nos manières de philosopher. C'est pourquoi nous n'avons pas confectionné un énième
Dictionnaire ou Encyclopédie de la philosophie, traitant pour eux-mêmes des concepts, des auteurs,
des courants et des systèmes, mais un Vocabulaire européen des philosophies, qui part de mots pris
dans la différence commensurable des langues, du moins des principales langues dans lesquelles s'est
écrit de la philosophie en Europe - après Babel. »215
Sans doute lřespagnol, faute de figures bien connues dans lřolympe philosophique, ne
figure-t-il pas parmi ces principales langues dans lesquelles s'est écrit de la philosophie en
Europe. Mais fort heureusement, lřouvrage sřinterdit toute prise de position « nationaliste »
en ce sens, qui prétendrait, dans lřhéritage de Heidegger, à une quelconque supériorité de
certaines langues sur dřautres :
« Notre travail est au plus loin dřune telle sacralisation de lřintraduisible, fondée sur lřidée dřune
incommensurabilité absolue des langues et liée à la quasi-sainteté de certaines langues. Cřest pourquoi,
à lřécart dřune histoire de la philosophie téléologique vectorisée selon le registre du gain ou de la
perte, nous nřavons conféré à aucune langue, morte ou vivante, de statut particulier. »216
Nous ne regrettons pas moins, en traductrice que nous sommes, lřabsence fréquente de
propositions traductives pour les principaux concepts dans notre langue… Mais sans doute
cette absence justifie-t-elle lřintérêt de notre travail, qui permettra peut-être - tel est notre
espoir ! Ŕ de combler certaines lacunes, au bénéfice des philosophes comme des
traducteurs.
Pourquoi cette indifférence à lřégard de la langue de Cervantès, qui fait figure, encore et
toujours, de langue philosophiquement « inférieure » ?
Longtemps en effet, lřespagnol sřest vu refuser le qualificatif de « langue de pensée » car,
contrairement aux autres pays européens Ŕ lřAllemagne, la France, lřItalie, lřAngleterre lřEspagne nřa pas été le berceau de figures éminentes de la philosophie. Cette position
présuppose cependant, comme le souligne I. Sotelo, une conception restreinte du terme
« pensée », assimilé en lřoccurrence à la philosophie révolutionnaire qui vit le jour au
XVIIe siècle en Europe et notamment en France. De ce point de vue, le doute sur la
prétendue infériorité de lřespagnol comme langue philosophique sřen trouverait justifié
par le fait que lřEspagne, pour des raisons historiques et surtout religieuses, est restée en
dehors du long processus vers la modernité qui secoua lřEurope à partir de la France à
cette période. Le rôle destructeur de lřInquisition, en particulier, a été pointé du doigt par
215
B. Cassin, In : B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des Philosophies Ŕ dictionnaire des intraduisibles,
op. cit. p. XVII [Nous soulignons]
216 Ibid. p. XIX.
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de nombreux historiens et philosophes, et ce, dès le XIXe siècle, sous la plume notamment
de Gumersindo de Azcárate. Dans un écrit publié en 1876217, il imputait ouvertement à
lřInquisition lřexclusion de lřEspagne dans le prodigieux développement que connurent la
philosophie et la science à partir de Descartes et tout au long du XVIIIe et XIXe siècles.
Devant la crainte du bûcher, les espagnols préféraient en effet passer pour des
analphabètes et sřinterdire toute lecture suspecte. Dřoù une réputation dřobscurantisme
légendaire consignée, non sans une vive polémique diplomatique, par Nicolas Masson de
Morvilliers, dans le célèbre article quřil consacra à lřEspagne dans lřEncyclopédie dirigée
par Diderot. LřEspagne y est qualifiée de « nation paresseuse et superbe », les Espagnols,
victimes de leur « fierté oisive ». En voici un extrait souvent repris et commenté :
« Les Espagnols sont en général sobres, graves ; même dans les bagatelles, bons soldats, sujets fidèles,
lents à délibérer, fermes dans leurs résolutions & patiens dans le malheur ; ils ont lřesprit pénétrant &
profond, mais ils sont indolens, paresseux, & mettent plus de courage à supporter la pauvreté quřil ne
leur en faudroit pour ne point la craindre. La chaleur du climat contribue beaucoup à leur inspirer
cette honteuse apathie : les Français mêmes les plus agissans contractent le même défaut après
quelques années, & accoutument facilement à cette oisive gravité, qui fait le caractère distinctif de
lřEspagnol. Leur zèle outré pour la religion est extrême, & devient souvent minutieux ; car là, comme
ailleurs, on sřéchauffe plus pour des misères que pour des dogmes essentiels.
LřEspagnol a de lřaptitude pour les sciences, il a beaucoup de livres, & cependant, cřest peut-être la
nation la plus ignorante de lřEurope. Que peut-on espérer dřun peuple qui attend dřun moine la liberté
de lire & de penser ? Le livre dřun Protestant est proscrit de droit, quřimporte de quelle matière il
traite, parce que lřauteur est Protestant ! Tout ouvrage étranger est arrêté ; on lui fait son procès, il est
jugé ; sřil est plat & ridicule, comme il ne doit gâter que lřesprit, on le laisse entrer dans le royaume, &
on peut débiter cette espèce de poison littéraire par-tout : si, au contraire, cřest un ouvrage savant,
hardi, pensé, il est brûlé comme attentatoire à la religion, aux moeurs & au bien de lřétat : un livre
imprimé en Espagne subit régulièrement six censures avant de pouvoir paroître au jour, & cřest un
misérable Cordelier, cřest un barbare Dominicain qui doit permettre à un homme de lettres dřavoir du
génie ! Sřil se détermine à faire imprimer son ouvrage chez lřétranger, il lui faut pour cela une
permission très-difficile à obtenir, encore nřest-il point du tout à lřabri de la persécution lorsque le
livre vient à paroître ! Aujourdřhui le Danemarck, la Suède, la Russie, la Pologne même, lřAllemagne,
lřItalie, lřAngleterre & la France, tous ces peuples, ennemis, amis, rivaux, tous brûlent dřune généreuse
émulation pour le progrès des sciences & des arts ! Chacun médite des conquêtes quřil doit partager
avec les autres nations ; chacun dřeux, jusquřici, a fait quelque découverte utile, qui a tourné au profit
de lřhumanité ! Mais que doit-on à lřEspagne ? Et depuis deux siècles, depuis quatre, depuis six, quřa-telle fait pour lřEurope ? Elle ressemble aujourdřhui à ces colonies foibles & malheureuses, qui ont
besoin sans cesse du bras protecteur de la métropole : il nous faut lřaider de nos arts, de nos
découvertes ; encore ressemble-t-elle à ces malades désespérés qui, ne sentant point leur mal,
repoussent le bras qui leur apporte la vie ! »218
Il est vrai que le poids de lřÉglise et de la religion ont plongé lřEspagne de cette période
dans une sorte de « sommeil intellectuel » qui lřa placée « à la traîne » des autres pays
ŖLas constituciones irreformablesŗ, Revista de España, 28 mars 1876. Ce texte fut ensuite publié dans un
livre intitulé El selfgovernment y la monarquía doctrinaria, Madrid : Librería de A. San Martín, 1877
218 Nicolas Masson de Morvilliers, « Espagne ». In : Encyclopédie méthodique ou par ordre des matières.
Géographie moderne. Vol. I. París, Pandoucke, 1782, p. 554-568. [Nous soulignons]
217
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européens. Cette situation est-elle aujourdřhui dépassée ? Selon Ortega y Gasset, lřEspagne,
et les pays méditerranéens en général, auraient plus de mal que les pays du nord à
comprendre et accepter les répercussions de cette révolution philosophique quřest le
primat de la subjectivité, et telle serait lřune des raisons pour lesquelles « les peuples
méditerranéens nřont jamais été pleinement modernes » :
« Chaque époque ressemble à un climat régi par des principes qui inspirent et conditionnent la vie ; si
ce climat nřest pas adapté, le peuple qui le subit se désintéresse de la vie, telle une plante qui, placée
dans un environnement adverse, finit par « végéter » […]. Cřest ce qui est arrivé au peuple espagnol
durant ce quřon appelle lřEre Moderne, où sřest installé une forme de vie qui ne lřintéressait pas, qui
ne « collait » pas. Contre une telle incompatibilité, il est impossible de lutter, il ne reste quřà
espérer. »219
Il est toutefois inexact de conclure, de cette réticence à accepter lřévolution de la pensée et
de la société, à une absence totale de préoccupations philosophiques. Du reste, quřil y a eu
et quřil y a une tradition philosophique espagnole, les concepteurs du projet de
lřEncyclopédie Philosophique Universelle semblent lřaccorder, puisque un article lui est
consacré au sein de ce même tome IV. Sans doute nřest-il pas inutile de sřy arrêter
brièvement.
Comme le souligne A. Guy, auteur de lřarticle, quatre grandes thématiques dominent
lřhistoire de la philosophie espagnole : lřintérêt pour la logique, le souci moral et politique,
le progrès de la médecine et la recherche de la transcendance.
En germe dans les développements de lřEcole des Traducteurs de Tolède, lřintérêt pour la
logique trouve un illustre représentant dans la figure de Pierre dřEspagne (vers 12201277), dit Jean XXI (au demeurant de nationalité portugaise) et plus tard chez les
représentants de lřEcole de Salamanque (XVIe-XVIIe), dont les analyses préfigurent la
logique mathématique du XXe siècle (Lemos, Celaya, Martinez Sileceo, Juan de Oria,
Alonso de Cñrdoba). Au XVIIe siècle, la logique sřélargit vers la philosophie des sciences et
lřanalyse du langage, sous la plume de Sebastián Izquierdo (1601-1681) et du père Feijoo
(1676-1764) notamment. Le mouvement se poursuit aux XIXe et XXe siècles, avec Balmes
et Gustavo Bueno entre autres, qui sřefforcent dřétudier les sciences « sans contamination
métaphysique ou théologique ».
Lřintérêt pour les questions morales autour du Bien et du Mal est surtout représenté par
Juan Luis Vivès (1492-1540) et également par lřEcole de Salamanque, notamment par
Francisco de Vitoria (1483 env.-1546), Domingo de Soto (1494-1560), Melchor Cano
«Cada época es como un clima donde predominan ciertos principios inspiradores y organizadores de la
vida ; cuando a un pueblo no le va ese clima se desinteresa de la vida, como una planta en atmósfera adversa
se reduce a una vita minima […]. Esto ha acontecido durante la llamada Edad Moderna al pueblo espaðol.
Era el moderno un tipo de vida que no le interesaba, que no le iba. Contra esto no hay manera de luchar;
sólo cabe esperar.» J. Ortega y Gasset, «¿Qué es filosofía?», Lección VII. In : Obras completas, Tomo VII.
219
Madrid : Alianza Editorial- Revista de Occidente, 1983 p. 369 [Traduit par nos soins]
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(1509-1560), Francisco Suárez (1548-1617), Balthasar Gracián (1601-1658) et Fray Luis de
León (1527-1591). Au XVIIIe siècle, Jovellanos (1744-1811), en particulier, luttera pour
une rénovation de la politique, jusquřà ce que les moralistes et politologues sřimposent au
XXe siècle (Ortega y Gasset, Julián Marìas, José Gaos, Aranguren…).
La philosophie espagnole se distingue aussi par la familiarité avec la médecine. Les
médecins-philosophes nřy sont en effet pas rares, depuis Gñmez Pereira (1500-1567)
jusquřà Gregorio Maraðñn (1887-1960) ou Pedro Laín Entralgo (1908-2001). Pour autant,
la recherche de la transcendance et de lřabsolu, dominante à lřépoque de Vives (14931540) et de Suárez (1548-1617), a rencontré de nouveaux horizons sous la plume dřauteurs
comme Unamuno (1864-1936), García Morente (1886-1942), Domínguez Berrueta
(1866_1959) et Zubiri (1898-1983).
Reste que ces auteurs, si illustres soient-ils en Espagne, ne sont pour la plupart pas connus
à lřétranger. A ce stade de notre réflexion, il convient de formuler la question dans les
termes suivants : cet oubli ou cette indifférence à lřégard de la philosophie espagnole
sřexplique-t-elle par la supposée « infériorité » de lřespagnol comme langue philosophique,
autrement dit, par une incapacité supposée constitutive de la langue espagnole à véhiculer
la réflexion spéculative, la réflexion philosophique, la pensée en général ? Ou bien, à
lřinverse, la langue espagnole est-elle considérée philosophiquement « inférieure » en
raison de lřabsence de figures illustres et connues à lřétranger ?
Poser la question dans les termes de la deuxième option ne permet pas dřétablir sur des
bases solides la prétendue « philosophicité » dřune langue. Partant de ces prémisses, il
suffit de penser à la figure de Kierkegaard pour étiqueter le danois de langue
philosophique supérieure, et même plus que supérieure. En Espagne, Ortega y Gasset est,
dit-on, le philosophe ayant permis à la langue espagnole de sřélever au rang des langues
« aptes » pour lřexercice de la philosophie. Quřil ait fallu attendre le XXe siècle pour y
parvenir ne peut quřétonner…
Des philosophes, il y en a eu auparavant en Espagne, bien entendu, comme nous lřavons
vu. Mais ce quřil est convenu dřappeler lř « anomalie espagnole » provient du fait que le
développement de la « pensée espagnole » nřest pas allé de pair avec le développement de
la « pensée en espagnol ». Et pour cause : comme le souligne G. Bueno, alors que tous les
philosophes écrivaient en langue vernaculaire à lřaube de lřEre Moderne, les philosophes
espagnols continuaient dřécrire en latin. Lřanomalie est toutefois relative, fait remarquer
G. Bueno, car beaucoup de philosophes européens écrivaient dans les deux langues
(Descartes, Leibniz, Hobbes…). Reste que cet état de fait aurait freiné le développement
de lřespagnol comme langue de pensée :
« Alors que les grands philosophes anglais, français ou allemands auraient largement contribué, en
choisissant dřécrire dans leur langue nationale à lřépoque moderne, à faire de ces langues « ethniques »
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ou « barbares » des langues « philosophiques », les penseurs espagnols, en laissant de côté la langue
espagnole, auraient au contraire empêché son évolution logique. »220
En réalité, on peut considérer que, comme le souligne I. Sotelo, lřespagnol comme langue
de pensée naît au XVIIIe siècle, sous la plume de fray Benito Feijoo, qui fut certes « un
sommet, comparé aux auteurs qui publiaient de son temps, et un pygmée, comparé à la
pensée produite à lřépoque en anglais, français ou allemand »221. Déjà à son époque, Feijoo
dénonçait lřattitude de soumission, voire de vénération, quřaffichaient les Espagnols à
lřégard dřautres langues et dřautres pays, notamment la France et la langue française :
« […] ceux qui ont voyagé dans de nombreux pays ou bien, sans sortir du leur, ont échangé avec
lřétranger, sřils sont aussi sensibles aux langues et à la nouveauté quřà la vanité des esprits vifs,
admirent toute chose issue des autres nations, et dédaignent celles de la nôtre. Par exemple, selon
leurs dires, il nřy a quřen France que règnent la délicatesse, la politesse et le bon goût ; alors quřici,
tout nřest que rudesse et barbarie. […] Parmi [les nationalistes], se distinguent quelques passionnés de
la langue française, quřils préfèrent mille fois à la castillane. Incapables de se passer un instant de la
langue quřils adorent, dont ils vantent les charmes et le raffinement, ils ponctuent la conversation,
même lorsquřils parlent en castillan, de quelques-uns des ses vocables. Aussi est-elle devenue une
mode et ceux qui parlent uniquement en castillan font figure de barbares. » 222
Sans doute ces lignes montrent-elles toute la contradiction du caractère espagnol, prêt à
sřincliner mais bloqué dans lřaction par une fierté inébranlable…
Mais revenons à la question qui nous occupe. Quant au premier terme de lřalternative, si la
réponse à la question posée ci-dessus (pour rappel : cet oubli ou cette indifférence à lřégard
de la philosophie espagnole sřexplique-t-elle par la supposé « infériorité » de lřespagnol
comme langue philosophique, autrement dit, par une incapacité supposée constitutive de
la langue espagnole à véhiculer la réflexion spéculative, la réflexion philosophique, la
«Mientras que los grandes pensadores ingleses, franceses o alemanes, al escribir en la época moderna, en
su lengua nacional, habrían contribuido decisivamente a la transformaciñn de estas lenguas Ŗétnicasŗ o
Ŗbárbarasŗ […] en Ŗlenguas de pensamientoŗ, los grandes pensadores espaðoles, al descuidar la lengua
espaðola, habrìan contribuido a apartarla de una Ŗevoluciñn normalŗ.» G. Bueno, op. cit.
221 «[…] una cumbre, medido con lo que se publica en la Espaða de su tiempo, y un pigmeo, comparado con
el pensamiento que a la sazón se escribe en inglés, francés y alemán», I. Sotelo, « El español, ¿lengua de
220
pensamiento? » [en ligne]. In : Centro virtual Cervantes, anuario 2003. Disponible sur :
http://cvc.cervantes.es/lengua/anuario/anuario_03/sotelo/ [Traduit par nos soins]
«[…] los que han peregrinado por varias tierras, o sin salir de la suya comerciado con extranjeros, si son
picados tanto cuanto de la vanidad de espíritus amenos, inclinados a lenguas, y noticias, todas las cosas de
otras Naciones miran con admiración; las de la nuestra con desdén. Sólo en Francia, pongo por ejemplo,
reinan, según su dictamen, la delicadeza, la policía, el buen gusto. Acá todo es rudez, y barbarie. […] Entre
[los nacionalistas], sobresalen algunos apasionados amantes de la lengua Francesa, que prefiriéndola con
grandes ventajas a la Castellana, ponderan sus hechizos, exaltan sus primores; y no pudiendo sufrir ni una
breve ausencia de su adorado idioma, con algunas voces que usurpan de él, salpican la conversación, aun
cuando hablan en Castellano. Esto en parte puede decirse que ya se hizo moda; pues los que hablan
Castellano puro, casi son mirados como hombres del tiempo de los Godos.» Benito Jerónimo Feijoo, Teatro
222
crìtico universal, Tomo primero • Discurso XV-Paralelo de las Lenguas Castellana, y Francesa. Disponible
sur : http://www.filosofia.org/bjf/bjft115.htm [Traduit par nos soins]
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
pensée en général ?) était affirmative, aucun intellectuel ne se donnerait la peine de tenter
de penser en espagnol, aucun traducteur ne se hasarderait à traduire une pensée formulée
dans une autre langue vers la langue espagnole.
A lřappui dřune catégorisation quřil estime logique de lřespagnol comme langue de pensée,
G. Bueno évoque dřabord la richesse du vocabulaire abstrait de la langue de Cervantès, et
notamment la présence de vocables comme ser, estar, unidad, criatura, nada, realidad,
tiempo, sustancia, etc. G. Bueno va jusquřà affirmer que « la richesse du vocabulaire
abstrait (cřest-à-dire philosophique) de la langue espagnole est tellement évidente que
nous sommes en droit dřaffirmer quř« il nřest guère possible de parler en espagnol sans
philosopher » »223. Le Vocabulaire européen des Philosophies, qui, à notre grand
étonnement, comporte une entrée consacrée à la spécificité de la langue espagnole, met en
avant lřexistence dans la langue de Cervantès du célèbre couplet ser/estar, qui fait le
cauchemar des étrangers. Lřespagnol, en effet, dispose de deux verbes pour traduire le
verbe être. Dřune manière générale, dans lřabsolu, le verbe ser exprime lřexistence dřun
objet ou dřune personne, tandis que le verbe estar marque la position ou le lieu
géographique où se trouvent un sujet ou un objet. Toutefois, ils peuvent parfois être
utilisés dans le même contexte, mais la phrase nřaura pas la même valeur sémantique. Il est
par exemple possible de dire « María es muy guapa » ou« María está muy guapa » : la
première marque un mode essentiel dřêtre (Marìa est belle dřune manière générale), tandis
que la seconde marque un mode dit, par opposition à essentiel, accidentel : María est
particulièrement belle aujourdřhui ou au moment où se situe lřénoncé.
Dřusage dans la langue courante, ce couplet a une portée considérable dans le domaine
philosophique, car il introduit de nombreuses possibilités pour désigner les différents
modes de lřêtre et de lřétant : ser, ente, entidad, esencia, etc. Cette richesse terminologique
implique aussi une considérable difficulté, comme le souligne à juste titre le Vocabulaire
européen des Philosophies, non seulement pour traduire la philosophie espagnole dans
dřautres langues, mais aussi pour transposer par exemple les variations terminologiques de
Heidegger autour du Dasein, puisque lřexpression « ser ahí », traduction littérale dř« être
là » nřa pas de sens en espagnol.
Il nřest pas dans notre propos de rentrer ici dans les polémiques terminologiques suscitées
par la traduction de la pensée heideggérienne, si passionnantes soient-elles. En tout état de
cause, ces considérations permettent de montrer lřincongruité des affirmations qui
refusent à lřespagnol la capacité à véhiculer la pensée. Reste quřune langue nřest pas
philosophique parce quřon la déclare telle. Comme le souligne G. Bueno, le
développement dřune langue en tant que langue de pensée implique certaines conditions,
«La riqueza del vocabulario abstracto de segundo orden (filosófico) de la lengua española es tan evidente
que nos permitirìa afirmar que Ŗes imposible hablar en espaðol sin filosofarŗ .» G. Bueno, op. cit. [Traduit par
223
nos soins]
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
et passe par trois moyens : i) la traduction, ii) la création de néologismes et iii) le
développement de la pensée elle-même par la confrontation avec dřautres pensées :
« il ne suffit pas de prédiquer la philosophicité dřune langue donnée pour lui en conférer la condition
[…] Encore faut-il que cette langue supposée philosophique sache sřouvrir à dřautres langues
également « philosophiques » et les assimiler. [Cette assimilation] passe, non seulement par la
traduction de leurs concepts dans les termes propres à la langue cible, ou par la création de nouveaux
concepts […], mais encore par la démolition des contenus des autres langues supposés
intraduisibles. »224
Cette « démolition » dont parle G. Bueno implique, à nos yeux, la traduisibilité principielle
des contenus philosophiques, fût-ce dans une langue supposée philosophiquement
« inférieure » : en effet, dès lors quřon accorde à lřespagnol la capacité à exprimer et à
véhiculer la pensée, il nřy a pas de raison de croire quřelle manque des moyens
linguistiques nécessaires pour y parvenir. Cette vision, qui va dans le sens du
positionnement cibliste et des conclusions de la TIT que nous développerons dans la partie
suivante, présuppose une désacralisation de la langue source et la recherche de
lřéquivalence au niveau de la langue dřarrivée.
Aussi ne saurions-nous souscrire, pour notre part, à cette sorte de « substantialisme
linguistique », selon une expression chère à J.-R. Ladmiral, qui prétend à lřexistence de
langues « substantiellement philosophiques », comme le grec ou lřallemand, au détriment
de langues soi-disant « non-philosophiques », comme lřespagnol. Reste que, si la traduction
se constitue, comme lřaffirme G. Bueno, comme lřun des moyens les plus adaptés pour
favoriser ou asseoir la philosophicité dřune langue, elle peut aussi se révéler une arme à
double tranchant susceptible de Ŗdénaturaliserŗ le discours philosophique, notamment
lorsque, du fait de la contamination à outrance du discours traduit par la langue source, le
vocabulaire nřest pas utilisé à bon escient. Or, il sřagit là dřune tendance que lřon peut
observer à lřœuvre de façon endémique dans les traductions espagnoles, comme nous nous
emploierons à le démontrer dans la troisième partie de notre travail.
«La condiciñn de Ŗlengua de pensamientoŗ […] no se reduce a predicar de esa lengua tal condiciñn […].
Porque la condiciñn de Ŗlengua de pensamiento superiorŗ obliga, por asì decir, a la lengua de la que se dice
satisfacer esa condición a entrar en relación con las otras lenguas de su rango, a fin de asimilarlas. Y esto
implica no sñlo traducirlas a los propios términos, o mediante la creaciñn de otros nuevos […] sino también
la demolición de aquellos bloques de otras lenguas que se consideren en sí mismos intraducibles.» Ibid.
224
[Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
95
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Conclusion de la première partie
Au terme de ce parcours, il apparaît, au vu des éléments que nous avons pris en
considération, que la nature des textes philosophiques plaide en faveur dřune spécificité de
la traduction philosophique.
Après un bref survol des typologies généralement proposées pour le classement des textes
à traduire, nous avons retenu, dans un souci de simplification, le dualisme classique
opposant la traduction littéraire à la traduction technique, cherchant à déterminer la place
à accorder à lřobjet philosophique. Dans cette optique, nous nous sommes dřabord
interrogée sur la possible assimilation des œuvres des philosophes au discours littéraire. En
effet, nous avons dřemblée noté que les textes philosophiques détiennent un statut
dřœuvre, au même titre que les œuvres des grands écrivains. Mais, à lřexception de
quelques auteurs qui se distinguent par la qualité de leur écriture, la critique littéraire
semble se détourner de lřétude des traités philosophiques, pour en laisser le soin aux
philosophes. La différence fondamentale que nous avons mise en avant tient à leur
caractère argumentatif, à lřexigence de profondeur rationnelle qui ne semble pas être la
préoccupation première de la littérature. Comme le souligne J. Derrida, le trait
caractéristique du discours philosophique tient à la « nécessité de démontrer […], même si
les règles de la démonstration nřy sont plus tout à fait, ni surtout constamment, les mêmes
[…] Les régimes de démonstrativité sont problématiques, multiples, mobiles… »225. Dès
lors, la démarche dřappropriation du texte par le traducteur connaîtra des différences
significatives quřil importe de prendre en compte, lřimprégnation relevant davantage
dřune approche analytique quřémotionnelle.
Dřautre part, la technicité frappante de lřécriture philosophique nous a conduite à analyser
la pertinence de son assimilation éventuelle à la traduction technique. Nous avons relevé,
en particulier, les caractéristiques spécifiques de la terminologie philosophique, qui
tendent à la démarquer de la terminologie proprement scientifique ou technique : les
termes-concepts, ou méta-concepts, élaborés par la subjectivité de chaque philosophe et
portant sa marque personnelle, qui nřont pas dřéquivalent en langue cible quoique
provenant le plus souvent de la langue courante, parce que le philosophe leur confère un
usage spécifique, voire un sens nouveau. Termes souvent polysémiques, dřautant plus
insondables et énigmatiques que leurs sens évolue en permanence, au fil de lřéternel,
inépuisable questionnement philosophique, qui sans cesse invente et forge de nouveaux
mots, de nouvelles thématiques. De ces difficultés spécifiques découle la nécessité pour le
traducteur de posséder une « compétence herméneutique » lui permettant de suivre dans
225
J. Derrida, op. cit. p. 1-2 [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
96
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
toute sa profondeur le parcours intellectuel du philosophe dont il traduit la pensée. Nous
avons ainsi souligné le rôle du savoir encyclopédique dont devra disposer le traducteur
(qui ne peut vraisemblablement sřattaquer à la traduction dřun ouvrage philosophique sans
une formation préalable) et lřimportance capitale de la notion dřintertextualité.
Aussi le processus dřappréhension du sens semble-t-il exiger un effort dřanalyse
particulièrement rigoureux :
« Lorsque nous estimons comprendre et épouser une pensée étrangère, nous éprouvons le besoin de
nous la dire à nous-mêmes telle que nous la formulerions, dans notre langue, avec nos mots, nos
tournures, notre style, manières subjectives de réeffectuer la signification dřune œuvre… »226
Les réflexions menées nous ont ainsi permis de mettre en relief les éléments de base
dégagés à lřappui dřune caractérisation spécifique de la traduction philosophique.
Poursuivant notre parcours typologique, nous avons constaté que deux auteurs Ŕ A. Agud
et J.-R. Ladmiral - parmi ceux dont nous avons étudié les théories répondent positivement
à notre interrogation sur la spécificité typologique des textes philosophiques. Sřappuyant
essentiellement sur la notion de métalangage, ces deux théoriciens définissent la
traduction philosophique, non point comme un genre textuel intermédiaire entre la
traduction littéraire et la traduction technique, mais plutôt comme un troisième pôle
spécifique et autonome.
Une fois déterminée la spécificité de lřobjet philosophique, nous lřavons replacé dans le
cadre de la problématique de sa traduction en vue de déterminer les enjeux et les
contraintes qui sous-tendent la pratique du traducteur. Aussi avons-nous pu isoler
quelques aspects qui sont à la base de la problématique de la traduction philosophique et
de la difficulté quřelle comporte.
Cette difficulté est liée :
a) A la plurivocité terminologique, relevant, comme il a été souligné
précédemment, de lřinvention personnelle du philosophe et de lřévolution
sémantique des termes au fil des commentaires et des reprises des textes ;
b) A lřétroite imbrication qui existe entre la forme dřun texte et son contenu,
certains auteurs allant jusquřà affirmer que la pensée institue lřécriture, autrement
dit, que lřécriture est constituante de la pensée. Le philosophe ne choisit donc pas
au hasard le genre et le régime énonciatif qui servent de support à son
argumentation. Ce « mouvement de la pensée » transposé à lřécrit constitue ce que
lřon pourrait appeler le « style » philosophique ;
226
B. Rousset, op. cit. p. 248
Susana Mauduit-Peix Geldart
97
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
c) A lřincertitude herméneutique, le discours philosophique se prêtant à une
multiplicité dřinterprétations, contrairement au discours scientifique et technique,
et au discours littéraire, qui reste délibérément ouvert aux expériences
émotionnelles des lecteurs227.
Enfin, après cette première approximation visant à prendre en compte les enjeux
typologiques et textuels, nous avons abordé sommairement une approche proprement
interlinguistique, ou plutôt « logosophique » de la problématique de la traduction
philosophique, qui nous a amenée à nous interroger sur la prétention de la philosophie à
lřuniversalité et sa difficile conciliation avec la singularité contingente des différentes
langues. Certaines langues sont en effet dites philosophiquement « fortes » ou
philosophiquement « faibles », question qui nřest évidemment pas sans incidence pour le
traductologue et pour le traducteur. Elle sřavère dřailleurs dřautant plus pertinente que
lřespagnol Ŕ qui figure sans doute parmi les langues philosophiques « faibles » ou
« inférieures » - constitue le socle de lřétude pratique sur un corpus de textes que nous
nous proposons de mener dans la troisième partie.
Cette étude pratique sřefforcera de montrer les différentes voies et solutions que le
traducteur emprunte ou peut emprunter pour surmonter les écueils que nous avons mis en
évidence. Il sřagira surtout de sensibiliser les lecteurs aux difficultés et aux enjeux de la
traduction philosophique, aussi bien le lecteur profane qui prend contact avec les
différents philosophes par lřintermédiaire des traductions, que les spécialistes de la
philosophie (professeurs, traducteurs) habitués à construire leurs hypothèses et
commentaires sur la base de textes traduits ou quřils sřattellent eux-mêmes à traduire.
En amont de cette confrontation à la pratique, la deuxième partie de notre travail se
propose dřanalyser cette étape préalable à la traduction qui définit le positionnement du
traducteur. Nous espérons ainsi commencer à comprendre, par le biais de la traduction, le
destin contingent de la pensée universelle.
227
Les différentes dimensions que recouvrent les caractéristiques et les difficultés propres à la traduction
philosophique seront illustrées dans la troisième partie, regroupées en trois axes (contextuel, conceptuel,
argumentatif Ŕ voir infra, troisième partie).
Susana Mauduit-Peix Geldart
98
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
DEUXIÈME PARTIE - LE TRADUCTEUR FACE
AU TEXTE : ENTRE AFFINITÉS ÉLECTIVES ET
OPTIONS THÉORIQUES
« […] lřécriture […] a un grave inconvénient, tout
comme la peinture. Les produits de la peinture sont
comme sřils étaient vivants ; mais pose-leur une
question, ils gardent gravement le silence. Il en est de
même des discours écrits. On pourrait croire quřils
parlent en personnes intelligentes, mais demande-leur
de třexpliquer ce quřils disent, ils ne répondront
quřune chose, toujours la même. Une fois écrit, le
discours roule partout et passe indifféremment dans
les mains des connaisseurs et dans celles des profanes,
et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut
pas parler. »228
228
Platon, Phèdre, 275b-e. Paris : Flammarion, 1992, p. 192
Susana Mauduit-Peix Geldart
99
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Introduction
Après une tentative de définition du texte philosophique, la première partie de notre
travail nous a permis de mettre en évidence les enjeux théoriques que pose la traduction
de ce type de textes. Ce tour dřhorizon préliminaire laisse déjà entrevoir les contraintes
spécifiques qui sřimposent au traducteur confronté à la pratique.
Le chemin que nous nous sommes proposée de parcourir nous amène à présent vers cette
étape délicate où le traducteur « prend contact » avec le texte à traduire. Cette prise de
contact, qui précède lřentreprise traductive proprement dite, constitue une étape clé car
les critères, orientations ou approches adoptés par le traducteur en amont de son travail
conditionneront, non seulement le déroulement du processus, mais encore son
aboutissement, cřest-à-dire le texte comme résultat.
Aussi le premier chapitre de cette deuxième partie sera-t-il consacré au projet traductif.
Dans ce contexte, la première question quřil convient de se poser est, suivant Berman,
celle de savoir qui est le traducteur. Il ne sřagit pas ici, bien entendu, de partir à la
recherche de détails biographiques, mais plutôt de déterminer le profil habituel de ceux ou
celles qui, dans le contexte éditorial, se voient confier la responsabilité de traduire les
ouvrages philosophiques : sřagit-il de professeurs de philosophie, de philosophes tout
court, de professionnels de la traduction ? Ces traducteurs doivent-ils, quel que soit leur
profil, se positionner nécessairement dans la lignée doctrinale de leur auteur, pour être à
même de bien comprendre et restituer le sens du texte ? Enfin, sur quelle toile de fond
philosophique définiront-ils, consciemment ou non, leur position traductive ?
Après ces quelques considérations préliminaires, le deuxième chapitre place le traducteur
face au texte et à la nécessité dřadopter un positionnement, stratégie théorique ou, pour
parler comme Berman, un projet de traduction. Quřon le veuille ou non, celui-ci passe par
lřorientation plus ou moins marquée vers le texte source ou vers le texte cible. Aussi
passerons-nous en revue les arguments des partisans de la tradition sourcière en
philosophie, pour ouvrir ensuite le débat autour des grands questionnements de la
deuxième moitié du XXe siècle en la matière.
Enfin, le troisième chapitre vise à étayer et démontrer les fondements de la logique à
laquelle nous souscrivons. Dans cette optique, nous aborderons le problème à la lumière
de différentes considérations théoriques, autour des notions clé de sens et dřeffet, pour
rentrer ensuite plus spécifiquement au cœur du processus traductif dřun point de vue
méthodologique. Lřensemble des développements présentés dans cette partie nous
permettront, nous lřespérons, dřasseoir les bases théoriques et méthodologiques qui soustendent lřanalyse du corpus menée dans la troisième partie.
Susana Mauduit-Peix Geldart
100
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 1 - Le projet traductif
Dans le domaine éditorial, le projet traductif naît de la volonté de faire partager aux
lecteurs dřune langue donnée la richesse dřune écriture Ŕ ou dřune pensée Ŕ ayant vu le
jour dans une autre langue. Au-delà des aspects matériels, quřil nřest pas dans notre propos
de détailler ici, un contrat implicite sřétablit ainsi entre lřéditeur, le traducteur et le public
destinataire de la traduction, qui détermine en amont le but ou la finalité de la traduction
(vulgarisation, nouvelle traduction, nouvel appareil critique, approfondissement…).
Une fois ces éléments définis, il revient au traducteur de « porter » le projet traductif : il
devra adopter une stratégie, sřassurer quřelle est adaptée à la finalité de la traduction,
enrichir ses connaissances de lectures complémentaires et surmonter les Ŕ nombreuses Ŕ
difficultés qui vont suivre. Qui est prêt à entreprendre pareille aventure ?
Il est aisé de constater que, dans les domaines scientifiques et techniques, la traduction est
le plus souvent confiée à des traducteurs professionnels, qui connaissent le domaine en
question par la force de la pratique ou par volonté de spécialisation. Si ces connaissances
sont jugées insuffisantes, les traducteurs de métier ont été formés à la recherche efficace
des ressources documentaires qui leur permettront dřaborder le texte et de le traduire
correctement, sans pour autant devenir de véritables spécialistes du domaine. En effet, si
la connaissance du domaine est indispensable, traduire nřen est pas moins un métier qui
nécessite la maîtrise dřune méthode appropriée. Cette méthode, qui sřapprend et nřest
assimilée quřà lřissue dřune longue pratique, va bien au-delà de la simple maîtrise courante
de deux langues et de la connaissance, si approfondie soit-elle, dřun domaine donné. Aussi
ne suffit-il pas dřêtre économiste, médecin ou juriste et de maîtriser deux langues pour
être à même de traduire correctement des textes économiques, médicaux ou juridiques,
pour ne citer que quelques exemples.
Quřen est-il de la traduction philosophique ? Peut-elle être confiée à des traducteurs
professionnels, ou doit-elle être réservée aux seuls philosophes ? Quelles conséquences
découlent de ces deux options ? Dans la section qui suit, nous observerons la pratique sur
les marchés français et espagnol de lřédition de textes philosophiques traduits puis nous
chercherons les raisons éditoriales, doctrinales ou économiques qui déterminent la
stratégie observée, avant de nous interroger sur la nécessité ou non pour le traducteur de
partager une certaine « affinité doctrinale » avec lřauteur quřil traduit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
101
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.1. Qui traduit, qui traduire ?
1.1.1.
La
traduction
philosophique,
apanage
des
philosophes ?
F. Vezin, éminent traducteur français de Heidegger, rapporte son émerveillement devant
la compétence dřun interprète à lřONU, se disant « stupéfait par la justesse des traductions
quřil improvisait. Il me faisait penser à un pianiste capable de jouer à vue une partition
dřorchestre ! »229. Il se demande alors si la philosophie ne gagnerait pas à être traduite par
des professionnels de la traduction, car la traduction philosophique est avant tout une
traduction qui réclame, en tant que telle, « le genre de talent et de compétences qui font
de par le monde les bons traducteurs ».
Comme le souligne J.-R. Ladmiral230, du point de vue des conditions de production, la
traduction philosophique sřapparente davantage à la traduction littéraire : dans les deux
cas, il sřagit de traduire un livre qui sera publié chez un éditeur, portant en principe la
mention du nom du traducteur et rémunérée selon le régime des droits dřauteur. La
traduction littéraire ou éditoriale étant beaucoup moins rentable que la traduction
technique, elle constitue souvent une activité « complémentaire » menée par des
universitaires ou par des écrivains. Il peut arriver que la traduction dřun ouvrage donné
soit confiée à un traducteur professionnel, mais cette pratique est assez rare en raison de la
technicité du domaine. Le plus souvent, elle sera effectuée par des professeurs de
philosophie, spécialistes de la doctrine ou de lřauteur en question, qui entreprennent la
traduction par intérêt intellectuel ou pédagogique.
Ce « monopole » des philosophes sur lřexercice de la traduction philosophique est pour
certains un « impératif catégorique », car il y va peut-être, comme le souligne S.
Brownlie231, de la réputation de la maison dřédition et même du traducteur. « […] A
lřévidence, une traduction philosophique ne saurait être valablement réalisée que par un
commentateur ayant déjà une large connaissance de lřœuvre entière du philosophe »,
confirme R. Misrahi232. Pour R. Misrahi, en effet, il est impératif de rapporter chaque
concept, chaque contenu doctrinal, à la totalité du texte, car seule cette référence
globalisante peut conférer un sens à ce que nous appellerons les énigmes conceptuelles que
lřon retrouve aussi souvent dans les textes philosophiques. La compétence du spécialiste
F. Vezin, « Philosophie et pédagogie de la traduction », op. cit. p. 490.
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 239
231 S. Brownlie, « La traduction de la terminologie philosophique », Meta : journal des traducteurs / Meta:
Translators' Journal , vol. 47, n° 3, septembre 2002, p. 295-310.
232 R. Misrahi, « Principes pour une traduction française de lřEthique ». In : O. Bloch et J. Moutaux (éds),
Traduire les philosophes, op. cit., p. 217
229
230
Susana Mauduit-Peix Geldart
102
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
semble ici indispensable, en effet, pour enrichir la traduction de commentaires, notes et
analyses philosophiques pertinents susceptibles de faciliter la lecture et la compréhension
du sens.
La réussite et la qualité de la traduction, selon ces partisans de lřexercice de la traduction
philosophique par les seuls spécialistes, serait à ce prix :
« La difficulté est certes considérable, qui consiste à transcrire simultanément un texte dans son
exactitude littérale, une doctrine dans son sens véritable, et une œuvre dans son style esthétique […].
Pour accomplir cette tâche il convient seulement que le traducteur soit simultanément traducteur,
philosophe et écrivain, cřest-à-dire sensible à la rigueur conceptuelle de la philosophie, et à
lřoriginalité poétique et littéraire des œuvres philosophiques. »233
La réalité du marché éditorial semble confirmer cet état de fait, aussi bien en France quřen
Espagne. Si nous nřavons pas entrepris une étude de marché approfondie en raison des
limites imparties à notre travail de recherche, nous pouvons néanmoins présenter à titre
indicatif quelques chiffres qui montrent bien la tendance.
Le marché de lřédition philosophique en France et en Espagne : bref aperçu comparatif
Lřétude statistique que nous avons menée vise deux finalités : évaluer le volume des
œuvres traduites en regard du total des œuvres philosophiques éditées, dřune part, et
classer les traducteurs en fonction de leur formation, de lřautre, afin dřen tirer les “parts de
marché” respectives, oserons-nous dire, des deux catégories auxquelles nous nous
intéressons, les philosophes et les traducteurs professionnels.
Ce travail a été réalisé à partir des catalogues en ligne de deux maisons dřéditions
spécialisées dans le domaine philosophique, en France et en Espagne respectivement. Pour
la France, nous avons choisi lřéditeur Vrin et, parmi ses ouvrages, les œuvres de toutes les
collections en format de poche ; pour lřEspagne, notre choix sřest porté sur Trotta et
particulièrement les œuvres au catalogue de la collection Estructuras y Procesos Filosofía. Cet éditeur espagnol, fondé en 1990, a développé rapidement un large catalogue
à forte orientation culturelle, comportant environ 1 000 ouvrages et auteurs. Les
collections philosophiques ou apparentées (éthique, philosophie du droit, philosophie de
la religion, etc.) représentent un quart de son catalogue.
Pour déterminer le caractère traduit ou non du texte parmi les catalogues sélectionnés,
nous nous sommes référée aux indications des éditeurs. Néanmoins, certaines notices de
Vrin ne comportant aucune note sur lřauteur, les ouvrages ont été classés à part, même sřils
nřappartiennent probablement pas à la catégorie des traductions. Lors de la seconde étape,
nous avons identifié la qualité des traducteurs à partir de leur formation dřorigine, bien
souvent trouvée sur un curriculum vitae ou sur une notice les concernant. Il est à noter
233
Ibid. p. 218
Susana Mauduit-Peix Geldart
103
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
que la formation des universitaires est beaucoup plus facile à retrouver que celle de tout
autre traducteur. Par ailleurs, certaines traductions encore éditées, sans être historiques ou
remarquables, ont été réalisées il y a de nombreuses années, parfois au XIXe siècle, et nous
ne sommes pas parvenues à trouver des informations sur le traducteur, ce qui nous a
amenée à créer une catégorie de formation « Inconnue ».
Dřautre part, cette étude statistique ayant pour objet de déterminer la « part de marché »
de chaque catégorie de traducteur, les totaux calculés ne portent pas sur le nombre de
titres, mais sur le nombre dřintervenants : un titre traduit par quatre personnes génère
donc quatre intervenants et un traducteur identique pour deux ouvrages différents compte
pour deux intervenants.
Nous présentons ci-dessous les résultats chiffrés de notre analyse, accompagnés de nos
commentaires et dřune brève conclusion.
Pour la France, sur 249 ouvrages de poche des Editions Vrin, 67 sont des traductions, soit
environ 25%, comme le montrent les données ci-dessous.
0-1 Ŕ Tableau de répartition des ouvrages de Vrin (traductions / non traductions)
Catégorie
Total
Non traduction
140
Traduction
67
Pas de note sur l'auteur 42
Total
249
Répartition en %
56%
27%
17%
100%
Source : nous-même à partir des données figurant sur le site de Vrin (2012).
0-2 - Graphique de répartition des ouvrages de Vrin (traductions / non traductions)
Total
Non traduction
Traduction
Source : nous-même à partir des données figurant sur le site de Vrin (2012).
Susana Mauduit-Peix Geldart
104
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Dans le cas de Trotta, les traductions représentent 44% de leur catalogue, soit presque
deux fois plus quřaux éditions Vrin, ainsi quřil ressort du tableau et graphique suivants :
0-3 Ŕ Tableau de répartition des ouvrages de Trotta (traductions / non traductions)
Catégorie
Non traduction
Traduction
Total général
Total
96
74
170
Répartition en %
56%
44%
100%
Source : nous-même à partir des données figurant sur le site de Trotta (2012).
0-4 - Graphique de répartition des ouvrages de Trotta (traductions / non traductions)
Total
Non traduction
Traduction
Source : nous-même à partir des données figurant sur le site de Trotta (2012).
Globalement, on peut constater que le volume des œuvres non traduites est toujours
supérieur à celui des traductions.
Concernant la formation, nous avons constaté que les éditions Vrin confient leurs
traductions presque exclusivement à des philosophes de formation et non à des
professionnels de la traduction, ceux-ci ne représentant que 4% de notre échantillon. La
formation en Lettres et philosophie - nous nřavons pas rencontré de traducteur
uniquement formé aux Lettres - semble apparemment ne comprendre que la langue
française et les langues mortes, latin et grec. En revanche, il est possible que, derrière les
formations inconnues, se cachent des traducteurs professionnels, bien que lřancienneté de
la plupart de ces traductions nous incline à les exclure de cette catégorie.
Susana Mauduit-Peix Geldart
105
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Le tableau et le graphique ci-après présentent le statut professionnel des traducteurs :
0-5 Ŕ Tableau de formation des traducteurs de Vrin
Formation du traducteur Nombre
Traduction
3
Philosophie
56
Lettre + Philo
5
Inconnue
14
Total général
78
Répartition en %
4%
72%
6%
18%
100%
Source : nous-même à partir des données collectées sur Internet (2012).
0-6 - Graphique des formations des traducteurs de Vrin
Traducteur
Philosophe
Lettre + Philo
Inconnue
Source : nous-même à partir des données collectées sur Internet (2012).
Le graphique ci-dessus illustre la place prépondérante accordée aux philosophes pour la
prise en charge du travail de traduction dans ce domaine. 72% de la production-traduction
de Vrin est en effet assuré par des philosophes, 6% par des philologues et 4% par des
« traducteurs », sans plus de précision.
Susana Mauduit-Peix Geldart
106
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Dans le cas de Trotta, 67% de la production-traduction est assurée par des philosophes :
0-7 Ŕ Tableau de formation des traducteurs de Trotta
Formation du traducteur
Traducteur
Philosophe
Lettre
Sciences humaines
Inconnue
Total général
Nombre
8
66
8
7
9
98
Répartition en %
8%
67%
8%
7%
9%
100%
Source : nous-même à partir des données collectées sur Internet (2012).
0-8 - Graphique de formation des traducteurs de Trotta
Traducteur
Philosophe
Lettre
Sciences humaines
Inconnue
Source : nous-même à partir des données collectées sur Internet (2012).
Les professeurs de Lettres et Sciences Humaines assurent environ 15% des traductions, et
seuls 8% sont dits simplement « traducteurs ».
Ces quelques chiffres illustrent la réalité éditoriale et confirment que la traduction
philosophique est le plus souvent confiée aux seuls philosophes.
Quelle que soit la justification de ce monopole, sur laquelle nous reviendrons plus loin, il
convient également de sřinterroger sur les raisons et les mobiles qui incitent ces
universitaires à sřengager dans ces entreprises traductives. Selon J. dřHondt234, ces raisons
peuvent varier considérablement dřun traducteur à lřautre. Certains entreprennent une
traduction par plaisir ou en guise de passe-temps. Dřautres ont recours à la traduction pour
234
J. dřHondt, « Les conséquences de erreurs de traduction ». In : BLOCH O. et MOUTAUX J. Moutaux (dir.),
Traduire les philosophes, op. cit. p. 157-158
Susana Mauduit-Peix Geldart
107
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
sřassurer une bonne compréhension du texte, ou bien pour se perfectionner dans une
langue étrangère235. De ce point de vue, la traduction constitue sans doute un exercice
privilégié, particulièrement fécond. « Pour vraiment comprendre, étudier, examiner sous
toutes ses coutures une œuvre philosophique, il y a peu de meilleur moyen dřy arriver que
de la traduire », écrit encore F. Vezin236. A la différence du simple lecteur, qui peut se
permettre de lire Ŗen diagonaleŗ ou de ne retenir que lřessentiel du propos, le traducteur
est tenu et contraint de clarifier le texte dans ses moindres détails, car chaque phrase doit
être prise en compte, pour cerner le sens et le vouloir dire de lřauteur.
Déjà Clerselier, traducteur des Méditations métaphysiques de Descartes avec leurs
objections et réponses, que nous étudierons dans la troisième partie, avouait avoir
entrepris ce travail si ardu pour sa propre satisfaction personnelle, mais aussi pour mieux
comprendre le contenu de la doctrine :
« N'ayant entrepris la traduction des Méditations de Monsieur Descartes pour autre dessein que celui
de me satisfaire moi-même, et me rendre plus maître de la doctrine qu'elles contiennent, le fruit que
j'en ai tiré me donna envie de poursuivre celle de tout le reste du livre. »237
Pour revenir au statut des traducteurs, F. Guéry238 souligne pour sa part quřil sřagit souvent
de spécialistes de la langue source, cřest-à-dire de philologues, surtout dans le cas des
langues mortes (des hellénistes, latinistes, etc.). Les traducteurs de la philosophie sont par
ailleurs souvent des préfaciers de leurs traductions, quřils commentent largement pour en
faciliter la compréhension ou pour faire connaître leur interprétation personnelle de la
doctrine. Il va de soi que la qualité de la traduction dépend de la compétence du
traducteur mais aussi, et dans une large mesure, de sa motivation. Il faut avant tout,
comme le souligne F. Vezin, un élément de passion, faire à son tour œuvre philosophique,
car « il est dans la nature dřun texte philosophique dřengager la pensée de celui qui sřessaie
à le traduire »239. Cette question nous renvoie à celle de lřaffinité doctrinale soulevée par P.
Secretan, notion qui va au-delà de la connaissance de lřauteur ou de sa pensée, et que nous
aborderons dans la section suivante.
Précisons cependant quřune traduction professionnelle destinée à la publication ne saurait être faite par
quelquřun qui cherche à se perfectionner dans une langue !
236 F. Vezin, « Philosophie et pédagogie de la traduction », op.cit. p. 499.
237 Clerselier, Avertissement du traducteur touchant les Cinquièmes Objections faites par Monsieur
Gassendi. In : Œuvres de Descartes, C. Adam et P. Tannery éds., t. IX, Paris : Léopold-Cerf éditeur, 1904,
p. 200
238 F. Guéry, « Langues vivantes, langues mortes », Revue philosophique, octobre-décembre 2005, tome
CXCV, n° 4, p. 538
239 F. Vezin, « Philosophie et pédagogie de la traduction », op.cit. p. 498.
235
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108
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.1.2. L’épineuse question de l’affinité doctrinale
Si la traduction dřune œuvre philosophique engage en quelque sorte la pensée du
traducteur, il y a lieu de se demander dans quelle mesure celui-ci doit « partager » le point
de vue du philosophe pour être à même de le transmettre, autrement dit, dans quelle
mesure doit-il partager une certaine « affinité doctrinale » avec son auteur. P. Secretan, par
exemple, pose cette affinité comme condition même de fidélité au texte source et
dřintelligibilité du texte traduit, comme un « garant de la capacité du traducteur dřopérer
dans sa propre pensée la (con)version à sa propre langue »240.
Par affinité, P. Secretan entend lřattention portée, dřune part à la « tonalité doctrinale » donc la familiarité avec un lexique spécifique Ŕ et dřautre part à lř « état de la langue » qui
traduit les relations internes entre la pensée et le langage. Pour reprendre son image, le
traducteur se pose alors comme un « passeur » entre les deux rives dřun même fleuve, se
laissant porter par le courant en retraçant le cours dřune rive à lřautre, au gré de son
sentiment et de ses affinités de pensée. Il sřensuit, pour P. Secretan, que personne ne
saurait être passeur sur « nřimporte quel fleuve », car il faut « des affinités électives,
doctrinales et linguistiques en philosophie »241.
Dřune manière générale, la question de lřaffinité avec lřauteur traduit avait déjà été
soulevée par E. Nida, qui évoquait la nécessité pour le traducteur de posséder, outre la
connaissance des langues et du domaine en question, un certain « esprit empathique » le
rapprochant de lřauteur quřil traduit, faute de quoi sa compétence est compromise 242. Et
Justin OřBrien dřajouter : « One should never translate anything one does not admire. »243
Dans la même ligne, F. Wuilmart souligne lřimportance pour le traducteur littéraire
(quřelle distingue sur ce point du traducteur scientifique et technique) dřêtre à même de
saisir « lřâme » du texte, car le texte littéraire, dit-elle, est un texte dřauteur qui porte la
marque de la subjectivité de celui-ci jusquřà dans ses moindres détails, contrairement aux
textes relevant du domaine scientifique et technique. Il sřagit de « ressentir » le texte de
départ, de sřidentifier à lřauteur pour être en mesure de recréer la tonalité propre quřil
confère à son dire, faute de quoi toute sa substance sera perdue dans le processus de
transposition dans une autre langue. Seule cette « dimension humaine commune » permet
dřen surmonter les écueils :
« Le traducteur littéraire ne peut [...] se soustraire au processus dř identification. Plus cette
identification avec la nature profonde de lřauteur et avec le monde mis en scène par lui est grande et
plus le message aura de chances de passer dans la langue dřarrivée, car seul ce qui est ressenti, vécu de
P. Secretan, op. cit. p. 132
Ibid. p. 132
242 E. Nida, Toward a science of translating. Leiden : E.J. Brill, 1964, 335 p.
243 J. OřBrien cité par E. Nida, ibid. p. 151
240
241
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109
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lřintérieur crée un effet dřauthenticité, et le mot, le style, le ton justes viendront alors spontanément.
En effet, la traduction dřun texte dřauteur ne peut en aucun cas être une imitation, ce doit être une
reproduction, mieux encore une re-création, et qui dit création dit inspiration, qui dit inspiration dit
jaillissement spontané dřune source réelle. »244
Sur ce point, F. Wuilmart assimile la traduction philosophique à la traduction littéraire, a
fortiori lorsquřelle présente, à lřappui de son postulat, son expérience personnelle,
consacrée à la traduction dřun philosophe allemand, Ernst Bloch. Certes, elle met en avant
le caractère « affectif » de la langue de son auteur, le rythme presque musical et
lřenthousiasme qui jaillit de ses phrases. Il est indispensable, dit-elle, dřêtre en syntonie
avec lřensemble de ces tonalités émotives pour être capable de les recréer. Mais sřagit-il
pour autant de lřaffinité « doctrinale » dont parle P. Secretan ? Faut-il partager le point de
vue de lřauteur pour remonter le fil de sa pensée ?
Il semble quřil convienne de distinguer ici entre cette empathie qui pourrait être qualifiée
dř« affective » et lřaffinité avec la doctrine dřun auteur dont parle P. Secretan. Les
dictionnaires donnent par ailleurs une signification véhiculant une différence nuancée
entre ces deux termes. Ainsi, le Petit Robert définit lřaffinité comme un « rapport de
conformité, de ressemblance, liaison plus ou moins sensible »245, lřempathie étant définie
comme la « faculté de sřidentifier à quelquřun, de ressentir ce quřil ressent »246. Lřempathie
que nous disons « affective » nřimplique pas, selon F. Wuilmart, que le traducteur doive
partager les idées de lřauteur, car elle se réfère à quelque chose de plus profond, ayant trait
davantage au tempérament. Contrairement à lřaffinité doctrinale, cette empathie ne relève
pas de la connaissance des théories de lřauteur, elle les transcende. Aussi cette notion
convient-elle sans doute et sans réserve à la traduction de lřobjet littéraire. Mais cette
empathie est-elle nécessaire lorsquřil sřagit de traduire une philosophie ? Le traducteur
peut-il en faire lřéconomie, ou doit-il lui substituer une certaine affinité doctrinale avec les
idées de son auteur ? Cette affinité est-elle à son tour nécessaire ?
Sans doute la question est-elle particulièrement cruciale en philosophie, bien plus quřen
littérature, dans la mesure où lřauteur qui publie une doctrine vise à convaincre ses
lecteurs de la véracité de ses propos. Et sans doute accorde-t-on dřemblée au traducteur
qui traduit un auteur une affinité « dřesprit » minimum avec celui-ci : tel traducteur de
Hegel sřintéresse à sa pensée, etc. Sans doute y a-t-il lieu de se demander dans quelle
mesure on peut traduire par exemple un discours de philosophie politique qui va à
lřencontre de ses propres conceptions, dans quelle mesure le traducteur est à même, à
supposer quřil soit tenu de le faire, de rester « à lřextérieur » de son propre discours, de se
poser en simple instrument intermédiaire permettant la transmission dřidées contre
F. Wuilmart, « Le traducteur littéraire : un marieur empathique de cultures », Meta : journal des
traducteurs / Meta: Translators' Journal [en ligne] vol. 35, n° 1, 1990, p. 239. Disponible sur :
http://id.erudit.org/iderudit/004621ar
245 Petit Robert de la langue française . Tome 1. Paris : Le Robert, 1988, p. 32
246 Ibid. p. 629
244
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lesquelles, dans son for intérieur, il sřinsurge. Le traducteur est-il lřauteur de son propre
discours ou un simple moyen de diffusion des idées ?
Pour P. Secretan, il faut bel et bien une affinité dřordre doctrinale : « Je ne pourrais pas
traduire un philosophe, dit-il, dont lřenseignement me paraît éthiquement, donc
politiquement et socialement ruineux. »247
Est-on pour autant, compte tenu de lřampleur des œuvres à traduire, condamné à traduire
toujours le même auteur, à se cantonner à une seule doctrine, ou vaudrait-il mieux faire
preuve de cette nécessaire ouverture à lřAutre qui permet de forger sa propre pensée ?
Il est certes difficile pour un traducteur Ŕ si tant est que cela soit possible ou même
souhaitable248 - de traduire en toute neutralité, surtout si le traducteur est un philosophe
confirmé désireux de laisser son empreinte et dřassurer une certaine continuité entre son
œuvre philosophique personnelle et son œuvre traduite. Un désir que confirme encore P.
Secretan :
« Je passe des heures et des jours à traduire. Ce temps de ma vie, je ne veux pas le consacrer à quelque
chose que je ne voudrais pas avoir dit ; je ne veux pas quřil y ait un écart essentiel, une rupture
inutilement tragique, entre ce quřil mřest arrivé dřécrire en prenant ma propre plume et ce quřen
traduisant jřessaie de continuer, parachevant ainsi ma propre pensée. Je traduis donc de préférence des
œuvres qui mieux que moi disent des choses que je voudrais avoir écrites. »249
Il est intéressant de noter que cette question ne se pose pas dans le cas de la traduction
professionnelle, où les traducteurs sont pourtant souvent contraints dřaccepter des
commandes dont le domaine leur est inconnu ou dépourvu dřintérêt à leurs yeux. Si le
travail peut sembler pesant lorsque lřon se place dans cette optique, la compétence du
traducteur professionnel nřest pas pour autant (généralement) mise en cause, dût-il
traduire un texte dans le plus profond ennui. Et sans doute le traducteur littéraire qui
débute ne choisit-il pas toujours le genre de livre quřil souhaite traduire. Un traducteur
désireux dřintégrer le monde de lřédition pourrait accepter de traduire par exemple un
roman policier, quand bien même ce genre romanesque sřavérerait très éloigné de ses
préférences littéraires. En revanche, dans le domaine philosophique il semble presque
acquis que la traduction doive être confiée à un spécialiste de lřauteur en question, et, du
fait de cette spécialisation, on crédite implicitement et volontiers le traducteur dřune
affinité doctrinale avec les théories quřil traduit et quřil contribue à faire connaître.
Il est cependant difficile dřapporter une réponse objective et définitive à cette question,
qui relève davantage, à notre avis, de la déontologie et de la motivation de chaque
P. Secretan, op.cit. p. 132
« En traduction, écrit Berman, on ne peut pas, on ne doit pas être neutre. » (A. Berman, Pour une critique
des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1995, p. 63).
249 P. Secretan, op.cit. p. 134 [Nous soulignons]
247
248
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111
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
traducteur que de sa compétence. Nous nous permettrons cependant dřémettre une
certaine réserve quant à la nécessité pour le traducteur de partager cette soi-disant
« affinité doctrinale » pour être à même de rendre intégralement justice à son auteur. Fautil vraiment partager du fond de ses propres croyances la ferveur chrétienne dřun
Kierkegaard ou dřun Pascal, par exemple, pour apprécier la profondeur de leur pensée et a
fortiori la transposer dans une autre langue ? Faut-il être idéaliste pour traduire Berkeley,
communiste pour traduire Marx, bergsonien pour traduire Jankélévitch…? Mieux vaut
sans doute posséder de solides connaissances de lřhistoire des idées et plus généralement
du contexte historique et civilisationnel dans lequel ces théories philosophiques ont vu le
jour.
Quoi quřil en soit, il est clair que, ici encore, la question se pose différemment pour la
traduction philosophique et pour la traduction technique et même la traduction littéraire.
Sans remettre en cause la compétence philosophique des spécialistes qui se lancent dans
lřaventure de traduire, nous postulons quřil est nécessaire de posséder une véritable
compétence proprement traductologique, qui doit aller de pair, bien entendu, avec la
connaissance du domaine. La traduction nřest pas quřun résultat, un texte traduit, cřest
aussi un processus possédant une dynamique propre quřil importe de connaître et de
maîtriser. Nous verrons plus en détail en quoi consiste ce processus dans le chapitre 3.2.,
mais peut-être convient-il dřévoquer dès à présent lřintérêt, dřun point de vue intellectuel
et éditorial, de mener un travail collectif et collaboratif associant des traducteurs de métier
et des philosophes spécialistes de lřauteur ou de la doctrine quřil sřagit de transmettre, au
nom dřun souci de rigueur et de la volonté dřaboutir à un travail soigné, au bénéfice des
lecteurs.
1.2. L’approche du texte : prolégomènes philosophiques
Affinité doctrinale ou pas, le traducteur qui sřapprête à sřengager dans lřentreprise
traductive va dřabord pratiquer une lecture qui reflète sa propre conception de lřécriture,
du langage et du texte. En effet, si, comme le souligne J.-R. Ladmiral, « la traduction des
philosophes, la traduction de la philosophie appelle une philosophie de la traduction »250,
celle-ci est sans doute et dřabord tributaire dřune philosophie du langage. Toute réflexion
sur les conditions et les enjeux propres à la traduction en général Ŕ et à la traduction
philosophique en particulier, qui nous intéresse ici Ŕ se doit de prendre en compte les
grands questionnements qui ont présidé et président aux différentes positions que lřon
peut observer dans la pratique de la traduction, tant il est vrai que, comme le souligne V.
Moya, « celui qui traduit élabore en même temps, au fond, sa propre théorie de la
J.-R. Ladmiral, « La traduction entre en philosophie ». In : LAVIERI A. (éd.), La traduction entre
philosophie et littérature/La traduzione fra filosofia e letteratura. Torino-Paris : LřHarmattan 2004, p. 49
250
Susana Mauduit-Peix Geldart
112
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
traduction »251. Les positionnements et partis pris autour de la notion de sens - centrale en
matière de traduction - que nous aurons lřoccasion de développer dans le deuxième
chapitre prennent leur source dans des problématiques philosophiques très anciennes quřil
nous importe de tenir présent à lřesprit, étant entendu que, dans le cadre du présent
travail, nous ne pourrons quřen esquisser les grandes lignes. En effet, compte tenu de
lřinfinitude des problèmes posés, il ne sřagit pas pour nous dřapporter une contribution ou
un éclairage nouveau aux problématiques évoquées, mais seulement de présenter les
enjeux et les conceptions qui fondent le point de vue personnel que nous avons adopté
pour aborder la problématique spécifique qui nous intéresse, à savoir la traduction
philosophique.
Celle-ci débute toujours et nécessairement par la lecture du texte, lecture qui peut être
envisagée suivant différentes approches. F. Jacques252 distingue par exemple trois stratégies
de lecture/interprétation des textes philosophiques :
a) La stratégie fondamentaliste : cette modalité de lecture considère le sens comme
« donné » dans la lettre du texte. Elle constitue une sorte de « suicide de la pensée »,
dans la mesure où elle exige une adhésion inconditionnelle à un système
doctrinaire rigide ;
b) La stratégie déconstructive : cette démarche remplace la lecture véritable par
une critique explicative ;
c) Enfin, la stratégie herméneutique, qui tente de saisir le sens dans le cadre dřun
projet interprétatif.
La question de lřapproche du texte, capitale en traduction philosophique, et a fortiori dans
la traduction en général, ouvre la voie à de nombreux chemins de réflexion : dans quelle
perspective doit se placer le traducteur ? Dans quelle mesure peut-il se permettre de
critiquer, commenter, déconstruire ou interpréter un texte ? Selon J.-R. Ladmiral, les
traducteurs sont souvent, comme nous le verrons, préfaciers et commentateurs. Sřagit-il
dřune composante indispensable en philosophie ? Le traducteur peut-il se contenter de
transposer le texte, de faire lřéconomie du commentaire ou de la critique ?
J.-R. Ladmiral affirme que le texte-source réclame toujours une « explicitation
herméneutique ». Dřautres approches tendent à « faire confiance » aux textes : quelle place
accorder alors à lřintention de lřauteur, dimension essentielle en traductologie ?
Avant de tenter de répondre à ces questions, il convient de faire un bref détour par la
problématique du signe et du sens qui sous-tend les différents positionnements. Selon que
«Cuando uno traduce, en el fondo está creando su propia teoría de la traducción.» V. Moya, La selva de la
traducción: teorías traductológicas contemporáneas; Madrid : Cátedra, 2004, p. 10. [Traduit par nos soins]
252 F. Jacques, op. cit. p. 1769
251
Susana Mauduit-Peix Geldart
113
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
la priorité soit accordée au premier ou au second, les différentes théories plaideront pour
une certaine approche du traduisible et de lřintraduisible, de la distance ou de
lřassimilation, de la fidélité ou de la liberté. Dřoù lřimportance, en amont des
considérations qui suivront sur le plan méthodologique, de tenter de comprendre quelques
fondements philosophiques.
1.2.1. Signe et sens : quelques repères historiques
Rappelons que la problématique du sens et du signe prend la suite, comme le souligne P.
Ricœur253, de celle de lřessence et de lřidée dans la tradition platonicienne. Dissociant le
mot désignant de la chose désignée, Platon établit une césure entre le monde sensible et le
monde intelligible. Le sens, cřest-à-dire lřIdée ou lřessence, est la réalité en soi, et sa valeur
prime alors sur celle du signe. Cette position donnera naissance à une conception
instrumentale de la langue, et à toute une tradition qui subordonne le signe au sens.
A lřopposé, Aristote ouvre une seconde tradition qui, au contraire, subordonnera le sens au
signe : la tradition du concept. Le concept nřest pas une réalité intelligible, mais une
abstraction obtenue à partir de la réalité sensible, abstraction qui prend, au Moyen Age, la
forme des universaux. La tradition médiévale, et en particulier le nominalisme, perpétue la
position dřAristote en établissant un « lien intime » entre les universaux et les signes ou
noms donnés aux choses. Elle anticipe les préoccupations soulevées au XVIIIe siècle par
Condillac et ses successeurs.
Au XVIIe siècle, rationalistes et empiristes sřopposent sur la même ligne de partage,
Descartes renouant avec le platonisme, Hume avec la tradition conceptualiste. Pour
Descartes, le signe découle de lřidée conçue par la pensée ; pour les empiristes au contraire,
le sens découle du signe, dont la valeur est fixée par convention et ne renvoie à aucune
« essence » soi-disant extérieure ou intelligible.
Historiquement, la conception platonicienne et rationaliste débouchera sur la philosophie
transcendantale. Pour Kant et pour la phénoménologie, le sens est extérieur au signe et
aux contenus mentaux, il est dit « objectif », « idéal », et règne sur le signe, même si
Husserl rétablit un certain rapport à celui-ci. Nous y reviendrons.
Par la suite, la linguistique structurale sřapproprie le problème et redonne la vedette au
signe, avec ses deux versants, signifiant et signifié. Le signifié nřest pas une réalité
extralinguistique, et le sens dřun mot nřest pas une substance, un en-soi, puisquřil nřa de
valeur que par rapport aux signes qui lřentourent (axe syntagmatique) ou qui
253
Les développements autour de la problématique du signe et du sens présentés dans cette section
reprennent pour lřessentiel lřaperçu proposé par Ricœur dans lřarticle « Signe et sens ». In : Encyclopedia
Universalis, t. XVI, Paris : 1984.
Susana Mauduit-Peix Geldart
114
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
entretiennent un rapport avec lui (axe paradigmatique). La linguistique saussurienne
servira de base pour le développement du structuralisme philosophique, qui contestera les
principes développés par Saussure. Par ses répercussions sur la traduction, nous nous
intéresserons à lřapproche structuraliste, puis à celle de lřherméneutique.
1.2.2.
Approche
structuraliste
vs
approche
herméneutique
1.2.2.1. Le structuralisme philosophique
Prenant les conceptions de Saussure comme point de départ, le structuralisme
philosophique transcende la sphère du langage et propose, comme le souligne Ricœur 254,,
un modèle sémiologique de la réalité, qui sřen trouve « déchosifiée » : puisque la langue
consiste en un système de différences, sans substance ni absolu, ce qui compte, cřest lřécart
entre les phonèmes et les lexèmes. La différence est plus importante que la « présence » de
la chose sonore ou mentale. Ce modèle de réalité sřoppose à celui du naturalisme ou du
physicalisme, puisque la négativité se constitue comme lřélément essentiel.
Suivant cette logique, le rôle du sujet et son primat se déplace. Pour le structuralisme,
philosophie anti-subjectiviste et anti-idéaliste, lřhomme est façonné par le langage, de
sorte que les intentions des locuteurs sont secondaires par rapport au sens profond qui se
dégage de la langue par le jeu des signifiants et signifiés. Cet antisubjectivisme conduit à
son tour à un anti-historicisme, au profit dřune approche « synchronique » de la réalité.
Ainsi, contre des auteurs comme Frege, Russell et Wittgenstein, dont les analyses
portaient essentiellement sur la référence, le structuralisme considère le langage comme
un univers propre, où lřessentiel cřest le signifiant. « Pour une analyse structurale du sens,
écrit Ricœur,
le sens nřest rien qui tire le langage à lřextérieur de lui-même et le rapporte à des choses
extralinguistiques. Elle est la conséquence la plus rigoureuse dřune définition du signe dřoù le rapport
de transcendance à la chose a été banni au bénéfice dřun rapport du signifiant au signifié entièrement
immanent au signe lui-même. »255
Le signe, dans son double versant signifiant/signifié, est ainsi pris dans sa pure immanence.
Il convient de préciser, suivant Ricœur, que, dans la logique de lřanalyse structurale, qui se
situe au niveau du mot, le sens est identifié au signifié. Plus tard, lorsque Benveniste
254
255
Ibid.
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
115
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
introduit la linguistique du discours, distinguant entre unités sémiologiques (signes) et
unités sémantiques (phrases), le sens se distingue du signifié pour constituer un « contenu
global de pensée » qui peut être transposé différemment ou vers une autre langue. Le
discours, en effet, sort de lřimmanence pour renvoyer au contraire vers les choses, la
dénotation ou la référence.
A lřimmanence structuraliste, lřherméneutique oppose une logique de la transcendance qui
concerne, non plus lřunivers du mot ni même de la phrase, mais lřunivers de lřœuvre. Si
elle partage avec le structuralisme le primat accordé au langage comme vecteur de
connaissance du monde et de lřêtre, lřherméneutique met lřaccent sur le signifié, voire sur
lřau-delà du signifié, cřest-à-dire sur lřintention du texte et de lřauteur. De ses féconds
développements, nous retiendrons ici quelques principes de base qui intéressent tout
particulièrement la perspective qui est la nôtre.
1.2.2.2. Quelques repères historiques : à la recherche de la subtilitas
Etymologiquement, le mot herméneutique provient du grec hermeneúo, qui veut dire
« amener à la compréhension ». La tâche de lřherméneutique est donc celle dřune
médiation et dřune transmission. On voit bien le parallélisme que lřon peut dřemblée
établir entre le processus herméneutique et le processus traductif.
On sait que, historiquement, lřherméneutique sřest dřabord constituée comme lřart
dřinterpréter les textes sacrés. Au temps de Luther, les commentateurs privilégiaient une
approche philologique du texte, basée sur la confiance accordée à la clarté des Écritures et,
par conséquent, sur la primauté du sens littéral. Lřépoque des Lumières voit, après la
révolution copernicienne, un renversement considérable de lřapproche textuelle, et la
naissance de trois types dřherméneutique : lřherméneutique théologique des textes
religieux, lřherméneutique profane des textes grecs et latins et lřherméneutique juridique
des règles touchant la juste application des lois.
Au terme dřun long parcours historique, quřil nřest pas notre propos de développer ici,
lřherméneutique voit son champ élargi, de lřinterprétation initiale des textes sacrés a la
réflexion plus générale sur les opérations de compréhension liées a lřinterprétation de
toutes sortes de textes. Pour lřinterprète comme pour le traducteur, comme le signalait
déjà Dannhauer en 1630256, il sřagit de déterminer « la vérité du sens qui pense » sans pour
autant porter un jugement sur cette vérité dévoilée. Lřherméneute se doit de comprendre
le sens dřun texte (subtilitas intelligendi), mais, selon le théologien Ernesti (1707-1781), il
faut ensuite pouvoir lřexpliquer (subtilitas explicandi). J.J. Rambach (1693-1735) y
Dans son ouvrage « Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris », edita a M. Johan. Conrado
Dannhawero,. Editio quinta, cui accessit Hermeneiosophia sive Hermeneutica sacra, ad literarum
interpretationem restricta. Source : J. Grondin, « Herméneutique ». In : Encyclopédie philosophique
universelle, t. II, Les Notions philosophiques. 3ème édition, S. Auroux (dir.). Paris : PUF, 2002, p. 1130.
256
Susana Mauduit-Peix Geldart
116
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
ajoutera, en 1723 (Institutiones hermeneuticae sacrae), la nécessité de « tirer les
conséquences pratiques de ce qui a été compris (subtilitas applicandi) »257.
Sans doute convient-il de souligner dès à présent, entre parenthèses, une différence, voire
une limite, que nous voyons se profiler entre le processus herméneutique entendu de la
sorte et la lecture traductologique dřun texte. Il nous semble que, sřil doit rechercher la
subtilitas intelligendi, pour reprendre les termes de lřépoque, le traducteur ne doit
procéder à la subtilitas explicandi que dans une certaine mesure, et doit sans doute laisser
de côté la subtilitas applicandi, car il ne lui appartient pas de Ŗprolongerŗ dans un sens ou
dans lřautre lřidée que lřauteur voulait faire passer. En revanche, il va de soi que si lřauteur
sřexprime dans des concepts imprécis, il est de son devoir de les éclaircir ( subtilitas
explicandi), de rendre le discours intelligible. Ces maximes semblent revêtir une actualité
toute particulière dans le domaine de la traduction philosophique, tant il est vrai que
lřadage formulé par Schleiermacher - « comprendre lřauteur mieux quřil ne sřest lui-même
compris »258 - devient presque un impératif.
1.2.2.3. Le cercle herméneutique, ou le pari sur le sens
De Schleiermacher259 à Dilthey, lřherméneutique se développe considérablement et
sřattelle à déterminer les conditions de lřinterprétation des textes en général. Cette
interprétation exige une anticipation et un pari sur le sens en raison de plusieurs
paramètres qui sous-tendent lřapproche herméneutique, à savoir :
a) Le rapport circulaire entre la compréhension du détail et la compréhension du
tout ;
b) La distance culturelle entre lřépoque de lřauteur et celle de lřinterprète ;
c) Le caractère caché ou distordu (intentionnel ou non) du sens.
Le rapport circulaire, ou le célèbre « cercle herméneutique » implique que la
compréhension dřun texte résulte dřune « totalité » qui à son tour résulte des parties qui la
composent, dřoù lřimportance de mettre chaque mot en rapport avec un contexte plus
vaste. Ensuite, contrairement au structuralisme, lřherméneutique accorde une grande
importance à la dimension historique, et « sort » du texte pour aller vers lřau-delà du texte,
pour chercher et cerner le sens caché ou lřintention de lřauteur260.
Source : Ibid.
F. Schleiermacher, Herméneutique. Tr. Ch. Berner. Paris : Cerf, 1989
259 Nous reviendrons plus loin sur la figure de Schleiermacher, philosophe, traducteur et théoricien de la
traduction, considéré comme le père de lřherméneutique moderne.
257
258
260
Interpretari verba alterius idem est ac mentem ejus investigare
Susana Mauduit-Peix Geldart
117
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Cřest ainsi que, pour Schleiermacher, la reconstruction du sens implique, comme le
souligne J. Wilhelm261, la prise en compte de deux dimensions :
a) Une dimension objective, qui suppose lřanalyse grammaticale à partir de la
langue dřune époque ;
b) Une dimension subjective, qui suppose lřinterprétation « technique » ou
« psychologique » visant à cerner les particularités stylistiques dřun auteur.
Le pari sur le sens est donc établi sur la base de ces deux paramètres, la deuxième étape
étant censée apporter un complément précieux pour saisir le vouloir dire de lřauteur, audelà du sens « objectif » qui se manifeste dans le texte. Cřest sans doute par la prise en
compte de la dimension implicite des textes et du vouloir dire sous-jacent que
lřherméneutique intéresse tout particulièrement le traducteur.
Plus tard, lřherméneutique ira encore plus loin et adoptera, avec Heidegger, Gadamer et
Ricœur notamment, une perspective ontologique qui ouvre de nouveaux, passionnants
chemins à la compréhension des textes, du monde et de lřhomme en général.
1.2.2.4. Comprendre et se comprendre : l’herméneutique ontologique
Dans cette conception, comme le souligne G. Deniau262, la compréhension est définie
comme la faculté dřétablir des connexions ou des rapports. Il faut cependant souligner que
les connexions ne sont pas nécessairement dans les choses elles-mêmes, mais quřelles
résultent du regard porté sur elles par un sujet pensant qui, loin dřêtre « transcendant » fait
partie du même univers que les choses appréhendées :
« La compréhension désigne avant tout la prise signifiante préalable de lřhomme sur le monde […]. Et
cette prise signifiante […] est à son tour possible parce que lřhomme est compris (inclus) dans le
monde au sein duquel il apprend […] à sřorienter, à trouver la bonne direction et ainsi à le
comprendre et en même temps à se comprendre. »263
Dès lors que le sujet lui-même fait partie du processus de compréhension, comprendre est
donc aussi « se comprendre ». Toute chose est comprise dans son rapport à un tout où elle
sřinsère, la compréhension est donc relative et relationnelle. Il sřensuit que les choses nřont
pas de sens ou de signification par ou en elles-mêmes, mais seulement dans leur rapport à
un tout, à un contexte : « Ce qui est compris est indissociable de la relationnalité dřoù il
ressort. »264
J. Wilhelm, « Lřintention de lřauteur ou « le monde de lřœuvre ». In : LEDERER M. (dir.) Le sens en
traduction, actes du colloque de Paris, 2-3 juin 2005. Caen : Lettres modernes Minard, 2006, p. 350
262 G. Deniau, Quřest-ce que comprendre ? Paris : Vrin, 2008, p. 20
263 Ibid. p. 47-48.
264 Ibid. p. 25
261
Susana Mauduit-Peix Geldart
118
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
La compréhension dřun texte ou dřun récit illustre bien le rapport circulaire que
lřherméneutique sřefforce de mettre au jour. Le sens dřun texte ne se dégage pas de la
simple articulation ou agencement des structures grammaticales ou syntaxiques, de la
décomposition en phrases ou en mots. La saisie du sens va bien au-delà, dřautant que,
comme le souligne Wittgenstein, notre rapport à la langue sřinsère dans dřautres activités,
non langagières, formant un tissu des « jeux de langage ».
1.2.2.5. Interprétation et traduction
Ces considérations semblent dřautant plus pertinentes pour la traduction philosophique
que les phénomènes de lřinterprétation et de la traduction sont intimement liés. Dans la
perspective herméneutique, lřacte de traduire représente, comme le souligne encore J.
Wilhelm, un « cas particulier de la compréhension et de lřinterprétation »265. Et J.-P.
Cometti dřajouter que « cette solidarité de la traduction et de lřinterprétation nřexiste nulle
part ailleurs, excepté dans le cas des textes de la tradition chrétienne, cřest-à-dire dans
lřexégèse religieuse et en théologie »266.
Se plaçant du point de vue de lřhistorien de la philosophie, G. Derossi entreprend pour sa
part de démontrer ce lien267. Lřhistorien de la philosophie nřest pas simplement un analyste
des concepts et des systèmes philosophiques, il doit également les interpréter. Ce processus
interprétatif passe par la « traduction » du texte dans un langage plus accessible,
permettant dřexpliquer et de rendre compréhensible la doctrine quřil véhicule. Pour
autant, il ne faut pas assimiler ou confondre entièrement les deux processus, car deux
différences significatives subsistent. En effet, lřinterprétation est « la traduction dřun texte
dans un autre plus compréhensible », tandis que la traduction a pour tâche de « rendre
intelligible un texte incompréhensible ». Par ailleurs, la traduction a lieu entre deux textes
écrits dans des langues différentes, tandis que lřinterprétation a lieu à lřintérieur dřune
même langue.
Lřinterprétation serait donc une traduction « relative », « non intégrale », « non absolue ».
Mais dans les deux cas, il sřagit dřun processus de transformation linguistique. La synthèse,
toujours selon G. Derossi, peut toutefois sřopérer
« par la démonstration que deux textes, lors même quřils appartiennent à la même langue historique,
ne peuvent être interprétés que sřils sont dřabord traduits comme sřil sřagissait de textes de langues
différentes […] car il est par trop fréquent de rencontrer des textes philosophiques pêchant par un tel
degré dřinintelligibilité (et pas uniquement pour le profane ou pour des étudiants débutants, mais
J. Wilhelm, op. cit. p. 349
J.-P. Cometti « Traduction de la philosophie, philosophie de la traduction. Quelques motifs de
perplexité », op. cit. p. 67
267 G. Derossi, « Interpretazione e traducibilità dei testi filosofici ». In : Archivio di Filosofia, n°1, Padova :
Cedam, 1974, pp. 227-248.
265
266
Susana Mauduit-Peix Geldart
119
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
aussi pour les « spécialistes » reconnus…[…]) quřils sont considérés comme des textes inaccessibles, au
même titre que ceux qui sont écrits dans une langue étrangère inconnue »268.
Dřautre part, sřil sřagit dans les deux cas Ŕ interprétation et traduction Ŕ de déjouer les
pièges de lřinintelligibilité, G. Derossi met en avant une différence fondamentale qui fait
également ressortir la spécificité du discours philosophique. Lorsque lřon « interprète » un
texte écrit dans notre propre langue, lřincompréhensibilité provient de lř « inaccessibilité
des signifiés, alors que les signifiants sont familiers »269.. Lorsquřil sřagit dřune langue
inconnue, ni les signifiants ni les signifiés ne sont familiers.
Dans un cas, lřénigme concerne le signifié, dans lřautre le signifiant, lřignorance des
signifiants semblant plus radicale.
De ces réflexions ressort un trait distinctif marquant de la traduction philosophique : nous
pouvons ainsi dire que le traducteur pratique ici une sorte de « double traduction » - ou
une « méta-traduction » pour reprendre le terme de J.-R. Ladmiral Ŕ étant dřabord amené à
« interpréter » le texte dans une langue plus intelligible, selon lřapproche de G. Derossi,
puis à le restituer dans une autre langue. Il sřensuit une difficulté hors du commun du
processus traductif, qui se présente donc comme un « double processus de traduction », par
ailleurs plus risqué que pour les textes techniques ou même littéraires, dans le sens où le
traducteur reste, comme nous lřavons vu, dans lřincertitude de son interprétation.
Incertitude quřil devra néanmoins assumer et gérer, car il lui incombe dřen choisir une
parmi les différentes interprétations possibles, et dřen restituer la cohérence. Tel est au
demeurant le rôle éminent qui lui revient et que la traduction philosophique permet de
mettre au jour, comme le souligne F. Lessay :
« Source de catastrophes, la traduction peut également agir comme lřinstrument dřun salutaire
rétablissement logique et sémantique. Lřintelligibilité étant lřobjet fondamental quřelle poursuit, son
utilité ne se limite pas à permettre lřaccès à des textes rédigés dans une langue inconnue : elle
constitue un filtre idéal pour la mise au jour de ce qui, dans ces textes, peut se révéler rebelle à la
pensée rationnelle. »270
« alla dimostrazione cioè che due testi, pur appartenendo alla stessa lingua storica, per essere interpretati
devono venir tradotti come se si trattasse di testi appartenenti a lingue diverse […] dal momento che è fin
troppo frequente il caso di testi filosofici resi ostici da un tale grado di inintelligibilità (e non solo per lo
sprovveduto uomo della strada o per studenti alle prime armi, ma per gli stessi ben armati « interpreti »
autorizzati […]) da esibirsi come testi inaccessibili alla stessa stregua di quelli scritti in una lingua straniera
ignota ». Ibid. p. 232 [Traduit par nos soins]
269 « Lřincomprensibilità dei testi in questione è causata dallřinaccessibilità dei significati, pur essendo i
significanti familiari, in quato mutuati dal linguaggio comune ». Ibid. [Traduit par nos soins]
270 F. Lessay, « Hobbes : questions de traduction ». In : BLOCH O., MOUTAUX J. (dir.), Traduire les
philosophes, op. cit. p. 545 [Nous soulignons]
268
Susana Mauduit-Peix Geldart
120
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.2.3. Les alternatives conciliatrices
Si structuralisme et herméneutique sřaccordent sur le primat attribué au langage, ces deux
courants signent deux approches possibles et divergentes appliquées à la lecture dřun texte.
Comme le souligne encore Ricœur271, la dimension structuraliste, qui considère le sens
comme un jeu de structures immanent au texte, conduit vers une approche explicative à
lřégard des textes. En revanche, lorsque le sens est considéré comme transcendant le texte,
se dessine une approche interprétative qui cherche à comprendre la vision du monde
proposée par le texte. Ces deux approches sont-elles conciliables ? « On peut penser, écrit
Ricœur,
que, loin de sřexclure, elles se complètent. De quel usage, en effet, pourrait être une explication qui ne
préparerait pas une interprétation, cřest-à-dire une nouvelle manière de voir les choses sous lřégide du
texte ? Inversement, quelle valeur pourrait avoir une interprétation qui nřaurait pas fait le patient
détour par la sémantique profonde que seule une sérieuse explication structurale peut dégager ? »
Lřapproche proposée par les analystes du discours philosophique, F. Cossutta et D.
Maingueneau, va en effet dans le sens dřune conciliation entre lřapproche structuraliste
(dont la déconstruction de Derrida, comme nous le verrons, reste lřemblème) et lřapproche
herméneutique. Pour F. Cossutta, lřétude de tout texte philosophique se heurte à un
paradoxe, puisque la philosophie se trouve selon lui « piégée » dans un double cercle, qui
introduit une relation circulaire entre texte et méthode :
a) Paradoxe dřextériorité (cercle épistémologique) : la philosophie étudiée comme
objet, et donc englobée, se retrouve être aussi le point de vue englobant pour
élucider la méthode dřanalyse ;
b) Paradoxe dřintériorité (cercle philosophique) : si lřon essaie de penser les
caractéristiques philosophiques de la philosophie, on reste « inscrit dans son
orbite », mais alors, lřécart nřest pas suffisant pour la penser dans sa généralité (et si
lřon tente de se placer « à lřextérieur », retour au cercle dřextériorité…) ;
Les tentatives des philosophes pour sortir de ce double paradoxe ont donné lieu à deux
tendances antagonistes pour lřanalyse des textes philosophiques : lřherméneutique de
Ricœur et la déconstruction de Derrida. Selon F. Cossutta, la première débouche sur une
métaphysique classique du sens, la seconde sřefforce dřabsorber le conceptuel dans
lřécriture. Pour déjouer ce « double cercle », F. Cossutta propose une approche conçue
comme analyse du discours consistant à « repousser le moment interprétatif au-delà dřune
phase préalable dřobjectivation du texte »272.. Loin dřêtre purement descriptive, cette
approche relève dřune visée « heuristique » qui devrait permettre de mieux comprendre les
271
P. Ricœur, « Signe et sens », op. cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
121
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
grands textes. F. Cossutta propose donc dřarticuler une double approche du texte
philosophique, linguistique et pragmatique :
a) Approche linguistique : il sřagit dřétudier dřabord les opérations énonciatives
permettant de repérer les éléments clé qui articulent les formes du contenu et les
formes de lřexpression (voir supra, section 2.1.2.3. de la première partie) ;
b) Approche pragmatique : il sřagit ensuite dřétudier les valeurs intentionnelles des
énoncés pour comprendre lřinfluence de la visée dřun philosophe sur le mode
dřexposition de sa doctrine.
Dans la ligne des développements de F. Cossutta, F. Jacques sřefforce également de sortir
du schéma dřapproche classique des textes philosophiques (lecture fondamentaliste,
déconstructive ou herméneutique) et préconise une approche dite textologique qui permet
au lecteur dřaborder un texte sur le mode de lřinterrogation, autrement dit, de rentrer en
contact avec son mode de questionnement, ou son « paradigme érotétique » :
« La provocation contenue dans les grands textes interdit à la pensée tout repos. Lřincompréhension
étrange des critiques ne vient pas de ce quřils lisent peu, quřils ne replacent pas la thèse dans le
système, mais de ce quřils nřentrent pas dans lřinterrogation du texte. » 273
Dřoù la nécessité dřarticuler la lecture du texte autour de trois hypothèses, à savoir :
a) Lřimmanence : le texte ne peut « prouver autre chose que ce quřil dit » ;
b) Lřordination : il faut se livrer à une lecture approfondie du texte. On nřinterprète
« que si la lecture ne peut aller jusquřau bout dřelle-même »274 ;
c) La typicalité : lřinterprétation se rapporte à un type de texte particulier.
La conception de F. Jacques présuppose toutefois une détermination du sens comme
immanent à lřécriture. Le sens « ressortit du discours même » et non dřune « instance prédiscursive » telle que lřidée, lřintention ou le vouloir dire : « Non que la signification
conceptuelle dřun texte soit sans importance, écrit-il, mais ce qui est à saisir est une
signification globale devant laquelle la vieille distinction entre le fond et la forme est
irrecevable. »275
Du point de vue de la traduction, nous constatons que lřapproche textologique de F.
Jacques semble, par le biais des hypothèses de lřimmanence et de lřordination, « faire
confiance » aux textes, reléguant au second plan lřintention et le vouloir dire de lřauteur.
Dřautre part, il convient de sřinterroger sur le rôle précis que joue le traducteur, en sa
F. Cossutta, « Lřanalyse du discours philosophique », op. cit. p. 1798
F. Jacques, « Lřordre du texte », op. cit. p. 1773 [Nous soulignons].
274 Ibid. p. 1769
275 Ibid. p. 1767
272
273
Susana Mauduit-Peix Geldart
122
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
qualité dř« intermédiaire » entre lřauteur du texte-source et le lecteur du texte-cible : sřil
est dřabord un lecteur, il lui faut bien sûr commencer également par « entrer dans le
mouvement du texte », prendre part à sa « constitution dialogique » ; mais, dans la mesure
où il se positionne entre lřauteur et le lecteur cible, il lui faut restituer ce mouvement de
façon, dirions-nous, volontairement inachevée : tâche difficile car le traducteur devient
lui-même un auteur, en réécrivant, en recréant dans une autre langue lřœuvre originale.
Autrement dit, au terme du processus, le lecteur cible doit pouvoir entrer dans lřinterroger
initial de lřécrivain, et le traducteur doit être capable de préserver la pureté de la relation
dialogique que le texte instaure entre lřauteur et son lecteur. Mais dans quelle mesure le
peut-il ?
Cřest par le positionnement quřil adoptera que le traducteur tentera, avec plus ou moins de
bonheur, de sortir de ces différentes impasses afin de donner forme à la traduction finale.
Ce positionnement recoupe le « projet-de-traduction » dont parlait Berman dans ces
termes :
« Lřunion, dans une traduction réussie, de lřautonomie et de lřhétéronomie, ne peut résulter que de ce
quřon pourrait appeler un projet de traduction, lequel projet nřa pas besoin dřêtre théorique […]. Le
traducteur peut déterminer a priori quel va être le degré dřautonomie, ou dřhétéronomie quřil va
accorder à sa traduction, et cela sur la base dřune pré-analyse Ŕ je dis pré-analyse parce quřon nřa
jamais vraiment analysé un texte avant de le traduire Ŕ dřune pré-analyse du texte à traduire. »276
Si, selon Berman, le positionnement du traducteur nřa pas besoin dřêtre théorisé ou
explicité, il nřen définit pas moins sa manière de traduire. A ce titre, nous lui consacrerons
les développements qui suivent.
276
A. Berman, Pour une critique des traductions…, op. cit. p. 76
Susana Mauduit-Peix Geldart
123
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 2 - Le positionnement du traducteur
Face à lřœuvre à traduire, le lecteur quřest le traducteur “choisit”, plus ou moins
consciemment une “orientation” vers le texte source ou vers le texte cible. Si la question
ne semble pas se poser (ou tout du moins, dans une moindre mesure) dans le cas des textes
pragmatiques, où le destinataire et son univers restent au cœur du processus, elle
représente un enjeu fondamental en traduction littéraire qui divise frontalement les
théoriciens. Il semble en effet acquis que le discours technique, scientifique ou
pragmatique, dominé, comme nous lřavons vu, par le langage dénotatif, implique avant
tout le respect de ce que J. Delisle277 appelle le sens référentiel, par opposition au sens
esthétique quřil sřagit de transmettre lorsque lřon traduit une œuvre littéraire ou poétique.
Ce sens référentiel des textes pragmatiques et techniques justifie en principe une approche
“cibliste”.
En traduction littéraire, en revanche, la tâche du traducteur est plus complexe dans la
mesure où il doit pouvoir transmettre la littérarité du texte, ou son « système de
signifiance ». Ici, lřapproche immanente semble être privilégiée : au nom de la fidélité à la
signifiance, les traducteurs littéraires prônent souvent la nécessité de sřen tenir en quelque
sorte à la lettre du texte, de préserver le mouvement des signifiants de la langue source,
seule possibilité de garantir, disent-ils, le respect de lřaltérité, ou de la otredad, pour
reprendre le langage de V. Moya.
Quřen est-il des textes philosophiques ? Leur nature spécifique, que nous avons tenté de
mettre en évidence dans la première partie, place le traducteur devant un premier
dilemme au regard de lřopposition lettre / esprit : comme nous lřavons vu, la traduction
philosophique nřest pas tout à fait assimilable ni à la traduction technique (où lřapproche
par équivalence dynamique semble sřimposer) ni à la traduction littéraire (où, quel que
soit le parti pris, il convient de prendre en compte la dimension de la otredad). Faut-il
poser dans des termes différents cette problématique, dans le cas de la traduction
philosophique, ou considérer que le choix ne relève, comme en traduction littéraire, que
de la subjectivité du traducteur ?
En quête dřune première réponse à cette question, nous avons voulu interroger quelques
philosophes illustres ayant placé la traduction au cœur de leur réflexion.
J. Delisle, « Le sens à travers lřhistoire de la traduction de lřAntiquité à la fin du XIXe siècle », op. cit.
p. 221
277
Susana Mauduit-Peix Geldart
124
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.1.
Philosophes
et
traducteurs
ou
philosophes-
traducteurs : une tradition sourcière
Sur le plan de la pratique, il semble que cette question se soit toujours posée, non
seulement pour les traducteurs littéraires, mais encore pour les philosophes et pour les
traducteurs des œuvres philosophiques. Rappelons que la pratique classique de la
traduction278 semblait dřabord privilégier lřapproche que J.-R. Ladmiral a conceptualisé
sous le terme de Ŗciblismeŗ, position exprimée pour la première fois par Cicéron,
traducteur et philosophe279, qui, dans son ouvrage De optimo genere oratorum, prônait la
nécessité de traduire ut orator, plutôt que ut interpretes. Par la suite, une dichotomie
sřinstalle entre les textes religieux et les textes profanes, la fidélité au mot devenant
lřimpératif catégorique pour les premiers, le sens prenant le dessus pour les autres
traductions. Cependant, comme le souligne H. Meschonnic280, la traduction des textes
médicaux et philosophiques de lřhébreu et de lřarabe, durant le Moyen Age, restait
également soumise au primat du mot. Le philosophe Boèce, qui entreprît la traduction des
œuvres des philosophes antiques, notamment Platon et Aristote, traduit par exemple le
philosophe néo-platonicien Porphyre (234-305) suivant une stratégie mot à mot pour
éviter « toute corruption de la vérité »281.
Comme chacun sait, à partir de la Renaissance, la fidélité au mot cède la place au souci de
clarté, dřélégance et de lisibilité, tendance qui attendra son paroxysme au XVIIe siècle
avec les « belles infidèles ». Ce nřest quřau XIXe siècle, sous lřinfluence du romantisme
allemand, que la théorie de la traduction glissera, lentement mais sûrement, vers une
approche littéralisante.
Ce mouvement qui sřempare de la rhétorique romantique concerne également la
textualisation philosophique, comme nous lřavons évoqué (cf. supra p. 10), tendance qui
trouve chez Schlegel, et surtout Schleiermacher, ses plus illustres représentants. Dans le
contexte qui nous occupe, nous nous intéresserons en particulier à ce dernier.
278
Il nřest pas dans notre propos dřentreprendre ici, bien entendu, une histoire de la traduction
philosophique, mais de poser les problèmes essentiels que nous nous proposons dřaborder. Aussi nous
contenterons-nous, dans les lignes qui suivent, de rappeler quelques éléments permettant dřintroduire notre
problématique.
279 « Cicéron mérite lřattention des philosophes, écrit A. Michel, pour plusieurs raisons […]. Dřabord, il
apporte un précieux témoignage sur la pensée antique […]. En second lieu, il apporte une contribution à la
culture […]. à la philosophie politique et à la tradition platonicienne en matière de connaissance et de
morale ». A. Michel, « Cicéron ». In : Dictionnaire des Philosophes, sous la direction de D. Huisman, 2ème
édition. Paris : PUF, 1993, p. 589
280 H. Meschonnic, « Traduction ». In : Encyclopédie philosophique universelle , t. II, Les Notions
philosophiques, 3ème édition, S. Auroux (dir.), Paris : PUF, 2002, p. 2629
281 Dřaprès M. Ballard, De Cicéron à Benjamin : traducteurs, traductions, réflexions, op. cit., p. 57.
Susana Mauduit-Peix Geldart
125
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.1.1. Schleiermacher ou le chemin du traducteur
Comme le souligne B. Bourgeois, Schleiermacher est lřun des rares « philosophes
importants qui furent aussi, et tout ensemble, des praticiens et des théoriciens de la
traduction philosophique »282. A ce titre, ses théories méritent le détour lorsque lřon
sřintéresse en particulier à la modalité traductive qui nous occupe. Dans une conférence
devenue célèbre prononcée à lřAcadémie Royale des Sciences de Berlin, en 1813, intitulée
« Des différentes méthodes de traduire », ce grand théoricien, qui traduisit notamment les
dialogues de Platon en allemand, examine les deux approches possibles que peut adopter
un traducteur :
« Mais alors, quels chemins peut prendre le véritable traducteur qui veut rapprocher réellement ces
deux hommes si séparés : l'écrivain d'origine et son lecteur, et faciliter à celui-ci, sans l'obliger à sortir
du cercle de sa langue maternelle, la compréhension et la jouissance les plus exactes et complètes du
premier ? À mon avis, il n'y en a que deux. Ou bien le traducteur laisse l'écrivain le plus tranquille
possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible
et fait que l'écrivain aille à sa rencontre. Les deux chemins sont à tel point complètement différents,
qu'un seul des deux peut être suivi avec la plus grande rigueur, car tout mélange produirait un résultat
nécessairement fort insatisfaisant. »283
Autrement dit : ou bien le traducteur sřefforce de « plier » la langue cible à la langue
source, ou bien il fait parler lřauteur comme sřil avait « formé son discours et ses pensées
dans la langue cible ». Il faut se garder de penser que, en tant que père de lřherméneutique
moderne, Schleiermacher serait tenté de pencher, en matière de traduction, en faveur
dřune approche privilégiant une métaphysique du sens qui mènerait vers une optique
cibliste. Pour Schleiermacher, si ces deux méthodes sont radicalement opposées, au moins
théoriquement, seule la première est légitime, parce que selon lui, la pensée nřest pas
dissociable de son expression (position qui rejoint en quelque sorte lřapproche immanente,
et tout particulièrement les développements de lřanalyse du discours). En fait,
Schleiermacher va jusquřà affirmer que, si la méthode littéralisante peut naturellement
sřappliquer à tous types de textes, elle sřimpose tout particulièrement dans le cas des textes
philosophiques, faute de quoi le traducteur risque de tomber dans le piège de la paraphrase
et des tentatives dřadaptation maladroites :
« Ici plus que dans nřimporte quel domaine, chaque langue contient […] un système de concepts qui,
précisément parce quřils se touchent, sřunissent et se complètent dans la même langue, forment un
tout dont les différentes parties ne correspondent à aucune de celles du système des autres langues, à
l'exception, et encore, de Dieu et de l'Être, le premier substantif et le premier verbe. Car même
l'absolument universel, bien qu'il se trouve hors du domaine de la particularité, est éclairé et coloré
par la langue […]. Si le traducteur d'un écrivain philosophique ne se décide pas à plier la langue de la
traduction, dans la mesure du possible, à la langue d'origine, pour faire entrevoir le système de
B. Bourgeois, « Traduction philosophique et échange culturel », Revue philosophique, octobre-décembre
2005, tome CXCV, n° 4, p. 471
283 F. Schleiermacher, Des différentes méthodes de traduire. Paris : Seuil, 1999, p. 49 [Nous soulignons]
282
Susana Mauduit-Peix Geldart
126
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
concepts développé dans celle-ci, s'il préfère faire parler son écrivain comme s'il avait formé les
pensées et le discours originellement dans une autre langue, que pourra-t-il faire d'autre, étant donné
la dissemblance des éléments des deux langues, sinon paraphraser - par quoi il n'atteint pas son but,
car une paraphrase ne ressemble jamais, ne peut jamais ressembler, à quelque chose d'originairement
produit dans la même langue ; ou bien il devra adapter toute la sagesse et la science de son homme au
système conceptuel de l'autre langue, transformant ainsi toutes les parties et chacune d'elles, et alors
on ne voit plus ce qui s'opposerait à l'arbitraire le plus effréné. »284
Les développements théoriques de F. Cossutta et D. Maingueneau, que nous avons évoqués
dans notre première partie, plaident en effet en faveur de cette indissociabilité intrinsèque
entre la pensée et son expression qui se manifeste dans les systèmes de concepts élaborés
par les différents auteurs. Les travaux de F. Cossutta ont mis en évidence, comme nous
lřavons vu, le lien intrinsèque qui existe entre le système doctrinal dřauteurs comme
Descartes, Spinoza, Platon ou encore Bergson et le régime discursif qui le véhicule. De fait,
pour Schleiermacher, même si lřinterprétation passe par une approche « technique » qui
prend en compte la psychologie et lřintention de lřauteur, la traduction des systèmes
conceptuels ne peut se faire que dans le respect le plus strict des caractéristiques
énonciatives adoptées par son auteur, dans sa langue, sa culture et son historicité. Au
demeurant, ce respect passe par une approche littéralisante, la paraphrase et lřadaptation
en langue cible étant rejetées car non recevables. Il est vrai que, comme le souligne
Rochlitz, ces pratiques prennent souvent la forme dřune « surtraduction » explicitante
visant à clarifier le texte, et ce genre de traduction « ne « restitue » pas la pensée de
lřauteur, mais fait de lui un objet dřanalyse »285.
Les conceptions de Schleiermacher, qui mériteraient une étude plus approfondie que nous
ne pouvons quřesquisser ici, nous interpellent par la conviction ferme de la nécessité
dřappliquer la logique Ŗsourcièreŗ, non seulement à la traduction en général, mais encore
et surtout aux textes philosophiques. La réflexion dřautres philosophes portant sur la
traduction rejoint ce point de vue fondateur. Nous nous intéresserons, en particulier, à la
pensée de Walter Benjamin et de José Ortega y Gasset. Tous deux développent cependant
une réflexion axée sur la traduction littéraire, ou nřétablissent pas de distinction spécifique
entre la traduction littéraire et la traduction philosophique.
2.1.2. Benjamin ou la noble tâche de traduire
Le célèbre opuscule « La tâche du traducteur », écrit en 1923 pour préfacer la traduction
des Tableaux parisiens de Baudelaire, est devenu un texte de référence incontournable
pour la théorie de la traduction. Cet essai emblématique confère en effet une place
éminente à Walter Benjamin dans lřhistoire de la traductologie, aux côtés de noms illustres
comme Cicéron, Saint Jérôme, Valéry Larbaud, etc. Il constitue pour ainsi dire le point de
284
Ibid. p. 85 [Nous soulignons]
R. Rochlitz, « Le traduisible et lřintraduisible ». In : Encyclopédie philosophique universelle, t. IV, Le
Discours philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, p. 1014
285
Susana Mauduit-Peix Geldart
127
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
départ de la modernité en matière de traduction : Benjamin y propose une conception
originale, quelque peu « mystique », de la finalité de la traduction et de la tâche du
traducteur, qui, récusant la problématique de la réception, tend à renverser la théorie du
sens au profit dřune nouvelle « sacralisation » du mot. Celui-ci redevient Ŕ comme au
temps des premières traductions des textes sacrés Ŕ « lřélément originaire du traducteur »,
celui qui lui permettra, nous le verrons, de retrouver la « langue véritable ».
Dans cet article, Benjamin décrit la tâche du traducteur comme une recherche, par-delà la
pléthore des langues empiriques, du pur langage qui se cache en quelque sorte dans
chacune des langues. Il offre ainsi, nous lřavons vu, une perception originale de la finalité
de la traduction, qui prend le contre-pied des théories centrées sur la fidélité au sens et la
liberté du traducteur. Précisons toutefois que, comme le souligne Rochlitz286, son analyse
porte exclusivement sur la traduction littéraire, le texte ne comportant aucune allusion à
la traduction philosophique.
Benjamin propose tout dřabord dřoublier la référence au lecteur comme base théorique de
la réussite de toute traduction. A lřinstar de toute autre forme dřart, lřœuvre littéraire est
conçue pour elle-même, elle ne sřadresse pas au récepteur, elle est porteuse dřun mystère,
dřune dimension « poétique » qui transcende la communication. Dès lors, la traduction ne
saurait être comprise sous cet angle, sous peine de ne transmettre que le contenu
superficiel - « inessentiel » - de lřœuvre.
La traduction est au contraire à envisager comme une forme propre qui doit être comprise
à partir de son rapport à lřoriginal. Sřagit-il dřun rapport de nécessité ? Si les œuvres sont
par essence traduisibles, force est de constater que la traduction nřapporte rien à lřoriginal :
autrement dit, elle nřest pas nécessaire. Cependant, le principe de la traductibilité
introduit entre lřoriginal et la traduction une relation étroite, une « corrélation de vie », en
ceci quřelle est analogue Ŕ Benjamin a souvent recours à la métaphore - à celle que tous les
êtres entretiennent avec le vivant. En effet, de même que la vie se comprend à partir non
de la nature, mais de lřhistoire, la compréhension des œuvres passe par la connaissance de
leur histoire, qui connaît grosso modo trois grandes périodes : leur filiation (sources), leur
création (époque de lřartiste) et leur survie (générations suivantes). La traduction
« procède » de lřoriginal, elle se situe au stade de la « survie » de lřœuvre et lui offre ainsi
un nouveau développement.
Ce développement est lié à la finalité ultime de la traduction, qui consiste à actualiser le
rapport profond qui existe entre les différentes langues, autrement dit, à mettre en
évidence leur « parenté » originale, ce vers quoi elles convergent. Cette perspective fournit
un nouveau point de départ pour comprendre le « rapport authentique » entre lřoriginal et
la traduction. Il ne sřagit pas pour celle-ci de ressembler absolument à lřoriginal, pas plus
que la connaissance ne saurait être une « copie » objective du réel. La parenté entre les
286
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
128
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
langues nřest pas à chercher dans lřimitation, mais plutôt dans la « visée » qui leur est
commune, et qui nřest autre que le « langage pur ». Ainsi les langues ne diffèrent que dans
leur manière de « viser » les signifiés, et ces différentes manières se complètent
mutuellement pour faire naître la langue véritable. Reconstruire ce pur langage, telle est la
finalité de la traduction, et la tâche du traducteur, sřil ne peut jamais atteindre
complètement cette terre promise, consiste précisément à sřen rapprocher autant que faire
se peut, à élever lřoriginal vers une sphère plus pure du langage. La traduction est une
« forme propre » car sa visée est différente de celle de lřœuvre littéraire : contrairement à
la traduction, celle-ci ne poursuit pas lřambition totalisatrice de la langue pure, sa parole
est le fruit de lřintuition. La traduction sert une visée philosophique en ceci quřelle
contient en germe la langue de la vérité.
Reste que, dans la pratique, la tâche du traducteur, ainsi conçue, semble impossible. La
théorie classique de la traduction et ses concepts clé Ŕ à savoir la fidélité et la liberté Ŕ sřen
trouvent ainsi renversés. La restitution du sens cesse dřêtre au cœur du processus
traductif : « La traduction ne peut que renoncer au projet de communiquer, faire
abstraction du sens dans une très large mesure, et lřoriginal ne lui importe que pour autant
quřil a déjà libéré le traducteur et son œuvre de la peine et de lřordonnance dřun contenu à
communiquer. »287 Benjamin privilégie en effet une approche « littéraliste », qui seule peut
servir la visée profonde de la traduction. Celle-ci doit en quelque sorte se soumettre à
lřoriginal, transposer dans la langue cible le « mode de visée » de la langue source,
contribuer à faire ressortir le pur langage caché dans lřoriginal. Le mot devient ainsi
lřélément clé du traducteur.
Dans cette perspective, la notion de liberté, qui se rapporte au sens, perd toute sa
justification. Restituer le sens revient à transposer le contenu « communicable » de
lřœuvre, qui nřest pas, nous lřavons vu, lřélément essentiel à transmettre. La tâche Ŕ et la
liberté Ŕ du traducteur consiste plutôt à dégager de ce sens le langage pur, langage qui
nřest pas communication car il « ne vise et nřexprime plus rien »288.
Il sřensuit que, plus un texte contient dřéléments « communicables », moins il a de valeur,
et moins il est traduisible. Au fond, pour Benjamin, la bonne traduction est celle qui se
rapproche dřun archétype, celui que fournit la traduction de la Bible, la « version
intralinéaire du texte sacré », qui se trouve ainsi érigée en modèle idéal de toute
traduction.
Lřécriture énigmatique de Benjamin, avec ses tournures obscures, paradoxales parfois, rend
la compréhension du texte difficile mais pas moins passionnante… Nous avons été
frappée, tout dřabord, par lřoriginalité et la « noblesse » du propos : penser la traduction
dans les termes dřune recherche du langage pur confère en effet à la tâche du traducteur
287
288
W. Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit. p. 257
Ibid. p. 258
Susana Mauduit-Peix Geldart
129
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
une certaine « aura » de transcendance, qui lřaffranchit en quelque sorte de sa contingence
empirique. Mais reste à préciser ce que devient cette noble tâche dans la pratique… Telle
quřelle est développée par Benjamin, cette problématique appelle pour nous au moins trois
réflexions critiques.
Tout dřabord, la récusation de la logique de la réception nous semble pour le moins
contestable : quel peut être le but dřune traduction, sinon de rendre intelligible pour un
lecteur donné un texte écrit dans une langue quřil méconnaît ? Lřargument déployé par
Benjamin pour justifier lřinterdiction de la référence au récepteur prend appui sur le fait
que, à ses yeux, lřoriginal lui-même ne sřadresse pas à un public. Le philosophe prend ainsi
parti pour une conception de lřart pour lřart Ŕ « aucun poème ne sřadresse au lecteur,
aucun tableau au spectateur, aucune symphonie à lřauditoire »289 -, à lřencontre par
exemple des développements dřun Eco, pour qui au contraire tout écrit est en soi
« incomplet » et nécessite la coopération du lecteur pour que sa valeur sřactualise. Pour
notre part, en « cibliste » que nous sommes, nous tenons pour essentielle la prise en
compte du public destinataire, sans quoi aucune traduction ne saurait remplir son rôle.
Pour autant, nous ne saurions nier cette part de mystère, dřinconnu, ce « je-ne-sais quoi » pour paraphraser Jankélévitch Ŕ dřineffable que Benjamin tient à juste titre pour lřélément
indispensable, en dřautres termes ce qui fait dřune œuvre littéraire ce quřelle est. Et sans
doute ce mystère est-il, non seulement le plus difficile à saisir, mais encore le plus ardu à
transposer dans lřunivers dřune autre langue.
Dřautre part, il convient de sřinterroger sur cette notion de « langue véritable », à laquelle
Benjamin fait sans cesse référence, ce « pur langage » dont toutes les langues participent.
Lřimage de lřamphore (ou du vase, suivant les traductions) à laquelle a recours Benjamin
pour expliquer ce principe est en ce sens très éclairante. Le langage est comparé à une
amphore qui un jour fut brisée, et dont les langues empiriques seraient les fragments
épars ; il sřagit de reconstruire, grâce à la traduction, lřamphore originaire, cřest-à-dire
avancer, « morceau par morceau », pourrions-nous dire, en direction du langage pur :
« De même que les débris dřun vase, pour quřon puisse reconstituer le tout, doivent sřaccorder dans les
plus petits détails, mais non être semblables les uns aux autres, ainsi, au lieu de sřassimiler au sens de
lřoriginal, la traduction doit bien plutôt, amoureusement et jusque dans le détail, adopter dans sa
propre langue le mode de visée de lřoriginal, afin de rendre lřun et lřautre reconnaissables comme
fragments dřun même vase, comme fragments dřun même langage plus grand. »290
Mais quřest-ce que ce « langage plus grand », qui tient lieu dřune sorte de Révélation ?
Nous ne connaissons rien dřautre que des langues contingentes, avec leurs limites et leurs
infinies possibilités. Qui connaît, qui connaîtra jamais, si tant est quřelle ait jamais existé,
cette supposée « langue pure » ? Là encore, Benjamin justifie son propos par lřaspiration à
289
290
Ibid. p. 244
Ibid. p. 256-257
Susana Mauduit-Peix Geldart
130
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lřuniversalité, à la pureté, à lřessence, qui serait cachée dans chacune des langues. Au fond,
le langage sert pour lui une aspiration métaphysique.
Soit. Mais pour revenir à la tâche du traducteur, confronté à une pratique par trop
humaine, la question quřil convient de se poser à présent est dřordre méthodologique. Il
resterait à préciser, à notre avis, en quoi lřapproche prônée par Benjamin - le littéralisme Ŕ
servirait la visée générale du traducteur conçue comme la quête du langage pur. Là encore,
nous croyons y voir un paradoxe : Benjamin nous parle dřune part dřune
« complémentarité » entre les langues, qui seraient toutes « prises une à une […]
incomplètes », et dřautre part il confère une certaine supériorité à la langue source, à
laquelle la langue cible doit se soumettre : « La vraie traduction est transparente, elle ne
cache pas lřoriginal, ne lřéclipse pas […]. »291 Cette conclusion nřest-elle pas quelque peu
décevante, au regard de la « noble tâche » dont il honore le traducteur ?
Comme nous le voyons, Benjamin semble prôner une approche Ŗsourcièreŗ, même si une
lecture attentive de son essai démontre clairement que sa préoccupation transcende le
débat sourcier/cibliste, puisque sa quête est celle du langage adamique pour des raisons
philosophiques. Faut-il considérer cependant que lřapproche littéralisante est à appliquer
en priorité à la traduction de textes philosophiques, dont lřaspiration à lřuniversalité ne fait
pas de doute ? La réflexion menée par dřautres penseurs semble aller dans ce sens.
2.1.3. Ortega y Gasset ou la quête de l’ineffable
A ce stade de notre réflexion, il convient de revenir un peu en arrière pour faire une place
à la pensée dřOrtega y Gasset (1883 Ŕ 1955), figure de proue de la philosophie espagnole
qui a su penser et valoriser lřactivité traductive. Ortega y Gasset élabore une théorie
générale de la traduction qui nřaccorde pas non plus une spécificité particulière aux textes
philosophiques, bien que son intérêt pour la traduction soit né du souci dřassurer la
réception de ses propres œuvres à lřétranger292 et que son essai parte de la difficulté de
traduire certains philosophes allemands. Cette théorie de la traduction, condensée dans
lřopuscule intitulé « Misère et splendeur de la traduction »293, sřinscrit dans une réflexion
plus large autour de la nature du langage qui justifie en amont le parti pris du philosophe
en faveur de la logique littéralisante.
291
Ibid. p. 257
292
Ortega y Gasset avait lřhabitude de préfacer les traductions de ses ouvrages à lřintention des français, des
anglais et des allemands, afin de compenser leur méconnaissance de la culture et de la société espagnoles et
faciliter ainsi la compréhension de ses écrits.
293 J. Ortega y Gasset, « Miseria y esplendor de la traducción », op. cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
131
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Comme le souligne F. J. Martín294, il convient dřabord de relier la « misère » et la
« splendeur » de la traduction à deux oppositions ortéguiennes, à savoir, la gracia
(« grâce ») et la disgracia (« disgrâce ») du mot dřune part, le hablar (« parler ») et le decir
(« dire ») de lřautre. Ortega voit dans le langage lřinstrument qui permet à la fois de
dévoiler (telle est sa « grâce ») le réel Ŕ en ceci que, par le langage, nous pouvons vivre et
faire nôtres des situations très éloignées de notre réalité quotidienne Ŕ mais aussi de le
« voiler » (telle serait sa « disgrâce »), car il ne peut nous faire connaître la réalité ellemême, mais seulement le nom qui la désigne. Dřautre part, dans la mesure où le langage
est toujours un processus dynamique, infini, en perpétuelle évolution, lřhomme peut
choisir de « parler » ou de « dire ». Le parler implique une acceptation passive de la langue
qui permet de reproduire la réalité telle quřelle est connue, tout ce qui en a été déjà dit.
« Dire », au contraire, consiste à créer, à se rebeller contre les usages acquis. En ce sens,
écrire constitue pour Ortega un acte de rébellion : « Bien écrire implique de faire
continuellement de petites entorses à la grammaire, aux usages établis, à la norme
linguistique en vigueur. Cřest une révolte permanente contre la norme sociale, une
subversion. Bien écrire ne va pas sans un certain courage. »295
Cette « rébellion », ou style propre à un auteur, constitue la première difficulté que devra
surmonter le traducteur. A cette difficulté vient sřajouter la prise en compte des
particularités de la langue cible, qui désigne la réalité en mettant en avant des aspects
autres que ceux choisis par la langue source. Toute langue comporte, selon Ortega, une
part dřinefable (cřest-à-dire dřindicible, dans la mesure où elle ne peut pas tout dire) et
fonctionne, par ailleurs, sur la base du principe de sélection : pour désigner la réalité,
certains aspects sont explicités au détriment dřautres (qui restent implicites, et quřOrtega
nomme lo inefado, néologisme avec lequel il désigne les aspects que la langue pourrait
exprimer mais choisit de taire). Comme cette sélection est opérée différemment dřune
langue à lřautre296, le traducteur nřa pas dřautre choix, selon Ortega, que de sortir du cadre
hérité que sa propre langue lui impose, pour sřouvrir à la nouveauté que la langue source
est susceptible de révéler : « Il est utopique de croire quřun mot supposé être la traduction
dřun mot dřune autre langue selon le dictionnaire recoupe exactement le même objet. »297
F. J. Martín, « La teoría de la traducción en Ortega ». In : Scrittura e riscrittura, Atti del Convegno
AISPI1993, Roma : Bulzoni, 1995, pp. 241-253.
294
«Escribir bien consiste en hacer continuamente pequeñas erosiones a la gramática, al uso establecido, a la
norma vigente de la lengua. Es un acto de rebeldía permanente contra el contorno social, una subversión.
Escribir bien implica cierto radical denuedo», J. Ortega y Gasset, «Miseria y esplendor de la traducción», op.
cit. p. 434 - [Traduit par nos soins]
296 La notion de inefado recoupe le phénomène de la synecdoque tel quřil a été conceptualisé par la TIT. Il est
295
particulièrement intéressant dřobserver que, partant dřun même constat, ces deux théoriciens aboutissent,
comme nous le verrons, à des conclusions opposées.
«Es utópico créer que dos vocablos pertenecientes a dos idiomas y que el diccionario nos da como
traducción el uno del otro, se refieren exactamente a los mismos objetos.» - J. Ortega y Gasset, «Miseria y
esplendor de la traducción», op. cit. p. 436 [Traduit par nos soins]
297
Susana Mauduit-Peix Geldart
132
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Sur le plan méthodologique, il sřensuit que le traducteur ne peut donc que souscrire à la
logique littéralisante, contraindre le lecteur à sortir de son propre cadre pour lřamener
vers la langue de lřauteur :
« Il est clair que le public national nřapprécie guère une traduction tournée dans le style de sa propre
langue. Pour cela, ses propres auteurs lui suffisent largement. Ce qui lui plaît, en revanche, ce sont les
textes qui lřentraînent dans les derniers retranchements intelligibles de sa langue, faisant transparaître
ainsi le mode dřexpression propre à lřauteur traduit […]. Le lecteur peut ainsi sřy reposer un peu de
lui-même et sřamuser dřêtre pour un moment un autre. »298
Comme nous lřavons évoqué ci-dessus, Ortega y Gasset fait référence pour lřessentiel à la
création littéraire, qui forme la voie de « rébellion » authentique299 par excellence. Sans
doute y inclut-il sa propre écriture : vocation première du philosophe, elle porte la marque
dřun style singularissime où la pensée, comme le souligne encore F. J. Martìn 300, semble
chercher dans lřesthétique le soutien qui viendra conforter ses idées. Le philosophe ne
semble donc pas établir une différence explicite entre lřécriture littéraire et lřécriture
proprement philosophique, opposant cette écriture créative à celle des ouvrages
scientifiques et techniques. La traduction de ces derniers, précise-t-il, est certes plus aisée,
car leur auteur a commencé par traduire sa propre langue naturelle en une langue
technique ou terminologique (une « pseudo-langue » lřappelle-t-il) créée par consensus.
Pour autant, il serait naïf de croire que cette modalité traductive est exempte de difficulté.
Dans la ligne de la pensée de Benjamin, Ortega y Gasset prône le parti Ŗsourcierŗ pour la
traduction de lřécriture « rebelle » des auteurs, au nom du respect dřune esthétique et dřun
univers autres. Reste quřune traduction doit avant tout servir son but, à savoir : faire
connaître, rendre intelligible pour les lecteurs cible des connaissances, une culture ou une
pensée venue dřailleurs. Si lřapproche littéralisante se révélait pertinente et suffisante pour
satisfaire cette exigence, pourquoi préfacer les traductions et les « personnaliser » à
lřintention des différents publics cible ?
Toujours est-il que la réflexion des philosophes semble aboutir inéluctablement à la
consécration de cette logique comme lřapproche la plus pertinente en traduction
(philosophique et autre). Avec lřessor de la réflexion sur la traduction et le développement
de la traductologie, la question acquiert une portée particulièrement importante au cours
de la deuxième moitié du XXe siècle : cette dichotomie introduit en effet une ligne de
partage quřil convient dřapprofondir dans la perspective de notre objet de recherche
(même si, de nos jours, elle est en partie dépassée).
«Es cosa clara que el público de un país no agradece una traducción hecha al estilo de su propia lengua.
Para esto tiene de sobra con la producción de los autores indígenas. Lo que agradece es lo inverso que
llevando al extremo de lo inteligible las posibilidades de su lengua trasparezcan en ella los modos de hablar
propios al autor traducido […]. De esta manera el lector […] descansa asì un poco de sì mismo y le divierte
encontrarse un rato siendo otro.» Ibid. p. 453 [Traduit par nos soins]
298
299
300
Ortega y Gasset sřinscrit dans la lignée de lřauthenticité heideggérienne
F. J. Martín, op.cit. p. 250
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133
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.2. Le grand débat de la deuxième moitié du XXe siècle
La traductologie moderne a conceptualisée lřancienne querelle de la lettre ou de lřesprit
sous des dénominations dichotomiques devenues célèbres : ainsi, G. Mounin avec ses
verres transparents et ses verres colorés301, E. Nida avec son équivalence formelle et son
équivalence dynamique302, P. Bensimon qui distingue entre la « traduction-naturalisation »
et la « traduction dépaysement »303, etc. Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le
débat, qui ne faiblit pas, trouve selon nous ses plus féconds développements sous la plume
de quelques théoriciens emblématiques, au premier rang desquels il convient de classer
Derrida, Berman, Ladmiral, Seleskovitch et Meschonnic. Venant dřhorizons différents, ces
figures de proue de la traductologie naissante de lřépoque développent longtemps leur
pensée propre en sřignorant ou en se rejetant, pour constituer ensuite des alliances deux à
deux plus ou moins clairement explicitées et acceptées… Les uns inscrivent leur réflexion
dans la quête dřune signifiance débusquée au fil du texte, les autres, au contraire, dans une
dynamique du sens inscrite dans un contexte dialogique. Nous nous proposons dřanalyser
ci-après leurs différentes conceptions et leur intérêt dans la perspective de la traduction
philosophique.
2.2.1.
La
contre-logique
du
signe :
Derrida
et
Meschonnic
Philosophe controversé, Derrida place le texte et sa dimension signifiante au cœur de sa
réflexion. Portée par la notion et le projet de la déconstruction, sa philosophie prend la
critique du logocentrisme comme point de départ, critique qui lřamène à opérer une
dissolution des oppositions antinomiques de la métaphysique classique. Ainsi, Derrida
dénonce la primauté accordée par la tradition philosophique, depuis Platon, à la parole, au
détriment de lřécriture : pour Platon, la parole renvoie au sens, à la vérité, tandis que
lřécriture renvoie au contraire au sensible et à lřerreur.
Derrida étend sa critique du logocentrisme à la métaphysique occidentale. Pour lui, cette
tendance logocentrique suppose une visée idéaliste qui prétend soumettre le signifiant à
un signifié extérieur, cřest-à-dire à une présence, un élément qui nřa pas besoin de
G. Mounin, Les belles infidèles. Marseille : Cahiers du sud, 1955, 159 p. Les verres transparents offrent
aux lecteurs un texte autonome, ne « sentant » pas la traduction, lřœuvre étrangère et son originalité sřen
trouvant « adaptées » aux contraintes de la langue et de la culture cible. A lřopposé, les verres colorés offrent
une traduction littérale, « teintée », faisant ressortir les différences temporelles et culturelles propres à la
langue source.
302 E. Nida, Toward a Science of Translating . Leiden : EJ. Brill, 1964, 331 p. Lřéquivalence formelle
caractérise la traduction orientée vers le texte de départ, tandis que lřéquivalence dynamique implique la
priorité accordée au destinataire et vise à fournir une traduction affranchie de toute interférence étrangère.
303 P. Bensimon, « Lřétranger dans la langue », Palimpsestes, 6, 1991, p. 9
301
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134
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
justification pour être validé a priori. La métaphysique traditionnelle suppose quřil existe
une vérité pré-établie, présente, quřil sřagit de chercher et dřidentifier. Lřêtre comme
présence, tel est le fondement métaphysique que Derrida dénonce, et plus spécifiquement,
comme lřexprime J. Lacroix, la « présence de l'objet, présence du sens à la conscience,
présence à soi dans la parole et présence dans la conscience de soi »304. Autrement dit, la
métaphysique classique suppose une « présence derrière le signe »305.
Lřentreprise derridéenne va sřatteler à « déconstruire » cette approche. Le philosophe
conteste et se détache du structuralisme en insistant sur la primauté du signifiant : pour
lui, la langue ne renvoie quřà elle-même, cřest-à-dire quřà sa propre vision du monde, et
non à une réalité extérieure, objective, absolue. Pour Derrida, nous ne sortons jamais du
langage ni de lřécriture, « il nřy a pas du hors texte », il nřy a jamais de référent ultime, ni
dřorigine, il nřy a aucune vérité première, il nřy a que des signifiants. Le signe est premier ;
il propose ainsi une philosophie du signe originaire, du signe sans signifié qui sřoppose à
cette philosophie de la présence que nous venons dřévoquer.
Tels sont les présupposés contre lesquels Derrida entend mener sa croisade
« déconstructrice ». Dřune manière générale, il sřagit de désarticuler les dichotomies
conceptuelles clairement délimitées par la métaphysique traditionnelle, où lřun des termes
est systématiquement subordonné à lřautre : ainsi, à lřinstar de la dichotomie
parole/écriture, les couples signifiant/signifié, présence/absence, phénomène/essence,
intelligible/sensible, réalité/apparence, etc.
La traduction fait partie des phénomènes que Derrida sřattelle à « déconstruire »,
notamment dans un texte intitulé « Des tours de Babel »306 où il reprend à son compte
lřessai de Benjamin « La tâche du traducteur ». Derrida en fait sa propre lecture, décortique
le texte et nous fournit à travers ses propres métaphores plus une glose quřune véritable
explication.
Sřinterrogeant sur la nature et la finalité de la traduction, Derrida commence par une
réflexion approfondie sur les différents sens du mot Babel et la portée du récit biblique,
qui raconte lřorigine du langage et la multiplicité des langues, à la suite dřune punition de
Dieu. « Babel » - explique Derrida - est à la fois un nom propre (nom de Dieu, ville de
Dieu) et un nom commun (confusion). Au cours de cet événement, Dieu disperse les
habitants, introduit la multiplicité des langues et impose comme une obligation, comme
une nécessité, donc comme une dette, la traduction.
304
J. Lacroix, « Ecriture et métaphysique selon Jacques Derrida »,
http://www.girafe-info.net/jean_lacroix/derrida.htm
305
306
Ibid.
« Des tours de Babel ». In : Psyché, Inventions de lřautre. Paris : Galilée, 1987, p. 203-235
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
La tâche du traducteur est ainsi dřabord posée comme une dette insolvable, le traducteur
ne peut sřen acquitter et se retrouve tiraillé entre la nécessité et lřimpossibilité de traduire ;
sa démarche se déroule « au bord de lřabîme, de la folie et du silence »307. Abîme, folie qui
nřest sans doute pas sans rapport avec la signification de « Babel » comme nom commun, à
savoir, « confusion ».
Dřautre part, cette dette a en fait un caractère réciproque. Derrida nous parle dřun « double
endettement », qui prend également sa source dans le mythe de Babel : Dieu sřendette
aussi puisquřil est demandeur de la traduction. Transposé à lřœuvre écrite, cela veut dire
que puisque lřoriginal contient en lui-même, comme le dit Benjamin, le principe ou
lřexigence de la traduisibilité (exigence qui nřest pas posée par le contenu, mais par la
forme), il est le premier demandeur, il est lui-même endetté. Mais comme la structure de
lřœuvre est « survie », comme lřexpliquait Benjamin, la dette sřengage non entre deux
auteurs-traducteurs, mais entre des textes.
Cette dette prend la forme dřun contrat (Derrida a recours ici à une métaphore très
expressive, la métaphore de lřhymen ou du contrat du mariage) qui a pour but, non pas de
communiquer un sens, mais de faire ressortir lřaffinité entre les langues, dřéveiller « lřêtrelangue » de la langue.
Comment faut-il comprendre cette énigme de la parenté entre les langues ? « Il y va Ŕ
nous dit Derrida - du nom, du symbole, de la vérité et de la lettre. »308 Au fond cřest bien
de la recherche de la vérité quřil sřagit, mais quel genre de vérité cherche Derrida ? Nous
avons lřimpression quřil reprend la notion du langage pur et la référence au texte sacré de
Benjamin et les met au profit de son entreprise déconstructrice. Le texte sacré est
effectivement le modèle de la traduisibilité pure, le texte absolu qui reflète le double bind
de Babel, cřest-à-dire le texte traduisible et intraduisible par excellence. Le texte sacré ne
communique rien, en lui le sens et la lettre ne se discernent plus. Au fond, ce qui intéresse
ici Derrida, cřest ce que le texte sacré nous apprend, à savoir quřen fin de compte il nřy a
que de la lettre, il nřy que de la langue, et « cřest la vérité du langage pur, la vérité comme
langage pur »309. Parce que la traduction est sans cesse tentée (par nécessité) et jamais
achevée (car la dette est insolvable). De sorte que nous sommes toujours quelque part dans
lřinachevé…
La conclusion nous ramène ainsi vers son dessein premier : il nřy pas dřorigine, de vérité
première, on ne sort jamais du langage. Pour Derrida, le sens est à chercher dans les textes
eux mêmes, au fil des « traces » qui « diffèrent » les unes des autres et qui « diffèrent » le
sens à lřinfini.
Ibid. p. 234
Ibid.
309 Ibid. p. 235
307
308
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136
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Sřil sřinscrit dans le sillage des théories de Benjamin, il convient de préciser que Derrida
opère pour sa part une certaine « désacralisation » de lřoriginal. En vertu de la
« différance », il nřy a pas, pour Derrida, dřoriginal à proprement parler, tout texte
renvoyant à un autre texte, pas plus quřun texte dit « original » nřa de sens donné pour
toujours. Le sens des textes est sans cesse « différent » et « différé », dřune lecture à lřautre,
dřune époque à lřautre, dřune culture à lřautre, dřoù la multiplicité dřinterprétations
possibles et la créativité intrinsèque accordée au traducteur. Suivant cette logique, comme
le souligne V. Moya, « chaque mot se noie dans un océan de sens, voire (parfois) de
contresens, suscitant chez le lecteur lřimpression de toucher à une impureté sans limites et
le sentiment que tout texte nřest quřun intertexte, un palimpseste »310.
La traduction devient ainsi un acte de « réécriture » ou de recréation, visant à frôler le sens
fuyant de tout texte. Le traducteur sřefforce de « toucher à lřintouchable, à ce quřil reste du
texte une fois que lřon en a extrait le sens communicable »311. Le traducteur nřa devant lui
quřune chaîne de signifiants, dont le sens nřest jamais définitif. Aussi la traduction
déconstructiviste cherche-t-elle, au delà des éléments présents et visibles dans le texte, les
vides ou points indéterminés, lřextrinsèque.
Pour autant, Derrida, qui insiste sur lř« impureté » des systèmes linguistiques, et
lřimpossibilité de faire une traduction sans « contaminer » la langue cible, - contamination
quřil répute positive et enrichissante Ŕ adhère à la logique littéralisante :
« […] chaque langue est comme atrophiée dans sa solitude, maigre, arrêtée dans sa croissance, infirme.
Grâce à la traduction, autrement dit à cette supplémentarité linguistique par laquelle une langue
donne à lřautre ce qui lui manque, et le lui donne harmonieusement, ce croisement des langues assure
la croissance des langues, et même cette Ŗsainte croissance des languesŗ jusquřau terme messianique de
lřhistoire. » 312
Les analyses de Derrida peuvent être rapprochées, dans une certaine mesure, de celles de
Meschonnic, penseur original qui a laissé une empreinte fondamentale dans la réflexion
traductologique. Partant du levier théorique que lui apporte son expérience de traducteur
de la Bible, Meschonnic dénonce ce quřil aurait très bien pu appeler la « supercherie » du
binarisme du signe, telle quřelle a été conçue et développée, selon lui à tort, par les
«Toda palabra se complica en un mar interminable de sentidos y (a veces) contrasentidos, que acaba por
producir en el lector la experiencia de una impureza sin límites y la sensación de que todo texto es un
intertexto, un palimpsesto.» V. Moya, op. cit. p. 171. [Traduit par nos soins]. V. Moya rapproche par ailleurs
la théorie derridéenne de la pensée dřOctavio Paz : «Cada texto es único y, simultáneamente, es la traducción
de otro texto. Ningún texto es enteramente original porque el lenguaje mismo, en su esencia, es ya una
traducción: primero, del mundo no verbal y, después, porque cada signo, cada frase es la traducción de otro
signo y de otra frase.» (O. Paz, Traducción, literatura y literalidad, [1971], Barcelona : Tusquets, 1990, cité
310
par V. Moya p. 172-173).
311 Derrida, « Des tours de Babel ». In : Herméneutique et post-structuralisme de la traduction, 5, 1987, 3568, cité par V. Moya, ibid. p. 178.
312 Derrida, ibid. p. 65, cité par V. Moya, ibid. p. 185-186.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
successeurs de Saussure. « Le texte biblique a cet intérêt, écrit-il, […] de produire un
continu rythmique irréductible à la pensée grecque dans laquelle nous pensons le
langage. »313 Selon Meschonnic, qui récuse la logique du signe comme substrat de toute
théorie du langage et de la traduction, le signe avec son opposition signifiant/signifié fait
figure de paradigme314 et impose un modèle erroné qui transcende la sphère purement
linguistique. Ce modèle sřétendrait en effet à la sphère anthropologique (division
âme/corps, lettre/esprit, voix/écrit), philosophique (mots/choses), théologique
(Ancien/Nouveau Testament), sociale (individu/société) et politique (minorité/majorité).
Cette logique paradigmatique du signe a pour effet une « compartimentation de la pensée »
qui empêche de penser le langage et le « continu » de la vie même :
« Cřest le signe, ce cumul familier des savoirs, qui apparaît au contraire comme une schizophrénie
complète, une folie pure, quand le vivant nous montre à chaque instant que la séparation supposée
entre la forme et le contenu ou le corps et lřâme nřest et ne fait que du cadavre. »315
Transposé au domaine de la traduction, le paradigme du signe prend la forme de
lřopposition classique langue de départ/langue dřarrivée. La logique binaire impose de
choisir entre la fidélité à lřune ou à lřautre, et introduit donc lřopposition irréductible entre
forme et sens, entre approche sourcière et approche cibliste, que Meschonnic récuse. A
cette représentation essentialiste et binaire du langage, héritée de la tradition
platonicienne, qui marque et domine la société toute entière, Meschonnic oppose et
substitue la logique du rythme et du poème pour repenser le langage, la traduction,
lřéthique et le politique : « Au lieu du dualisme interne du signe, de la forme et du sens,
penser le continu cřest penser la force dans le langage »316, mais aussi penser en termes
dřhistoricité, de pluralité, de diversité.
Cřest ainsi que par « poème », Meschonnic entend « la transformation dřune forme de vie
par une forme de langage et la transformation dřune forme de langage par une forme de
vie »317. Il ne sřagit pas simplement de la « poésie » au sens courant du terme, mais de tout
discours qui accomplit un « acte éthique » en transformant le langage et la vie.
Contrairement à la logique du signe, la logique du poème permet de penser le continu, de
sortir de la « langue » pour penser « discours » ; dès lors, il importe surtout dřécouter le
rythme, de repérer, non pas tant ce quřun texte dit, mais sa force, ce quřil fait à sa langue.
Dans la conception de Meschonnic, lřopposition entre le sens et la forme, entre traduction
sourcière et traduction cibliste, perd toute légitimité (du moins en caresse-t-il lřillusion).
La force « porte et emporte le sens », et se configure ainsi comme lřobjet, lř« affect » à
H. Meschonnic, Ethique et politique du traduire. Paris : Editions Verdier, 2007, p. 73
Ibid. p. 77
315 Ibid. p. 25
316 Ibid. p. 94
317 Ibid. p. 26
313
314
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138
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
traduire. Reste que, dans la pratique (ses exemples en attestent), il applique bel et bien une
méthode que lřon qualifierait de sourcière, parce quřil inscrit sa théorie de la traduction
dans la théorie de la signifiance318. Nřaffirme-t-il pas que « le signifiant [cřest] la force » ?
Ne dénonce-t-il pas lřillusion de la transparence des traductions quřil qualifie
dřannexionnistes ?319
Au demeurant, Meschonnic se montre extrêmement critique, pour ne pas dire méprisant,
vis-à-vis des traductions existantes, qui sřinscrivent dans la logique du signe et se
contentent de traduire le sens. Ces traductions courantes sont selon lui des « effaçantes »,
car elles effacent « le rythme et le signifiant »320. Et cřest précisément ce que ces
traductions « effacent » quřil faut traduire. Lřherméneutique sřen trouve du même coup
« discréditée » en tant quřapproche intégrant la traduction dans le processus circulaire de
la compréhension, car elle « se fourvoie » en faisant du sens le but du poème, à chercher au
final dans la pragmatique du texte. Selon Meschonnic, lřherméneutique voue la traduction
à lřéchec321 car elle reste prisonnière de la logique du signe, et cřest cette même logique qui
aboutit à lřintraduisible. Le mythe de lřintraduisibilité caractérise en effet la conception de
la traduction à partir de la langue, alors quřelle disparaît dès que lřon se place dans une
optique de discours, de « rapport de texte à texte »322.
Aussi originale quřintrépide sur le plan théorique, la pensée de Meschonnic sur la
traduction se heurte selon nous à une contradiction, pour ne pas dire une impasse, sur le
plan méthodologique. Ses exemples montrent bien son parti pris en faveur dřune approche
littéralisante, néologisante, « décentriste », qui nřhésite pas à forcer les limites et les
contraintes de la langue cible. A supposer que la logique du signe, et toute la
métaphysique qui en découle, puisse être « dépassée » comme il le préconise, il semble
difficile, en pratique, dřéchapper à la nécessité de choisir entre lřorientation vers le
texte/langue source et lřorientation vers le texte/langue cible. Ses propres options
sourcières, dont il nřest pas dupe (« je sais que je passe pour un sourcier »323) prouvent bien
que la pratique a ses raisons que la théorie ne connaît pas…
318
« Je définis le rythme dans le langage comme lřorganisation des marques par lesquelles les signifiants,
linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une
sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que jřappelle la signifiance : cřest-à-dire les valeurs
propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les Ŗniveauxŗ du langage :
accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. » H. Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie
historique du langage, Lagrasse : Verdier, 1982, p. 216-217. Cité par Pascal Michon, « Rythme, langage et
subjectivation selon Henri Meschonnic », Rhythmos, 15 juillet 2010 [en ligne]. Disponible sur :
http://rhuthmos.eu/spip.php?article32
319 H. Meschonnic, Pour la poétique II. Paris : Gallimard, 1973, p. 308
320 H. Meschonnic, Ethique et politique du traduire , op. cit. p. 74
321 « Toute idéologie de la transcendance, étant dissociative, ne peut que mener au désespoir de traduire. » H.
Meschonnic, Pour la poétique II, op. cit. p. 301
322 Ibid. p. 314
323 H. Meschonnic, Ethique et politique du traduire, op. cit. p. 102
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Reste à se demander si, en énonçant sa conception et sa méthode, Meschonnic pense en
priorité à lřobjet poétique et littéraire. Telle est la question qui nous intéresse en premier,
dans le cadre de notre réflexion typologique autour de la traduction philosophique. A ce
propos, il convient de souligner que sa théorie du poème transcende selon lui la notion de
genre et les différences entre les genres :
« Si le continu est la subjectivation dřun système de discours par un sujet qui sřinvente par et dans son
discours, qui invente une historicité nouvelle, le continu du poème ignore les différences entre les
genres. De ce point de vue il y a du poème dans un roman, une pièce de théâtre ou même un texte dit
philosophique […]. Cřest même dans la mesure où il y a du poème en lui quřun roman est un roman et
pas de la littérature de gare, et quřun texte philosophique est une invention de pensée et pas un
discours sur la philosophie. »324
Si sa méthode de traduction se veut, selon toute vraisemblance, globalisante, il reste que le
mot « même » que nous soulignons va dans le sens dřune spécificité de lřobjet
philosophique, position qui se trouve confirmée un peu plus loin :
« […] Quel que soit le genre littéraire, et y compris les textes philosophiques, sřil y a ce que jřappelle
un poème, y compris un poème de la pensée, il y a la transformation dřune forme de langage par une
forme de vie et la transformation dřune forme de vie par une forme de langage. »325
Pour autant, Meschonnic reconnaît lřexistence dřune poétique des textes philosophiques,
qui se caractérisent par la recherche de la vérité. Lorsquřil cède à la tentation littéraire, le
texte philosophique sacrifie en quelque sorte sa « condition spéculative », dualité que
montrent tout particulièrement les traductions quřil appelle effaçantes :
« Le texte est respecté dans sa rigueur, mais cette rigueur est seulement substantive, conceptuelle. Par
quoi paraît une certaine idée du texte philosophique : hors la technicité ŕ qui suppose une confusion
entre le concept et le mot ŕ tout le reste est littérature… à lřintérieur de lřexactitude relative
observée par la stabilité de la concordance lexicale pour les termes principaux… apparaît un
traitement du mot comme sens-dans-son-contexte, qui lui enlève sa mémoire de texte. »326
Les conclusions Ŗsourcièresŗ de Meschonnic nous semblent un peu décevantes eu égard à
la richesse de sa conception du langage et de la traduction. De celle-ci, nous retiendrons
surtout la nécessité de sortir de la langue pour se placer dans lřoptique du discours. Cette
notion, qui rejoint en son principe les conclusions de la Théorie interprétative de la
Traduction, comme nous le verrons, aboutit paradoxalement, dans la théorie de
Meschonnic, à la soumission à une logique du signifiant censée pouvoir préserver le
rythme du texte, ou la force du poème entendu au sens large.
324
325
Ibid. p. 55. [Nous soulignons]
Ibid. p. 81
H. Meschonnic, « Poétique dřun texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt ». In : Les tours de
Babel, France : Editions Trans-Europ-Repress, 1985, p. 219, 221 - cité par S. Brownlie, op. cit. p. 298
326
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140
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.2.2. Berman versus Ladmiral : la visée éthique de la
traduction
Les analyses percutantes de Berman rejoignent également, comme chacun sait, la
perspective sourcière. En philosophe quřil était, Berman interroge le phénomène de la
traduction à partir de la philosophie mais aussi de son expérience de la traduction
littéraire. Contre la théorie de la traduction qui sřattache au sens, quřil qualifie de
« platonicienne, hypertextuelle et ethnocentrique », il postule une théorie de la traduction
dite « éthique, poétique et pensante » fidèle à la Lettre du texte source, fidélité qui se
définit à la fois comme rapport à la vérité et comme ouverture à lřétrangeté de lřAutre.
La critique développée par Berman à lřencontre dřune théorie de la traduction centrée sur
le sens ne ménage pas ses mots. Elle est dřabord dite « platonicienne » car elle prend sa
source dans la césure opérée par Platon entre le monde sensible et le monde intelligible
(cf. supra, section 1.2.1. deuxième partie). Lřintelligible ici, ce serait le sens, prétendu
« invariant » au sein des différentes langues contingentes (= sensibles) :
« Appliquée aux œuvres, le césure platonicienne consacre un certain type de « translation », celle du
« sens » considéré comme un être en soi, comme une pure idéalité, comme un certain « invariant » que
la traduction fait passer dřune langue à lřautre en laissant de côté sa gangue sensible, son « corps » : si
bien que lřinsignifiant, ici, cřest plutôt le signifiant. […] Par là est niée non seulement la confusion de
Babel […] mais aussi le fait que cette multiplicité ait un sens quelconque. »327
Pour Berman en effet, un choix sřimpose : il est impossible dřêtre fidèle et au sens et à la
lettre, car lřéquation traductive implique la primauté dřune langue. En lřoccurrence, la
fidélité au sens accorde selon lui cette primauté à la langue dřarrivée, considérée comme
un être « intouchable » et « supérieur ». Cřest en cela quřelle est dite « ethnocentrique » : en
tenant compte du récepteur, ce genre de traduction qui sřattache au sens trahirait
lřoriginal.
Enfin, cette « captation platonicienne du sens » est aussi « hypertextuelle » car elle se
permet de transformer ou de recréer en toute liberté le texte source, enfreignant ainsi les
termes du « contrat fondamental qui lie une traduction à son original », contrat qui
« interdit tout dépassement de la texture de lřoriginal »328.
Certes, Berman sřempresse de préciser que toute traduction comporte une dimension
ethnocentrique légitime et une part de transformation hypertextuelle. Il existe, dit-il, « de
vastes secteurs de lřécrit [qui] nřexigent quřun transfert du sens ». Mais cela, ajoute-t-il,
« ne concerne pas les « œuvres ». Certes, les « œuvres » font sens et veulent la transmission
327
328
A. Berman, La Traduction et la lettre ou l'auberge du lointain. Paris : Seuil, 1999, p. 33-34
Ibid. p. 40
Susana Mauduit-Peix Geldart
141
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
de leur sens. Elles sont même une formidable concentration de sens. Mais en elles, le sens
est condensé de manière si infinie quřil excède toute possibilité de captation »329.
Ces considérations nous amènent vers la dimension qui nous intéresse en particulier ici, à
savoir, la réflexion typologique de Berman. Précisons tout dřabord que sa conception
traductologique récuse la possibilité dřune théorie globale et unique de la traduction :
« Une telle théorie nřest possible que dans lřhorizon de la restitution du sens. Or, celle-ci est une
dimension réelle, mais seconde, des traductions. Cřest bien leur seul point commun à toutes, mais le
plus problématique, car il occulte une autre dimension plus essentielle : le travail sur la lettre. Cřest en
tant que travail sur la lettre que la traduction joue un rôle éthique, poétique, culturel et même
religieux dans lřhistoire. »330
Ainsi, plutôt que de la constitution dřune typologie, Berman parle de la nécessité
dřanalyser « lřespace pluriel des traductions » dans le respect de leur absolue hétérogénéité,
puisque les lois régissant la traduction diffèrent suivant la nature des textes à traduire :
« La traduction dřun texte technique diffère de celle dřun texte scientifique, juridique, publicitaire,
commercial et, naturellement, « littéraire », lřespace du « littéraire » étant à son tour
fondamentalement hétérogène et Ŕ en particulier Ŕ scindé entre ce qui est « œuvre » et ce qui, quoique
« littéraire » nřest pas œuvre. »331
Cřest dřailleurs lřune des tâches fondamentales de la traductologie, que de mettre au jour,
selon Berman, ce quřil appelle le « processus de dégradation de la lettre des œuvres ».
Comme nous le verrons, Meschonnic va dans le même sens lorsquřil préconise de
retraduire lřensemble des traductions qui sacrifient la signifiance.
Pour Berman, les œuvres recoupent aussi bien les écrits littéraires que les écrits
philosophiques. Le parti littéralisant est donc préconisé sur les mêmes bases théoriques,
sans distinction manifeste entre deux modalités traductives pourtant assez différentes,
comme nous nous attelons à le démontrer. Il est toutefois particulièrement intéressant de
constater que, autant les analyses de Berman que toutes ou la plupart des études portant
sur les théories et pratiques de la traduction littéraire, qui prennent le parti dřy englober la
traduction des œuvres philosophiques, nřont jamais recours à des exemples extraits des
œuvres des philosophes. La poésie y est le plus souvent privilégiée, de même que la prose
des grands écrivains. Berman semble pour sa part assimiler la philosophie à la « prose
littéraire » (roman, essai, lettres, etc.)332 qui se caractérise, dit-il, « par le fait quřelle capte,
condense et entremêle tout lřespace polylangagier dřune communauté »333. Dans la mesure
329
Ibid. p. 39-40
A. Berman, « La traduction et ses discours », Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal,
Vol. 34, n° 4, décembre 1989, p. 672-679. Disponible sur : http://id.erudit.org/iderudit/002062ar [Nous
soulignons]
330
331
Ibid.
332
Il cite par exemple Montaigne.
A. Berman, La traduction et la lettre ou lřauberge du lointain, op. cit. p. 50
333
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142
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
où les grandes œuvres en prose se caractérisent aussi par un certain « mal-écrire », souligne
Berman en écho à lřécriture-rébellion dřOrtega y Gasset, le défi du traducteur consiste ici à
respecter leur « polylogie informe »334. Or dans la pratique, constate-il, ce but est la plupart
du temps négligé : Berman met au jour un certain nombre de tendances ethnocentriques
qui « déforment » la lettre et la visée profonde de lřoriginal, parmi lesquelles il convient de
dénoncer, tout particulièrement, la rationalisation, la clarification et lřallongement.
La rationalisation du discours, qui opère surtout au niveau des structures syntaxiques et de
la ponctuation, a pour effet selon Berman dřanéantir la « visée de concrétude » : « Qui dit
rationalisation dit abstraction, généralisation. Or, la prose est axée sur le concret ; elle
parvient même à rendre concrets les nombreux éléments abstraits ou réflexifs quřelle
charrie dans son flot […]. La rationalisation fait passer lřoriginal du concret à lřabstrait. »335
Corollaire de la rationalisation, la clarification vise à rendre lřoriginal « plus clair », quitte à
« imposer du défini » lors même que lřoriginal vise directement lř « indéfini ». Ce but de
clarification ou dřexplicitation peut être atteint à lřaide de différents procédés, dont
lřallongement est le plus évident :
« Rationalisation et clarification exigent un allongement, un dépliement de ce qui, dans lřoriginal, est
« plié ». Mais cet allongement, du point de vue du texte, peut bien être qualifié de « vide » […] Je veux
dire par là que lřajout nřajoute rien, quřil ne fait quřaccroître la masse brute du texte, sans du tout
augmenter sa parlance ou sa signifiance. Les explications rendent peut-être lřœuvre plus « claire »,
mais obscurcissent en fait son mode propre de clarté. »336
Si pertinentes quřelles soient pour la traduction littéraire, ces analyses montrent que les
œuvres philosophiques ne se laissent pas si facilement réduire à la catégorie de la prose
littéraire. Tout dřabord parce que, loin de viser le concret, la philosophie vise au contraire
lřabstrait, lřuniversel. Ensuite, parce que lřobscurité souvent légendaire des textes
philosophiques nřest pas un but en soi : la clarification (au moyen de lřallongement ou
dřautres procédés) est souvent une nécessité qui permet au lecteur de suivre une
argumentation ardue, faute de quoi le traducteur peut se voir accusé de ne pas avoir
compris lui-même le texte ou de ne pas avoir su le rendre intelligible pour ses lecteurs.
Nous sommes donc bel et bien dans une dimension différente du processus traductif.
La profondeur des analyses de Derrida, Berman et Meschonnic est telle quřil paraît difficile
dřaller « à contre-sens » et dřadopter le positionnement opposé. Tel est pourtant le point de
vue développé par J.-R. Ladmiral, qui brandit à lřappui des arguments non moins
convaincants… Dans la section qui suit, nous nous intéresserons donc aux analyses qui
Ibid. p. 52
Ibid. p. 54
336 Ibid. p. 56
334
335
Susana Mauduit-Peix Geldart
143
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
sous-tendent la logique dite cibliste, qui aboutit à une conception bien différente en
matière de traduction.
Contre Berman, son « ami personnel et adversaire théorique », comme il se plaît à dire, J.R. Ladmiral plaide pour une approche « cibliste », terme quřil a lui même inventé pour
justifier sa vision de la traduction (faut-il rappeler sa triple « casquette » de philosophe,
traducteur et théoricien de la traduction ?). Alors que les sourciers pratiquent la
traduction littérale, ut interpretes, cherchant lřéquivalence formelle, les ciblistes
traduisent au contraire ut orator, et cherchent lřéquivalence dynamique337. Autrement dit,
au lieu de sřattacher « au signifiant de la langue du texte-source », les ciblistes
« se mettent à lřécoute non pas du signifiant, ni même du signifié, mais du sens (ou de la « valeur »)
dřune parole (au sens de la terminologie saussurienne), cřest-à-dire dřun message ou dřun discours, ou
encore dřun texte, dřune œuvre, quřil sřagira précisément de faire advenir en mettant en œuvre les
ressources propres (idios) à la langue-cible »338.
Au nom du respect de lřaltérité du texte source et du signifiant, les sourciers procèdent à
ce que J.-R. Ladmiral appelle une « philologisation » de la traduction, qui les amène au
recours au calque, à lřemprunt sémantique, à « bousculer » et « culbuter » la langue-cible,
quitte à sacrifier lřexigence de lisibilité339. Cette logique sourcière relèverait de ce quřil
appelle lř« illusion objectiviste de la modernité », illusion qui donne lieu à une sorte de
« fétichisme », de sacralisation du texte-source, qui se trouve ainsi investi dřun statut de
texte classique, canonique, voire théologique. Or, dans la mesure où il est impossible de se
soustraire à la médiation subjectiviste - « nous ne traduisons pas tant un en-soi du texte
original que la lecture que nous en faisons »340 - il convient de reconnaître, selon J.-R.
Ladmiral, la primauté de la réception dřune part,341 et la « valeur » de la langue-cible, quřil
ne faut pas discriminer au profit de la langue-source, considérer quř « elle vaut plus que
[ma] langue, au sein de laquelle je me trouve comme exilé dřelle »342. Cette logique
hiérarchique des langues, qui fait écho à la problématique que nous avons évoquée dans la
première partie, à propos des langues « philosophiques » et des langues « non
J.-R. Ladmiral, « La traduction proligère ? Sur le statut des textes quřon traduit », op. cit.
J.-R. Ladmiral, « Principes philosophiques de la traduction ». In : Encyclopédie philosophique universelle,
t. IV, Le Discours philosophique, J. F. Mattei (dir.), Paris : PUF, 1991, p. 979
339 J.-R. Ladmiral, « La traduction proligère ?… » op. cit. p. 109
340 J.-R. Ladmiral, « Epilegomena ». In : Traduire Transposer Transmettre dans l'Antiquité gréco-romaine,
textes réunis par Bernard Bortolussi, Madeleine Keller, Sophie Minon, Lyliane Sznajder, Paris : Picard, 2009
(coll. Textes, histoire et monuments de l'Antiquité au Moyen Age), pp. 215-223.
341 En vertu dřun axiome emprunté à Thomas dřAquin : « Quidquid recipitur ad modum recipientis
recipitur » « Quoi que ce soit qui est reçu, et reçu sur le mode de celui qui le reçoit ». Saint Thomas dřAquin,
Liber de causis, propositio 10. Cité par J.-R. Ladmiral, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses
conceptuelles », Palimpsestes, n° 16, De la lettre à l'esprit: traduction ou adaptation, 2004, p. 14-30
342 J.-R. Ladmiral, « La traduction proligère ?… » op. cit. p. 110
337
338
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144
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
philosophiques », obéit selon J.-R. Ladmiral à une sorte de « mythologie métaphysique »
du langage qui se traduit par une « déchéance » des langues contemporaines343.
Du point de vue du traducteur et de sa pratique, le fétichisme sourcier représenterait ainsi
une tentation de fuite, une volonté dř« abdiquer sa liberté de traducteur en renonçant à la
subjectivité de son appréciation esthétique et littéraire au profit dřune sorte dřobjectivité
cognitive ou savante plus ou moins imaginaire »344. Elle est aussi une tentative régressive,
qui pousse le traducteur confronté à des difficultés insurmontables à se réfugier dans le
signifiant source, à sřy accrocher comme à un récif censé le conforter dans ses choix et lui
garantir sa fiabilité et sa compétence. Mais ce nřest là encore, nous ne pouvons quřen
convenir, quřune illusion, un mirage qui nous préserve du risque et de lřabîme…
Aussi la stratégie cibliste, orientée vers le lecteur et la langue cible, reste-t-elle, pour J.-R.
Ladmiral la seule voie garante de la qualité en traduction, non seulement philosophique,
mais encore de la traduction en général : « Cřest un effort vers la lisibilité du texte et la
recherche de sa cohérence qui, en règle générale, marquent un projet de traduction
adéquat. »345 Au principe de transparence, dont les sourciers font profession de foi, il
oppose le principe de dissimilation, terme quřil emprunte à la phonétique combinatoire
pour décrire « la pratique interlinguistique du traducteur et le rapport quřil entretient aux
signifiants écrits de ses deux langues de travail »346. Cette pratique consiste, comme il le
souligne de manière expressive, à « lancer le poids plus loin », entendons, à évoluer dans la
langue cible sans se soucier de la forme de la langue source, seule possibilité pour le
traducteur de se « délivrer […] de ses angoisses et de son hypnose face aux signifiantssource »347. Nous verrons plus loin le fondement épistémologique que J.-R. Ladmiral
propose pour justifier son approche.
J.-R. Ladmiral se garde bien toutefois, il convient de le préciser, dřadopter une position
radicale qui imposerait lřapproche cibliste dans tous les cas. Il établit à cet égard une
intéressante distinction entre la traduction initiale et les retraductions successives dřun
texte :
« La tâche dřune première traduction est de faire quřun texte-source « se mette à exister » pleinement,
absolument, dans la langue cible ! et il conviendra de consentir à procéder à certains
accommodements « ciblistes » du texte […]. Mais une fois que le texte existe dans la tradition de
J.-R. Ladmiral, ibid. p. 110. Et J.-R. Ladmiral de citer une phrase symptomatique de G. Mounin :
« Richesse merveilleuse de toutes les langues de départ, pauvreté incurable de toutes les langues dřarrivée,
beautés et perfections manifestées par lřintraduisible génie des langues, insaisissabilité des mentalités
corrélatives… ! » G. Mounin, Linguistique et traduction. Bruxelles : Dessart&Mardaga, 1976, p. 73 (coll.
Psychologie et sciences humaines, 60)
344 Ibid. p. 5-6
345 J.-R. Ladmiral, « Traduire des philosophes ». In : BLOCH O. et MOUTAUX J. (dir.), Traduire les
philosophes, op. cit. p. 71.
346 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op.cit. p. 190
343
347
Ibid.
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145
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
langue-cible, grâce à cette première traduction, commence à sřopérer ce que jřai appelé un certain
travail de « philologisation » des textes au sein de lřinstitution philosophique : on demande plus de
précision, plus de rigueur, plus de littéralité, plus de « scientificité » ; et la seconde traduction va
commencer à « remonter » vers le texte-source et tendre à y « coller ». Ces retraductions seront plus
littérales, plus « sourcières », quitte à ce quřen souffre parfois la dimension de lřénonciation dřune
parole proprement philosophique. »348
Face à cette tendance philologisante dominante, les traducteurs, et surtout les
retraducteurs, mettent souvent en œuvre une logique sourcière qui ne se justifie pourtant
pas toujours, comme nous le verrons.
Les conceptions ciblistes de J.-R. Ladmiral vont dans le sens des conclusions des
théoriciennes de la T.I.T., qui sous-tend lřétude pratique menée dans notre troisième
partie. Aussi nous intéresserons-nous à présent plus spécifiquement à la théorie
interprétative. Précisons toutefois que cette théorie nřest pas conceptualisée dans les
termes dřun « positionnement » puisquřelle présuppose lřadhésion au sens comme seul
drapeau possible pour garantir la réussite de la traduction.
2.2.3. La TIT ou le monde à portée de sens
Rappelons tout dřabord que, parmi les différentes théories contemporaines de la
traduction, les unes sont dites descriptives ou déductives, les autres prospectives ou
prescriptives. Les premières considèrent la traduction comme le résultat dřune série de
procédés linguistiques, esthétiques ou idéologiques quřil sřagit de décrire de façon
objective (linguistique) ou délibérément subjective (herméneutique). Les secondes, en
revanche, sont établies sur la base des remarques des traducteurs dans une optique
normative. Lřapproche sourcière que nous avons décrite dans le chapitre précédent
relèverait des secondes, dans la mesure où elles visent, comme le souligne J. GuilleminFlescher349, un modèle idéal fondé sur la critique et le jugement qualitatif.
A lřopposé, les théories scientifiques ou descriptives fondent leurs conclusions sur
lřobservation neutre des textes traduits : ce courant cherche à déterminer de manière
objective les critères intériorisés qui conditionnent lřactivité traductive et le texte cible (G.
Toury, J. Lambert, J. Guillemin-Flescher, M. Ballard). Il sřagit donc dřune approche
déductive sans vocation normative.
Considérée par ses détracteurs comme une approche éminemment prescriptive, la Théorie
Interprétative de la Traduction (T.I.T) semble occuper une place à part, dans la mesure où
elle sřétait initialement donné pour tâche principale de comprendre le processus cognitif
348
J.-R. Ladmiral, « Traduire des philosophes ». In : O. Bloch et J. Moutaux (dir.), Traduire les philosophes,
op. cit. p. 73
J. Guillemin-Flescher, « Théoriser la traduction », Revue Française de Linguistique Appliquée, n° 2, 2003,
Volume VIII, p. 7-18.
349
Susana Mauduit-Peix Geldart
146
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
qui sous-tend la pratique traduisante (précisons toutefois que par la suite, F. Israël et G.
Roux-Faucard entre autres ont beaucoup travaillé sur la réexpression). Toutefois, dans le
cadre de notre recherche, nous ne nous intéresserons pas tant, ainsi que nous lřavons
précisé ci-dessus, aux mécanismes neuro-cognitifs qui sont à lřœuvre et quřil sřagit de
mettre en évidence, quřau parcours intellectuel du traducteur confronté à la pratique et
aux raisons qui président à ses choix traductifs. A lřinstar de lřapproche prospective que
nous avons analysée dans le chapitre précédent, la TIT vise un modèle idéal de fidélité
traductive ; toutefois, à la différence de la logique sourcière, ses réflexions sřinscrivent,
non point dans une dynamique de lřimmanence, mais plutôt dans une dynamique
pragmatique et ontologique dont il sřagit de montrer lřintérêt méthodologique, et qui va
dans le sens des considérations développées, à peu près au même moment, par J.-R.
Ladmiral. Non point que nous souscrivions à une démarche résolument prescriptive qui se
donnerait pour tâche dřémettre des recommandations à suivre absolument dans la
pratique : une telle ambition ne saurait conquérir droit de cité en traductologie, encore
que, souligne Berman, « cřest un trait commun à toutes les « théories » de la traduction que
dřêtre prescriptives, normatives, même lorsquřelles prétendent rester neutres et
objectives »350. La théorie du sens, malgré les critiques acerbes dont elle a fait lřobjet, offre
à nos yeux des éléments de réflexion fort pertinents qui sřinscrivent dans la logique
cibliste. Rappelons-en brièvement les principes.
Comme le souligne avec pertinence C. Laplace351, la TIT est née dřune démarche
essentiellement empirique, bâtie sur lřexpérience pratique dřinterprète de sa fondatrice,
Danica Seleskovitch. Nřétant à la base ni linguiste ni philosophe, Seleskovitch ne part pas
dřune théorie de la langue ou du langage pour en déduire les principes dřune théorie de la
traduction, mais, à lřinverse, elle sřappuie sur lřanalyse dřune pratique professionnelle
réussie pour exposer le processus mental qui la sous-tend : de là découleront une théorie
de la traduction et une théorie du langage dans laquelle la langue sera réduite à un rôle
instrumental. « Cřest à leur enracinement dans le champ de lřobservable que ses
conclusions doivent leur force de conviction » écrit C. Laplace, qui qualifie la démarche
seleskovitchéenne dř« herméneutique de lřempirisme ».
Interprète expérimentée, désireuse de transmettre son savoir-faire aux jeunes générations,
ce qui la conduira à fonder lřESIT en 1957, Seleskovitch part dřun postulat en apparence
banal : lřopération de traduction352 ne porte pas sur les langues en présence, mais sur la
transmission du sens. Ce faisant, elle prend le contrepied des théories linguistiques ou
comparatives de la traduction (Vinay et Dalbernet, Mounin, Catford), procédant à une
A. Berman, Pour une critique des traductions, op.cit. p. 50
C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction . Paris : Didier Erudition, 1994, p. 184
352 Nous utilisons ici le terme de traduction au sens large ; précisons que, au début, Seleskovitch restreint son
champ de recherche à la traduction orale, cřest-à-dire, à lřinterprétation.
350
351
Susana Mauduit-Peix Geldart
147
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
certaine « désacralisation de la langue ». En effet, tout acte de traduction ou
dřinterprétation faisant intervenir deux langues, la langue source (celle à partir de laquelle
on va traduire) et la langue cible (la langue dans laquelle le texte va être réexprimé), la
traduction a été longtemps considérée comme une affaire de langues. La TIT, au contraire,
postule quřil faut aller au-delà des langues, que la traduction ne consiste pas à « traduire »
ou « transposer » les mots de lřoriginal vers la langue cible, mais à saisir le sens du message
que les textes ou les discours véhiculent. Autrement dit, la traduction nřest pas un exercice
purement linguistique, mais un acte de communication à part entière. Traduire, cřest
premièrement comprendre lřautre, son vouloir dire, deuxièmement garder une trace
mnésique très largement déverbalisée de ce compris et troisièmement le reformuler grâce
à un autre outil linguistique.
Dès lors que la TIT se positionne dans une logique de communication, lřobjet de la
traduction nřest plus le dire, nřest plus la langue, nřest plus lřexpression linguistique, mais
le vouloir-dire dřun locuteur dans un contexte situationnel complexe, vouloir dire qui a
pris forme dans un acte de langage. Ce sur quoi va porter lřopération de traduction, ce ne
sont plus les mots seuls mais la totalité de ce vouloir dire dont seule une partie a été
clairement explicitée, compte tenu du savoir partagé présupposé entre les acteurs réels ou
virtuels de la situation de communication. Lřexercice consistera donc à « oublier » les mots
pour ne retenir que le sens, à apprendre à se détacher des structures grammaticales et
morphologiques de la langue source pour sřexprimer avec fluidité dans la langue cible.
Nous verrons plus loin ce quřil faut concrètement entendre par ces notions clé de « sens »
et de « vouloir-dire ».
La conception séleskovitchienne, qui présuppose lřindépendance (fût-ce relativement) de
la pensée par rapport au langage, comme nous le verrons - mais aussi la possibilité de
reconstituer le vouloir dire, dřaccéder à lřimplicite - aboutit à un schéma traductif en trois
phases : compréhension, déverbalisation, reformulation. Nous en étudierons les enjeux au
chapitre 3.2.

Langue, parole, discours
Pour Seleskovitch en effet, la pensée en germe est non verbale et la langue nřest que
lřinstrument qui permet à notre compétence langagière de développer cette pensée
germinale, de la préciser et de lui donner forme :
« Elle [la parole] aide à penser […]. On ne choisit pas ses mots ou ses expressions au préalable ; ceuxci, en venant, fixent la pensée qui sřécoute et sřentend elle-même et qui en profite pour se préciser et
se développer, de sorte que lřon pense mieux en parlant quřau stade de la pensée non formulée. »353
D. Seleskovitch, Lřinterprète dans les conférences internationales, Ŕ cité par C. Laplace, Théorie du
langage et théorie de la traduction, op. cit. p. 190
353
Susana Mauduit-Peix Geldart
148
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Seleskovitch distinguera donc, au début, deux niveaux : le niveau de la langue entendue
comme code, et le niveau de sa mise en œuvre, lřacte de parole spontané, quřelle désignera
tour à tour, comme le souligne C. Laplace, sous les termes de « langage oral », de « parole »
et enfin de « discours », terme quřelle finira par adopter pour se démarquer de la
distinction saussurienne langue/parole, mais aussi dřautres courants linguistiques : « Nous
utilisons le terme « discours » pour éviter toute confusion avec des termes marqués par
différentes écoles linguistiques, tels que parole, acte de parole, phrase, énoncé, analyse (de
la langue) du discours, etc. »354
Le niveau de la langue est celui des mots, considérés isolément, cřest-à-dire hors contexte.
Le sens réel, celui quřil sřagit de comprendre, nřapparaît que lorsque la chaîne discursive
est produite dans un contexte, autrement dit, mise en relation avec une situation de
communication. Cřest le niveau du discours355, qui seul permet au traducteur de lever la
polysémie des mots et lřambiguïté des phrases pour atteindre le sens.
La contextualisation (niveau du discours) ou la décontextualisation (niveau de la langue)
introduit une alternative dans la démarche du traducteur, entre la traduction linguistique
(traduction des mots sans référence au contexte) et la traduction interprétative, qui
sřattelle à rechercher le sens du message au travers et au-delà des mots qui lřexpriment, et
qui est lřobjet même de lřopération traduisante.
Lřanalyse de théories de Seleskovitch et de J.-R. Ladmiral fait ressortir un véritable
« cousinage intellectuel » dont se réclame du reste J.-R. Ladmiral lui-même356, tant il est
vrai que leurs travaux respectifs apparaissent quasi-simultanément dans le paysage
traductologique. Sur le plan méthodologique, il sřagit dřune logique orientée vers la langue
cible, que la TIT étendra, du contexte particulier de lřinterprétation de conférence dans
lequel elle est née, à la traduction des textes pragmatiques et techniques en général, puis
aux textes littéraires.
Si ce modèle est jugé adapté, sans réserves, à la traduction des textes pragmatiques, sa
logique semble moins évidente dans le cas des textes littéraires, dont la richesse est
largement tributaire du style de lřécrivain, de la forme du texte. Le principe de la
déverbalisation, prôné par la TIT, a été souvent jugé inadapté, pour ne pas dire
incompatible, avec la traduction dite littéraire, comme nous le verrons ci-après. Laquelle,
de ces deux logiques, est supposée être plus pertinente dans le cas de la traduction
D. Seleskovitch, M. Lederer, Pédagogie raisonnée de lřinterprétation. 2ème édition, Communautés
européennes : Didier Erudition/Klincksieck, 2002, p. 244
355 Précisons que, après lřadoption du terme « discours », Seleskovitch réserve le terme « parole » pour
désigner « lřutilisation des moyens linguistiques en dehors de toute véritable situation de communication ». Ŕ
C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction, op. cit. p. 276
356 Cf. lřarticle de J.-R. Ladmiral « Cousinages intellectuels ». In : ISRAEL F. et LEDERER M.(éds.), La
Théorie Interprétative de la Traduction, T.I : Genèse et développement, Paris-Caen : Lettres modernes
Minard, 2005, pp.141-163
354
Susana Mauduit-Peix Geldart
149
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
philosophique ? Telle est la question que nous nous proposons dřaborder dans le chapitre
suivant.
Il convient cependant de préciser que nous nous interdirons, dans les développements qui
suivent, toute prise de position radicale dans un sens ou dans lřautre. Il ne sřagit pas, en
effet, de prôner une approche résolument sourcière ou résolument cibliste, mais
seulement dřidentifier les éléments qui plaident en faveur dřune méthode à dominante
sourcière ou à dominante cibliste dans le cas de la traduction philosophique.
Susana Mauduit-Peix Geldart
150
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 3 - Traduire la philosophie : la logique du
sens
« Les simples traductions possèdent cette propriété
quřelles peuvent causer un grand discrédit lorsquřelles
sont mal faites, et que, bien faites, elles ne valent
guère de louanges à leur auteur. »357
3.1. Considérations théoriques : sens et effet de sens
Aucune traduction nřétant parfaite, il est certes toujours possible de trouver des arguments
en faveur de chacune des positions analysées ci-dessus, à savoir, la position sourcière et la
position cibliste. Menant par exemple une analyse comparative dans le domaine littéraire,
de deux traductions sřinscrivant dans la logique sourcière et dans la logique cibliste
respectivement, G. Roux-Faucard constate dřabord que la traduction sourcière permet,
selon ses partisans, de respecter lřoriginalité du texte, dřen préserver la couleur et
lřétrangeté, sřinterdisant dřen gommer les maladresses ou dřen modifier la formulation au
nom de lřesthétique de la langue cible (sans oublier quřelle sřavère également « féconde »
pour la langue cible, quřelle enrichit de son lexique et de sa syntaxe). Mais ce type de
traduction ne va pas sans risques : selon G. Roux-Faucard, le lecteur, désorienté, est
contraint de tâtonner dans lřobscurité du sens pour en cerner un, et peut de ce fait se
forger une image déformée de la culture dřorigine. La traduction cibliste, au contraire,
sřefforce dřaboutir à un texte autonome, évitant les « interférences qui risqueraient de
fragiliser la structure globale de la langue traduisante et son unité »358. Sans doute peut-on,
comme le fait Berman, lui reprocher son caractère ethnocentrique et hypertextuel ; reste
que ce type de traduction ne se veut pas moins fidèle au style de lřoriginal, quřelle sřefforce
de reproduire sur la base de la notion dřéquivalence ou dřeffet comparable.
Force est de constater, malgré les développements convaincants des partisans de la logique
sourcière, que la question ne se pose pas à lřidentique dans le cas de la traduction littéraire
et dans celui de la traduction philosophique. Tout dřabord parce que, comme le souligne
Rochlitz, « dans ce dernier cas, il ne sřagit pas en premier lieu de traduire une manière de
dire, mais Ŕ selon le terme de Benjamin Ŕ la communication, qui nřest pas ici « quelque
Hobbes, Préface à la traduction de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, Œuvres, XII-1, Hérésie et
histoire, Paris : Vrin, 1993, p. 128 Ŕ cité par F. Lessay, « Hobbes : questions de traduction », op. cit. p. 540.
358 G. Roux-Faucard, Poétique du récit traduit. Paris-Caen : Lettres Modernes Minard (Cahiers Champollion
N° 11), 2008, p. 168
357
Susana Mauduit-Peix Geldart
151
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
chose dřinessentiel » si tant est quřelle le soit vraiment dans la traduction poétique »359.
Dans quels termes faut-il, dès lors, formuler cette problématique ?
3.1.1. Ni sourcier ni cibliste ? Question d’effet...
Refusant de sřenfermer dans cette opposition irréductible, certains préconisent une
approche intermédiaire qui se veut conciliatrice, se déclarant à la fois sourcier et cibliste,
ou, si lřon veut, ni sourcier ni cibliste. B. Bourgeois estime par exemple que, si légitime que
puisse être la vocation sourcière de respecter la langue et lřauteur source, il ne faut pas
pour autant rendre la langue de traduction « étrangère à elle-même » : « La langue de
traduction Ŕ sa culture et son esprit Ŕ constitue le fond, le sol, lřélément même dans lequel
la traduction inscrit comme une figure frappante, étrange, étrangère, le texte traduit. »360
Aussi B. Bourgeois propose-t-il dřintroduire, entre les deux médiatisations conceptualisées
par Schleiermacher, un troisième médiateur qui assurerait la rencontre de lřauteur et du
lecteur en leur faisant parcourir chacun un bout du chemin, plus long toutefois pour le
lecteur que pour lřauteur. Cřest parce que la philosophie vise lřabsolument universel que le
traducteur philosophique peut envisager et même supporter, précise B. Bourgeois, de faire
violence à sa propre langue ; mais cřest aussi cette quête de lřuniversel qui annule la
nécessité absolue de se plier à la langue autre :
« Philosopher, cřest bien, pour lřhomme, dans sa culture même, vouloir sortir à chaque instant de
celle-ci, lřassumer négativement en sřemployant à lui faire exprimer dans sa nécessaire particularité
lřuniversel lui-même. La philosophie est bien cette manifestation culturelle dans et par laquelle une
culture se nie elle-même […]. Pour toute pensée, sřarracher à son expression culturelle première, cřest
être plus encore la pensée vraie quřelle veut être. »361
De ce point de vue, la traduction reste, comme nous lřavons déjà évoqué, le tremplin idéal
pour asseoir la légitimité dřune doctrine ou dřune pensée.
Pour B. Bourgeois, ce positionnement intermédiaire entre les deux méthodes prônées par
Schleiermacher362 est la seule voie possible, malgré le sacrifice quřelle représente, pour
œuvrer « au développement de la philosophie universelle » ; tâche ingrate sřil en est, qui
R. Rochlitz, op.cit. p. 1014.
B. Bourgeois, « Traduction philosophique et échange culturel », op. cit. p. 477.
361 Ibid. p. 478-479 [Nous soulignons]
362 Rappelons toutefois que Schleiermacher déclarait impossible toute solution intermédiaire : « Les deux
chemins sont à tel point complètement différents, quřun seul des deux peut être suivi avec la lus grande
rigueur, car tout mélange produirait un résultat nécessairement fort insatisfaisant, et il serait à craindre que
la rencontre entre lřécrivain et le lecteur nřéchoue totalement. » Schleiermacher, Des différentes méthodes
de traduire, op. cit. p. 49
359
360
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152
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
fait du traducteur un simple ouvrier, mais un « bon ouvrier » : « Ce sont plus dřune fois de
bonnes traductions des grands philosophes qui ont suscité les grands philosophes. »363
Toujours est-il que, si le texte philosophique a pour objet fondamental de transmettre et
faire comprendre une doctrine, il paraît difficile de contester la pertinence de la démarche
cibliste, et ce parce que, comme nous lřavons vu, la traduction philosophique ne saurait
être assimilée purement et simplement à la traduction littéraire. « Une traduction
littéraire, écrit encore R. Rochlitz,
peut-être bonne même si la recréation quřelle représente rend lřoriginal méconnaissable ; une
traduction philosophique qui déplace la problématique du texte le falsifie. De nombreux textes
philosophiques sont écrits de telle façon que le traducteur doit faire preuve dřun talent littéraire ; il
reste que, là encore, sa liberté de recréation est limitée ; il ne sřagit pas pour lui de produire un effet de
lecture comparable, mais un effet de sens strictement analogue. »364
De ce point de vue, la traduction philosophique semble plus facilement assimilable à la
traduction technique, car le sens est certainement lřélément fondamental et prioritaire en
traduction philosophique. Nřoublions pas cependant que le rôle de lřécriture, de la forme,
est tout autant constitutif de la pensée, comme lřont montré F. Cossutta et D.
Maingueneau, en quoi elle se rapproche des textes littéraires…
Retour à la case départ ? Il convient de préciser que la forme dřun texte philosophique ne
joue pas pour autant le rôle « esthétique » quřelle revêt dans les textes littéraires, sauf peutêtre dans les écrits de certains philosophes particulièrement « lyriques », comme
Kierkegaard ou Leopardi… Si lřécrit littéraire produit avant tout un effet de lecture qui
relève de lřémotion, de lřaffectivité, lřeffet ressenti à la lecture dřun texte philosophique
nřest pas du même ordre, puisquřil sřagit dřun effet plutôt intellectuel. De ce point de vue,
le traducteur, tenu de reproduire ou de transmettre lřeffet en question, dispose dřune
liberté de recréation plus limitée que le traducteur littéraire, mais plus contraignante que
le traducteur technique : il sřagit ici de saisir et de recréer le mouvement spéculatif de
lřargumentation, de reproduire un effet, non point purement informatif (comme pour les
textes techniques et scientifiques) ou esthétique (comme pour les textes littéraires et
poétiques) mais plutôt dialectique365. Telle est sans doute la condition nécessaire au respect
de lřintention de lřauteur qui vise lřadhésion du lecteur à son système.
363
364
Ibid. p. 480
R. Rochlitz, op.cit p. 1019. [Nous soulignons]
365
Faute dřun qualificatif plus approprié, nous employons ce terme, non point au sens péjoratif quřil a pu
revêtir au cours de lřhistoire de la philosophie, ni au sens précis quřil prend au sein des différents systèmes
philosophiques (Platon, Aristote, Scolastique, Kant, Hegel, Marx) mais dans un sens général, pour désigner
les étapes parcourues par lřesprit dans sa quête dřune vérité quřil ne trouve quřau terme dřun ensemble de
procédés argumentatifs. Nous verrons plus loin les contraintes spécifiques que la transmission de cet effet
dialectique pose au traducteur.
Susana Mauduit-Peix Geldart
153
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Cet effet dialectique de sens quřil importe de préserver dans la langue cible impose certes
la nécessité de déployer la plus grande rigueur argumentative, mais reste soumis à
lřinterprétation subjective, plus ou moins fidèle, plus ou moins précise, quřen fait le
traducteur. La reconstitution du sens dřun texte philosophique est une tâche des plus
ardues, qui donne souvent lieu à toutes sortes de controverses et de polémiques au sein de
la communauté des spécialistes. En témoignent par exemple les spéculations de Heidegger
autour de la parole dřAnaximandre366, ou encore la querelle qui opposa Alquié à Gueroult à
propos du cartésianisme (voir infra p. 412-413).
Dans le domaine littéraire, nul ne conteste en effet la part de subjectivité qui entoure la
lecture dřun texte et, par voie de conséquence, la lecture nécessairement partielle que
propose le traducteur à ses destinataires, lecture qui passe par le prisme de son vécu
personnel, de sa culture et de ses choix traductifs. Au demeurant, cette part de subjectivité
fait en quelque sorte le charme de lřécriture littéraire, bien quřelle puisse être perçue, en
ce qui concerne la traduction, comme un handicap ou une contrainte qui entrave lřaccès à
lřunivers linguistique et stylistique de lřauteur dans sa pureté originale.
Comment évaluer cette part de subjectivité dans le domaine philosophique ? A ses débuts,
la TIT ne prenait pas en considération la diversité typologique des textes à traduire et
faisait du sens une entité univoque, objectivement saisissable. Par la suite, F. Israël, à la
recherche des fondements permettant de démontrer la validité de la TIT dans le domaine
de la littérature, établira une distinction fort pertinente entre le sens notionnel et le sens
émotionnel367. Laquelle, de ces deux composantes, est privilégiée dans le domaine
philosophique ? Si la dimension émotionnelle reste certes une composante secondaire,
voire inexistante dans ce domaine368, il convient en revanche de souligner que le sens
notionnel, pour sa part, ne se laisse pas facilement saisir. En effet, la complexité des textes
et la difficulté de leur interprétation rend le sens dřautant plus fluctuant, obscur et
incertain que les commentateurs, déployant un talent spéculatif sans bornes, trouvent
souvent les arguments les plus convaincants, aussi bien en faveur quřà lřencontre de telle
ou telle thèse. Que devient, dès lors, le sens prétendument « objectif » de la TIT ? Quel est
ce « sens » qui fait lřobjet de lřopération traduisante ?
366
Cette parole, aussi belle quřénigmatique, dit : « D'où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles
doivent sombrer en perdition, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice,
selon l'ordre du temps. » Citée par M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris : Gallimard, 1997,
p. 387.
367 F. Israël, «Traduction littéraire et théorie du sens », op. cit.
368 Encore que certains philosophes parviennent à émouvoir par le lyrisme de leur écriture.
Susana Mauduit-Peix Geldart
154
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
3.1.2. En quête du sens « idéal »
3.1.2.1. Le sens, entité objective ou subjective ?
Pour tenter de comprendre et de répondre à cette question épineuse, commençons par
rappeler deux passages particulièrement évocateurs, extraits des écrits de Seleskovitch.
Dans un article intitulé « La traductologie entre lřexégèse et la linguistique », Seleskovitch
écrit :
« […] le sens qui sřattache naturellement et spontanément aux manifestations sensibles des paroles
individuelles sřy attache de la même façon pour tous ceux à qui sřadressent ces paroles, que, sřil est
immatériel le sens est néanmoins objectif, que, individuel et inédit il est néanmoins ontologique car
interprété de la même façon par tous. »369
Pas de doute, le sens est pour Seleskovitch une entité objective, car une conception
subjectiviste qui subordonnerait le sens au tempérament ou à lřémotivité des consciences
individuelles aboutirait à une incommunicabilité, une intraduisibilité de principe qui
invaliderait radicalement tous les fondements de son édifice conceptuel. Ce sens objectif a
pour corollaire la nécessité de se soustraire à la tentation de lřexégèse, Seleskovitch allant
jusquřà affirmer que cette obligation dessine les limites de lřactivité traduisante :
« Le sens dřune phrase cřest ce quřun auteur veut délibérément exprimer, ce nřest pas la raison pour
laquelle il parle, les causes ou les conséquences de ce quřil dit. Le sens ne se confond pas avec les
mobiles ou des intentions. Le traducteur qui se ferait exégète, lřinterprète qui se ferait herméneute
transgresserait les limites de ses fonctions. »370
Mais comment comprendre, alors, le passage suivant ?
« Le postulat sur lequel sont fondées nos recherches est le suivant : lřinformation fournie par le dire est
nécessairement interprétée par celui à qui sřadresse le discours, qui en est ainsi en toutes circonstance
lřexégète. Ce postulat, qui sous-tend la théorie de lřinterprétation, est aussi celui quřil convient de
mettre à la base de toute théorie de la traduction et de toute théorie du sens. »371
Une telle position ne peut que faire sursauter le traducteur philosophique, souvent un
spécialiste de lřauteur ou de la doctrine qui propose sa propre version et sa propre
interprétation du texte. Le voudrait-il quřil ne pourrait pas faire autrement : empreint de
subjectivité et écrit dans une langue souvent très obscure, comme nous lřavons souligné
369
Seleskovitch, « La traductologie entre lřexégèse et la linguistique ». In : SELESKOVITCH D., LEDERER
M., Interpréter pour traduire, 4ème édition, Paris : Didier Erudition/Klincksieck, 2001, p. 272 [Nous
soulignons].
370 Ibid. p. 269
371 Seleskovitch, « De lřexpérience aux concepts ». In : SELESKOVITCH D., LEDERER M., Interpréter pour
traduire, op.cit. p. 74. [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
155
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
dans la première partie, le texte philosophique, lors même quřil aborde des questions
universelles, nřa rien dřun discours scientifique et objectif qui révélerait des évidences
démontrables, et ce, malgré sa prétention secrète à y parvenir. Sřil se prête à une
multiplicité dřinterprétations, cřest précisément parce quřil nřest pas assimilable au
discours technique et scientifique372, comme le souligne J. Delisle :
« [le texte pragmatique] est plus dénotatif que connotatif ; il renvoie à une réalité plus ou moins
objectivée ; il a pour but principal de communiquer une information ; il donne lieu généralement à
une seule interprétation ; il se formule parfois dans un langage codifié ; il a une utilité immédiate et
souvent éphémère ; enfin il est plus ou moins didactique. »373
Mais revenons-en aux deux extraits de Seleskovitch cités ci-dessus. Les phrases que nous
avons soulignées, à savoir « le traducteur qui se ferait exégète, lřinterprète qui se ferait
herméneute transgresserait les limites de ses fonctions » et « lřinformation fournie par le
dire est nécessairement interprétée par celui à qui sřadresse le discours, qui en est ainsi en
toutes circonstance lřexégète » constituent une véritable aporie dont nous serions bien en
peine de sortir sans la remarquable précision de lřanalyse terminologique menée par C.
Laplace.
Premièrement, la notion dřexégèse a subi, dans lřesprit de Seleskovitch, une évolution
sémantique que C. Laplace374 traque et décrit pour nous permettre de saisir la cohérence
dřune pensée plus que contradictoire de prime abord. Dans ses premiers écrits Ŕ
Lřinterprète dans les conférences internationales, De lřexpérience aux concepts Seleskovitch utilise le terme exégèse pour rendre compte du travail de déverbalisation et
reverbalisation opéré par le traducteur, la reverbalisation étant entendue comme une sorte
dř« explicitation dans lřautre langue du sens assimilé »375. Cřest en ce sens, insiste C.
Laplace, quřil faut comprendre le terme exégèse, et non point au sens de glose ou de
commentaire.
372
La spécificité du discours scientifique par rapport au discours technique sur ce plan mérite cependant
dřêtre soulignée. A. Brisset sřest par exemple efforcée de montrer la part de subjectivité qui peut être
attachée à ce type de discours, dans une étude sur la traduction française du célèbre ouvrage de Darwin,
Lřorigine des espèces. Clémence Royer, sa première traductrice, aurait orienté lřinterprétation du texte vers
un sens lamarckien complètement absent du discours de Darwin. Voir à ce sujet A. Brisset, « Le traducteur,
sujet du sens. Discours scientifique et conflit de représentations ». In : LEDERER M. (dir), Le sens en
traduction, actes du colloque de Paris : 2-3 juin 2005. Caen : Lettres modernes Minard, 2006, pp. 21-35
(Cahiers Champollion, n° 10).
373 J. Delisle, L'analyse du discours comme méthode de traduction . Ottawa : Presses de l'Université d'Ottawa,
1980, pp. 32-33 [Nous soulignons]
374 C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction , op. cit. p. 249
375
Ibid.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Cette dernière acception est en revanche retenue dans les écrits postérieurs à 1980, et le
terme désigne alors, dans le langage de Seleskovitch, le seuil à ne pas franchir pour
préserver lřobjectivité du sens :
« Où sřarrête lřinterprétation des signes linguistiques qui produit un sens ? Elle sřarrête à la prise de
conscience de ce que les signes signifient en une occurrence de parole donnée, et qui ne leur reste pas
attaché de façon durable ; elle ne va pas jusquřà lřexégèse qui dépassant lřontologique atteindrait
lřindividu. »376
Deuxièmement, à la décharge de Seleskovitch, C. Laplace377 souligne que la fondatrice de
la TIT a à lřesprit, lorsquřelle défend lřobjectivité du sens, les textes pragmatiques et
techniques quřelle a lřhabitude dřinterpréter (au sens de traduire) dans le cadre des
conférences internationales, et non, assurément, la traduction de la Phénoménologie de
lřEsprit de Hegel (sans doute lřun des textes les plus ardus qui soit) ou dřun poème, encore
que certains textes techniques ou juridiques puissent aussi faire parfois lřobjet
dřinterprétations diverses, voire contradictoires. Mais à quoi tient, alors, la visée
généralisante de cette théorie ? La traduction philosophique en constituerait-elle
lřexception, en marquerait-elle les limites ?
A lřinstar de C. Laplace, nous considérons que la difficulté de saisir le sens ne permet pas
forcément de conclure à sa non objectivité. Il nřen reste pas moins que le sens, comme le
souligne F. Israël378, est une entité « instable » car tout texte comporte un degré plus ou
moins important de plurivocité. Il va de soi que cette plurivocité, et lřindétermination du
sens qui en découle, si elle est à lřœuvre en toute rigueur dans tout discours, concerne en
particulier certains types de textes ou de discours que U. Eco dit « ouverts »379, cřest-à-dire
qui, à la différence des textes « fermés », se prêtent, de par leur structure, à des lectures ou
à des interprétations multiples. Le discours philosophique, comme nous lřavons vu, est un
lieu privilégié de lřinstabilité du sens et du « conflit des interprétations », pour reprendre
lřexpression de Ricœur.
376
D. Seleskovitch, « La traductologie entre lřexégèse et la linguistique ». In : SELESKOVITCH D., LEDERER
M., Interpréter pour traduire, op.cit. p. 269
377 C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction , op. cit. p. 210
378 F. Israël, « Souvent sens varie : le traducteur face à lř « instabilité » du sens ». In : LEDERER M. (dir.), Le
sens en traduction, actes du colloque de Paris, 2-3 juin 2005. Caen : Lettres modernes Minard, 2006, p. 11-20
379 U. Eco, Lector in fabula. Paris : Grasset, 1985, p. 73 (cité par F. Israël, ibid. p. 13)
Susana Mauduit-Peix Geldart
157
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
3.1.2.2. L’instabilité du sens
Reprenant les analyses dřU. Eco F. Israël, qui sřattelle à démontrer la validité de la TIT
pour la traduction littéraire, souligne que cette instabilité du sens relève à la fois de
lřintentio auctoris, de lřintentio operis et de lřintentio lectoris. De lřintentio auctoris, en
raison surtout de lřimplicite et du principe dřéconomie du langage, qui préfigurent la
compréhension du dit (pour la TIT, la notion de lřimplicite joue dřailleurs un rôle
déterminant dans le processus dřappréhension du vouloir dire Ŕ voir infra, section 3.2.3.1.
de la deuxième partie) ; de lřintentio operis, car, une fois écrit, le sens dřun texte évolue
pour son propre compte et son horizon dépasse, comme le soulignent les tenants de
lřherméneutique, Ricœur et Gadamer Ŕ le sens premier et lřintention de lřauteur ; enfin, et
surtout, de lřintentio lectoris, donnée désormais admise comme la variable fondamentale
jouant dans la compréhension et lřinterprétation dřun texte :
« Tout ce qui est échafaudé par le locuteur reste lettre morte sans lřintervention dřun sujet
interprétant, le sens à proprement parler ayant besoin pour se constituer de la mise en relation du
texte avec le lecteur, autrement dit, de la médiation dřune conscience individuelle. »380
Lřintentio lectoris, poursuit F. Israël, peut modifier radicalement lřorientation du sens dřun
texte, car la lecture est nécessairement empreinte de la subjectivité du sujet Ŕ son vécu, ses
connaissances générales, son idéologie Ŕ et de son esprit critique. « […] lorsquřil aborde le
texte de façon plus rationnelle, le sujet interprétant pose sur lui un regard informé,
structuré par un certain nombre dřa priori personnels et collectifs. »381 Dans le domaine
philosophique, lřesprit critique du traducteur-philosophe et, surtout, lřaffinité ou la
divergence doctrinale quřil entretient vis-à-vis de son auteur, comme nous lřavons vu cidessus, détermineront dans une large mesure son interprétation du texte et a fortiori sa
traduction, qui sřen trouvera, selon le point de vue, enrichie ou « restreinte ». Par la
pratique généralisée de la glose et de lřexégèse, ces « microlectures qui consistent à
examiner minutieusement le moindre détail philologique ou doctrinal »382, la traduction
philosophique illustre particulièrement le phénomène de lřinstabilité du sens et des
déplacements dont il peut faire lřobjet, tant il est vrai que le traducteur ne saurait faire
lřéconomie dřune interprétation indispensable à la compréhension (et à la reformulation)
dřun sens.
Comment faut-il dès lors comprendre, appliqués à lřobjet qui nous occupe, les impératifs
(assez catégoriques, il faut bien le dire !) posés par Seleskovitch et sa théorie interprétative
de la traduction ?
Pour répondre à cette question, F. Israël prône la nécessité de réduire au minimum
lřintentio lectoris, car le traducteur « nřa pas à sřimmiscer dans le propos ni à donner son
F. Israël, « Souvent sens varie… » op. cit. p. 14
Ibid. p. 15
382 Ibid. p. 16
380
381
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
avis », il sřagit « dřinterpréter sans parti pris le dire »383. Le sens relevant de lřintentio
lectoris reste extérieur à lřopération de traduction : le traducteur se borne à transmettre le
sens qui relève du dire de lřauteur, de lřintentio auctoris et de lřintentio operis, le sens
stable, que F. Israël qualifie de « littéral » (ce qui ne veut pas dire que cette transmission
soit opérée selon une méthode « littérale » !). La liberté du traducteur se déploierait donc,
non point lors de la phase de compréhension et du traitement du sens, mais lors de la
phase de reformulation :
« Le sujet traduisant ne peut servir les idées de lřautre quřau prix de son propre effacement […]. Cřest
dans lřénonciation, et non dans le traitement du sens lui-même que sřexprime la créativité du
traducteur. Toutefois, même sur ce plan, sa liberté nřest pas totale puisquřil lui faut respecter le
rapport initial entre sens et forme, entre le notionnel et lřémotionnel. »384
Quand il évoque ici le partage entre le notionnel et lřémotionnel, F. Israël a dans lřesprit
essentiellement, comme nous lřavons vu, la traduction littéraire. Mais le respect du
« rapport initial entre sens et forme » a aussi ses exigences et contraintes particulières en
traduction philosophique, ce en raison de la notion dřinvestissement générique de F.
Cossutta évoquée ci-dessus, que nous aurons lřoccasion dřillustrer.
3.1.2.3. Sens linguistique et sens herméneutique
Se plaçant davantage du point de vue de la traduction philosophique, son fief
« praxéologique », J.-R. Ladmiral souligne également que la mission du traducteur consiste
à transmettre le sens linguistique, cřest-à-dire le sens que prend un énoncé, quřil convient
de distinguer du sens herméneutique ou philosophique, qui élargit et dépasse le sens
linguistique par lřappropriation subjective (lřintentio lectoris de U. Eco) quřen fait le
lecteur : « La tâche du traducteur, cřest bien évidemment de rendre le sens linguistique du
texte lui-même (To), tout en essayant de ne pas fermer lřaccès à lřensemble des horizons
sur lesquels débouche implicitement ce texte et qui appelleront une herméneutique du
Sens. »385 A quoi J.-R. Ladmiral ajoute que cřest trop demander… et nous en convenons.
Dire que la tâche du traducteur consiste à transmettre le sens linguistique est une
affirmation propre à faire hérisser les cheveux des tenants de la TIT, qui condamnent,
comme nous lřavons vu, la méthode de traduction qui sřattache à la chaîne des signifiants
linguistiques. Mais il ne sřagit là que dřune question de terminologie, car le sens
linguistique de J.-R. Ladmiral semble correspondre bel et bien au sens « objectif » dont
parle Seleskovitch. Toutefois, lřaffirmation selon laquelle ce sens est « interprété de la
même façon par tous » reste énigmatique (pour ne pas dire maladroite), surtout dans ce
royaume de lřobscurité quřest la traduction philosophique. Ici plus quřailleurs, le
383
384
Ibid. p. 16-17
Ibid. p. 19
J.-R. Ladmiral, « Lřempire des sens ». In : LEDERER M. (dir.), Le sens en traduction, actes du colloque de
Paris, 2-3 juin 2005. Caen : Lettres modernes Minard, 2006, p. 113
385
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159
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
traducteur en est le plus souvent réduit à traduire, non pas LE sens, ni même un sens, mais
le sens quřil comprend, en vertu notamment du théorème que J.-R. Ladmiral appelle de la
dialectique du décalage386. Tant il est vrai quřil semble en toute rigueur difficile, sinon
impossible, de restituer, en traduction philosophique, le sens « intact » que M. Lederer
appelle de ses vœux :
« Pour transmettre les idées, elle [la traduction] ne peut se contenter de transposer la marque
elliptique qui les fait comprendre dans la langue première. Pour rendre intelligible le sens original,
elle doit, après lřavoir cerné, le séparer soigneusement de lřenveloppe verbale première pour le
recouvrir de lřenveloppe appropriée dans lřautre langue. La clarté du message quřelle transmet dépend
de lřadéquation de la parole nouvelle à la logique de composition des énoncés dans la langue seconde.
Enfin, il sřagit, nous lřavons vu, non dřinterpréter le sens du texte mais dřinterpréter le texte pour en
restituer le sens intact. »387
Il nřen demeure pas moins que le sens philosophique est, comme le souligne J.-R.
Ladmiral, « objectivable », point de rencontre « entre la singularité idiosyncratique dřun
Auteur [sic] et lřuniversalité dřune réflexion à laquelle elle renvoie chez chacun de
nous »388. Aussi le traducteur philosophique, ajoute J.-R. Ladmiral, est-il généralement en
mesure, contrairement aux traducteurs littéraires, de justifier ses choix de traduction sur la
base dřarguments rationnels.
Ce clivage entre traduction littéraire et traduction philosophique nřimplique pas pour
autant que la transmission de cet « effet de sens » dont parle R. Rochlitz soit une entreprise
aisée, ou moins « méritoire » que la transmission de lřeffet esthétique réclamé par la
littérature, même si lřintuition quřexprimait déjà Valéry Larbaud en 1946 semble aller dans
ce sens :
« Chaque texte a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère, qui lui sont propres. En
dehors de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique,
un sens moins apparent, et qui seul crée en nous lřimpression esthétique voulue par le poète. Eh bien,
cřest ce sens-là quřil sřagit de rendre, et cřest en cela surtout que consiste la tâche du traducteur. Sřil
nřest pas capable, quřil se contente dřêtre un lecteur ; ou bien, sřil tient absolument à traduire , quřil
sřattaque à nřimporte quelle matière imprimée ou manuscrite : ouvrages de philosophie et dřhistoire
pures, traités scientifiques, manuels, et au besoin documents légaux ou commerciaux, mais quřil laisse
Virgile, et tout ce qui est littérature, tranquille. »389
386
« On ne traduit pas ce qui est écrit, mais ce quřon pense quřa pu penser celui qui a écrit ce quřil a écrit
quand il lřa écrit ». J.-R. Ladmiral, « Epilegomena », op. cit.
387 M. Lederer, « Implicite et explicite ». In : SELESKOVITCH D., LEDERER M., Interpréter pour traduire,
op. cit. p. 68. [Nous soulignons]
388 J.-R. Ladmiral, « Éléments de traduction philosophique », op. cit. p. 31
389 V. Larbaud, Sous lřinvocation de Saint Jérôme. Paris : Gallimard, 1997 (1 ère édition 1946), p.65. [Nous
soulignons]. Le propos, quelque peu “dévalorisant” au regard de la traduction philosophique, ne sert pas
moins notre hypothèse en faveur de sa spécificité par rapport à la traduction littéraire ; en revanche, le
rapprochement avec les textes commerciaux et scientifiques semble, comme nous le verrons, un peu trop
« rapide ».
Susana Mauduit-Peix Geldart
160
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Rochlitz va jusquřà affirmer que les positions divergentes affichées par Berman et J.-R.
Ladmiral sur lřapproche traductive (sourcière ou cibliste) sont en grande partie imputables
à leur expérience personnelle de traducteurs, le premier sřétant consacré essentiellement à
la traduction littéraire, le second à la traduction philosophique. Au demeurant, J.-R.
Ladmiral lui-même reconnaît lřinfluence que le « terrain » pratique exerce sur la
conception traductologique des théoriciens : « Cřest aussi sans doute Ŕ à partir et en
fonction de nos « terrains différents » respectivement la traduction biblique comme
traduction poétique et la traduction philosophique (lato sensu) Ŕ la raison du clivage qui
nous oppose Henri Meschonnic et nous-même. »390
Reste que la remarque de R. Rochlitz, très juste, nous semble particulièrement révélatrice
des enjeux que la problématique typologique permet de mettre en évidence : nombreux
sont ceux qui, confrontés à la pratique de la traduction littéraire, se rangent du côté des
sourciers, ou qui, tout en se déclarant ciblistes, émettent des réserves sur la pertinence de
cette démarche dans le domaine spécifique de la littérature ou de la poésie. La nature de la
traduction philosophique, longtemps assimilée à la traduction des œuvres, sans plus de
précision, laisse cependant perplexe, car, au-delà de la qualité littéraire de lřauteur, le
système conceptuel reste le noyau dur quřil importe à tout prix de transmettre. Qualifiées
dř« annexionnistes », les traductions ciblistes sont justement celles qui, selon J.-R.
Ladmiral, « satisfont aux exigences classiques de rationalité et, à ce titre, conviennent aux
philosophes […] Fallait-il quřavec Jacques Derrida, voire Benjamin et Berman, la
philosophie entrât dans le jeu fallacieux de ces rêveries poétiques où la raison nřa plus son
compte ? »391. Les dès semblent donc jetés…
Aussi lřheure est-elle venue, après ces quelques considérations théoriques, de rentrer au
cœur même du processus traductif pour tenter de comprendre la logique qui le sous-tend.
Nous consacrerons la section suivante à lřétude des étapes du processus traductif à la
lumière des principes développés par J.-R. Ladmiral et les théoriciens de la TIT.
3.2. Considérations méthodologiques : les étapes du
processus traductif
Comme nous lřavons vu, le processus traductif possède une dynamique propre quřil
importe de connaître et de comprendre lorsquřil est question de restituer fidèlement le
message du texte original. La ligne de partage qui sépare les conceptions sourcière et
390
391
J.-R Ladmiral, « Éléments de traduction philosophique », op. cit. p. 27
J.-R. Ladmiral, « La traduction entre en philosophie », op.cit. p. 37-38
Susana Mauduit-Peix Geldart
161
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
cibliste porte précisément sur la nature accordée de part et dřautre à cette notion de
fidélité. Pour la première, la fidélité passe par le respect scrupuleux de la « texture » de
lřoriginal, pour reprendre lřexpression de Berman ; pour la seconde, au contraire, la fidélité
à lřoriginal ne sřaccomplit quřau prix de sa mutation radicale.
Du point de vue de la pratique, la plupart des théories de la traduction sřaccordent à
décomposer le processus traductif en deux phases, à savoir : la phase de
lecture/compréhension/interprétation et la phase de reformulation en langue cible.
Entre ces deux phases, la TIT introduit, comme nous lřavons vu, une dimension
intermédiaire, la déverbalisation, qui nřest que la « phase cachée » de la compréhension.
Compréhension, déverbalisation et reformulation ont pour objet le sens. Le traducteur,
qui ne travaille pas sur de micro-unités lexicales ou syntaxiques, mais sur un discours ou
un texte, comprend le sens du message lu ou entendu, ce qui entraîne automatiquement
une déverbalisation, car son cerveau garde en mémoire les idées comprises mais non la
totalité des mots, et ensuite il reformule ce compris.
Nous évoquerons tour à tour les deux phases du processus selon la TIT.
3.2.1. La phase de compréhension
Par définition, la phase de compréhension se situe en amont de lřopération de traduction
et de la production du texte traduit. Elle présuppose la saisie dřun sens quřil sřagit de
reproduire ensuite, lors de la phase de reformulation. La saisie de ce sens, dont nous avons,
faute de place, survolé les enjeux philosophiques dans la section précédente, fait intervenir
un ensemble de paramètres dont lřinteraction seule peut garantir, autant que faire se peut,
lřobjectivité de la compréhension. Ces paramètres sont nombreux mais peuvent être
ramenés à lřensemble des connaissances linguistiques pertinentes pour ce texte/discours et
à lřensemble des compléments cognitifs pertinents (connaissances thématiques sur le sujet,
connaissance de lřauteur, du paratexte, du co-texte, de lřintertextualité etc.). De leur
application simultanée à la perception visuelle du texte lu naît la compréhension du sens,
du vouloir dire de lřauteur, dont une trace plus ou moins temporaire et partiellement
déverbalisée va rester dans la mémoire du lecteur/ traducteur.
3.2.1.1. Sens et signification
Rappelons que, dans le glossaire quřelle propose à la fin de son ouvrage, C. Laplace définit
le sens dans ses termes :
« Etat de conscience déverbalisé et objectif qui résulte de lřacte de compréhension des interlocuteurs
sur un discours ou un texte et correspond au vouloir dire préverbal que lřorateur ou lřauteur avait
Susana Mauduit-Peix Geldart
162
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
actualisé dans son discours ou son texte. Résulte de lřassimilation de la chaîne sonore par les
connaissances linguistiques et les compléments cognitifs. »392
Sur le plan théorique, le sens est pour Seleskovitch, comme nous lřavons vu, un état de
conscience déverbalisé et objectif. Sur le plan méthodologique, il convient surtout de
retenir que la notion de sens sřoppose, dans la terminologie de Seleskovitch, à la notion de
signification. Celle-ci correspond en effet au signifié saussurien, à la relation qui unit un
mot ou un signifiant à une représentation mentale. Hors contexte, les mots, qui sont
polysémiques, nřont pas de « sens », mais seulement des significations, dites virtuelles, dont
une seule devient pertinente au niveau de la parole, lorsque le contexte verbal (on parle de
co-texte) permet de lever lřambiguïté dřun énoncé393.
En partant de ce principe, il est clair quřune traduction réussie ne peut se borner à établir
de simples correspondances univoques entre les significations linguistiques des mots. Cette
méthode de traduction, appelée transcodage, traduction littérale ou encore traduction
réflexe (voir infra, section 3.2.3.2. deuxième partie), peut être utile pour élaborer un
dictionnaire ou pour les besoins pédagogiques de lřenseignement des langues, mais ne
saurait se révéler satisfaisante pour le traducteur qui sřefforce de transmettre, non pas de
pures acceptions dépourvues dř « âme », mais tout un univers de sens Ŕ culturel,
esthétique, métaphysique Ŕ qui dépasse largement le cadre restreint des signifiants
linguistiques. Dans ce contexte, les notions de signification, de polysémie et dřambiguïté
nřintéressent que très modérément le traducteur, qui nřopère pas au niveau de la langue ni
même de la parole, mais au niveau du discours. Le discours, écrit Seleskovitch,
« cřest le texte, cřest la performance, cřest tout ce quřun homme dit ou écrit à lřintention dřautres
hommes, cřest lřapplication de la langue à la communication des idées, cřest la charnière où la pensée
individuelle sřarticule dans le moyen dřexpression collectif quřest la langue »394.
3.2.1.2. Les compléments cognitifs
Du texte se dégage un sens dont la saisie nécessite la mobilisation, au-delà des structures et
des significations purement linguistiques, dřun autre paramètre fondamental qui constitue
le deuxième pilier de la TIT, à savoir, les compléments cognitifs, ainsi quřil ressort de la
définition proposée par C. Laplace. Les compléments cognitifs englobent le savoir
encyclopédique, à la fois notionnel et émotionnel acquis par un individu au cours de sa vie
(bagage cognitif) et le savoir acquis à la lecture du texte à traduire (contexte cognitif), qui
viennent sřajouter aux connaissances antérieures pour permettre lřappréhension du sens.
C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction, op. cit. p. 277 [Nous soulignons]. La définition
porte essentiellement sur lřinterprétation, mais sřapplique également à la traduction écrite.
393 Par « contexte verbal », il faut entendre « lřentourage linguistique dřune unité lexicale ». M. Lederer, La
traduction aujourdřhui Ŕ le modèle interprétatif. Paris : Hachette, 1994, p. 212. En matière de traduction, en
lřoccurrence philosophique, il constitue, comme nous le verrons dans la troisième partie, un outil précieux
pour cerner avec précision le sens de certains termes.
394 D. Seleskovitch, « De lřexpérience aux concepts » op.cit. p. 101-102
392
Susana Mauduit-Peix Geldart
163
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
La compréhension dřun texte philosophique, en particulier, nécessite la mobilisation de
compléments cognitifs dřune ampleur considérable, dont nous aurons lřoccasion dřillustrer
la portée.
Cette interaction fulgurante, au fil de la lecture ou de lřécoute, entre connaissances
linguistiques et connaissances extralinguistiques, permet lřémergence des unités de sens,
expression employée par M. Lederer pour désigner les « particules de sens » résultant de la
« fusion en un tout du sémantisme des mots et des compléments cognitifs »395. Il sřagit, dans
la terminologie heureuse de C. Laplace, dřune sorte de « trace cognitive » dont
lřaccumulation permettra de constituer le sens global quřil sřagit de transmettre.
3.2.1.3. La déverbalisation et le vouloir dire
La notion de déverbalisation, correspondant à cette sorte dřétape intermédiaire que
parcourt lřesprit du traducteur entre le moment où il lit et saisit le discours (oral ou écrit)
et le moment où il sřattelle à le réexprimer, a fait couler des flots dřencre et déclenché un
débat traductologique et scientifique qui nřest sans doute pas tout à fait clos. Sřil nřest pas
dans notre propos dřen reprendre ici les tenants et les aboutissants, ni même sa portée du
point de vue philosophique, nous ne pouvons omettre dřen esquisser le principe car cette
notion, qui signe lřoriginalité de la théorie du sens, permet une approche de la traduction
qui a fait ses preuves pour la traduction technique et même pour la traduction littéraire.
Dans La traduction aujourdřhui, M. Lederer définissait la déverbalisation dans ces termes :
« La déverbalisation est le stade que connaît le processus de la traduction entre la compréhension dřun
texte et sa réexpression dans lřautre langue. Il sřagit dřun affranchissement des signes linguistiques
concomitant à la saisie dřun sens cognitif et affectif. »396
Si lřaffranchissement Ŕ ou « décrochement », comme le définit J.-R. Ladmiral397 - de
lřenveloppe verbale du message entendu est spontané dans la communication courante Ŕ
lorsque nous rapportons à quelquřun un fait ou un événement entendu de la bouche de
quelquřun dřautre, nous le reformulons naturellement avec nos propres mots Ŕ il nécessite,
dans le domaine de lřinterprétation de conférence (et plus encore dans le domaine de la
traduction, du fait de la rémanence du texte écrit), un effort de recul, de prise de distance
pour éviter les pièges du transcodage (dřautant plus sournois que les langues en présence
sont proches, comme nous le verrons). Faute de cet effort, la traduction est opérée (cas le
plus fréquent) par correspondances linguistiques (voir infra section 3.2.3.2. deuxième
partie) qui, le plus souvent, trahissent le sens du message original et a fortiori le vouloir
dire de lřauteur.
M. Lederer, La traduction aujourdřhui…,op. cit. p. 27
Ibid. p. 213.
397 J.-R. Ladmiral, « Le salto mortale de la déverbalisation », Meta : journal des traducteurs / Meta:
Translators' Journal , vol. 50, n° 2, 2005, p. 474
395
396
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164
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
On lřaura compris, cet effort que lřon nomme déverbalisation présuppose, comme nous
lřavons déjà évoqué, la dissociation de la forme et du fond : pour la TIT, le mot est second
car le sens dřun texte ou dřun discours nřest pas la somme des significations des mots qui le
composent. Dès lors, il ne sřagit plus de traduire celles-ci, mais bien de reproduire le sens
en langue cible, en adoptant, par une opération de reverbalisation, la formulation, fût-ce
très éloignée de lřoriginal sur le plan des signifiants et de la structure grammaticale, qui
soit la plus à même de restituer avec fidélité le sens du texte.
Cette notion de déverbalisation a dřabord fait lřobjet dřune controverse dřordre
philosophique. J.-R. Ladmiral souligne dřemblée le caractère « purement
phénoménologique » du concept, purement descriptif dřune réalité, du vécu du traducteur,
mais qui ne saurait avoir de légitimité du point de vue scientifique. Pour J.-R. Ladmiral, il
existe bel et bien une « interphase » - un « no manřs langue », se plaît-il à dire, qui se situe
entre le déjà-plus du message-source (To) et le pas-encore du message-cible (Tt) »398 - mais
cette interphase, ce « salto mortale » qui relèverait dřune « métaphysique de lřineffable »,
ne saurait être conçue sans support. Mais cřest aux sciences cognitives que revient la tâche
de décrire la nature dřun tel support.
Si J.-R. Ladmiral rejoint Seleskovitch sur lřexistence de la déverbalisation, dřautres
théoriciens sřopposent à lřexistence dřune pensée sans langage et reprochent à Seleskovitch
son refus du mot (Durieux, Newmark, Ilg, Jensen). Toutefois, comme le souligne M.
Lederer, les avancées des sciences neurocognitives semblent confirmer lřintuition initiale
de Seleskovitch : peu ou prou, les différentes théories (cognitivistes, connexionnistes,
constructivistes) semblent sřaccorder sur lřexistence dřune « représentation mentale » ou
conceptualisation dont le substrat ne saurait être verbal. Ces conceptions rejoignent les
conclusions de Piaget, dont les travaux ont largement inspiré Seleskovitch :
« […] comme le langage nřest quřune forme particulière de la fonction symbolique, et comme le
symbole individuel est certainement plus simple que le signe collectif, il est permis de conclure que la
pensée précède le langage, et que celui-ci se borne à la transformer profondément en lřaidant à
atteindre ses formes dřéquilibre par une schématisation plus poussée et une abstraction plus
mobile. »399
Ibid. p. 479. Très belle paraphrase de Jankélévitch !
J. Piaget, Six études de psychologie. Genève : Gonthier, 1964, p. 104 Ŕ cité par M. Lederer, in « Le concept
de déverbalisation : problèmes épistémologiques et méthodologiques », In : Anamur, Hasan, Alev Bulit &
Arsun Uras-Yilmaz (eds)., Actes du colloque international de traduction, Istanbul, 21-23 octobre 2009, La
traduction sous tous ses aspects au centre de gravité du dialogue international , pp. 18-31.
398
399
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165
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Telle est aussi la conception du neurologue D. Laplane400, qui conclut, sur la base des
résultats de ses recherches, à lřexistence dřune « conscience de soi » sans langage, celui-ci
nřétant que lřinstrument, certes « sublime » de la pensée, mais seulement son instrument.
Du point de vue de la traduction, la notion de déverbalisation a, en second lieu, suscité
depuis longtemps les réactions les plus sceptiques, pour ne pas dire violentes, de la part des
écrivains et traducteurs littéraires, qui sřinsurgent contre Ŗlřoubli de la formeŗ prôné par la
TIT. Un débat plus que polémique que les écrits de F. Israël ont largement contribué à
apaiser, par la nouvelle dimension conférée à la notion de forme et la redéfinition de la
notion de sens en termes dřeffet, notion que nous avons déjà eu lřoccasion dřévoquer (cf.
supra, section 3.1.1. deuxième partie). La démarche de F. Israël, remarquablement solide,
permet de concilier la notion de déverbalisation avec lřobjet littéraire :
« […] la phase de Ŗdéverbalisationŗ mise en évidence par la théorie interprétative de la traduction ne
consiste pas seulement à dégager le sens de la forme mais aussi à évaluer cette même forme afin de
retrouver dans lřidiome dřarrivée des moyens nécessairement autres mais qui pourront véhiculer une
charge sémantique analogue et produire le même effet. »401
Et F. Israël de renchérir :
« Plus la forme est primordiale, plus elle est élaborée et moins on peut la reproduire dans sa
matérialité originelle de sorte que la dissociation des idiomes et la recherche dřéquivalences sont de
fait les seules voies possibles pour préserver la spécificité littéraire du texte et son statut dřœuvre. »402
Ainsi, le sens entendu comme effet doit être conçu, comme le souligne A. Hurtado
Albir403, comme le résultat dřune synthèse où rentrent en ligne de compte différents
paramètres : message, style, connotation, esthétique, émotivité… Dès lors quřil sřagit de
transmettre un effet chez le destinataire analogue à celui du texte original, la fidélité au
sens se configure, non point au niveau des mots ni même simplement du contenu, mais
autour de trois paramètres : le vouloir dire, les exigences de la langue dřarrivée et le public
destinataire de la traduction404.
Le vouloir dire est une notion corrélative à la notion de sens. Le sens, écrit C. Laplace dans
la définition évoquée ci-dessus, correspond au « vouloir dire pré-verbal de lřorateur ou de
lřauteur » : il se « dédouble » pour ainsi dire, car ce vouloir dire pré-verbal, sens porté et
400
D. Laplane, « La pensée sans langage : quelques implications philosophiques ». In : ISRAEL F. et
LEDERER M. (éds.), La Théorie Interprétative de la Traduction T.II : Convergences, mises en perspective,
Paris-Caen : Lettres modernes Minard, 2005, p. 183-199
401 F. Israël, « La trace du lien en traduction ». In : ISRAEL F. (éd.), Identité, altérité, équivalence ? La
traduction comme relation. Paris : Minard lettres modernes, 2002, pp. 83-96 p. 77. [Nous soulignons]
402 F. Israël, « Une théorie en mouvement : bilan (provisoire) des acquis de la Théorie interprétative de la
Traduction », In : ISRAEL F. et LEDERER M. (éds.), La Théorie Interprétative de la Traduction, T.I : Genèse
et développement, Paris-Caen : Lettres modernes Minard, 2005, p.72 [Nous soulignons]
403 A. Hurtado Albir, La notion de fidélité en traduction. Paris : Didier Erudition, p. 85
404 Ibid. p. 114
Susana Mauduit-Peix Geldart
166
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
voulu par lřorateur ou lřauteur, a pour pendant le sens « compris » que lřauditeur ou le
lecteur saisit au discours ou à la lecture. Le sens, résultat du vouloir dire, est ainsi la
finalité de lřacte de parole, mais le vouloir dire ne saurait se confondre avec lřintention.
Pour la TIT, comme le souligne M. Lederer, « contrairement à la pensée, le vouloir dire est
objectivement saisissable à travers les significations linguistiques pertinentes associées aux
compléments cognitifs »405. Sur le principe, nous pouvons en convenir. Mais, en traduction
philosophique, le principe de « saisissabilité » de ce vouloir dire nřest sans doute pas si
évident.
3.2.3. La phase de reformulation
Arrivant après la déverbalisation, la phase de reformulation constitue ce moment délicat
où le traducteur est contraint de faire des choix, souvent douloureux. Ses choix sřarticulent
autour des dimensions implicite et explicite du discours, dřune part, et de la recherche de
lřéquivalence, de lřautre.
3.2.3.1. Implicite et explicite
Selon la TIT, le phénomène de la déverbalisation est le corollaire logique du
fonctionnement de la langue et a fortiori du discours autour des notions dřimplicite et
dřexplicite qui sous-tendent toute expérience de communication. Quel que soit le
contexte, la communication nřest possible que parce que les interlocuteurs partagent un
savoir autour dřun sujet ou dřune situation donnée. Lřorateur ou lřécrivain présupposant
des connaissances de leurs auditeurs ou de leurs lecteurs dans le domaine concerné (cf.
bagage cognitif), il est clair que seule une partie du discours sera explicite, autrement dit, il
ne jugera nécessaire dřexprimer que les informations supplémentaires supposées
méconnues de son public.
En fait, le fonctionnement du discours est sur ce point analogue à celui de la langue ; lřun
comme lřautre se bornent à donner un trait caractéristique dřune idée pour comprendre
une idée entière. Ainsi, dans la langue, on assiste souvent au phénomène connu sous le
nom de « synecdoque », consistant à prendre en compte une partie ou un aspect isolé pour
désigner un tout. Par exemple, le verbe « repasser » en français prend appui sur le
mouvement de va-et-vient qui désigne lřaction, alors que sa correspondance en espagnol Ŕ
planchar Ŕ est construite sur la base du résultat obtenu par lřaction. Pour sa part, lřanglais
to iron retient le matériau utilisé, etc. De même, le discours nřa recours parfois quřà
quelques mots ou expressions pour exprimer un raisonnement ou une réalité plus étendus.
La langue devient discours lorsque les mots et les phrases isolés sont insérés dans un
contexte qui va permettre Ŕ au lecteur comme au traducteur Ŕ de dégager le sens
405
M. Lederer, La traduction aujourdřhui, op. cit. p. 218.
Susana Mauduit-Peix Geldart
167
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
pertinent, celui quřil sřagit de transmettre. Pour lřatteindre, le traducteur doit donc tenir
compte de lřimplicite contenu dans la formulation, en sřappuyant à la fois sur le contexte
verbal, sur le contexte cognitif fourni par le discours lui-même et sur lřensemble des
connaissances pertinentes dont il dispose. Mais surtout, pour le réexprimer et le rendre
intelligible, il lui faudra Ŕ et cřest là tout lřart et la difficulté de la traduction Ŕ « oublier »
les règles de formulation spécifiques à la langue de départ pour sřimprégner de celles qui
régissent la langue dřarrivée.
« La langue, écrit M. Lederer,
tout en exprimant lřensemble dřune chose ou dřune notion, a pour caractéristique essentielle […] de
nřen nommer quřun aspect seulement. Dans les différentes langues, des usages différents se sont établis
dřemployer tel trait caractéristique plutôt que tel autre pour exprimer choses ou notions. Ce qui est
vrai de la langue lřétant aussi du discours, il faut apprendre à trouver dans chaque langue la dénotation
pertinente, cřest-à-dire celle qui transmet le message et non celle qui énonce le même aspect. »406
On lřaura compris, la notion de contexte joue un rôle capital dans la TIT et dans la théorie
de la traduction en général. Au nom de la situation de communication et du
fonctionnement du discours, le contexte devient pour le traducteur, comme le souligne J.R. Ladmiral, « une exigence brute, massive, impérieuse et irréfutable […] mais qui, sans
fondement théorique, fait aussi figure dřéchappatoire plus ou moins terroriste et
complexée… »407. Ce fondement théorique, J.-R. Ladmiral, qui, à la différence de
Seleskovitch, nřa pas complètement renoncé au concours de la linguistique, va le chercher
pour sa part dans la théorie sémiotique du linguiste danois L. Hjemslev. Plus précisément,
J.-R. Ladmiral reprend à son compte le concept de connotateur408 de Hjelmslev et
lřassimile aux « unités de traduction », considérées non pas comme des séquences de
signifiants (cf. Vinay et Dalbernet), mais plutôt comme des unités délexicalisées qui
agissent au niveau des signifiés de la parole. En ce sens, la traduction est une « pratique
sémiotique », et non pas une « opération linguistique », comme le proposait G. Mounin.
Faute de pouvoir nous attarder davantage sur cette intéressante notion, nous retiendrons
pour lřinstant que, suivant cette logique, il appartient donc au traducteur dřévaluer le
contenu connoté à sa juste valeur, de façon à choisir un connotateur cible qui nřa plus à
tenir compte du connotateur-source. Ainsi affranchi de la servitude des signifiants-source,
le traducteur peut, et même doit, prendre lřhabitude de dissimiler, cřest-à-dire de
« sřéloigner du connotateur-source, pour choisir un connotateur-cible qui ne lui est pas
M. Lederer, « Implicite et explicite ». In : SELESKOVITCH D., LEDERER M., Interpréter pour traduire,
op.cit. p. 56
407 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op.cit. p. 195
408 La notion de connotateur définit un « signe appartenant à un système dénoté et fonctionnant comme
signifiant du système connoté correspondant ; [ou] élément d'un signe ou ensemble de signes fonctionnant
comme signifiant de connotation (leur remplacement peut s'opérer sans modification de la dénotation et se
traduit par un changement de « style »). Source : Centre National de Ressources textuelles et lexicales.
Disponible sur : http://www.cnrtl.fr/definition/connotateur
406
Susana Mauduit-Peix Geldart
168
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
« ressemblant » au plan du signifiant mais qui connote bien le même signifié »409. Nous
aurons lřoccasion dřillustrer ces enjeux au chapitre 1 de la troisième partie, qui analyse le
rôle de la connotation en traduction.
3.2.3.2. Équivalences et correspondances
En tout état de cause, les conclusions de J.-R. Ladmiral rejoignent, tout particulièrement
sur ce plan, le point de vue des théoriciennes de la TIT. « Le péril pour la traduction, écrit
encore J.-R. Ladmiral, est dans la rémanence des signifiants du texte-source, qui dressent
un obstacle littéraliste à la créativité de lřEsthétique de la traduction. »410 Dans la
terminologie de la TIT, cette « rémanence des signifiants » est dřabord désignée comme la
recherche dř « équivalences en langue » expression utilisée par opposition à lř« équivalence
de sens » que seule peut garantir, selon Seleskovitch, la réussite de la traduction :
« Jřai très vite constaté quřil nřexistait pas, la plupart du temps, dřéquivalences préétablies entre les
langues pour exprimer les sens qui se dégagent des discours, ou plutôt que les équivalences préétablies
en langue ne conviennent pas comme équivalences de sens, et que le discours est tout autant une
création constante que lřapplication des significations de la langue. »411
Comme le souligne C. Laplace, la terminologie se précise après 1986, lorsque Seleskovitch
adopte, sous lřinfluence de Koller, les termes de correspondance et équivalence. Par
correspondance, il faut entendre « la relation qui sřétablit de façon permanente mais
virtuelle entre les significations de deux signes linguistiques de langues différentes ou
entre deux acceptions de ces signes »412. Si lřélaboration des dictionnaires passe
nécessairement par le recensement de ces correspondances permettant de recouper
approximativement les domaines sémantiques visés par tel ou tel terme, cette méthode
aboutit très rapidement à une double impasse dans la véritable situation de traduction,
dřun discours ou dřun texte : une impasse au niveau lexical dřabord (puisque le traducteur
peut se voir confronté à certains termes nřayant aucune correspondance lexicale en langue
cible) mais aussi une impasse syntaxique et grammaticale, puisque les tournures propres à
chaque langue rendent difficile, sinon impossible, une transposition à lřidentique des
phrases formulées dans la langue source (tout du moins, sans que la fluidité et la lisibilité
du texte cible sřen ressentent lourdement). Pourtant, cette technique de traduction par
correspondances, traduction littérale, réflexe ou transcodage, comme nous lřavons vu,
reste encore, dans lřesprit des profanes, la méthode la plus fiable en termes de fidélité au
texte source.
Contre la recherche de correspondances, méthode qui caractérise les approches
contrastives et comparatistes, Seleskovitch et M. Lederer prônent la recherche
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op.cit. p. 190
J.-R. Ladmiral, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles », op.cit.
411 D. Seleskovitch, « De lřexpérience aux concepts », op.cit. p. 73.
412 C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction , op. cit. p. 273
409
410
Susana Mauduit-Peix Geldart
169
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
dřéquivalences. Une traduction est dite équivalente à lřoriginal lorsquřelle exprime le
même sens, par delà les différences grammaticales et lexicales. Cette méthode, dite
interprétative, permet de déjouer les pièges de lřintraduisibilité : une fois quřil a réussi à
sřapproprier le sens du texte, à le déverbaliser, lřesprit du traducteur peut évoluer en toute
liberté dans la langue cible, sans lřobligation de préserver la structure de lřoriginal. Mais
cette méthode est-elle toujours possible, et toujours souhaitable ?
3.2.3.3. Traduire les philosophèmes : les raisins de la brioche ?
Le mécanisme de la déverbalisation du sens et sa reformulation sous une enveloppe
verbale affranchie des signifiants de la langue cible, pilier de la TIT, a néanmoins ses
limites et ne saurait pour autant sřappliquer à lřintégralité du discours. Seleskovitch et M.
Lederer ont ainsi reconnu que dans tout discours, et en particulier dans les domaines
techniques, il existe des mots qui font lřobjet, lors de lřopération de traduction, dřun
transcodage pur et simple, le traducteur ne pouvant faire autrement que dřen chercher la
correspondance dans la langue cible. Il sřagit en priorité des chiffres, des appellations, des
énumérations et des termes techniques. Ainsi toute traduction, écrit Seleskovitch, « est un
mélange de réexpression cohérente du contenu du texte et de transcodage de certains de
ses éléments »413. Ces éléments constituent les « raisins » de cette pâte qui fait la brioche du
discours, selon la célèbre métaphore de Seleskovitch qui a fait le bonheur de générations
dřétudiants et qui est consignée dans Langages, langue et mémoire :
« Je dis aux étudiants quřen entendant le discours jřai lřimpression de faire une brioche aux raisins : je
triture, je malaxe, jřamalgame les ingrédients du discours comme je ferais des ingrédients de la pâte ;
mais les raisins secs que jřajoute à la pâte résistent au malaxage comme à la cuisson et se retrouvent
sous une forme identifiable dans le produit fini : de même se retrouvent dans lřautre langue les mots
dont le discours ne modifie pas lřidentité significative qui est la leur hors contexte. »414
Aussi ces « raisins » de la brioche seraient-ils, pour Seleskovitch, éminemment traduisibles,
au sens où il serait possible, en lřoccurrence, de les transposer dřune langue à lřautre. Ces
mots censés avoir des correspondances univoques dans toutes langues recouvrent aussi,
écrit Seleskovitch dans Lřinterprète dans les conférences internationales415, les concepts
renvoyant à des référents fondamentaux de lřexistence humaine, tels « amour », « mort »,
« père » etc.
A en juger par la surenchère des traductions littérales des philosophèmes, nous pourrions
être tentée de penser que les concepts philosophiques, qui se veulent universels Ŕ
conscience, âme, esprit, raison, cœur, sensibilité, perception, etc. Ŕ sont susceptibles de
Citée par C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction, op. cit. p. 233.
Seleskovitch, Langages, langues et mémoire p. 30 Ŕ cité par C. Laplace, Théorie du langage et théorie de
la traduction, op. cit. p. 233
415 D. Seleskovitch, L'interprète dans les conférences internationales , Paris : Minard, coll. Lettres Modernes,
1968, 261 pages.
413
414
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170
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
rentrer dans cette catégorie aussi énigmatique que radicale de mots éminemment
traduisibles évoquée par Seleskovitch. Mais rien nřest moins sûr car, comme le souligne B.
Cassin dans sa préface à ce « dictionnaire des intraduisibles » quřest le Vocabulaire
européen des Philosophies,
« dřune langue à lřautre, tant les mots que les réseaux conceptuels ne sont pas superposables Ŕ avec
mind, entend-on la même chose quřavec Geist ou quřavec esprit ; pravda (правда), est-ce justice ou
vérité, et que se passe-t-il quand on rend mimêsis par représentation au lieu dřimitation ? […] Les
réseaux de mots et de sens […] sont des réseaux dřidiomes philosophiques datables, mis en place par
des auteurs spécifiques, dans des écrits particuliers ; ce sont des réseaux singuliers et ponctuels, liés à
lřadresse (exotérique ou ésotérique), au niveau de langue, au style, au rapport à la tradition (modèles,
références, palimpsestes, ruptures, innovations) »416.
Ces « réseaux singuliers et ponctuels » jouent également, à notre avis, au niveau du texte,
de chaque texte dřun auteur. Aussi nřest-il pas envisageable de choisir, fût-ce pour les
philosophèmes, une correspondance univoque susceptible de révéler une fois pour toutes
la teneur sémantique du concept. Or, comme nous le verrons, lřétude du corpus que nous
présentons dans la troisième partie montre la prédominance quasi-systématique du mot à
mot dans la traduction philosophique, et ce, aussi bien au niveau lexical et terminologique
que syntaxique. La proximité de nos deux langues Ŕ français et espagnol Ŕ suffit-elle à
expliquer cet état de fait, ou faut-il y voir une vocation littéralisante sous-jacente ?
Si la logique Ŗsourcièreŗ paraît relativement aisée à déceler dans lřétude des traductions
littéraires, il nřen va pas de même pour les traductions philosophiques. Berman a pris soin
de distinguer, comme nous lřavons vu, la traduction fidèle à la Lettre, ou traduction
littéralisante, de la traduction mot à mot, récusée à juste titre par de nombreux
professionnels de la traduction. Selon Berman, la visée éthique de la traduction ne
commande pas de traduire nécessairement mot pour mot, mais seulement de préserver le
« jeu de signifiants » ou le mouvement du texte source dans son originalité intrinsèque.
Vocation sourcière ou pas, il est clair que, du fait du rôle majeur joué par les
philosophèmes et par la logique argumentative, les traducteurs philosophiques optent plus
facilement pour la traduction littérale, surtout pour les termes identifiés comme termes
techniques, comme le souligne S. Brownlie417, et surtout lorsque la proximité
morphologique et grammaticale des langues en présence le permet. Selon J.-R. Ladmiral,
cette tendance obéit à une logique dř « essentialisation » linguistique, recouvrant aussi bien
le langage que la langue source qui exprime la pensée :
« Cřest ainsi que certains seront portés à essentialiser les termes dřune philosophie, hypostasiant les
mots en concepts, les concepts en Idées et les Idées en essences, faisant des mots des “en-soi” […]
416
417
B. Cassin, Vocabulaire européen des Philosophies Ŕ dictionnaire des intraduisible, op. cit.
S. Brownlie, op.cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
171
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Cette illusion essentialisant le langage Ŕ et, en lřespèce, plus précisément une langue particulière Ŕ a
de lourdes conséquences en matière de traduction. »418
Loin de sřavérer garant dřune fidélité à lřesprit et à la lettre du texte, le littéralisme, et la
soumission Ŗdévoteŗ au texte de départ, ont souvent pour conséquence dřobscurcir le
discours philosophique, au point de rendre illisibles des textes déjà « conceptuellement
difficiles » en soi, comme le souligne J.-R. Ladmiral. Même J.-P. Cometti, pourtant partisan
de la logique sourcière419, reconnaît les dérives découlant de cette Ŗdictatureŗ420 du texte
source, qui sřexpliquent par lřimportance Ŕ majeure Ŕ que les mots revêtent pour le
traducteur de philosophie. « Il y a pourtant, explique J.-P. Cometti,
deux façons de les honorer. Une première façon, à laquelle est généralement liée une espèce
particulière dřattitude pieuse, consiste à faire du mot lřexpression dřune signification […] A ce
moment-là, le mot [… épouse à ce point lřentité qui en constitue le sens quřon ne peut lui en
substituer aucune autre. […] Ce genre de conviction donne lieu à des choix généralement excessifs. Le
parti pris exclusif en faveur de la littéralité constitue une première possibilité […]. La seconde
possibilité […] consiste à pratiquer des choix improbables Ŕ en particulier sur le plan lexical -, dans le
but présumé de « rendre » en français […] ce que lřon tient pour intraduisible dans la langue de départ
[…] et lřon aboutit à cette absurdité de voir traduire dans un français que personne ne parle ni ne
comprend des mots extrêmement familiers dans la langue de départ. »421
J.-P. Cometti pense ici, bien évidemment, aux traductions françaises de Heidegger, qui
renvoient au lecteur français une image du philosophe beaucoup plus « exotique », dit-il,
que celle quřen perçoit un lecteur allemand, et qui ont par ailleurs introduit une
« contamination du langage philosophique tout à fait typique »422. Contamination qui
montre, au demeurant, à quel point la traduction a son mot à dire dans la formulation et
les modes du philosopher…
Sur le plan méthodologique, nous convenons avec J.-R. Ladmiral423 que la traduction
philosophique impose, pour éviter ces dérives, la nécessité dř importer des concepts, de
créer des néologismes qui feront ressortir la portée et le sens des philosophèmes sur fond
dřune « problématique dřensemble ». Reste que cette nécessaire recréation de concepts
nřest pas, loin sřen faut, la stratégie que lřon observe dans la pratique. Tout se passe comme
si la traduction cibliste, qui préconise lřéloignement du texte source (ou dissimilation) et la
recherche dřéquivalences, faisait craindre une sorte dřŖusurpation doctrinaleŗ, oseronsnous dire, par le traducteur qui recréerait ses propres concepts dans la langue cible. La
création de nouveaux mots ne revient-elle pas à dessiner un nouvel espace de réflexion,
J.-R. Ladmiral, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles », op. cit. p. 40
« On ne peut plus, aujourdřhui, en philosophie, écrit J.-P. Cometti, traduire aussi innocemment quřon se
donnait la possibilité de le faire au début du siècle, cřest-à-dire, en réécrivant, exactement comme si les
textes devaient et pouvaient sřadapter, sans dommages, aux langues particulières ». J.-P. Cometti, op.cit. p. 69
420 Le terme est de nous
421 J.-P. Cometti, op.cit. p. 78-79
418
419
422
423
Ibid.
Ibid. p. 52
Susana Mauduit-Peix Geldart
172
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
susceptible de Ŗrivaliserŗ avec la Ŗcarrureŗ de lřauteur ? En effet, comme le souligne B.
Cassin, « de la conceptualité philosophique, du philosophème, est produit lors du passage
dřune langue à lřautre, aux grands moments de traduction, de réflexion sur la traduction,
dřappropriation et de recréation terminologiques »424. Cřest dire le rôle que joue la
traduction philosophique et la responsabilité engagée par le traducteur…
Précisons toutefois que la question est peut-être aussi de savoir si la langue cible offre une
marge de manœuvre suffisante pour que la recréation des philosophèmes ne se traduise
pas en pratique par une dérive vers un autre univers philosophique…
424
B. Cassin, « Le statut théorique de lřintraduisible », op. cit. p. 1005
Susana Mauduit-Peix Geldart
173
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Conclusion de la deuxième partie
Au terme de ce parcours, où nous nřavons pu quřaborder schématiquement des
problématiques aussi denses que passionnantes, il semble que la traduction philosophique
se démarque en son principe des contraintes qui sous-tendent la traduction technique
dřune part, la traduction littéraire de lřautre.
Nous avons dřabord interrogé la réalité du marché éditorial : sur ce plan, la traduction
philosophique est à assimiler à la traduction littéraire, puisque les textes ont un statut
dřœuvre et font lřobjet dřune publication sous le régime des droits dřauteur. On constate
toutefois une différence fondamentale : alors que la traduction littéraire est ouverte Ŕ au
moins théoriquement Ŕ à tous ceux qui souhaitent tenter lřaventure, pour peu quřils aient
une bonne plume (quřils soient des professionnels de la traduction ou non, écrivains de
métier ou non), la traduction philosophique paraît réservée aux seuls spécialistes… en
quoi elle se démarque de la traduction littéraire et se rapproche de la traduction
technique. Les chiffres que nous avons pu avancer, à partir des catalogues des Éditions
Vrin, en France, et des Éditions Trotta, en Espagne, confirment que la traduction
philosophique est le plus souvent confiée à des philosophes, de part et dřautre des
Pyrénées.
Si cet état de fait peut trouver une justification logique, compte tenu de lřextrême
technicité et richesse du domaine, elle traduit une sorte de « surenchère » en faveur de la
phase de compréhension, au détriment souvent Ŕ cette remarque ne se veut pas
globalisante, bien entendu - de la phase de reformulation. Il est certes fondamental de
bien comprendre un texte pour pouvoir le traduire, et telle est sans doute la raison qui fait
de la traduction philosophique lřapanage des philosophes. Reste que le sens à comprendre
est par nature « instable », il fluctue au gré des multiples interprétations dont il peut faire
lřobjet, et nul ne peut se prévaloir, pas même le spécialiste le plus chevronné, dřavoir
absolument compris. Dřautre part, traduire implique non seulement comprendre un sens,
mais encore le transmettre, le restituer : la phase de reformulation engage donc aussi le
sens et la compréhension du texte par le lecteur, dřoù lřimportance de connaître, au-delà
de lřauteur, sa doctrine et son œuvre, la dynamique du processus traductif proprement dit.
Afin dřen comprendre les enjeux, nous nous sommes dřabord intéressée à lřapproche du
texte en amont de la traduction, sur le plan théorique, que le traducteur adopte ou définit,
consciemment ou non, à partir des fondements philosophiques que sous-tend la
problématique du signe et du sens. Suivant la dichotomie classique de la théorie de la
traduction, qui introduit une ligne de partage entre lřapproche dite sourcière et lřapproche
dite cibliste, nous avons tenté dřidentifier lřorientation Ŕ nous disons bien « orientation »,
Susana Mauduit-Peix Geldart
174
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
car il ne sřagit pas dřopter pour une position radicale, que ce soit dans un sens ou dans
lřautre - qui semble a priori la plus adaptée en traduction philosophique.
Nous avons vu que, si lřapproche immanente et la logique littéralisante (ou équivalence
formelle, selon la terminologie de Nida) qui en découle peuvent trouver leur justification
en traduction littéraire425 (hypothèse qui peut bien sûr être contestée, mais nous nous
interdirons de rentrer dans le débat puisque la traduction littéraire nřest pas lřobjet de
notre recherche), lřorientation cibliste paraît plus adaptée aux exigences de la traduction
philosophique, puisquřici, la transmission dřun sens qui se veut malgré tout objectivable
reste lřimpératif catégorique. De ce point de vue, la traduction philosophique se rapproche
davantage de la traduction technique ; mais, alors que celle-ci porte sur lřunivocité du
référent, sur des objets corporels ou matériels présents et observables dans le réel, la
traduction philosophique porte sur des notions « immatérielles », qui, à la manière du
lekton stoïcien, ne sont pas pour autant vides de sens.
Pour transmettre ce sens, nous avons souligné lřimportance, sur le plan méthodologique,
du principe cibliste de dissimilation de J.-R. Ladmiral, que la TIT conceptualise pour sa
part sous le terme de déverbalisation. Rejoignant cette logique, il nous semble important
pour le traducteur de faire preuve dřune certaine « audace traductive » afin de ne pas rester
prisonnier des signifiants de la langue source et dřéviter, lorsque cela est possible, le
recours trop systématique à lřemprunt, au calque ou à la traduction littérale, techniques
que lřon voit à lřœuvre, en particulier, lorsquřil sřagit de traduire les philosophèmes. Le
danger de cette « philologisation » des textes est, comme le souligne J.-R. Ladmiral, de
réduire « les concepts philosophiques à de simples termes techniques »426, alors que la
charge sémantique et conceptuelle des termes philosophiques va bien au-delà, comme
nous aurons lřoccasion de lřillustrer.
Aussi convient-il, de notre point de vue, dřéviter cette « sacralisation » du mot source, qui
semble être la règle en traduction philosophique, fût-ce par crainte dřune éventuelle
« usurpation doctrinale », par adhésion à la logique sourcière ou par méconnaissance des
mécanismes qui régissent le processus traductif. Lřétude du corpus à la lumière des
principes de la TIT et des conceptions de J.-R. Ladmiral nous permettra de montrer la
non-concordance des concepts et la nécessité de procéder par équivalence dynamique,
même si celle-ci rencontre des limites découlant, comme nous le verrons, de la dimension
argumentative des textes.
Précisons également que la décomposition du processus traductif en deux phases, tel que
nous venons de le développer à la lumière des principes de la TIT, permet de
425
Les réflexions de Benjamin, Ortega y Gasset, Derrida, Berman et Meschonnic vont dřailleurs
essentiellement, comme nous lřavons vu, dans le sens de la traduction littéraire.
426 J.-R. Ladmiral, « Traduire des philosophes », In : BLOCH O. et MOUTAUX J. (dir.), Traduire les
philosophes, op. cit. p. 71.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
conceptualiser, pour les besoins de lřanalyse, un phénomène dont la logique est moins
linéaire quřelle nřy paraît au prime abord. Si lřon commence bien sûr par lire et
comprendre un texte avant de le traduire, le processus nřest pas aussi cloisonné dans la
pratique, puisque le traducteur commence bien souvent à reformuler les idées dans sa tête
dès la phase de compréhension, compréhension qui sera à son tour parachevée et
peaufinée pendant la phase de reformulation, et grâce à elle. Aussi avons-nous renoncé à
articuler notre analyse du corpus autour des phases de compréhension et de
reformulation, suivant une logique qui consisterait à étudier, dans deux chapitres
successifs, dřabord les difficultés et les enjeux de la compréhension, puis les difficultés et
les enjeux de la reformulation. En effet, les difficultés liées à la compréhension et à la
reformulation sřenchevêtrant dans un processus complexe, nous avons opté, dans un souci
de clarté et de rigueur, pour une analyse conjointe des deux phases autour de trois axes :
lřaxe contextuel, lřaxe conceptuel et lřaxe argumentatif.
Ces trois axes reprennent, en quelque sorte, les trois aspects marquants qui caractérisent
les difficultés inhérentes à la traduction philosophique, mises en évidence dans la
première partie, à savoir : lřincertitude herméneutique, la plurivocité sémantique et
lřétroite imbrication existante entre la forme dřune doctrine et son contenu :
a) Lřincertitude herméneutique, problématique de la phase de compréhension, ne
peut être gérée et minimisée que par la référence au contexte historique sur lequel
la doctrine fait fond dřabord, puis au tissu intertextuel et à la filiation des idées qui
nourrissent les problématiques traitées. Par ailleurs, dans le contexte dřune
retraduction, les traductions qui lřont précédée constituent également une
référence précieuse et incontournable. Dřoù la composition du premier chapitre de
la troisième partie, consacré à lřaxe contextuel ;
b) La plurivocité sémantique des termes dans le contexte de lřœuvre est lřaffaire de
lřaxe que nous avons dénommé conceptuel, objet du deuxième chapitre, qui se
propose dřen illustrer la portée ;
c) Enfin, lřétroite imbrication existante entre la doctrine et sa mise en discours
forme les enjeux abordés sous lřaxe argumentatif, exploré dans le troisième
chapitre. Il sřagit ici dřétudier lřinfluence que la langue, le genre et lřécriture choisie
par le philosophe exerce sur les possibilités et les choix traductifs. A la différence
de lřincertitude herméneutique, à lřœuvre lors de la phase de compréhension, les
enjeux de la forme représentent une difficulté considérable pour la reformulation.
Mais place dřabord aux auteurs et aux textes. En amont de lřétude des trois axes
susmentionnés, nous débuterons par un chapitre liminaire destiné à présenter lřintérêt et
la portée du corpus choisi.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
TROISIEME PARTIE - IN BOCCA AL LUPO :
QUAND IL FAUT TRADUIRE
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Introduction : Choix
du corpus et démarche
analytique
Un travail centré sur les enjeux de la traduction ne saurait faire lřéconomie dřune analyse
pratique de textes traduits permettant dřillustrer les difficultés et les particularités que
nous nous sommes efforcées de mettre en avant dans les pages qui précèdent. Si, comme le
souligne J.-R. Ladmiral, la traduction philosophique appelle une philosophie de la
traduction, et si la philosophie de la traduction est à son tour « seconde » par rapport à la
traduction elle-même (pour paraphraser S. Auroux évoquant la linguistique), il est clair
que toute théorie de la traduction philosophique doit être bâtie, si tant est quřelle est
possible, sur les soubassements solides de la pratique.
Aussi faut-il, à présent, payer dřexemple. Notre sujet aurait appelé le recours à un corpus
varié, susceptible dřenglober toute la richesse et lřimmensité insaisissable de la spéculation
philosophique. Cette exubérance intellectuelle - auteurs, courants, doctrines, pensées Ŕ a
dřabord été problématique pour le choix dřun corpus que nous voulions hétérogène,
pertinent, représentatif et susceptible dřenrichir de futures approches de recherche pour
un champ qui nous semble largement inexploré. Nous aurions voulu, en effet, rendre un
modeste hommage à toutes ces pensées qui ont contribué à façonner la nôtre, à éclairer
notre chemin dřune lumière insolite et insoupçonnée. Entreprise inabordable, il nous a
fallu choisir.
Puisque notre recherche porte sur la traduction des œuvres philosophiques du français
vers lřespagnol, nous avons voulu commencer par la grande tradition, en attendant des
recherches ultérieures portant sur la philosophie contemporaine. Il sřagissait ainsi de
choisir, moins un auteur ou une doctrine spécifiques, quřune époque, ou plutôt un
« moment » de la philosophie française, pour reprendre une expression dřA. Badiou427 : « La
philosophie, écrit A. Badiou, est […] une ambition universelle de la raison et, en même
temps, elle se manifeste par des moments entièrement singuliers. »428 Lřâge classique
représente en effet un moment singulier et majeur de la philosophie française, au même
titre, nous semble-t-il, que le moment phénoménologique né en Allemagne, qui en est
issu.
Aussi le corpus retenu comprend-il plusieurs auteurs du XVIIe siècle français, gravitant,
par lřintermédiaire de Mersenne, autour de la figure emblématique du penseur français par
427
A. Badiou, « Panorama de la philosophie française contemporaine », conférence prononcée à la
Bibliothèque Nationale de Buenos Aires le 1er juin 2004. Disponible sur :
http://multitudes.samizdat.net/Panorama-de-la-philosophie
428
Ibid.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
excellence, Descartes. Outre ses deux œuvres maîtresses, le Discours de la Méthode et les
Méditations métaphysiques, nous nous proposons dřinterroger aussi le discours des savants
de son temps qui échangèrent avec lui sur la nouvelle philosophie - Mersenne, Hobbes,
Caterus, Arnauld, Gassendi, etc. -, échange connu aujourdřhui sous la forme des
Objections et Réponses publiées à la suite des Méditations.
En marge de ce corpus principal, nous ferons également appel, pour enrichir notre
analyse, aux Pensées de Pascal.
Le tableau ci-après présente le corpus choisi.
0-1 - Liste du corpus choisi
Auteurs
Ouvrage
Méditations
métaphysiques
Réf. édition française
Extraits choisis en
priorité
Méditations métaphysiques, Objections et Réponses Ŕ suivies de
Première et deuxième
quatre Lettres tr. fr. Duc de Luynes/Clerselier; édition de J.-M. et M.
Beyssade, Paris : Flammarion, 1992, 574 pp.
Méditations
Descartes
Discours de la Méthode, suivi dřextraits de la Dioptrique, des
Discours de la
Méthode
Météores, de la Vie de Descartes par Baillet, du Monde, de lřHomme Première, deuxième,
et de Lettres, édition établie par G. Rodis-Lewis, Paris : Flammarion, quatrième parties
1992, 280 pp.
Méd.
Méditations métaphysiques, Objections et Réponses Ŕ suivies de
métaphysiques
quatre Lettres tr. fr. Duc de Luynes/Clerselier; édition de J.-M. et M. Deuxièmes objections
Mersenne
avec objections
Beyssade, Paris : Flammarion, 1992, 574 pp.
et réponses
Hobbes
Méd.
Méditations métaphysiques, Objections et Réponses Ŕ suivies de
métaphysiques
quatre Lettres tr. fr. Duc de Luynes/Clerselier; édition de J.-M. et M. Troisièmes objections
avec objections
Beyssade, Paris : Flammarion, 1992, 574 pp.
et réponses
Arnauld
Méd.
Méditations métaphysiques, Objections et Réponses Ŕ suivies de
métaphysiques
quatre Lettres tr. fr. Duc de Luynes/Clerselier; édition de J.-M. et M. Quatrièmes objections
avec objections
Beyssade, Paris : Flammarion, 1992, 574 pp.
et réponses
Méd.
Méditations métaphysiques, Objections et Réponses Ŕ suivies de
métaphysiques
quatre Lettres tr. fr. Duc de Luynes/Clerselier; édition de J.-M. et M. Cinquièmes objections
Gassendi
avec objections
Beyssade, Paris : Flammarion, 1992, 574 pp.
et réponses
§ 110
Pascal
Pensées
Œuvres complètes, éd. par Louis Lafuma, Paris : Editions du Seuil § 512-513
1963, 676 p.
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§ 198-199
§ 418
179
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pourquoi ce corpus ? Le choix dřun corpus ancien nřest pas évident et ne va pas sans un
certain paradoxe. Il répond tout dřabord au rapport particulier que la philosophie
entretient avec sa propre histoire, rapport essentiel, comme le souligne P. Guenancia :
« En philosophie, la compréhension nřest jamais définitive. Relire est toujours une découverte et non
pas lire une deuxième fois la même chose […]. A la différence des sciences où les connaissances sont
intégrées dans un courant unique et uniforme qui ne laisse pas la possibilité de revenir en arrière, à un
état irrémédiablement dépassé du savoir, le rapport de la philosophie avec son passé est essentiel à
lřactualité et à lřactivité philosophique. Lřhistoire de la philosophie nřest pas extérieure à la
philosophie comme lřhistoire des sciences lřest aux sciences. Mais lřhistoire de la philosophie nřest pas
historique, sa fin [est] de ressaisir le sens dřune activité, le sens non circonstanciel dřune pensée
toujours vivante. »429
Dřautre part, on nous objectera sûrement que, à lřépoque de Descartes, le discours
philosophique ne se distinguait pas du discours scientifique, or notre travail repose
entièrement sur le présupposé dřune spécificité du discours philosophique. Sřil est vrai que,
à lřaube de la modernité, science et philosophie vont de pair, nous avons envie de
répondre à cette éventuelle objection que Descartes lui-même reconnaît une différence
fondamentale entre sa métaphysique et sa physique, même si la première constitue le socle
de la seconde. Physique et métaphysique, explique P. Guenancia, se rapportent à des
objets différents et ne mobilisent pas les mêmes « facultés ». Très schématiquement, nous
pouvons représenter ces différences sous la forme dřun tableau :
0-2 - Différences des facultés pour Physique et Métaphysique
Savoirs
Physique
Métaphysique
Objet
Le monde
Lřâme et Dieu
Facultés mises en œuvre
Entendement, sens, imagination
Entendement seul
Démonstration
Analyse, synthèse
Analyse, ordre
Descartes, comme nous aurons lřoccasion de le souligner, a certes ouvert la voie au
développement de la science par la remise en cause de lřaristotélisme. Comme Pascal,
Arnauld et les savants de lřépoque, il se livre à lřexpérimentation et à la recherche des
fondements physiques. Mais il nřen demeure pas moins quřil est aujourdřhui connu et
étudié surtout en tant que philosophe, et non pas en tant que scientifique. Ceci dit, nous
avons bien sûr privilégié ses écrits purement philosophiques.
Une autre raison à lřappui de notre choix du corpus a trait à la richesse du système
doctrinal cartésien et de sa terminologie. Si celle-ci peut paraître Ŗbanaleŗ aujourdřhui Ŕ
des termes aussi classiques que âme, esprit, entendement, raison, etc. Ŕ elle nřillustre pas
moins la complexité sémantique que nous avons évoquée dans la première partie de notre
travail, et surtout lřusage spécifique, radicalement différent, que Descartes confère à des
termes largement consacrés par la tradition scolastique. De par leur longue histoire, ces
termes ont vu leur teneur connotative évoluer et fluctuer, mais leur traduction semble au
429
P. Guenancia, Lire Descartes. Paris : Gallimard, 2000, p. 23
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180
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
contraire sřêtre en quelque sorte Ŗfigéeŗ par la toute-puissante emprise du signifiant qui les
matérialise. Cette emprise, comme nous le verrons, est dřautant plus marquée que le
traducteur nřest pas confronté à la recréation de néologismes (dřoù lřintérêt de notre
corpus) et bien sûr que les langues source et cible sont proches, comme en lřespèce le
français et lřespagnol.
Il sřagissait donc pour nous, en quelque sorte, de remonter aux origines de la philosophie
française, ou plutôt de la philosophie en français, pour entreprendre une réflexion sur sa
traduction en espagnol au fil de lřhistoire, réflexion dont le présent travail constitue une
première étape. Nous espérons réussir notre pari : montrer toute la richesse et la
complexité du processus de traduction philosophique, par le recours à des textes
canoniques qui nřont peut-être pas fini de livrer tous leurs secrets…
La traduction peut-elle nous aider à les mettre au jour ? Telle est, en tout cas, la vocation
du présent travail.
Avant de présenter les objectifs de lřanalyse du corpus et la démarche que nous avons
suivie, nous consacrerons un chapitre introductoire à rappeler brièvement le contexte
historique et la portée du cartésianisme. Les différents intitulés de ce chapitre liminaire
vont précédés de la lettre L (pour liminaire).
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre liminaire - La philosophie française à l’âge
classique
L1 Le tournant philosophique
L1.1. Contexte historique
L1.1.1. Le contexte politique et religieux
Le XVIe siècle sřouvre sur une période de troubles et de bouleversements dont lřorigine est
à rechercher dès la fin du Moyen-âge, entre craintes religieuses et émergence de nouveaux
pouvoirs. Face à une Eglise centralisée, riche et puissante, les peuples européens guidés par
certains des leurs, tchèques (Hus), allemands (Luther), anglais (Henry VIII), français
(Calvin), de toutes origines sociales, mais sans unité, revendiquent de profondes
évolutions. Si les questions proprement religieuses sont au centre des affrontements (le
commerce des indulgences ou lřaccès aux textes sacrés en langue vernaculaire), elles
rejoignent des éléments politiques (lutte entre les pouvoirs spirituels et temporels),
économiques (nouveau partage des richesses entre clercs et laïcs) et moraux (probité des
gens dřEglise). Dès lors, la mise en place de nouveaux pouvoirs sřeffectue au travers de
guerres, le plus souvent civiles.
En France, les premiers symptômes des guerres de religion remontent avant 1530, prenant
aussi bien des aspects populaires que politiques, avec, notamment, lřexécution en 1529 de
Berquin, traducteur dřErasme et défenseur de lřesprit critique. Après des règnes de
souverains puissants, François Ier, roi de 1515 à 1547 et Henri II, roi de 1547 à 1559, les
voisins de la France encouragent les opposants au pouvoir central, en vue de lřaffaiblir.
LřEspagne et la Savoie soutiennent la Ligue, catholique, et lřAngleterre prend fait pour les
protestants. Les différents affrontements qui ponctuent la période, depuis la conjuration
dřAmboise (1560) à la proclamation de lřEdit de Nantes (1598), trouvent leur apogée lors
du massacre de la saint Barthélémy (1572). Lřédit de Nantes, qui nřoctroie aux protestants
que des libertés locales et donne aux catholiques le rôle dominant, nřéteint pas
complètement les troubles, qui reprennent au XVIIe siècle, pour sřachever avec la
répression qui suit la révocation de lřédit de Nantes par Louis XIV, en 1685.
Lřachèvement du partage religieux de lřEurope ne conduit pas à lřarrêt des conflits
nationaux. Dès le début du XVIIe siècle, les ambitions des Habsbourg, Espagne et
Autriche, se trouvent en butte au reste des puissances voisines. Il en découle une période
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
de conflit intitulée Guerre de trente ans (1618-1648), où la France, catholique, associée
aux états allemands et à la Suède, protestants, affronte lřEspagne et lřAutriche, elles aussi
catholiques. Cette guerre encadre géographiquement et temporellement la vie adulte de
Descartes.
L1.1.2. Le contexte culturel
La scolastique, qui est un héritage de lřenseignement de la Grèce antique, trouve lřorigine
de sa reconstitution formelle dès le règne de Charlemagne. Bâtie sur une interprétation
des textes antiques, lřenseignement repose initialement sur les Sept Arts, la Grammaire, la
Rhétorique, la Dialectique, l'Arithmétique, la Géométrie, l'Astronomie et la Musique, dont
les élèves doivent apprendre le contenu sous forme de questions et de réponses.
Avec lřarrivée des traductions en latin dřAristote, au XIIe siècle, la dialectique, bientôt
philosophie, tend à dominer les autres disciplines, conduisant à un abus de syllogismes
tendant au ridicule, et au développement de nouvelles propositions, jugées hérétiques.
Celles-ci entraînent dřailleurs une mise à lřindex provisoire des textes dřAristote. Bientôt,
la scolastique sřenferme dans des positions stériles que Rabelais dénonce, dès le début du
XVIe siècle. Tout au long de son enseignement, la scolastique a beaucoup évolué, mais
particulièrement entre le XIIe siècle, où elle sřimpose, et le XVIIe siècle, où sa puissance
commence à décliner430.
L1.1.3. Le contexte scientifique
Au début de la Renaissance, la connaissance scientifique européenne est surtout constituée
de lřaccumulation dřexpériences qui ont accompagné chaque civilisation depuis lřantiquité
et qui ont été transmises jusque sur notre continent. Elle ne repose pas sur une méthode
mais plutôt sur une interprétation philosophique ou religieuse des connaissances
empiriques.
A l'aube de l'époque moderne, lřune des œuvres maîtresses traitant de la physique est
lřOrganon dřAristote, où la physique des qualités est censée expliquer lřorigine des
réactions des éléments par la qualité intrinsèque des choses. Cette approche dogmatique
est confrontée à une remise en cause progressive soit par le biais de ses principes, soit par
le biais de lřexpérience et de lřobservation.
En 1620, Bacon publie son ouvrage sur la science intitulé Novum Organum, en référence à
celui dřAristote. Il y présente quatre préjugés, obstacles à la connaissance : la perception
déformée par les sens, lřéducation, lřopinion publique et la tradition. Pour Bacon, la
430
http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3605
Susana Mauduit-Peix Geldart
183
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
science doit sřappuyer sur lřexpérience organisée méthodiquement afin dřavancer par
induction. Bacon refuse la méthode aristotélicienne de la logique déductive reposant sur
les principes issus de la tradition et lui préfère lřempirisme.
De même qu'Aristote dans le domaine de la physique, Ptolémée impose ses systèmes
astronomique et géographique. Ptolémée (90-168) représente le sommet de la science
antique. Il a rédigé des ouvrages sur différents thèmes : lřastronomie (Almageste), la
géographie (Géographie), lřastrologie (Tetrabiblos), la musique (Harmoniques), les
mathématiques et lřoptique. En astronomie, Ptolémée sřappuie sur le modèle géocentrique
dřHipparque où toutes les planètes et étoiles tournent autour de la terre. Ses tables et ses
textes ont été utilisés par la science occidentale durant 1300 ans et lřEglise lřa
définitivement abandonné vers 1750.
Sans sřattaquer aux principes sur lesquels repose le géocentrisme, Copernic (1473-1543)
fonde sa remise en cause sur lřobservation astronomique. Il critique le manque
dřhomogénéité du système de Ptolémée, issu du modèle aristotélicien. Il soutient le
principe de lřhéliocentrisme, notamment à la suite dřobservations faites en Italie en 1497.
Pourtant Copernic nřa pas été inquiété par lřEglise, malgré les conséquences que pouvaient
avoir ses travaux. Dřune part, il était proche du pape Paul III, dřautre part, il nřa publié son
œuvre majeure que lřannée de sa mort en 1543. Ce nřest quřen 1616 que son système a été
condamné par lřEglise. Ses travaux ont influencé Tycho Brahé (1546-1601), qui a composé
un système mixte géocentrique-héliocentrique (le soleil tourne autour de la terre, mais
toutes les autres planètes tournent autour du soleil), Kepler (1571-1630), qui a déterminé
les lois géométriques des orbites des planètes sans pouvoir en justifier le mouvement (la loi
de la gravité sera décrite par Newton (1643-1727) en 1686) et enfin Galilée.
Dřune formation éclectique, Galilée (1564-1642) sřintéresse beaucoup aux mathématiques,
ce qui le conduit immédiatement à sřopposer à lřaristotélisme. En début de carrière, il
enseigne la physique et en 1609 il perfectionne de manière empirique la lunette, ce qui le
conduit à faire ses premières observations astronomiques. Ces observations contredisent
les principes aristotéliciens, par exemple, les deux mondes, sublunaire et supralunaire ou
les orbes de cristal, sur lesquels sont posées les planètes. Il publie le résultat de ses
observations qui remettent en cause le géocentrisme. Les controverses qui en découlent
entraînent la censure de ses théories en 1616 et lřobligation dřenseigner lřhéliocentrisme
comme une hypothèse égale à celle du géocentrisme. La publication en 1632 de son
ouvrage Dialogo, discréditant le géocentrisme, entraîne sa condamnation à la réclusion,
malgré le soutien du pape. Le texte de sa condamnation est publié dans toute lřEurope,
sauf en France où elle est pourtant connue.
Ces condamnations expliquent la prudence de Descartes pour la présentation de sa
doctrine aux doctes de lřEglise.
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Après ce petit rappel des circonstances historiques qui encadrent la naissance du
cartésianisme, parlons un peu de lřhomme.
L1.2. Renatus Cartesius, ou René Descartes
Contrairement à la critique littéraire, où la biographie et le vécu de lřauteur prend une
place très importante dans la compréhension et surtout lřappréhension du texte, la critique
philosophique fait en général peu de cas de la biographie des philosophes, jugée
inessentielle pour la compréhension de la doctrine. Nous dérogerons cependant à la
« règle » et présentons ci-après quelques éléments sur la biographie de Descartes, avant de
rappeler les principes de sa doctrine.
L1.2.1. L’homme et sa doctrine

Brève notice biographique
Issu dřune famille de juriste, Descartes naît en Touraine, dans le village de La Haye, le 31
mars 1596. Il perd sa mère un an plus tard et est élevé par sa grand-mère et son père, avant
dřentrer au Collège royal de La Flèche, alors dirigé par les jésuites. Après une solide
introduction à la culture classique, grecque et latine, il y reçoit une formation aux
mathématiques, à la physique et à la philosophie scolastique, formation dont il conteste le
bien fondé dans le Discours de la méthode.
En 1616, il obtient le grade de licencié en droit et débute alors une période dřétude
solitaire à Paris, où il rédige un traité sur lřescrime. En 1618, il sřengage dans lřarmée de
Maurice de Nassau, ce qui lřentraîne en Hollande. Il y rencontre le physicien et
apothicaire Beeckman qui soumet au public des problèmes de mathématique, dont leur
résolution apporte à Descartes une première notoriété et le fait accéder aux sociétés
savantes.
La poursuite de la guerre de Trente ans, qui lřamène en garnison en Europe du Nord, lui
offre du temps pour réfléchir et étudier durant une période de convalescence. Il quitte
lřarmée en 1621, règle ses affaires pour pouvoir vivre de ses rentes, voyage durant quatre
ans en Europe et surtout rédige des traités de mathématique Ŕ il y développe le
raisonnement hypothético-déductif et ouvre la voie à la géométrie projective et analytique
- dřoptique et de morale. En 1627, à Rome, le cardinal de Bérulle le convainc dřétudier la
philosophie431. Pour trouver le calme et la concentration quřil ne rencontre pas en France,
mais aussi pour poursuivre plus facilement ses travaux scientifiques, il part à nouveau en
Hollande en 1628 où il se consacre entièrement aux études : la médecine, qui pour lui
constitue lřobjet central de ses recherches et pour laquelle il pratique de nombreuses
431
F. Alquié, Le Cartésianisme de Malebranche. Paris : Vrin, 1974, p. 27
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
dissections dřanimaux, les mathématiques, dont il modifie la notation, lřastronomie et
lřoptique. Il échange avec le Père Mersenne, décrit comme le secrétaire de lřEurope
savante de son époque et quřil connaît depuis 1626, ce qui augmente la portée de ses
travaux et le fait entrer en relation avec nombre de savants.
En 1633, la publication dans toute lřEurope de la condamnation de Galilée le pousse à
éviter dřentrer en conflit ouvert avec lřÉglise ; il renonce donc à publier le Traité du
monde et de la lumière et réoriente ses travaux, qui le conduiront à rédiger
respectivement le Discours de la méthode (en 1637), les Méditations métaphysiques (1641)
et les Principes de la philosophie (1644). Pour sřéloigner de Hollande où des accusations
dřathéisme lřatteignent, notamment de lřuniversité de Leyde, Descartes accepte lřinvitation
de la reine Christine de se rendre en Suède à la fin de lřannée 1649. Il y meurt le 11 février
1650, probablement dřune pneumonie.

« Je désespère, donc je suis »432
« Dans la plupart des recueils dřhistoire de la philosophie que je connais, écrit Unamuno,
les systèmes sont présentés les uns par rapport aux autres ; en revanche leurs auteurs, les philosophes,
font à peine figure de prétexte. La biographie intime des philosophes, des hommes qui ont philosophé,
occupe une place secondaire. »433
La connaissance de la biographie de Descartes aide-t-elle à mieux appréhender la
signification de sa doctrine ? Pour Unamuno, il est nécessaire de sřintéresser aux auteurs
eux-mêmes, aux hommes qui ont philosophé, êtres concrets, « de carne y hueso » (en chair
et en os), car « si un philosophe nřest pas un homme, il est tout sauf un philosophe ; cřest
surtout un pédant »434. Selon Unamuno, la philosophie naît davantage du sentiment que
des sciences et de leur esprit objectif, et les systèmes philosophiques qui ont été forgés sur
la base des résultats des sciences particulières auraient moins de consistance et moins de
« vie » que les systèmes qui traduisent lřélan vital de lřesprit de leur auteur : « Ce ne sont
pas nos idées qui font de nous des êtres optimistes ou pessimistes ; bien au contraire, nos
idées naissent de notre penchant optimiste ou pessimiste, quřil soit dřorigine philosophique
ou pathologique. »435
J.P. Weber, « Les Méditations de Descartes considérées en tant quřœuvre dřart », Revue dřesthétique, 1956,
pp. 249-281
433 «En las más de las historias de la filosofía que conozco, écrit Unamuno, se nos presenta a los sistemas
432
como originándose los unos de los otros, y sus autores, los filósofos, apenas aparecen sino como meros
pretextos. La íntima biografía de los filósofos, de los hombres que filosofaron, ocupa un lugar secundario .»
Miguel de Unamuno, Del sentimiento trágico de la vida [en ligne]. Disponible sur :
http://www.revistakatharsis.org/Sentragico.pdf [Traduit par nos soins]
434 «Si un filósofo no es un hombre, es todo menos un filósofo; es, sobre todo, un pedante », ibid. [Traduit par
nos soins]
435 «No suelen ser nuestras ideas las que nos hacen optimistas o pesimistas, sino que es nuestro optimismo o
nuestro pesimismo, de origen filosófico o patológico quizá, tanto el uno como el otro, el que hace nuestras
ideas.» Ibid. [Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
186
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Dans la même ligne, J.P. Weber sřefforce par exemple de démontrer le lien, quřil estime
incontestable, entre le vécu de Descartes, notamment les traumatismes de son enfance, et
la genèse de sa philosophie, telle quřelle est exposée surtout dans les Méditations. Pour J.P.
Weber, loin de la rigueur habituelle de lřécriture philosophique, les Méditations seraient
une œuvre dřart, divisée en six « actes » ponctués dřimages et de mythes : « Le titre même
de Méditations nřévoque-t-il pas une allure particulière, plus souple, plus libre que celui
dřun Commentaire ou dřun Traité, en laissant une plus grande place à lřinspiration et à
lřimprévu ? »436 J.P. Weber voit ainsi dans les Méditations plus le fruit dřune création
poétique et dramatique que le produit de la spéculation pure. Ainsi, il établit un
parallélisme fort, méditation par méditation (quelque peu Ŗtiré par les cheveuxŗ, avouonsle) à partir de la réaction affective de Descartes à la mort de sa mère, événement qui, par le
désespoir quřil engendre, amène le philosophe à faire lřexpérience du cogito : « La
distinction du Cogito est dřordre vécu et existentiel plutôt que spéculatif : ce que je vois
distinctement, cřest mon existence distinguée de celle de ma mère, cřest mon existence
solitaire. »437
Lřhistoire a bien sûr accordé à lřexpérience première et radicale du cogito une valeur et
une portée qui vont bien au-delà du vécu du jeune enfant en proie au désespoir ressenti
par la perte de sa mère. Mais le raisonnement de J.P Weber ne donne pas moins raison à
Unamuno et rappelle que le philosophe est aussi un homme… ce que nous proposons de
garder présent à lřesprit.
Cependant, dans le cadre de cette introduction à lřanalyse du corpus, il nous importe
surtout de rappeler brièvement les principes et la portée de la pensée cartésienne, sachant
que, comme le soulignent F. de Buzon et D. Kambouchner438, « par sa profondeur
dřélaboration, par la concision de ses exposés, par sa manière de se tenir sur la crête entre
des options philosophiques plus sommaires, la pensée de Descartes défie encore
lřinterprétation, pour ne pas parler du résumé ». Consciente de ses limites, nous
présenterons la synthèse qui suit dans une optique purement descriptive, sans vocation
interprétative, en nous appuyant notamment sur les analyses de F. de Buzon et D.
Kambouchner et de P. Guenancia439.

Une philosophie de la liberté
Selon P. Guenancia, la pensée de Descartes sřappuie sur une notion originaire qui lui sert
de fil conducteur, à savoir celle de la liberté. La liberté est pour Descartes plus quřune
valeur : cřest une idée claire et distincte dont la perfection nous rapproche de Dieu, et qui
devient une cause, un pouvoir, une volonté, expression de lřindépendance de lřâme à
436
437
438
439
J.P. Weber, op. cit. p. 249
Ibid. p. 263
Le vocabulaire de Descartes. Paris : Ellipses, 2002, p. 3 (Coll. « Vocabulaire de… »)
P. Guenancia, op. cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
187
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lřégard du corps, de la supériorité de la substance pensante. La liberté est aussi la condition
de la vérité, car celle-ci ne paraît à lřesprit que celui-ci sřest préalablement disposé à la
recevoir. « Cřest ce sens de la liberté comme causalité, explique P. Guenancia, qui
distingue Descartes des principaux philosophes de son temps. »440 Le célèbre cogito (ne
tenir pour vrai que ce qui se présente clairement à mon esprit) est lřune des formes les plus
pures de cette liberté, mais aussi une expérience redoutablement difficile. Le rationalisme
classique sřest en effet attelé à démontrer Ŕ voilà un de ces principaux apports Ŕ que ce que
les hommes tiennent pour vrai ou réel est généralement le fruit des croyances, habitudes
ou pensées accumulées et sédimentées par la société. Le cogito est donc « premier », et la
liberté consiste à savoir mettre entre parenthèses tous ces jugements qui se présentent
comme des évidences. La liberté est lřattribut par excellence de la substance pensante.
La conscience est donc prise de distance. Selon P. Guenancia, lřapport fondamental de
Descartes est dřavoir montré « lřantériorité épistémologique » de la conscience par rapport
à tout ce quřelle peut connaître. « Philosopher, cřest partir à la recherche de lřorigine,
renoncer à tout acquis. »441
Pour comprendre Descartes, il faut donc partir du cogito et suivre son mouvement.

La physique
En partant du modèle des mathématiques, Descartes cherche une méthode qui lui
permette de relier toutes les sciences entre elles, à la manière dřun arbre dont les branches
(sciences) se rapportent à un tronc commun (lřhumaine sagesse). Telle est la question
première de toute philosophie conçue comme science rigoureuse. Il ne sřagit pas de classer
en genres et catégories toutes les choses, à la manière dřAristote, mais de chercher un
« ordre » qui permette à lřesprit « de ne pas sřégarer dans la recherche de la vérité ». A la
différence dřAristote qui part des choses, Descartes part de la pensée.
Comme la métaphysique, la physique cartésienne cherche le fondement de toutes choses,
lřunité qui permet de saisir les rapports entre elles, dépassant la variété infinie des choses
qui se présentent sans discernement à lřesprit. Il sřagit, explique P. Guenancia, de
« dépasser lřalternative entre une science qui, sřattachant aux contenus, ne serait quřune
accumulation sans ordre ni raison, et une science qui ne retiendrait que la forme des
raisonnements et ne nous apprendrait rien sur les choses sur lesquelles ils portent »442.
Cherchant à dépasser cette alternative, la science cartésienne recherche la coïncidence
entre lřesprit et lřobjet. Sa science est une sorte de « mathématique universelle » portant
moins sur les choses elles-mêmes que sur les rapports entre les choses.
Ibid. p. 15
Ibid. p. 19
442 Ibid. p. 40
440
441
Susana Mauduit-Peix Geldart
188
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pour cela, une méthode, celle de lřordre et de la mesure, qui sřoppose à lřaristotélisme et à
la scolastique, dont Descartes considère les méthodes classificatrices stériles, comme si les
choses étaient connues du seul fait de leur appartenance à telle ou telle catégorie.
Descartes cherche au contraire à se défaire des formes, catégories et concepts déjà
constitués, au profit dřun « ordre naturel » fait de notions premières et évidentes qui
permettent dřen déduire toutes les connaissances possibles. Lřesprit doit partir des choses
les plus simples et sřélever progressivement jusquřaux plus complexes. Et, pour connaître
les choses, il faut en réduire la diversité, les rendre commensurables et comparables par
lřintermédiaire de lřabstraction.
En avançant la thèse capitale de lřhomogénéité de la matière, Descartes introduit une
nouvelle physique et sřoppose radicalement à Aristote. Pour Descartes, lřétendue
(extensio) constitue lřessence de la matière. Où il y a matière, il y a aussi extension. La
matière est déterminée comme substance étendue, corrélativement à lřesprit comme
substance pensante. La physique cartésienne est dřinspiration métaphysique.
Descartes se positionne donc en opposition à la physique scolastique, car celle-ci nřa pas
compris, selon lui, lřobstacle que représente pour la connaissance le sentiment de la réalité,
qui empêche de distinguer entre ce que sont les choses en elles-mêmes et ce quřelles sont
par rapport à nous.
La physique cartésienne, le mécanisme, constitue une critique radicale du sens et du
sensible, et implique la distinction de lřhomme et du monde. Contre Aristote, Descartes
subsume toutes les qualités des corps en une matière homogène (étendue géométrique) et
lřétude des phénomènes corporels en celle du mouvement, cause de tous les changements
observés dans la nature.

La métaphysique
La métaphysique de Descartes, exposée dans les Méditations métaphysiques, est
indissociable de sa physique, elle la précède et en constitue le fondement nécessaire. Il
sřagit dřun véritable commencement, la science et la méthode sont ramenées à leur point
de départ.
Chez Descartes, la découverte de la vérité, ou de lřobjectivité, est inséparable de la
subjectivité. Ici, la méthode diffère de celle utilisée en physique, où Descartes emploie la
comparaison, les représentations et les modèles. En métaphysique, la conscience prend
pour objet son propre rapport au monde et à elle-même, autrement dit, elle analyse la
relation de lřesprit, non avec les choses, mais avec les idées des choses.
Descartes distingue ainsi lřentendement de lřimagination et des sens. La conscience se
détache du plan de la vie pour tenter de comprendre ce qui lui appartient en propre.
Lřimagination et les sens se rapportent à un objet extérieur, quřils rendent manifeste, alors
que lřentendement ou lřesprit se caractérise par sa réflexivité, cřest-à-dire par sa capacité à
Susana Mauduit-Peix Geldart
189
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
se prendre lui-même pour objet. La conscience devient ainsi la spectatrice de ses propres
opérations. Alors que la physique ou la géométrie partent de notions dérivées des
perceptions sensibles et ont recours à lřimagination, la métaphysique prend appui
uniquement sur les notions conçues par lřentendement seul (cf. tableau p. 180). La matière
de la métaphysique est inimaginable, elle ne peut donc avoir recours, comme la physique,
à la méthode des comparaisons et des modèles. Elle exige donc un effort dřabstraction qui
rend la démarche pénible et laborieuse.
Descartes se positionne ainsi comme le premier philosophe qui part de lřintérieur de la
pensée, cřest-à-dire du moi pensant pour connaître la nature des choses, au lieu de partir
des choses elles-mêmes. Il sřagit de restituer la présence des notions premières à un esprit
« délivré des préjugés » et détaché des sens et de lřimagination. Descartes recherche ainsi
en ultime instance non seulement le fondement des sciences, la certitude de la
connaissance, mais encore la certitude de cette certitude.
La démarche cartésienne distingue donc entre deux plans : lřexpérience de la temporalité
ordinaire et commune à tous les hommes, et lřexpérience intellectuelle de lřesprit qui
décide de « conduire par ordre ses pensées ». Cette expérience intellectuelle est une
deuxième naissance, car elle nous permet de connaître ce que nous sommes réellement.
Lřexpérience métaphysique implique que lřon cherche son propre principe, le fondement
sur lequel appuyer toutes nos certitudes. Ce fondement ou première certitude, pour
Descartes, cřest la découverte du cogito, cřest-à-dire de la découverte de soi comme chose
qui pense, esprit fait dřidées ou de pensées qui renvoient aux choses extérieures. Parmi ces
idées, lřidée dřinfini ou de parfait sřimpose avec une évidence absolue, cřest une donnée
immédiate de la conscience. Cette idée de Dieu constitue la limite de lřesprit humain, qui
reconnaît quřun entendement fini ne peut pas avoir produit de lui-même lřidée dřinfini.
Lřidée de Dieu nřest donc pas la première certitude, puisquřelle est seconde par rapport au
cogito, mais elle est absolue.
L1.2.2. L’œuvre, ses partisans, ses objecteurs
Nous présentons ci-dessous brièvement le contexte de publication des œuvres retenues
pour notre corpus.

Le Discours de la Méthode
Publié en français en 1637, le Discours de la méthode a été traduit et publié en latin en
1644443.
443
Nous verrons, dans le chapitre 3 de cette troisième partie, quels sont les enjeux du choix de la langue
vernaculaire par rapport à ses autres écrits, notamment les Méditations, écrites à lřorigine en latin.
Susana Mauduit-Peix Geldart
190
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Lřouvrage comporte six parties, aux finalités distinctes. La première traite de la formation
de lřesprit, que Descartes illustre par son propre cas, décrivant son parcours depuis le
collège jusquřaux voyages de jeunesse, où il est confronté à la différence culturelle. Elle
débouche sur une deuxième partie, qui porte sur la science, autour de laquelle il énonce
quatre préceptes : lřévidence générée par la clarté et la distinction, la division des
difficultés, la progression par degré et enfin lřénumération des éléments recherchés et leur
vérification par récapitulation. La troisième partie traite de la morale et notamment de la
fameuse « morale par provision » qui permet provisoirement dřagir en obéissant aux lois et
coutumes, en se tenant à ses décisions et en ne désirant que ce qui est en notre pouvoir. La
quatrième partie introduit la première méditation métaphysique en abordant la question
du doute. La cinquième partie aborde la physique, mais il sřagit plus dřune ébauche
dřétudes jamais réalisées que dřun traité comme ceux déjà publiés par lui sur lřoptique ou
les météores. Enfin, la sixième partie débouche sur lřapplication de la méthode en
mécanique et en médecine afin de maîtriser la nature et en appelant à pratiquer
lřexpérience pour valider ses hypothèses.
Dans le cadre de notre analyse traductologique, nous nous intéresserons en priorité à la
première, deuxième et quatrième parties. Nous utiliserons lřédition établie par G. RodisLewis (Paris : Flammarion, 1992, 280 pp.) et y ferons référence au moyen de lřabréviation
RL (pour Rodis-Lewis) suivie du numéro de page correspondant.

Les Méditations métaphysiques
Sans doute les Meditationes de Prima Philosophia, ou Méditations Métaphysiques, en
français, constituent-elles Ŕ malgré la renommée du Discours de la Méthode Ŕ lřœuvre la
plus emblématique de Descartes et un monument de la philosophie dont les
commentateurs et historiens de la philosophie nřont cessé de souligner lřimportance
historique et la portée sur la pensée moderne. Publiées dřabord en latin, en 1641 et 1642,
elles sont par la suite traduites et publiées en français, en 1647, du vivant de lřauteur, qui
supervise lui-même les traductions.
Persuadé de détenir le fondement de la vérité, Descartes prend en effet très au sérieux la
publication et la diffusion de sa doctrine. « Que si mon dessein nřa pas réussi, écrit-il à
Mersenne, et quřil y ait trop peu de gens au monde qui soient capables dřentendre mes
raisons, ce nřest pas ma faute, et elles nřen sont pas moins vraies pour cela. »444 Après avoir
écrit son Discours de la Méthode en français, il choisit néanmoins le latin pour la première
publication des Méditations.
Introduction de J.M et M. Beyssade aux Méditations métaphysiques, Objections et Réponses Ŕ suivies de
quatre Lettres tr. fr. Duc de Luynes/Clerselier. Paris : Flammarion, 1992, p. 16.
444
Susana Mauduit-Peix Geldart
191
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Soucieux de recueillir le point de vue des intellectuels avant la publication officielle, il
confie à son ami Mersenne445 le soin de diffuser un « appel à objections », se proposant dřy
répondre pour apporter plus de clarté et démontrer lřévidence de ses principes, invitant ses
interlocuteurs à lire les objections déjà faites et les réponses apportées pour éviter les
répétitions. Mersenne adresse donc les écrits de Descartes à un cercle élargi de savants,
théologiens et philosophes illustres, qui lui retournent des commentaires avisés sur les
points les plus obscurs et problématiques. Afin dřoffrir aux lecteurs un ouvrage complet,
Descartes décide alors de publier ses Méditations suivies dřune série de sept objections et
réponses aux objections, et lřouvrage voit le jour en latin le 28 août 1641.
Par la suite, Charles dřAlbert, duc de Luynes (1620-1690), fils du ministre de Louis XIII,
entreprend de traduire les Méditations en français, tandis que Claude Clerselier (16141684), avocat au Parlement de Paris, sřattaque également à la traduction des objections et
réponses. Cette version vernaculaire était destinée à diffuser les Méditations auprès du
grand public. La composition diffère quelque peu de la version latine. La préface de
lřauteur au lecteur est remplacée par un avis du libraire au lecteur, qui précise les enjeux
de la traduction et sa révision par Descartes.
Nous verrons plus loin quels sont les enjeux de cette traduction française, qui sert souvent
de référence pour les traductions espagnoles.
Pour le texte source, nous avons utilisé principalement lřédition établie par J.-M et M.
Beyssade (voir référence sur le tableau de la page 179). Cette édition a pour nous un
double intérêt : dřune part, elle présente une version bilingue des Méditations (mais non
des Objections et Réponses, en raison de leur longueur) ; de lřautre, elle souligne les écarts
de Clerselier par rapport à la version latine et propose une traduction justifiée en français
pour certains passages. La plupart des traducteurs sřétant appuyés sur les deux versions Ŕ
latine et française Ŕ et nos connaissances en latin étant insuffisantes, lřédition des Beyssade
nous a permis de suivre au plus près du sens dřorigine lřargumentation de Descartes et de
ses objecteurs. Pour la référence en note des passages étudiés, nous utiliserons
lřabréviation BYS (pour Beyssade) suivie du numéro de page.
Pour certains passages toutefois, nous nous sommes également référée à lřédition
canonique de Ch. Adam et P. Tannery, Œuvres de Descartes, 11 vol., Vrin-CNRS, 18961909, plus un supplément (1913). Nous y ferons référence au moyen de lřabréviation AT.
445
Marin Mersenne (1588-1648). Érudit français, membre de lřOrdre des Minimes, très intéressé par les
sciences quřil cultiva sa vie durant, se rendant « comme le centre de tous les Gens de Lettres par le commerce
continuel quřil entretenoit avec tous, et tous avec luy » In : Baillet, Vie de Monsieur Descartes Ŕ cité par R.
Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris : Vrin, 1971, p. 3
Susana Mauduit-Peix Geldart
192
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE

Structure des Méditations, des Objections et des Réponses
Six méditations ponctuent la démarche cartésienne. La première traite du doute, de
lřorigine de lřerreur, à chercher hors de Dieu, et de lřappui des sciences pour le fondement
de la vérité. La seconde méditation, dont la démarche sřinspire des démonstrations
géométriques, selon Descartes lui-même, sřattèle à chercher une certitude, avec le célèbre
je doute, je suis et aboutit à distinguer lřimagination de lřintellection, raisonnement illustré
par lřexemple du morceau de cire. A partir de lřindivisibilité de lřâme, Descartes établit la
distinction entre corps et âme et en déduit lřimmortalité de cette dernière. La troisième
porte sur lřorigine des idées, les notions de perfection et de finitude qui le conduisent à
prouver lřexistence de Dieu. La quatrième méditation recherche le fondement de lřerreur
dans la volonté. La cinquième méditation sřattaque à lřessence de Dieu et à sa perfection.
Enfin, la sixième et dernière méditation traite de lřexistence des choses à partir de la
différence entre corps et âme, en sřappuyant sur les sensations qui les lient et en
distinguant imagination et entendement.
Les objections que les savants de lřépoque adressent à Descartes, et les réponses du
philosophe aux questions soulevées, sont dřune énorme richesse et complexité, à la mesure
de lřambition du projet philosophique des Méditations. La première série dřobjections sont
dues au prêtre hollandais Caterus (1590-1655), qui demande des précisions au sujet
notamment de lřargument ontologique. La deuxième série dřobjections, recueillies par
Mersenne, demande à Descartes de procéder à sa démonstration more geometrico, « à la
manière des géomètres », dřoù une définition détaillée, dans les Secondes Réponses, de
termes comme pensée, idée, réalité objective et formelle, substance, etc., et la distinction
quřétablira Descartes entre analyse et synthèse. La troisième série présente en alternance
les objections de Thomas Hobbes (1588-1679) et les réponses de Descartes, qui ne cache
pas son agacement devant le ton du philosophe anglais et ses positions autour notamment
du rapport entre le nom et la chose. La quatrième série dřobjections, dřAntoine Arnauld,
dit le « Grand Arnauld » (1612-1694), est au contraire particulièrement appréciée par
Descartes, et porte essentiellement sur la nature de lřesprit et les preuves de Dieu. Les
cinquièmes objections, formulées par lřatomiste Pierre Gassendi (1592-1655), donnent lieu
à un échange très vif entre les deux philosophes, et à des équivoques définitoires
notamment autour de la notion dřâme. Les sixièmes objections, de « divers théologiens et
philosophes » réunies par Mersenne, demandent à Descartes des précisions sur certaines
questions particulières. Enfin, les septièmes objections, du P. Bourdin (1595-1653), qui ne
figurent pas dans la traduction de 1647, émettent des critiques très pointilleuses dont
Descartes sřempresse de démontrer quřelles sont dénuées de tout fondement (déformations
de sa pensée, citations détournées de leur contexte, etc.).
Sur ce vaste ensemble, nous prélèverons quelques extraits emblématiques qui nous
permettront dřenrichir nos analyses et de diversifier les points de vue.
Susana Mauduit-Peix Geldart
193
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE

Pascal : les Pensées
Ainsi que nous lřavons indiqué précédemment, nous étudierons également, en marge de ce
corpus principal, quelques extraits des Pensées de Pascal, notamment dans le troisième
chapitre de cette troisième partie à propos de la prise en charge des genres dans lřoptique
traductologique.
Un peu plus jeune que Descartes, Blaise Pascal naît le 19 juin 1623 à Clermont, en
Auvergne, dřÉtienne Pascal, président à la Cour des aides, et dřAntoinette Begon (morte en
1626). Étienne Pascal, homme savant et cultivé, prend à sa charge lřéducation de son fils,
qui fait preuve très rapidement dřun esprit sagace et éveillé. LorsquřEtienne quitte
Clermont pour Paris, en 1631, Blaise commencera à participer, dès sa jeunesse, aux séances
de lřAcadémie Mersenne, où il sřimprègne de lřesprit scientifique mécaniste. Grand savant,
Pascal explore de nombreux domaines de la science, excellant dans la géométrie, la
physique, puis, dans le domaine des lettres, dans la philosophie et la théologie. Par
lřintermédiaire de Mersenne, il a échangé avec tous les principaux savants de son temps :
Descartes, Fermat, Roberval, Gassendi. Atteint dřune grave maladie, il meurt le 19 août
1662 à Paris.
Lřécriture de Pascal, qui, comme le souligne P. Magnard, nřaurait pas « produit de
néologismes, ni détourné les mots reçus de leur acception usuelle pour les ancrer dans des
significations radicalement nouvelles »446, nous intéresse car elle comporte des registres
très différents de lřécriture cartésienne. Lřoriginalité de lřécrivain réside, selon P. Magnard,
dans sa manière de placer les mots, qui témoigne malgré tout dřune appropriation
spécifique du vocabulaire classique. Il sřagit, comme le souligne P. Magnard, dřapercevoir
cette « infime dérive sémantique », la teneur différente que Pascal confère aux mots, car
lřécriture pascalienne opère un glissement de sens « si riche dřeffets quřen définitive, avec
un même langage, cřest un tout autre discours quřil tient […] une dissonance à peine
perçue suffit à nous indiquer que nous sommes ailleurs »447.
Son œuvre maîtresse, les Pensées, a fait lřobjet de nombreuses éditions arbitraires, depuis
la première édition, dite de Port-Royal (1670), qui déformait considérablement les écrits
de Pascal. Nous présenterons plus en détail lřhistoire mouvementée des différentes
éditions dans le cadre des développements du troisième chapitre de cette troisième partie.
Pour lřanalyse de notre corpus, nous utiliserons lřédition de Louis Lafuma (Pascal, Œuvres
complètes. Paris : Editions du Seuil 1963, 676 p.) et y ferons référence au moyen de
lřabréviation LF (pour Lafuma) suivie du numéro de page correspondant.
Rappelons à présent brièvement le destin du cartésianisme en Espagne.
446
447
P. Magnard, Le vocabulaire de Pascal, Paris : Ellipses, 2001, p. 3
Ibid. p. 4 [Nous soulignons]
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194
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
L2 Descartes et les (anti)cartésiens en espagnol
L2.1. La réception du cartésianisme en Espagne
Ainsi quřil a été souligné dans le chapitre 3 de la première partie, au cours du XVIIe siècle,
en raison dřune série de facteurs politiques, sociaux, économiques et idéologiques, lřapport
de lřEspagne au développement de la science européenne a été très faible. Néanmoins, les
échanges scientifiques avec le reste du continent nřont pas été interrompus, notamment
grâce aux Jésuites espagnols, qui souhaitaient former un corps dřélite, propre à défendre la
foi face aux évolutions des idées. Pour cela, il leur était nécessaire dřinterpréter les
connaissances au regard de lřorthodoxie de la foi pour les y incorporer.
Dans ce cadre, la mise en place dřun enseignement de qualité au Colegio Imperial de
Madrid, les a amenés à faire venir de lřétranger des enseignants jésuites réputés : le
Brabançon Jean-Charles della Faille, le Bourguignon Claude Richard, le Polonais Alexius
Silvius Polonus, lřEcossais Hugo Sempilius, lřItalien Francisco Antonio Camassa, mais aussi
les castillans José Martinez et Juan Eusebio Nieremberg ou le basque Francisco Isasi.
Selon R. Ceñal448, les universités ibériques prennent connaissance du nom de Descartes et
de ses nouveautés doctrinales dès 1655, comme en témoignent les écrits dřauteurs comme
le jésuite Gabriel Henao (1611-1704), qui a eu vent de la nouvelle philosophie grâce à
dřautres jésuites étrangers (Compton, Bona Spes). Cette nouvelle philosophie intéresse
certains philosophes espagnols de haut niveau, au premier rang desquels il convient de
citer Sebastián Izquierdo (1601-1681), Isaac Cardoso (1603-1683) et Juan Caramuel (16061682). Esprit intellectuel très vif, ce dernier se déclare très vite fervent admirateur de
Descartes et de sa philosophie, dont il comprend tout de suite la nouveauté et la portée.
Selon R. Ceñal, lřœuvre de Caramuel témoigne tout particulièrement de la soif de savoir et
de progrès dont font preuve, contrairement à cette réputation dřobscurantisme qui les
précède, les scientifiques et les philosophes espagnols de cette époque.
A proprement parler cependant, la première école cartésienne ibérique voit le jour à
Séville, de la main de Diego Mateo de Zapata (1664-1745), qui y fonde (en 1700) la Regia
Sociedad de Medicina y Ciencias, première institution officielle à prendre ouvertement
parti pour la philosophie moderne et, plus spécifiquement, pour la physique corpusculaire.
Sous lřenthousiasme de Zapata, la nouvelle Société nřaura de cesse de promouvoir les
principes de la philosophie cartésienne, envers et contre toutes les nombreuses attaques
R. Ceñal, « Cartesianismo en España: notas para su historia », Revista de la Universidad de Oviedo, 1945,
p. 5-97
448
Susana Mauduit-Peix Geldart
195
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
quřelle reçoit des conservateurs scolastiques, pour éviter que lřEspagne ne devienne « la
irrisión de las Naciones »449.
Vers la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle, le cartésianisme gagne du terrain
et voit la naissance dřun nouveau et prestigieux foyer à Valence, qui compte des noms
illustres comme Falcó de Belaochaga, Baltasar Iñigo et Juan Bautista Corachán. On doit à
ce dernier la toute première esquisse de traduction en espagnol du Discours de la
Méthode, que lřon trouve dans son œuvre Avisos de Parnaso, écrite en 1690. Il sřagit,
comme le souligne V. Navarro450, dřune recréation littéraire de la société scientifique dont
rêvaient les intellectuels de Valence, où anciens et modernes discuteraient en toute
harmonie des questions philosophiques et scientifiques fondamentales.
Corachán réunit ainsi dans son Parnasse des figures éminentes comme Démocrite,
Empèdocle, Fabri, Boyle, etc. « Parmi les nombreux et éminents philosophes, écrit-il,
présents au Parnasse, figure René Descartes, dont Apollon fait grand éloge, aussi bien pour
son intelligence et la profondeur de sa réflexion sur les questions de physique et de
morale, que pour les nombreuses vérités quřil a mis en lumière […]. »451 La parole revient
alors à Descartes, qui sřexprime ainsi, dans lřespagnol de lřépoque :
«No ai cosa, eruditos Filósofos, que con mayor igualdad esté repartida entre los hombres, que un buen
juicio, del qual piensa cada uno estar tan dotado, que aun aquellos a quien en ninguna otra cosa
satisfizo la naturaleza, no dessean tener mejor entendimiento que el que poseen. En lo qual no es
creible, que todos se engañen; sino que la virtud y facilidad de juzgar bien, i discernir lo verdadero de
lo falso a todos es igualmente conatural. Y assí la diversidad de nuestras opiniones no nace de que uno
tenga mayor juicio que otro; sino de que se dirigen los pensamientos por diferentes caminos. Porque
no basta tener excelente ingenio, sino usar bien dél; i más adelanta quien camina, aunque sea mui de
espacio, por una senda derecha, que quien emprendiendo muchos i diferentes caminos, camina
velozmente…»452
Si Corachán sřarrête au bout de quelques pages, il ne lui revient pas moins la gloire dřavoir
le premier tenté de traduire le Discours cartésien. Sa traduction est au demeurant tout à
fait satisfaisante, à en juger par le court extrait reproduit ci-dessus.
Figure particulièrement influente, Tomás Vicente Tosca (1651-1723) rédige pour sa part
des ouvrages scientifiques et philosophiques directement influencés par Descartes
La risée des nations. Ibid. p. 34
V. Navarro, « Descartes y la introducción en España de la ciencia moderna » In : La filosofía de Descartes
y la fundación del pensamiento moderno, Salamanca : Sociedad Castellano-leonesa de Filosofía, 1997, p. 240.
451 «Entre los muchos y grandes filósofos, écrit-il, que concurren en Parnaso, es uno Renato Des-Cartes [sic],
449
450
de quien Apolo hace mucha estimación, así por su grande juicio, i profundo modo de discurrir en lo natural
y moral, como por las muchas verdades, que sacó a luz […]», Juan Bautista Corachán, Avisos de Parnaso…
Los publica a expensas de la Academia Valenciana don Gregorio Mayans y siscar (Valencia 1747), pp. 99 ss.
Cité par R. Ceñal, op. cit. p. 51 [Traduit par nos soins].
452 Juan Bautista Corachán, Avisos de Parnaso… ibid. Cité par R. Ceñal, ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
196
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
(Compendio mathematico et Comendium philosophicum). Bien quřen désaccord sur
plusieurs questions scientifiques, il le rejoint sur celles traitant de philosophie, son ouvrage
constituant un exemple de la marque de Descartes dans le renouvellement de
lřenseignement de la philosophie en Europe. Selon R. Ceðal453, cřest tout le mérite de Tosca
dřavoir mis en lumière la décadence stérile de la philosophie scolastique, par son adhésion
obstinée à lřautorité dřun seul maître (Aristote) et son refus de lřobservation et de
lřexpérience.
La réaction scolastique ne se fait bien sûr pas attendre. Invoquant des arguments
apologétiques, Francisco Palanco (1657-1720), sřinsurge contre le système cartésien dans
un ouvrage publié en 1714454, ouvrage qui reçoit en réponse une contre-critique de la main
de Alexandro de Avendaño, pseudonyme de Juan de Nájera (vers 1612-1685) et de Diego
Mateo Zapata. Juan Martín de Lessaca prend le relais de Palanco en publiant en 1717 un
ouvrage455 en réponse à ces derniers.
Dřune manière générale cependant, rares sont les scolastiques qui se donnent la peine de
fonder leur critique du cartésianisme sur des raisons solides et réfléchies. Dans la plupart
des cas, les nouvelles doctrines font lřobjet dřun rejet absolu et définitif, sans procès ni
examen. Lřheure est cependant à la controverse acérée et les « pour » et les « contre »
campent souvent des positions aussi radicales dřun côté que de lřautre. Quřon en juge par
cette hilarante dédicace dřun écrit anonyme parut en 1758 à lřencontre des
péripatéticiens :
«Al vetustísimo, calvísimo, arrugadísimo, tremulísimo, carcuesísimo, carriquísimo, gangosísimo, y
evaporadisimo señor, el señor don Aristóteles de Estagira, príncipe de los Peripatos, margrave de
Antiperístasis, duque de las Formas Substanciales, conde de Antipatías, marqués de Accidentes, barón
de las Algarabías, vizconde de los plenistas, señor de los lugares de Tembleque, Potrilea y Villavieja,
capitán general de los flatulentos ejércitos de las cualidades ocultas, y alcalde mayor perpetuo de su
pre-adamítico mundo. » 456
Malgré les efforts déployés par quelques esprits ouverts, dont nous nřavons pu citer ici que
quelques noms particulièrement marquants, le retard de lřEspagne est à imputer, selon R.
Ceñal, à lřobstination des scolastiques, enfermés dans la tour dřivoire de leurs vieilles
vérités. Du reste, les pro-cartésiens espagnols nřauraient pas fait preuve de la créativité
nécessaire pour faire germer la pensée de Descartes en adéquation avec leurs propres
traditions. R. Ceñal montre ainsi « la gloire médiocre qui revient à la pensée espagnole,
Ibid. p. 58
Dialogus Physico-Thelogicus contra Philosophiae Novatores, sive Thomista contra Atomistas . Source :
ibid. p. 64
455 «Formas ilustradas a la luz de la razón, con que responde a los Diálogos de don Alexandro de Avendaño y
a la Censura del Doctor D. Diego Matheo Zapata…»
456 «Los aldeanos críticos o cartas críticas sobre lo que se verá, dadas a luz por Don Roque Antonio de
Cogollor, quien las dedica al príncipe de los Peripatéticos Don Aristóteles de Estagira » - cité par R. Ceñal, op.
cit. p. 79
453
454
Susana Mauduit-Peix Geldart
197
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lorsquřelle renonce à ses propres traditions pour chercher dans lřimitation des traditions
dřailleurs la source qui lui permettra de satisfaire les préoccupations de son esprit éveillé et
sagace »457.
Des études récentes montrent toutefois que les préoccupations scolastiques étaient plus
profondes que la suite de lřhistoire nřa voulu lřaccorder, et contenaient en germe le dessein
de la recherche cartésienne. Nous aurons lřoccasion dřy revenir.
Il faudra donc attendre la fin du XIXe siècle pour voir lřœuvre de Descartes traduite en
espagnol, de la main de Manuel de la Revilla, hormis les ébauches de Corachán évoquées
ci-dessus. Par la suite, de nombreuses traductions lui ont succédé, dont nous nřavons pu
retenir, pour des raisons évidentes, quřun échantillon limité pour notre étude critique.
Dans la section suivante, nous présentons la liste des traductions retenues et la démarche
analytique que nous avons suivie.
L2.2. Traductions, traducteurs et démarche analytique
Parmi les nombreuses traductions existantes de lřœuvre cartésienne (dont nous présentons
la liste en annexe), nous avons étudié les suivantes :
L2.2.1. Traductions choisies

Pour les Méditations avec Objections et Réponses
1 Obras filosóficas de Descartes, vertidas al castellano y precedidas de una
introducción por Manuel de la Revilla, 2 vol. Madrid: Biblioteca Perojo, 1878
(Colección de filósofos modernos). Il sřagit de la première traduction des œuvres de
Descartes en espagnol.
2 René Descartes, Meditaciones metafísicas con objeciones y respuestas,
introducción, traducción y notas de Vidal Peña, 2.ª edición, Oviedo: KRK
Ediciones, 2005, 1018 pp. (KRK Pensamiento).
3 René Descartes, Meditaciones acerca de la Filosofía Primera. Seguidas de las
objeciones y respuestas, traducción de Jorge Aurelio Díaz. Bogotá: Universidad
Nacional de Colombia. Facultad de Ciencias Humanas, 2009, 630 pp. (Biblioteca
abierta, Filosofía).
«La mezquina gloria que alcanza el pensamiento español, cuando renunciando a las tradiciones patrias,
busca en la imitación de lo de fuera la satisfacción de las inquietudes de su ingenio despierto y vivaz .» Ibid.
457
p. 95 [Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
198
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE

Pour les Méditations seules
1 René Descartes, Meditaciones Metafísicas, traducción de Manuel García Morente,
vigesimocuarta edición, Madrid: Espasa-Calpe, 1989, pp. 101-182 (Colección
Austral). La première édition date de 1937.

Pour le Discours de la Méthode
1 René Descartes, Discurso del Método, traducción de Manuel García Morente,
vigesimocuarta edición, Madrid, Espasa-Calpe, 1989, pp. 33-97 (Colección Austral).
La première édition date de 1937.
2 René Descartes, Discurso del Método, estudio preliminar, traducción y notas de
Eduardo Bello Reguera, 6. ª edición, Madrid: Editorial Tecnos (Grupo Anaya S.A.),
2006, 102 pp. (Colección Clásicos del Pensamiento). [Première édition : 1987]
3 René Descartes, Discurso del Método, traducción, estudio preliminar y notas de
Risieri Frondizi, 8. ª edición, Madrid: Alianza Editorial, 1986, 172 pp. (El Libro de
Bolsillo). [Première édition : 1953]

Pour les Pensées de Pascal
1 Blaise Pascal, Pensamientos sobre la religion, traducidos al español por Don
Andrés Boggiero, Zaragoza: 1790, 319 pp.
2 Blaise Pascal Pensamientos [extraits], traducción de Xavier Zubiri, 2.ª edición,
Buenos Aires: Espasa-Calpe Argentina, 1943, 167 pp.
3 Blaise Pascal, Obras. Pensamientos. Provinciales. Escritos científicos. Opúsculos y
cartas. Traducción y notas de Carlos R. de Dampierre, 2.ª edición, Madrid:
Alfaguara, 1983, 836 pp.
4 Blaise Pascal, Pensamientos, traducción, introducción y notas de Joaquín Llansó,
2.ª edición, Madrid: Alianza Editorial, 1986, 333 p. [Première édition : 1980]
5 Blaise Pascal, Pensamientos, traducción de Mario Parajón, 2.ª edición, Madrid:
Cátedra, 2008, 389 pp. (Colección Letras Universales)
Comme pour lřédition Beyssade, nous indiquerons la référence en note des
passages/traductions étudiés sous une forme abrégée (initiales du nom de lřauteur +
numéro de page).
Susana Mauduit-Peix Geldart
199
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Le tableau suivant présente, dans lřordre des éditions susmentionnées, les abréviations
utilisées :
0-3 - Sigles des traducteurs étudiés
Traducteur
Manuel de la Revilla
Vidal Peña
Jorge Aurelio Díaz
Manuel García Morente
Eduardo Bello Reguera
Risieri Frondizi
Andrés Boggiero
Xavier Zubiri
Joaquín Llansó
Carlos R. de Dampierre
Mario Parajón
Année dřédition
étudiée
Nomenclature
des notes
1878
1977
2009
1989
2006
1986
1790
1940
1986
1983
2008
RV
VP
DZ
MT
RG
FZ
BG
ZB
LS
DP
PJ
L2.2.2. Démarche analytique
Avant de procéder à lřanalyse critique et comparative des œuvres traduites, nous avons
voulu et jugé utile, pour mener à bien notre entreprise, de nous mesurer dřabord nousmêmes au défi que représente la traduction dřune œuvre philosophique. Dans un premier
temps, nous avons tenté dřidentifier la nature des principales difficultés rencontrées, pour
justifier ensuite la remise en question des options possibles, notamment terminologiques,
et enfin dřévaluer les solutions adoptées par les traducteurs.
Pour lřanalyse des traductions existantes, nous nous sommes largement inspirée de la
méthode prônée par Berman dans son ouvrage Pour une critique des traductions : John
Donne458, car, même si son analyse porte sur un corpus poétique, sa rigueur et sa
pertinence font autorité en la matière et nous semblent transposables à dřautres domaines
typologiques de la traduction. Nous avons ainsi tenu présent à lřesprit ses principes tout au
long de notre démarche, dont nous résumons ci-après le cheminement.
Première étape : Lecture de lřoriginal
Cette étape se décompose, suivant la méthode de Berman, en deux sous-étapes que nous
avons appliquées à notre corpus :
a) Pré-analyse : les extraits choisis ont été lus et analysés dans lřhorizon de la
traduction et de la critique traductive ;
458
A. Berman, op. cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
200
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
b) Lecture attentive destinée à identifier les passages les plus emblématiques et à
sélectionner des exemples terminologiques et stylistiques significatifs. Il sřagit de
rechercher ce que Berman appelait les « zones signifiantes » où « lřœuvre atteint sa
propre visée » : pour un poème, il sřagit de quelques vers, pour un roman, de
quelques passages, pour une pièce de théâtre, de certaines répliques. Pour les
œuvres de pensée, ce sont, toujours selon Berman, « des phrases qui, brusquement,
dans leur structure, attestent au plus près le mouvement et la lutte de la pensée »459.
Par ailleurs, une attention toute particulière a été portée à lřétude paratextuelle :
introductions, préfaces, notes, commentaires des auteurs Ŕ Descartes en particulier
Ŕ visant à expliciter leur dessein ou à justifier, expliquer ou définir leur démarche
argumentative ou leurs choix terminologiques.
Deuxième étape : Traduction personnelle des extraits choisis
Cette démarche a pour objectif de peaufiner la sélection des extraits de lřoriginal les plus
pertinents pour lřanalyse, dřidentifier les problèmes de traduction posés par le corpus et
dřesquisser nos propres solutions, fuyant, dans un premier temps, le tentant recours aux
traductions existantes, pour éviter dřêtre dřemblée influencée par les choix traductifs des
différents traducteurs.
Troisième étape : Évaluation des traductions du corpus
Il sřagit ici dřanalyser, comparer, rechercher et commenter les différentes solutions
proposées par les traducteurs, selon les différents « modes de confrontation », évoqués par
Berman :
a) Confrontation directe de certains passages entre lřoriginal et chaque traduction ;
b) Confrontation inverse entre les zones textuelles jugées problématiques de la
traduction et les zones correspondantes de lřoriginal ;
c) Confrontation avec dřautres traductions et avec notre propre traduction.
Dans la pratique, pour éviter dřalourdir la lecture, compte tenu de la ressemblance que les
différentes traductions entretiennent entre elles, nous nřavons pas reproduit pour chaque
paragraphe étudié chacune des versions indiquées ci-dessus. Nous avons préféré en
sélectionner quelques-unes selon les cas, pour faire ressortir tel ou tel aspect qui sřavère
particulièrement pertinent pour la problématique abordée. Aussi transcrivons-nous tantôt
des passages de la traduction de Vidal Peña, tantôt de celle de Revilla, de celle de Díaz, etc.
459
Ibid. p. 71 [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
201
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 1 – Temporel ou éternel ? Le philosophe et
son contexte
« Comment parler de la philosophie, du philosophe et
de sa langue sans avoir à ouvrir tout grand lřespace et
le temps de lřhistoire et de la géographie, du nombre
infini des époques, des lieux, des cultures, des figures,
mais aussi des types, des caractères, des individualités
qui prétendent lřincarner ? »460
Introduction
« Un texte philosophique nřest jamais totalement
intégré dans le contexte culturel de son époque. »461
« Les Méditations métaphysiques, écrivent J.-M. et M. Beyssade dans la préface à leur
édition de lřouvrage,
peuvent se lire pour elles-mêmes, sans souci historique. Elles sont écrites au présent, et le présent qui
leur convient est le présent intemporel des principes, toujours actuels ou toujours inactuels, comme
on préférera. L'œuvre fondamentale introduit à la possibilité de tout savoir incontestable. Point de
référence ici à d'autres œuvres antérieures, point dřallusions non plus à la physique qui pourrait se
construire sur cette métaphysique […]. L'itinéraire est réduit à ce qu'exige en toute rigueur l'accès à la
vérité. Est-ce à dire qu'il n'y ait ici point de temps ? La conclusion serait absurde, et elle est
manifestement insoutenable. »462
Comme nous lřavons évoqué dans la première partie de notre travail, la philosophie peine
à sřaccommoder de sa contingence : toute pensée a vocation à être LA pensée, par delà les
époques, les circonstances et les individus, le philosophe proposant son œuvre comme un
système global, totalisant et absolu censé contenir LES réponses à tous les
J. Maurel, « Styles et genres en philosophie », Les cahiers philosophiques, n° 89, décembre 2001, p. 9
B. Bourgeois, débat suivant la présentation de P. Cristofolini, « Le latin en tant que langue moderne ». In :
BLOCH O. et MOUTAUX J. (dir.), Traduire les philosophes, op. cit. p. 330.
462 J.-M. et M. Beyssade, introduction à lřédition des Méditations métaphysiques, Objections et Réponses Ŕ
suivies de quatre Lettres tr. fr. Duc de Luynes/Clerselier; Paris : Flammarion, 1992, p. 5 [Nous soulignons]
460
461
Susana Mauduit-Peix Geldart
202
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
questionnements possibles. Cřest ainsi que la philosophie a toujours eu la prétention dřêtre
« en dehors » du langage, dřéchapper à ses limites, car elle se pose comme lřexpression de la
raison universelle.
Le romantisme allemand est certes venu nuancer cette aspiration radicale et utopique, en
obligeant la philosophie à prendre conscience de son historicité, comme nous lřavons vu.
A partir de lřidéalisme post-fichtéen (Schelling et Hegel principalement), la philosophie
commence à sřintéresser à ses propres modes de textualisation. La langue ne sera plus
considérée comme un simple instrument de la communication des idées, elle deviendra
une dimension essentielle et surtout constituante du processus de pensée. F. Schegel, en
particulier, se proposera de concilier le transcendantal et lřhistorique, la philosophie et la
poésie. Insistant sur la nécessité de mener une « critique de la langue philosophique », il
placera la question du style au cœur de la problématique philosophique, et sřefforcera
dřélaborer une « poétique de la philosophie ». Mais ce sera néanmoins une poétique de
lřincomplétude : « On ne saurait […] y déchiffrer lřaffirmation dřune symbolicité
essentielle des textes philosophiques […] la visée philosophique excède toujours sa mise en
forme. Elle sřy dérobe dans un mouvement indéfiniment ironique, lřinfini étant le non
représentable […]. »463 Ainsi, Schlegel revendique une certaine abstraction, voire une
certaine « obscurité », la vraie philosophie devant selon lui rester « incompréhensible » au
profane.
Les Méditations restent quant à elles un modèle particulièrement exemplaire du courant
traditionnel : le texte, nous lřavons vu, se veut un nouveau départ, une pensée qui entend
faire table rase de tous les conditionnements, de tous les préjugés et même de tous les
fondements spéculatifs des philosophies antérieures464. De ce point de vue, elles se prêtent
à une lecture en quelque sorte « décontextualisée », cřest-à-dire, comme le soulignent J.-M.
et M. Beyssade, « sans souci historique ».
Si les Beyssade sřempressent aussitôt de désavouer la légitimité dřune telle prétention, qui
ne saurait conquérir sa validité dans les cercles restreints des spécialistes, force est de
constater que des générations dřétudiants ont lu, et liront encore, les œuvres maîtresses de
Descartes Ŕ essentiellement le Discours de la Méthode, mais aussi les Méditations, au
moins dans le cadre des formations universitaires à la philosophie -, « par elles-mêmes »,
dans une méconnaissance plus ou moins marquée des philosophies antérieures et de la
portée véritable de la révolution cartésienne. Comme le souligne F. Cossutta, le recours à
une analyse du discours approfondie, telle que celle menée par les spécialistes, ne
constitue et ne doit pas constituer une étape nécessaire, une condition absolue à
lřintelligibilité du texte philosophique. Le lecteur néophyte doit aussi pouvoir accéder à la
D. Thouard, « La question de la « forme de la philosophie » dans le romantisme allemand. », Methodos [en
ligne], 1 | 2001, mis en ligne le 05 avril 2004, consulté le 22 avril 2012. Disponible sur :
http://methodos.revues.org/47 ; DOI : 10.4000/methodos.47
464 Nous développerons la nature et la portée du genre méditatif dans le chapitre 3.3.
463
Susana Mauduit-Peix Geldart
203
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
philosophie, aux textes fondateurs, fût-ce au prix de passer à côté de certains concepts.
« Encore faudrait-il, précise F. Cossutta, que les philosophes, je ne dis pas écrivent avec
pour souci ce public, mais au moins nřécrivent pas contre lui. »465
Faudrait-il en conclure que le texte philosophique nřa pas besoin dřêtre « situé », dans son
contexte historique, dans sa filiation doctrinale ?
Sans doute faut-il avancer avec précaution sur ce terrain, car il va de soi que la
méconnaissance des références doctrinales à lřintérieur dřun texte philosophique peut
constituer un obstacle majeur à sa compréhension. Pour répondre à cette difficulté, F.
Cossutta466 souligne quřun texte philosophique doit en réalité pouvoir être lu à deux
niveaux :
a) Tout dřabord, selon un intérêt « problématiquement déterminé », i.e., en
lřabsence de références sur lřarrière-plan conceptuel. Le philosophe vise ici un
public qui ne connaît pas nécessairement la genèse et le développement de la
problématique quřil aborde ;
b) Ensuite, selon un intérêt « contextuellement déterminé », i.e., qui sřefforce de
répondre à une question spécifique.
Pour ce lecteur particulier, atypique et dévoué quřest le traducteur, la tâche est sans doute
moins simple. Premièrement, toute lecture superficielle est par définition exclue : si le
lecteur néophyte ou le simple curieux peuvent se permettre dřignorer certains passages
lourds ou obscurs, le traducteur nřen saurait faire fi ; il devra respecter leur présence,
sřefforcer de reconstituer un sens ou de valoriser lřintérêt de telle ou telle phrase (faute de
quoi, la traduction peut être fautive par omission). Deuxièmement, le traducteur devra
tenir compte du public destinataire, pour définir son projet de traduction. Enfin, il devra
sřassurer Ŕ suivant lřimpératif catégorique de J.-R. Ladmiral467 - de lřintelligibilité du sens,
quitte à avoir recours à tout un appareil critique (notes, commentaires, paraphrases,
annotations) dont la place est particulièrement importante, comme nous le verrons, dans
le domaine philosophique.
Il va de soi que la mise en contexte constitue une étape nécessaire et préalable à réaliser en
amont de toute entreprise traductive. Si les aspects biographiques semblent certes
secondaires en philosophie, comme nous lřavons évoqué ci-dessus, le traducteur ne doit
465
F. Cossutta, «Lire, élire les philosophes », Entretien avec F. Cicurel, In : CICUREL F. (éd.), « Les textes et
leur lecture », Etudes de linguistique appliquée, Didier Erudition, juillet-septembre 2000, p. 380 [Nous
soulignons]
466 Ibid. p. 381
467 « […] il faut que le sens « passe », quoi quřil en coûte, et fût-ce au prix dřune telle distorsion, qui fait
perdre au mot le visage connu et unique quřil présente dans lřoriginal. » J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes
pour la traduction, op. cit. p. 220
Susana Mauduit-Peix Geldart
204
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
pas moins connaître son auteur, le contexte historique de son époque, les conditions qui
ont présidé à la naissance du texte, son dessein sous-jacent, etc. Plus spécifiquement, le
traducteur devra définir dřemblée sa position traductive en fonction de trois paramètres, à
savoir : lřécart diachronique, la contextualisation doctrinale (et son corollaire intertextuel)
et lřespace retraductif.
Sřil est confronté à la traduction dřun texte ancien, comme dans le cas de notre corpus, le
traducteur doit dřabord gérer lřécart temporel. Cet écart temporel constitue un premier
obstacle à la compréhension du sens, du fait du double décalage quřil introduit, comme le
souligne A. Hurtado Albir468, sur le plan linguistique mais aussi sur le plan
extralinguistique (références culturelles, historiques, etc.).
Ensuite, le traducteur devra situer le texte dans son contexte doctrinal, et prendre en
compte la composante intertextuelle, essentielle pour la reconstitution du sens. Le
traitement de la trame intertextuelle présente au traducteur, comme nous le verrons, des
contraintes spécifiques.
Enfin, mais de manière concomitante et en étroite relation avec les aspects susmentionnés,
le traducteur doit aussi se positionner par rapport à ses prédécesseurs : évaluer lřintérêt et
la portée des traductions antérieures, la pertinence dřune nouvelle traduction, choisir sa
ligne interprétative, etc.
Dans les sections qui suivent, nous nous proposons dřétudier les enjeux que représentent
ces trois paramètres Ŕ écart temporel, jeu intertextuel, espace retraductif Ŕ pour
lřentreprise traductive, à lřaide de notre corpus, étant entendu que, si nous les abordons,
pour les besoins de lřanalyse, suivant un plan linéaire, les conditions qui y président sont
nécessairement étroitement imbriquées.
1.1. Le voyage diachronique
1.1.1. Langue et stratégies traductives
Notre corpus étant composé essentiellement de textes anciens, il convient de commencer
par définir ce quřil faut entendre par « texte ancien ». S. Jamieson définit le texte non
contemporain dans ces termes :
« Texte datant dřune époque antérieure à celle où on le lit, portant des caractéristiques formelles et
sémantiques de la langue de cette époque […] dont lřétat de langue est suffisamment proche de la
468
A. Hurtado Albir, La notion de fidélité en traduction, op. cit. p. 164
Susana Mauduit-Peix Geldart
205
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
période actuelle pour que le texte reste au moins essentiellement accessible au lecteur […]
dřaujourdřhui. »469
Puisque la compréhension dřun texte passe dřabord par la familiarité des signifiants, de la
langue dans laquelle il est écrit, la première question que devra résoudre le traducteur est
celle de la détermination de la langue de traduction. Si, comme le souligne G. RouxFaucard, la question de la langue va de soi pour lřœuvre originale (cřest la langue de
lřécrivain, de son milieu, de son époque, de ses premiers lecteurs), il nřen va pas de même
pour la traduction : « La langue de traduction constitue un premier choix après la décision
de traduire lřœuvre. »470 Ce choix dépend des lecteurs destinataires (à qui sřadresse la
traduction ?), dřune part, et des caractéristiques de lřœuvre, de lřautre : quel type de langue
est le plus adapté pour rendre le style propre à lřœuvre ?
La question principale qui se pose est donc la suivante : faut-il traduire dans la langue de
lřépoque du traducteur, ou dans celle de lřépoque du texte ?
Pour des raisons évidentes, lřanalyse de cette problématique rapproche la traduction
philosophique davantage de la traduction littéraire que de la traduction technique. En
effet, ce dilemme, bien connu des traducteurs et des traductologues littéraires, nřest pas
moins aigu pour les traducteurs de la philosophie. « Doit-on, sřinterroge M. Beyssade face
à la traduction des Méditations,
maintenir lřeffet dřéloignement temporel en traduisant comme cela aurait pu être compris par un
français du milieu du XVIIe siècle, cřest-à-dire donner une traduction qui restera incompréhensible
pour la majorité des lecteurs actuels, mais qui fait le même effet dřétrangeté … ? »471
A propos de la traduction de Spinoza, R. Misrahi, par exemple, propose de « sřefforcer de
rendre dans une langue intemporelle le même effet qui était celui du texte […] à son
époque », cřest à dire de « viser la langue contemporaine sans trahir jamais la langue [de
lřauteur] »472. Cette notion de langue intemporelle semble quelque peu énigmatique : une
langue dont on fait usage nřest-elle pas forcément la langue dřune époque ?
De ces propos se dégagent dřemblée trois options possibles pour le traducteur :
lřarchaïsation, la modernisation ou la semi-archaïsation.
D. Scott Jamieson, La traduction du texte non-contemporain. Etude de lřélaboration dřune traduction
anglaise de lřouvrage de Georges Bouchard, « Guyton-Morveau, chimiste et conventionnel (1737-1816) »,
469
502 p., Thèse : Traductologie : Paris 3, ESIT, 1991 p. 21-22.
470 G. Roux-Faucard, Poétique du récit traduit, op. cit. p. 236 [Nous soulignons]
471 M. Beyssade, débat suivant lřarticle « Les alinéas dans la traduction des Méditations ». In : BLOCH O. et
MOUTAUX J. (dir.), Traduire les philosophes, op. cit. p. 31
472 R. Misrahi, ibid. p. 32
Susana Mauduit-Peix Geldart
206
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
a) Lřarchaïsation : la traduction dite « archaïsante » sřefforce de reproduire lřétat de
la langue correspondant à lřépoque de lřoriginal. Il sřagit, comme le souligne G.
Roux-Faucard, dřune traduction en langue « synchrone » par rapport à lřoriginal.
Il convient toutefois de distinguer, précise G. Roux-Faucard, la traduction
archaïsante de la traduction dite « archaïque », qui correspond à une traduction
contemporaine de lřœuvre, cřest-à-dire, écrite à la même époque que lřoriginal.
Sřagissant des traductions archaïsantes, il y a lieu de se demander dans quelle
mesure le traducteur est à même dřécrire de manière crédible dans une langue qui
nřest pas sa langue maternelle, mais une langue morte quřil recrée par un patient
travail de philologue… ;
b) La modernisation : la traduction dite « modernisante » privilégie au contraire la
langue du traducteur, de son époque et de ses lecteurs, mettant « entre
parenthèses » les caractéristiques propres à la langue de lřoriginal, pour offrir un
texte que les lecteurs dřaujourdřhui pourront comprendre ;
c) La semi-archaïsation : entre les deux options précédentes, il existe, bien sûr, une
solution « hybride » consistant à traduire dans une langue moderne teintée de
tournures ou dřéléments dřun autre temps, permettant de situer la doctrine dans le
contexte de lřépoque témoin de son énonciation ; le traducteur opère donc « une
synthèse dřéléments (principalement lexicaux) archaïques et dřéléments actuels »473.
Essayons dřanalyser à présent les avantages et les inconvénients de ces différentes
possibilités.
Précisons tout dřabord que cette typologie de base peut bien sûr être complexifiée, à
lřexemple de celle que propose R. Lefere, qui distingue plusieurs modalités au sein de la
dichotomie traduction modernisante/traduction archaïsante474. Ainsi, la traduction
modernisante peut être minimalement ou violemment modernisante, la première pouvant
être à son tour « involontairement modernisante » ou « résolument modernisante ». La
traduction archaïsante, pour sa part, peut être indirectement ou directement archaïsante,
cette dernière pouvant être à son tour « superficiellement archaïsante » ou « résolument
archaïsante ». Enfin, la traduction « résolument archaïsante » peut être strictement
archaïsante ou librement archaïsante.
G. Roux-Faucard, Poétique du récit traduit, op. cit. p. 250
« La traduction archaïsante : Cervantes dřaprès M. Molho » Meta : journal des traducteurs / Meta:
Translators' Journal [en ligne], vol. 39, n° 1, 1994, p. 241-249. Disponible sur :
http://id.erudit.org/iderudit/003454ar
473
474
Susana Mauduit-Peix Geldart
207
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Sans doute est-il plus facile de visualiser cette typologie sous la forme dřun tableau :
0-4 - Typologies de R. Lefere des langues de traduction
Modernisante
Minimalement
Involontairement
Résolument
Violemment
Superficiellement
Archaïsante
Directement
Résolument
Strictement
Librement
Indirectement
Dans un souci de simplification, nous retiendrons pour notre analyse les trois solutions de
base évoquées.
Lřarchaïsation a le mérite de permettre au lecteur de sřimprégner totalement du contexte
et de la langue de lřépoque, de rendre un texte plus fidèle au texte origine, au moins en ce
qui concerne sa teneur linguistique, cřest-à-dire à la lettre. Toutefois, la traduction en
langue synchrone par rapport à lřoriginal supposerait, appliquée à notre corpus, une
maîtrise de la langue espagnole du XVIIe siècle quřil est difficile, sinon impossible,
dřacquérir. Pour en illustrer la couleur, nous présentons un extrait de lřune des œuvres
maîtresses de Baltasar Gracián, Agudeza y arte de ingenio, publiée en 1548 :
Une traduction effectuée dans une telle langue demeurerait, du reste, assez hermétique
pour les lecteurs non versés dans lřhistoire de la langue. Par définition, le traducteur ne
traduirait pas à proprement parler vers sa langue maternelle, mais vers une langue
nécessairement quelque peu artificielle et difficilement lisible et compréhensible pour les
lecteurs modernes. La traduction archaïsante entrave, peu ou prou, le processus de
compréhension du sens. Si cet inconvénient peut être accepté, voire justifié, pour servir
parfois, dans le cas de la littérature, la visée esthétique, il semble avoir en revanche un
impact majeur en philosophie, dont la lecture est souvent déjà ardue en soi : sřil est mis
aux prises avec une difficulté linguistique supplémentaire, le lecteur ne risque-t-il pas de
perdre dřautant plus facilement le fil dřune argumentation qui nécessite la mise en œuvre
de toutes ses ressources spéculatives ?
La modernisation a lřavantage de faciliter lřaccès au texte pour un large public, mais le
lecteur sera dřentrée de jeu quelque peu « dépaysé », aveugle à lřépoque et au contexte de
production de lřœuvre, paramètres qui sont pourtant de première importance pour la
Susana Mauduit-Peix Geldart
208
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
compréhension du sens de la doctrine, malgré sa prétention dřintemporalité. La familiarité
linguistique est en effet susceptible de susciter chez le lecteur, comme le souligne R.
Lefere, un « effet de discordance » entre une langue moderne et un univers (idéologique,
culturel ou doctrinal) archaïque. La traduction risque de ce fait de nourrir une impression
dřétrangeté, de « bizarrerie » qui ne facilitera peut-être pas lřadhésion du lecteur.
Enfin, la solution qui consiste à « panacher » les deux options précédentes, cřest-à-dire de
produire un texte semi-archaïsant, est peut-être la plus satisfaisante, dans la mesure où la
modernisation de la langue facilite la lecture sans « dépayser » le lecteur, tout en lui
permettant de se situer un tant soit peu dans le contexte de lřépoque. Toutefois, cette
solution a lřinconvénient de produire une langue hybride, mêlant, comme le souligne
encore R. Lefere, différents états de langue se traduisant par un texte « disparate »
susceptible de compromettre le statut du texte.
1.1.2.
Quelle
langue
choisir ?
Les
enjeux
de
la
connotation
En ce qui concerne les traductions dites « archaïques », nous nřavons pas eu la possibilité
de consulter des publications véritablement « contemporaines » des auteurs de notre
corpus. Ainsi que nous lřavons indiqué dans le chapitre liminaire, les œuvres de Descartes
ont dû attendre pas moins de deux siècles pour que la première traduction en espagnol
voit le jour, mis à part les maigres tentatives menées par Corachán (cf. supra, section L2.1.
troisième partie). En revanche, nous avons pu consulter une traduction des Pensées de
Pascal datant de 1790 et une traduction de La Logique ou lřart de penser, dřArnaud et
Nicole, datant de 1759. Il ne sřagit pas, à proprement parler, de traductions
« contemporaines » de lřoriginal, lřune et lřautre ayant été publiées un siècle plus tard. Mais
leur caractère « archaïque » nřest pas moins manifeste pour le lecteur espagnol actuel,
comme en témoignent le lexique, la graphie, etc.
Susana Mauduit-Peix Geldart
209
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Voici un extrait de lřouvrage Arte de pensar ó Lógica admirable475, traduction de la Logique
de Port-Royal assurée par Miguel Joseph Fernandez, qui était « Secretario del
Excelentísimo Marqués de Ariza » :
Et voici un extrait des Pensées de Pascal traduit en espagnol par Andrés Boggiero476 :
Dans ces deux extraits, nous pouvons observer des différences orthographiques et
typographiques : par exemple, lřusage de la lettre « q » à la place dřun « c » qui serait
lřorthographe correcte en espagnol actuel (frequentan au lieu de frecuentan), des mots
accentués qui ne porteraient pas dřaccent en espagnol actuel (la conjonction « ó ») ou
encore des mots sans accent que lřon écrit aujourdřhui avec un accent (mas au lieu de más).
La plupart des traductions modernes Ŕ et notre corpus ne fait pas exception Ŕ optent pour
la solution « semi-archaïsante ». Comme le souligne A. Hurtado, « il est souhaitable de
trouver un ton « archaïsant » (ce qui ne veut pas dire inintelligible ou difficile à
Arte de pensar o lógica admirable, traducida en español por D. Miguel Joseph Fernandez, Madrid :
Imprenta de Antonio Muñoz del Valle, 1759, p. 329
476 Blaise Pascal, Pensamientos sobre la religion, traducidos al español por Don Andrés Boggiero, Zaragoza:
1790, p. 50
475
Susana Mauduit-Peix Geldart
210
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
comprendre) pour des traductions de textes anciens, afin de leur donner un certain
caractère dřancienneté du point de vue stylistique, qui les rapproche de lřoriginal »477.
La solution semi-archaïsante semble en effet logique, voire incontournable pour la
traduction de certains effets de forme. Pour citer un exemple, lřéchange polémique, qui
prend une forme épistolaire, celle des objections et réponses aux Méditations, dominé par
la formule du « vous » français, pourrait sembler quelque peu ridicule à un lecteur
moderne si la formule est traduite par le traitement moderne de usted : « Ud afirma
que …». Une recherche sřimpose donc pour trouver la formule équivalente dans la langue
espagnole du XVIIe siècle, qui est somme toute assez similaire à la tournure française. En
effet, au lieu dřadopter le pronom usted (troisième personne du singulier), la langue de
lřépoque utilisait un vos (deuxième personne du pluriel). Tous les traducteurs optent pour
cette solution, que nous illustrerons à lřaide dřun extrait de la traduction de Vidal Peða, où
nous avons surligné les marqueurs correspondants :
« Señor:
Pues para confundir a los nuevos Gigantes de nuestro siglo, que osan atacar al autor de todas las cosas,
habéis acometido la empresa de hacer más firme su trono, demostrando su existencia, y vuestro
designio parece tan bien trazado que los hombres de bien se prometen que nadie dejará de reconocer,
una vez leídas con atención vuestras meditaciones, que hay una divinidad eterna de quien todo
depende, hemos juzgado oportuno advertiros y rogaros a un tiempo, para que arrojéis sobre algunos
puntos, que en seguida os indicaremos, una luz tal que, a ser posible, nada quede en vuestra obra sin
clarísima demostración. »478
Au-delà des contraintes de forme, certains termes anciens posent un problème spécifique,
lorsque leur signifié, tombé en désuétude, est remplacé par une signification radicalement
différente portée par le même signifiant. Cřest par exemple le cas de la série répugner,
répugnant, répugnance, que nous nous proposons dřanalyser dans la section qui suit.
Cette analyse faisant intervenir ce que lřon appelle la connotation, nous nous permettrons
dřouvrir une parenthèse en amont pour en préciser la notion et les enjeux.

La notion de connotation
Commençons par chercher une définition pertinente du terme. Le Petit Robert 479 fait état
dřemblée de la double signification que véhicule depuis toujours la notion de connotation,
à savoir, philosophique (ou logique) et linguistique :
1. Acception philosophique (opposé à dénotation). Propriété dřun terme de
désigner en même temps que lřobjet certains de ses attributs. Ensemble des
caractères de lřobjet désigné par un terme (V. compréhension) ;
477
478
479
A. Hurtado Albir, op. cit. p. 173
VP p. 307
Petit Robert de la langue française, t.1, Paris : Le Robert, 1988
Susana Mauduit-Peix Geldart
211
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2. Acception linguistique. Ŕ Sens particulier dřun mot, dřun énoncé qui vient
sřajouter au sens ordinaire selon la situation ou le contexte.
Sur le plan philosophique, il faut chercher les origines de la notion dans la logique
scolastique, reprise et développée ultérieurement par J. Stuart Mill. En ce sens, comme le
résume J.-R. Ladmiral480, la connotation sřoppose donc à la dénotation :
a) La dénotation est lřextension dřun concept, cřest-à-dire lřensemble des individus
ou objets désignés par le concept (soit, le référent des linguistes) ;
b) La connotation serait lřintension, ou la compréhension, cřest-à-dire la somme des
propriétés ou caractères qui caractérisent les individus ou les objets « dénotés »
(soit, le signifié linguistique du terme).
Ce sens logique a fait lřobjet, depuis la logique médiévale terministe jusquřaux
approfondissements menés par Frege, de nombreux et subtils développement que nous
serions volontiers tentée dřexplorer et il est le seul que détaille le Vocabulaire technique et
critique la Philosophie de Lalande, mais ne constitue pas, malgré son importance
philosophique, lřaspect qui nous intéresse dans la perspective traductologique qui est la
nôtre. Aussi nous concentrerons-nous sur lřanalyse de la signification du terme, tel que
défini par le Petit Robert.
La valeur actuelle du mot, qui recouvre tous les éléments de sens implicites, indirects,
subjectifs, supplémentaires ou secondaires dřun mot ou dřun énoncé, trouve sa première
formulation déjà dans la Grammaire de Port-Royal : « […] ce qui fait quřun nom ne peut
subsister par soi-même, est quand outre sa signification distincte, il y en a encore une
confuse, quřon peut appeler connotation dřune chose […]. »481
Consacrée ensuite par Bloomfield en 1933, la notion a conquis une place de choix au sein
des études linguistiques et sémantiques, comme en témoignent les travaux ciblés
développés dans ce domaine. C. Kerbrat-Orecchioni, par exemple, a consacré à cette
problématique un ouvrage devenu référence, La Connotation (PUL, Lyon, 1977), où elle
classe les contenus connotés en quatre grandes catégories :
a) Connotations stylistiques : elles indiquent lřappartenance du texte ou du message
à une sous-langue : variantes diachroniques, dialectales, géographiques, génériques,
etc. ;
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 130
Grammaire de Port-Royal, IIe partie, chap. 2, 3ème éd., 1676, p. 31-33 Ŕ cité par B. Cassin In : CASSIN B.
(dir.), Vocabulaire européen des Philosophies Ŕ dictionnaire des intraduisibles, op. cit. p. 254 [Nous
soulignons]
480
481
Susana Mauduit-Peix Geldart
212
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
b) Connotations énonciatives : elles apportent des informations sur lřénonciateur et
la situation dřénonciation (appartenance dialectale, affectivité, idéologie, culture,
etc.) ;
c) Connotations associatives (figures stylistiques) ;
d) Connotations implicites (présupposés, inférences…).
Pour sa part, dans lřétude fouillée quřil a consacré à cette notion, quřil juge capitale en
traductologie, J.-R. Ladmiral sřintéresse, en particulier, au statut socio-linguistique de la
connotation, dřune part, et au rôle quřelle joue au sein des différents types de discours, de
lřautre. Cette approche guidera la suite de notre analyse.
Partant du « coefficient de subjectivité » inhérent au phénomène de la connotation, J.-R.
Ladmiral se demande dřemblée sřil sřagit dřune subjectivité empirique ou transcendantale,
autrement dit, si la connotation relève dřun phénomène collectif (langue) ou individuel
(parole). Elle est à situer, selon lui, à un niveau intermédiaire entre la langue et la parole,
mais plus proche de la langue. Niveau intermédiaire, car il va « au-delà de lřidiolecte dřun
locuteur individuel sans atteindre la totalité sociale de la langue »482. Sur cette base, et
partant de la théorie des connotateurs de Hjelmslev (cf. supra p. 168), J.-R. Ladmiral
distingue deux sortes de connotations à traduire, à savoir, les connotations sémantiques et
les connotations sémiotiques, renvoyant respectivement au niveau supra-individuel, à la
fois sociolinguistique (langue) et interlinguistique (sémantique générale, périlangue socioculturelle) et au niveau infra-individuel (sémiotique visant à analyser le fonctionnement
du signe dans le texte).
Ne pouvant prétendre reprendre ici la profondeur de son analyse, il nous importe surtout
de retenir la place de choix qui doit être accordée, en traductologie, à la notion de
connotation. Loin dřêtre, en effet, une valeur secondaire ou supplémentaire, qui vient,
comme le souligne la définition du Petit Robert évoquée ci-dessus, sřajouter à la
signification ordinaire, elle apporte un contenu essentiel à la constitution du sens. Elle ne
saurait être considérée « comme un pur Ŗsupplément dřâmeŗ stylistique, venu auréoler ou
couronner un corps de sens dénotatif. Elle est un élément dřinformation […] un moment
sémantique de lřénoncé-source […] »483.
Il reste, cependant, que le rôle des connotations peut varier considérablement dřun
univers de discours à lřautre. Tenues pour essentielles dans le discours littéraire - où elles
sont assimilées aux valeurs stylistiques -, fréquentes dans le langage courant Ŕ quřelles
colorent souvent dřune touche de fantaisie témoignant de la richesse infinie du réel Ŕ elles
sont au contraire souvent bannies du discours scientifique et technique, qui sřefforce de les
neutraliser au profit de la rigueur conceptuelle et terminologique. Et sans doute est-ce à ce
482
483
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 139
Ibid. p. 172
Susana Mauduit-Peix Geldart
213
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
prix que les textes relevant du domaine scientifique ou technique sont dits être plus
facilement « transcodables » dřune langue à lřautre que les textes littéraires ou poétiques.
Dans la suite logique de lřanalyse que nous nous attelons à mener tout au long de ce
travail, la question quřil nous importe dřélucider à présent est la suivante : quel est le rôle
des connotations dans le discours philosophique ? Faut-il lřassimiler, sur ce plan, au
discours littéraire, au discours technique ou lui attribuer un statut à part ?
Nous convenons avec J.-R. Ladmiral que tout langage et tout discours comportent sans
doute un « coefficient de connotation » minimal, quřil est impossible de neutraliser
complètement :
« A lřintérieur même du langage scientifique, le recours à tel ou tel terme connote en général
lřappartenance à une école déterminée et un investissement de la personne du chercheur […] dans les
polémiques qui définissent les « fronts scientifiques » de sa discipline. »484
Si la philosophie doit être considérée comme une discipline Ŕ scientifique ? Ŕ à part
entière, il convient de noter en effet la présence fréquente dřun idiolecte très marqué chez
le philosophe, qui traduit souvent son appartenance à une école ou à un courant doctrinal
donné. Ainsi, par exemple, lřidiolecte musical de Jankélévitch et lřusage quřil fait de termes
comme lřinstant, lřintervalle, la durée, etc., connotent bien son adhésion au bergsonisme.
Quřon en juge par ce très bel extrait de La mauvaise conscience, dont nous commenterons
un jour, nous lřespérons, les traductions :
« L'irréversibilité constitue l'objectivité même du temps. Nous ne faisons pas de la temporalité ce que
nous voulons, nous ne la manions pas à notre gré ! La vie et la musique, par exemple, représentent un
type de progrès orienté dans lequel il est fait acception du sens, de ce « sens» qui est à la fois signification et direction. Et cela ne donne-t-il pas à penser que l'irréversibilité est peut-être le visage même
de la spiritualité ? On dit justement que la vie « n'a plus de sens» quand elle perd cette tension
intérieure qui n'est autre chose qu'une invisible finalité, quand elle se relâche en une poussière
d'accidents, en séries indifférentes et réversibles, quand elle retombe enfin inerte et sans courage.
Toutes les fois qu'il est question de « vie» il faut indiquer le « sens », comme le géomètre qui trace un
vecteur indique par une flèche sa direction. […] Ce qui n'a pas de « sens », étant sans prétentions
limitantes, s'avère maniable, quelconque et parfaitement disponible pour toutes sortes d'opérations
mécaniques et de méta thèses : tel un mot qu'on pourrait lire indifféremment de gauche à droite ou de
droite à gauche. L'ordre vivant ignore cette bilatéralité ou réciprocité des séries standardisées. L'ordre
vivant et vécu ne se retourne pas comme un gant, et le vice-versa, c'està-dire, à la lettre, le « non-sens»
ne trouve pas d'application dans ces rapports « immutuels » ou « irréciproques ». L'impossibilité de
repasser, à l'envers, par les mêmes stades et de se confirmer ainsi à soi-même l'évidence du trajet,
privant le devenir de cette circonscription limitante qui définit le trajet comme objet, donne à notre
temps vécu je ne sais quoi d'inachevé, d'onirique et d'irréel. […] Mais surtout la dissymétrie ou
unilatéralité de ce temps est au principe même de notre tragédie : l'interdiction non seulement
J.-R. Ladmiral, « Le discours scientifique », Revue dřEthnopsychologie, t. XXVI/n° 2-3, septembre 1971,
pp. 153-191 » - cité par J.-R. Ladmiral, ibid. p. 153-154
484
Susana Mauduit-Peix Geldart
214
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
d'inverser, mais de répéter confère à chaque moment, devenu semelfactif, quelque chose d'unique et
d'exceptionnellement précieux ; […] L'irréversible pathétise, dramatise et passionne la durée. »485
Toutefois, lřimagination, pour ne pas dire la spontanéité, dont font preuve certains
philosophes dans la formulation de leur pensée, et le manque de rigueur dans la définition
de leurs propres concepts (des caractéristiques que nous retrouvons en particulier chez les
philosophes français du XVIIe siècle, comme nous le verrons), font de notre point de vue
pencher plutôt la balance, sinon vers une prise en compte « poétique » des connotations
que leur discours véhicule, du moins vers la nécessité de leur accorder une place de
premier ordre dans la constitution du sens doctrinal, que notre analyse ultérieure du
traitement de la terminologie philosophique permettra dřillustrer. Nous laisserons pour
lřinstant de côté lřanalyse du rôle du style dans le discours philosophique, pour nous
contenter dřadmettre, à ce point de notre recherche, que le noyau sémantique de
lřargumentation est sans doute prioritaire en philosophie, contrairement au discours
littéraire. Comme le souligne G. G. Granger, la philosophie, quel que soit le degré de
virtuosité dont les philosophes peuvent faire preuve, nřest pas un « art du langage », et
doit, selon lui, sřefforcer dřen réduire la portée connotative :
« […] ce nřest pas le langage dans son épaisseur historique de produit des sociétés humaines dont elle
devrait user comme dřune matière richement colorée ; il lui faut au contraire, pour sřexprimer, en
raréfier la substance et en épurer les connotations, sans pouvoir cependant, sous peine de manquer
son but, aller jusquřà recourir au symbolisme totalement contrôlé dřune « langue » artificielle. »486
Aussi les philosophes nřont-ils pas moins recours à des images, des métaphores ou des
figures de style qui visent à « faire passer » la vérité de la doctrine quřils énoncent. Il nous
semble que, contrairement aux discours scientifiques et techniques, la question de la
connotation dans le discours philosophique se pose surtout du fait de sa proximité avec le
langage courant, tout du moins avec le langage ordinaire que le commun des mortels
maîtrise dans un sens non philosophique. En fonction de la visée éditoriale, le traducteur
confronté à la traduction de ces termes doit tenir compte de la signification quřils
véhiculent dans la langue ordinaire et lřimaginaire collectif, surtout si la traduction
sřadresse à un public de non-spécialistes. Nous verrons en effet que les termes peuvent
parfois véhiculer des connotations cachées qui lřemportent, dans lřoptique de la
traduction, sur le signifié principal, ordinaire ou objectif du terme. Il sřagira en effet
dřétablir, au cas par cas, la connotation dominante, fût-elle un trait vague, confus ou
éloigné par rapport au signifié principal. Loin dřêtre « secondaire », ou « supplémentaire »,
cette connotation dominante est capitale car elle doit orienter les choix traductifs.
Aussi proposerions-nous la définition suivante de la notion de connotation, dans le cadre
de la problématique qui nous occupe : la connotation serait, en traduction philosophique,
la valeur sémantique dominante dřun terme dans un contexte verbal et doctrinal donné,
485
486
V. Jankélévitch, La mauvaise conscience. Paris : Flammarion, 1998, pp. 85-86.
G. G. Granger, « Remarques sur lřusage… » op. cit. p. 26 [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
215
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
valeur déterminante pour la recherche de lřéquivalence la plus adaptée en langue cible.
Nous insistons sur ce caractère dominant, car il peut sřagir, dans certains cas, dřune
connotation « secondaire », peu usuelle voire méconnue, qui devient néanmoins la valeur
sémantique clé dans un contexte donnée. Au traducteur de les traquer, car sans doute son
rôle consiste-t-il, comme le souligne encore de façon expressive J.-R. Ladmiral, de faire
« remonter à la surface, en langue-cible, du fond de la langue-source et en aval dřelle la
substance de ces dépôts connotatifs, car ils peuvent recéler des trésors dont viendra sřorner
le langage […] »487.
Armée de ces considérations relatives à la notion de connotation, nous nous proposons
dřétudier à présent quelques exemples.
1.1.3. Gérer la diachronie : quelques exemples illustratifs
1.1.3.1. Termes de la langue courante au signifié désuet
Dans la langue du XVIIe siècle, les termes répugner, répugnant, répugnance portaient, en
raison des réminiscences latines, la signification de « impliquer contradiction »,
« incompatibilité ». Tel est la connotation dominante et le sens Ŗphilosophiqueŗ du terme
(écrit sans accent à lřépoque), comme le précise la définition proposée par le dictionnaire
de Furetière de 1690488 :
Repugner = Etre opposé, contraire, incompatible. On dit en Philosophie, Il nřy a rien qui
repugne, qui empêche que telle chose ne soit. Cet Edit passera aisément, il nŘy a personne
qui y repugne, qui sřy oppose. Ce qui implique contradiction repugne au sens commun
[…].
Repugnance = Dégoût, opposition, contrariété, peine, difficulté, aversion que lřon à faire
une chose.
487
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 155
Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les
termes de toutes les sciences et des arts... [en ligne], par feu Messire Antoine Furetière,... A. et R. Leers (La
488
Haye), 1690. Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50614b.r=Fureti%C3%A8re+dictionnaire+universel+1690+16191688.langFR
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216
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Lřusage de ces termes est fréquent chez Descartes. Prenons par exemple ce passage des
Cinquièmes Réponses adressées à Gassendi :
« Ce quřai dit de lřimagination, est assez clair si lřon y veut prendre garde, mais ce nřest pas merveille si
cela semble obscur à ceux qui ne méditent jamais et ne font aucune réflexion sur ce qu'ils pensent.
Mais j'ai à les avertir que les choses que j'ai assurées ne point appartenir à cette connaissance que j'ai
de moi-même ne répugnent point avec celles que j'avais dit auparavant ne savoir pas si elles
appartenaient à mon essence, d'autant que ce sont deux choses entièrement différentes, appartenir à
mon essence, et appartenir à la connaissance que j'ai de moi-même.
VI. Tout ce que vous alléguez ici, ô très bonne chair, ne me semble pas tant des objections que
quelques murmures qui n'ont pas besoin de repartie. »489
Nous pouvons observer dans cet extrait dřautres expressions vieillies Ŕ ce nřest pas
merveille Ŕ et le ton ironique employé par Descartes à lřencontre de Gassendi Ŕ ô très
bonne chair Ŕ que nous lřaurons lřoccasion de commenter ci-après.
Nous retrouvons également ces expressions dans ces deux extraits de la quatrième partie
du Discours de la Méthode :
Extrait n° 1 :
« Pour ce qui est des pensées que j'avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la
terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n'étais point tant en peine de savoir d'où elles
venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures à moi, je
pouvais croire que, si elles étaient vraies, c'étaient des dépendances de ma nature, en tant qu'elle avait
quelque perfection ; et si elles ne l'étaient pas, que je les tenais du néant, c'est-à-dire qu'elles étaient
en moi, parce que j'avais du défaut. Mais ce ne pouvait être le même de l'idée d'un être plus parfait
que le mien : car, de la tenir du néant, c'était chose manifestement impossible ; et parce qu'il n'y a pas
moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu'il y en a
que de rien procède quelque chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même. De façon qu'il restait
qu'elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n'étais, et même
qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c'est-à-dire, pour m'expliquer
en un mot, qui fût Dieu. »490
Extrait n° 2 :
« […] nos idées ou notions, étant des choses réelles, et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles
sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. En sorte que, si nous en avons assez
souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de confus
et obscur, à cause qu'en cela elles participent du néant, c'est-à-dire, qu'elles ne sont en nous ainsi
confuses, qu'à cause que nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu'il n'y a pas moins de
répugnance que la fausseté ou l'imperfection procède de Dieu, en tant que telle, qu'il y en a que la
vérité ou la perfection procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de
489
490
BYS p. 390-391
RL p. 55-56
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217
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
réel et de vrai vient d'un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous
n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies. »491
Les correspondances espagnoles Ŕ repugnar, repugnante, repugnancia Ŕ portaient la même
signification à lřépoque, ainsi quřil ressort de la définition proposée par le dictionnaire de
Covarrubias492, publié en 1611 :
Repugnar: contradezir (lat. repugno).
Repugnancia: contradicción.
A ces significations anciennes sont venues sřajouter, en français comme en espagnol,
dřautres acceptions témoignant dřune évolution sémantique des termes vers le sens de
« inspirer dégoût », « rebuter ». Le Petit Robert explicite le sens ancien et précise la
signification actuelle du terme :
Répugner = 1213 : « résister à » ; 1549, « être contradictoire », du lat repugnare, « lutter
contre, être en contradiction avec »
XVIIe : éprouver de la répugnance pour quelque chose.
Dégoûter, rebuter
Répugnance= XIIIe opposition, contradiction.
1°.Vive sensation très sale ou quřon ne peut supporter. V. Répulsion. 2°. Hésitation,
manque dřenthousiasme à lřégard dřune action ou dřune entreprise.
La définition proposée par le dictionnaire de la RAE reprend également le sens ancien, et
souligne de façon plus explicite la connotation dont le sens est revêtu actuellement, à
savoir, lřidée de « dégoût » (asco, nous soulignons) :
Repugnar = 1/Ser opuesta una cosa a otra. 2/Contradecir o negar una cosa. 3/Rehusar,
hacer de mala gana una cosa o admitirla con dificultad. 4/Fil. Implicar o no poderse unir y
concertar dos cosas o cualidades.5/ Causar aversión o asco.
Repugnancia = Oposición o contradiccion entre dos cosas. || Tedio, aversion á las cosas o
personas.|| Asco, alteración del estómago que incita al vómito. Aversion que se siente á o
resistencia que se opone a consentir o hacer alguna cosa. Repugnantia. ||Filos.
Incompatibilidad entre dos atributos o cualidades de una misma cosa.
Ces définitions font ressortir que le terme a conservé, au moins sur le plan théorique et
étymologique, le sens ancien et philosophique. Toutefois, il est aujourdřhui fortement
491
RL p. 59
Sebastián de Covarrubias Orozco, Tesoro de la Lengua Castellana o Española, 1.a edición 1611, Madrid:
Ediciones Turner, 1977
492
Susana Mauduit-Peix Geldart
218
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
marqué par la connotation lié au sens de « dégoût », qui est, à nřen pas douter, la
connotation dominante dans la langue moderne.
Si la traduction sřadresse à un public de spécialistes rompus au langage logique et
philosophique, et habitués aux expressions latines, il est certes possible de traduire par
correspondances linguistiques Ŕ repugnar, repugnancia Ŕ sans risque de déperdition de
sens. En revanche, si elle sřadresse à un public général ou néophyte, le lecteur risque de se
laisser porter par la connotation moderne du terme, et ce nřest quřaprès avoir constaté que
sa lecture ne permettait pas lřémergence dřun sens cohérent quřil pourra reconstituer le
sens grâce au contexte verbal, par une deuxième lecture attentive.
Lřétude diachronique des traductions permet de constater lřévolution sémantique du
terme. Revilla, le premier traducteur des œuvres de Descartes, emploie la correspondance
repugnar, repugnante, repugnancia et ne juge pas nécessaire dřintroduire une note
explicative. Voici par exemple sa traduction des deux extraits susmentionnés de la
quatrième partie du Discours de la Méthode :
«Por lo que toca á los pensamientos que tenía acerca de muchas cosas exteriores a mí, como el cielo, la
tierra, la luz, el calor y otras mil, no me preocupaba tanto saber de dónde venian, porque no
advirtiendo en ellas nada que me pareciese superior á mí, podia pensar, que si eran verdaderas, eran
dependencia de mi naturaleza en cuanto tenia ésta alguna perfeccion, y si no lo eran, procedian de la
nada, es decir, estaban en mí por lo defectuoso que yo tenia. Mas no podia suceder lo mismo con la
idea de un sér más perfecto que el mio : pues era cosa manifiestamente imposible que procediese de la
nada. Y siendo igualmente repugnante que lo más perfecto sea una consecuencia y dependencia de lo
ménos perfecto, y que ninguna cosa proceda de nada, tampoco podia venir tal idea de mí mismo; de
suerte que era preciso que hubiera sido puesta en mí por una naturaleza que verdaderamente fuera
más perfecta que yo, y que poseyera todas las perfecciones de que yo podia tener alguna idea, ó lo que
es igual, para decirlo en una palabra, que fuese Dios.» 493
«[…] nuestras ideas ñ nociones, siendo cosas reales y que proceden de Dios, en todo lo que tienen de
claras y distintas, no pueden ménos de ser verdaderas en esto; de manera que si hallamos con
frecuencia en nosotros algunas que contienen falsedad, han de ser las que tienen algo confuso y
oscuro, por causa de que en esto participan de la nada, es decir, son en nosotros confusas porque
nosotros no somos perfectos en todo; y es evidente que repugna tanto pensar que la falsedad ó
imperfeccion, como tal, proceda de Dios, como que la verdad ó perfeccion proceda de la nada. Pero si
no supiéramos que todo lo que en nosotros es real y verdadero viene de un sér perfecto é infinito, por
claras y distintas que fuesen nuestras ideas, no tendríamos razon alguna que nos asegurase de que
poseían la perfeccion de ser verdaderas.»494
Cette traduction par repugnar peut certes heurter le lecteur moderne, mais elle se justifie
car lřétat de la langue au XIXe siècle restait relativement proche de celui du XVIIe, de
sorte que la connotation dominante du terme était encore celle de « opposition » ou
493
494
RV p. 29
RV p. 32
Susana Mauduit-Peix Geldart
219
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
« contradiction », ainsi quřil ressort de la définition proposée par le Nuevo diccionario de
la lengua castellana publié par Salvá en 1847495 :
Repugnancia = Oposición ó contradiccion entre dos cosas. Repugnantia || Tedio, aversion á
las cosas ó personas. Aversio, taedium.|| Aversion ó resistencia que se siente á consentir ó
hacer alguna cosa. Repugnantia. ||Filos. Incompatibilidad de dos atributos ó cualidades de
una misma cosa. Repugnantia.
Repugnar = a. Tener oposicion una cosa á otra. Repugnare, odio habere [||No admitir.]
Contradecir ó negar una cosa. Repugnare, contradicere.|| Hacer de mala gana o admitir
con dificultad alguna cosa. […] || Filos. Implicar ñ no poderse verificar dos cosas ñ
calidades.
Dans les traductions plus modernes toutefois, il convient de tenir compte de lřécart
sémantique et de sřassurer de la transmission du sens. Il est certes possible de « créditer » le
lecteur de lřeffort de reconstitution quřil serait à même de faire à lřaide du contexte verbal,
mais cette option nřen reste pas moins quelque peu risquée.
Cřest pourtant la solution choisie par exemple par Frondizi, dont la traduction du Discours
de la Méthode est restée pendant longtemps la référence utilisée par des générations
dřétudiants, lycéens et universitaires. Il sřagit donc pour lřessentiel dřun public qui
découvre Descartes pour la première fois, et a fortiori la langue du XVIIe siècle. Frondizi
traduit lřexpression répugner, répugnance par ses correspondances directes en espagnol
(repugnar, repugnancia), et nřintroduit aucune précision en note quant au sens de
lřexpression dans le contexte et lřimportante différence sémantique quřil convient de
garder présente à lřesprit. Le lecteur ne peut quřêtre frappé par lřemploi de ces termes, qui
confèrent au style cartésien une certaine « familiarité » quelque peu déplacée. Voici sa
traduction des deux extraits susmentionnés de la quatrième partie du Discours de la
Méthode :
«En lo que se refiere a los pensamientos que tenía acerca de muchas cosas exteriores a mí, como son el
cielo, la tierra, la luz, el calor y otras mil, no me preocupaba mucho el saber de dónde procedían,
porque, no viendo en esos pensamientos nada que me pareciese superior a mí, podía pensar que si
'eran verdaderos dependían de mi naturaleza en cuanto que ésta posee alguna perfección, y si no lo
eran procedían de la nada, es decir, que estaban en mí por lo defectuoso que yo era. Mas no podía
suceder lo mismo con la idea de un ser más perfecto que mi ser; pues era cosa manifiestamente
imposible que tal idea procediese de la nada. Y por ser igualmente repugnante que lo más perfecto sea
consecuencia y dependa de lo menos perfecto que pensar que de la nada provenga algo, no podía
tampoco proceder de mí mismo. De suerte que era preciso que hubiera sido puesto en mí por una
naturaleza que fuera verdaderamente más perfecta que yo y que poseyera todas las perfecciones de las
que yo pudiera tener alguna idea, o lo que es igual, para decirlo en una palabra, que fuese Dios.» 496
495
Nuevo diccionario de la lengua castellana, Salvá: 2.a edición, París: Librería de Don Vicente Salvá, 1847
496
FZ p. 95
Susana Mauduit-Peix Geldart
220
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
«[…] nuestras ideas o nociones, siendo cosas reales y que proceden de Dios, en todo lo que tienen de
claras y distintas, no pueden menos de ser verdaderas, de suerte que si tenemos con bastante
frecuencia ideas que encierran falsedad, es porque hay en ellas algo confuso y oscuro y en este
respecto participan de la nada, es decir, que si están así confusas en nosotros es porque no somos
totalmente perfectos, y es evidente que no hay menos repugnancia en admitir que la falsedad o
imperfección proceda como tal de Dios mismo, que en admitir que la verdad o la perfección procedan
de la nada. Mas si no supiéramos que todo cuanto en nosotros es real y verdadero proviene de un ser
perfecto e infinito, entonces, por claras y distintas fuesen nuestras ideas, no habría razón. alguna que
nos asegurase que tienen la perfección de ser verdaderas.»497
Lřeffet que produit la lecture du terme, compte tenu de sa signification péjorative actuelle,
est à notre sens suffisamment gênant pour justifier la nécessité de préciser lřévolution
sémantique en note, lorsque lřon opte pour le même signifiant en vue de préserver le
caractère archaïsant du texte original. Telle est lřoption adoptée en effet par Vidal Peða
(1977) dans ce passage de la Sixième Méditation :
«Sólo me queda por examinar si hay cosas materiales. Y ya sé que puede haberlas, al menos, en cuanto
se las considera como objetos de la pura matemática, puesto que de tal suerte las concibo clara y
distintamente. Pues no es dudoso que Dios pueda producir todas las cosas que soy capaz de concebir
con distinción; y nunca he juzgado que le fuera imposible hacer una cosa, a no ser que ésta repugnase
por completo a una concepción distinta. Además la facultad de imaginar que hay en mí, y que yo uso,
según veo por experiencia, cuando me ocupo en la consideración de las cosas materiales, es capaz de
convencerme de su existencia; pues cuando considero atentamente lo que sea la imaginación, hallo
que no es sino cierta aplicación de la facultad cognoscitiva.»498
Vidal Peða sřest sans doute inspiré de la version latine, car les traducteurs français
dřorigine, aussi bien Luynes (1647) que Clerselier (1647), avaient préféré traduire le sens
dans le texte français :
« Il ne me reste plus maintenant qu'à examiner s'il y a des choses matérielles : et certes au moins saisje déjà l'objet des démonstrations de géométrie, vu que de cette façon je les conçois fort clairement et
fort distinctement. Car il n'y a point de doute que Dieu n'ait la puissance de produire toutes les choses
que je suis capable de concevoir avec distinction; et je n'ai jamais jugé qu'il lui fût impossible de faire
quelque chose, qu'alors que je trouvais de la contradiction à la pouvoir bien concevoir. De plus, la
faculté d'imaginer qui est en moi, et de laquelle je vois par expérience que je me sers lorsque je
m'applique à la considération des choses matérielles, est capable de me persuader leur existence : car
quand je considère attentivement ce que c'est que l'imagination, je trouve qu'elle n'est autre chose
qu'une certaine application de la faculté qui connaît, au corps qui lui est intimement présent, et
partant qui existe. »499
497
FZ p. 98-99
VP p. 221
499 BYS p. 173
498
Susana Mauduit-Peix Geldart
221
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Conscient de lřécart sémantique introduit par la diachronie, Vidal Peða choisit de préciser,
dans une note de bas de page, la signification que le lecteur est tenu dřattribuer à ces
termes :
« Nous précisons que par les termes Ŗrépugnerŗ, Ŗrépugnanceŗ, etc., il faudra toujours entendre le sens
de Ŗimpliquer contradictionŗ, etc. »500
Si le sens est ainsi préservé au mieux, cette option reste discutable dans la mesure où la
traduction de Vidal Peða ne se veut pas Ŗrésolument archaïsanteŗ. Il utilise certes souvent
des termes ou des expressions espagnols véhiculant une certaine Ŗodeur dřantanŗ Ŕ tels par
exemple les expressions por ende, empero, por ventura, etc. Ŕ mais dans lřensemble sa
traduction peut être qualifiée de Ŗminimalement archaïsanteŗ. Au demeurant, le
paragraphe ci-dessus ne présente pas dřautres termes ou expressions archaïques. Ce
procédé témoignerait plutôt de la difficulté de sřaffranchir de lřinfluence exercée par les
signifiants de lřoriginal sur le traducteur.
Les autres traducteurs de Descartes dont nous avons analysé les versions proposées ont
préféré opter en lřespèce pour une traduction à teneur Ŗmodernisanteŗ, et renoncé au
calque du signifiant pour sřassurer de la bonne compréhension du sens. Voici par exemple
la traduction de Reguera du Discours de la Méthode :
«Por lo que se refiere a los pensamientos que tenía de algunas otras cosas exteriores a mí como el cielo,
la tierra, la luz, el calor, y otras mil, no me preocupaba tanto por saber de dónde procedían, porque, no
observando en tales pensamientos nada que me pareciera hacerlos superiores a mí, podía pensar que, si
eran verdaderos era por ser dependientes de mi naturaleza en tanto que dotada de cierta perfección; y
si no lo eran.[sic] que procedían de la nada, es decir, que los tenía porque había en mi imperfección.
Pero no podía suceder lo mismo con la idea de un ser más perfecto que el mío; pues, que procediese de
la nada era algo manifiestamente imposible; y puesto que no es menos contradictorio pensar que lo
más perfecto sea consecuencia y esté en dependencia de lo menos perfecto, que pensar que de la nada
provenga algo, tampoco tal idea podía proceder de mí mismo. De manera que sólo quedaba la
posibilidad de que hubiera sido puesta en mí por una naturaleza que fuera realmente más perfecta que
la mía y que poseyera, incluso, todas las perfecciones de las que yo pudiera tener alguna idea, esto es,
para decirlo en una palabra, que fuera Dios.»501
«[...] que nuestras ideas o nociones, en tanto que son claras y distintas, siendo cosas reales, y
procediendo de Dios, no pueden ser por ello sino verdaderas. De modo que, si con bastante frecuencia
tenemos ideas que encierran falsedad, es tal vez porque hay en ellas algo confuso y oscuro, ya que en
esto participan de la nada, es decir, que no se dan tan confusas en nosotros, sino porque no somos
enteramente perfectos. Y es evidente que no hay menor contradicción en pensar que la falsedad o la
imperfección, en tanto que tal, procede de Dios, que en pensar que la verdad o la perfección procede
de la nada. Pero si no supiéramos que todo cuanto en nosotros es real y verdadero proviene de un ser
«Advertimos que, siempre que aparezcan «repugnar», «repugnancia», etc., deben entenderse como
«implicar contradicción», etc.» VP ibid. [Traduit par nos soins].
500
501
RG p. 49-50
Susana Mauduit-Peix Geldart
222
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
perfecto e infinito, por claras y distintas que fuesen nuestras ideas, no tendríamos razón alguna que
nos asegurase que tienen la perfección de ser verdaderas.» 502
Dès lors que la traduction adoptée fait immédiatement sens aux yeux du lecteur, Reguera
nřa pas jugé nécessaire dřintroduire une note précisant le terme dřorigine et son évolution
sémantique.
Parfois cependant, pour faire comprendre une doctrine, il sřavère nécessaire de
reconstituer le sens actuel des termes, comme le souligne par exemple Dampierre dans la
préface de sa traduction des Pensées de Pascal :
« [...] Il faut bien sûr commencer par moderniser le sens de nombreux vocables dans le texte, car la
sémantique a considérablement évolué depuis le XVIIe siècle. Si les éditions françaises peuvent se
permettre dřomettre lřexplication correspondante en note, présupposant que le lecteur cultivé connaît
la signification des termes, une traduction ne saurait en faire autant, pour des raisons évidentes. » 503
Dampierre choisit effectivement de Ŗmoderniserŗ les termes et expressions pour leur
conférer leur sens moderne, tout en précisant en note lřexpression utilisée par Pascal et
son sens dřorigine. Prenons par exemple lřexpression Ŗau prix deŗ dans cet extrait du
fragment §199 :
« Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue
des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe
éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet
astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à
l'égard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s'arrête là
que l'imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le
monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche,
nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des
atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la
circonférence nulle part. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que
notre imagination se perde dans cette pensée.»504
Dampierre actualise le sens de lřexpression et introduit la note correspondante :
«Que el hombre contemple por lo tanto a la naturaleza entera en su alta y plena majestad, que aparte
la vista de los objetos bajos que le rodean; que observe esa deslumbrante luz puesta como una lámpara
eterna para iluminar el universo, que la tierra se le aparezca como algo insignificante en comparación
con el amplio círculo que ese astro describe y que se asombre de que ese amplio círculo mismo no sea
más que un punto casi imperceptible con respecto al que esos astros, que ruedan por el firmamento,
abarcan. Pero si nuestra vista se detiene allí, que la imaginación siga más lejos; se cansará antes de
502
RG 55-56
«[...] tenemos que empezar por dar su significado actual a muchas palabras del texto, ya que desde el siglo
XVII hasta ahora la semántica ha evolucionado considerablemente, y si en las ediciones francesas no se da en
nota el significado actual de esas palabras, suponiendo que es conocido del lector culto, no podemos hacer lo
mismo en una traducción, por razones obvias.» DP p. LXI [Traduit par nos soins]
503
504
LF p. 525-526
Susana Mauduit-Peix Geldart
223
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
concebir que la naturaleza de suministrarle motivos. Todo el mundo visible no es más que un trazo
imperceptible en el amplio seno de la naturaleza. Ninguna idea se le aproxima, es inútil que
incrementemos nuestras concepciones más allá de los espacios imaginables, sólo engendraremos
átomos en comparación con la realidad de las cosas. Es una esfera infinita cuyo centro está en todas
partes y la circunferencia en ninguna. En fin, la mayor muestra sensible de la omnipotencia de Dios es
que nuestra imaginación se pierda en este pensamiento.» 505
Note :
« Le texte de Pascal dit : Ŗau prix du vaste tour que cet astre décrit... ŗ. Lřexpression Ŗau prix deŗ avait
alors le sens de Ŗcomparé àŗ. Vaugelas considère que son usage dans ce sens est incorrect, mais il figure
néanmoins dans le Dictionnaire de lřAcadémie, 1ère édition, 1694 : ŖLe bois le plus funeste et le moins
fréquenté, est au prix de Paris un lieu de sureté.ŗ (Boileau, Satires, VI. 90). »506
Si le sens est préservé, force est de constater que la traduction de Dampierre dans son
ensemble, éminemment linguistique, offre un résultat que le lecteur espagnol ne
manquera pas de juger quelque peu artificiel. La traduction de lřexpression Ŗau prix deŗ par
une allocution moderne posée comme sa correspondance, à savoir, Ŗen comparación deŗ,
nřest pas vraiment nécessaire, car il est possible dřadopter une tournure différente qui rend
le discours plus fluide. Il en va de même pour la traduction littérale de certaines
expressions, telles que objetos bajos, si nuestra vista se detiene allí, puesta como una
lámpara, esos astros que ruedan por el firmamento, etc. Lřadoption dřune approche
interprétative permet de jongler en toute liberté avec les structures formelles de la langue
source pour les reformuler de façon plus naturelle en langue cible, dans le respect des
caractéristiques discursives et grammaticales de celle-ci. Voici par exemple la traduction
que nous proposerions
«Exhorto al hombre, por tanto, a contemplar la naturaleza entera en toda su majestad; a alejar su
mirada de los objetos terrestres que le rodean; a observar esta luz resplandeciente que ilumina el
universo como si de una lámpara eterna se tratase; a percibir la Tierra como un punto inmerso en
la vasta circunferencia que produce este astro, y a observar, con mayor asombro aún, que esta
circunferencia no es, a su vez, más que una minúscula parte de la que recorren todos los astros
que giran en el firmamento. Y, si nos detenemos en este punto y damos rienda suelta a nuestra
imaginación, terminará cansándose de imaginar mucho antes que la naturaleza de proveer. Todo
el universo visible no es más que un trazo imperceptible en el vasto seno de la naturaleza. Nos es
imposible concebirla con fidelidad; por mucho que nuestro entendimiento se esfuerze por
abarcar espacios inimaginables, no podemos representarnos sino un pequeño átomo de la realidad
tal como existe. Es como una esfera infinita cuyo centro se encontrare en todas partes, y la
circunferencia en ninguna. Nuestra imaginación no puede sino perderse en medio de tales
pensamientos. Tal es el rasgo más patente del poder absoluto de Dios.»
505
506
DP p. 407
«El texto de Pascal dice: Ŗau prix du vaste tour que cet astre décrit...ŗ. La expresión au prix de tenía
entonces el significado de Ŗen comparaciñn conŗ. Vaugelas, sin embargo, considera su uso en este sentido
como una falta, pero el Diccionario de la Academia, 1.ª edición, 1694, registra dicho significado : ŖLe bois le
plus funeste et le moins fréquenté, est au prix de Paris un lieu de sureté.ŗ (Boileau, Satires, VI. 90).» DP p.
833 [Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
224
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
De ces considérations se dégagent quatre stratégies traductives face à lřévolution
sémantique de la langue. Le traducteur qui applique la méthode linguistique peut traduire
le terme par correspondances, cřest-à-dire, en lřespèce, recourir au signifiant espagnol
considéré comme correspondant en langue au signifiant français, en complétant ou non
dřune note explicative. Dans le premier cas, nous parlerons, faute dřune formule plus
adaptée, de calque507 explicitant, dans le second, de calque pur. Si le traducteur privilégie
une approche interprétative et la transmission du sens, il trouvera une équivalence
modernisante, permettant de choisir librement les signifiants espagnols qui, dans ce texte
précis, permettent le mieux de faire comprendre le vouloir dire de Pascal. Dans une
démarche interprétative, le traducteur peut également choisir dřêtre plus ou moins
explicite (en insérant ou non une note de bas de page, par exemple). Dans ces cas, nous
parlerons respectivement dřéquivalence explicitante ou dřéquivalence brute.
Le tableau suivant présente les quatre stratégies évoquées :
0-5 - Stratégie correspondance / équivalence
Avec note explicative
Sans note explicative
Traduction par correspondance
(même signifiant)
Calque explicitant
Calque pur
Traduction par équivalence
de sens (actualisé)
Equivalence explicitante
Equivalence brute
Précisons que, tant que ces considérations portent sur des termes relevant de la langue
courante, elles sřappliquent à tous types de texte - donc à des textes littéraires, voire même
à des textes pragmatiques non contemporains Ŕ elles ne portent donc pas sur une
spécificité de la traduction du texte philosophique. Nous verrons dans le deuxième
chapitre les difficultés que pose la traduction des termes proprement philosophiques.
Lřexemple suivant nous permettra toutefois dřillustrer dřores et déjà les enjeux de la
problématique diachronique qui nous occupe. Il sřagit des expressions réalité formelle /
réalité objective, que nous nous proposons dřanalyser ci-après.
507
Calque : procédé de traduction qui consiste à transposer dans le texte dřarrivé un mot ou une expression
du texte de départ dont on traduit littéralement le ou les éléments. Source : J. Delisle, H. Lee-Jahnke, M. C.
Cormier (éds.), Terminologie de la Traduction, Amsterdam/Philadelphia : John Benjamins Publishing
Company, 1999, p. 16
Susana Mauduit-Peix Geldart
225
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.1.3.2. Termes philosophiques au signifié désuet
Nous retrouvons ces termes chez Descartes, en particulier dans la Troisième Méditation.
Voici un extrait :
« Mais il se présente encore une autre voie pour rechercher si entre les choses dont j'ai en moi les
idées, il y en a quelques-unes qui existent hors de moi; à savoir: si ces idées sont prises en tant
seulement que ce sont de certaines façons de penser, je ne reconnais entre elles aucune différence ou
inégalité, et toutes me semblent procéder de moi d'une même façon; mais les considérant comme des
images, dont les unes représentent une chose et les autres une autre, il est évident qu'elles sont fort
différentes les unes des autres. Car en effet celles qui me représentent des substances sont sans doute
quelque chose de plus, et contiennent en soi, pour parler ainsi, plus de réalité objective, c'est-à-dire
participent par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection, que celles qui me représentent
seulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel,
infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et créateur universel de toutes les choses qui sont
hors de lui ; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité objective que celles par qui les
substances finies me sont représentées.
Maintenant c'est une chose manifeste par la lumière naturelle, qu'il doit y avoir pour le moins autant
de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet ; car d'où est-ce que l'effet peut tirer sa
réalité, sinon de sa cause ? et comment cette cause la lui pourrait-elle communiquer si elle ne l'avait
en elle-même ? Et de là il suit non seulement que le néant ne saurait produire aucune chose, mais
aussi que ce qui est plus parfait, c'est-à-dire qui contient en soi plus de réalité, ne peut être une suite
et une dépendance du moins parfait. Et cette vérité n'est pas seulement claire et évidente dans les
effets qui ont cette réalité que les philosophes appellent actuelle ou formelle, mais aussi dans les idées
où l'on considère seulement la réalité qu'ils nomment objective, […] par exemple, la pierre qui n'a
point encore été, non seulement ne peut pas maintenant commencer d'être, si elle n'est produite par
une chose qui possède en soi formellement ou éminemment tout ce qui entre en la composition de la
pierre, c'est-à-dire qui contienne en soi les mêmes choses, ou d'autres plus excellentes que celles qui
sont dans la pierre; et la chaleur ne peut être produite dans un sujet qui en était auparavant privé, si ce
n'est par une chose qui soit d'un ordre, d'un degré ou d'un genre au moins aussi parfait que la chaleur,
et ainsi des autres. Mais encore, outre cela, l'idée de la chaleur ou de la pierre ne peut pas être en moi,
si elle n'y a été mise par quelque cause qui contienne en soi pour le moins autant de réalité que j'en
conçois dans la chaleur ou dans la pierre ; car, encore que cette cause-là ne transmette en mon idée
aucune chose de sa réalité actuelle ou formelle, on ne doit pas pour cela s'imaginer que cette cause
doive être moins réelle; mais on doit savoir que toute idée étant un ouvrage de l'esprit, sa nature est
telle qu'elle ne demande de soi aucune autre réalité formelle que celle qu'elle reçoit et emprunte de la
pensée ou de l'esprit, dont elle est seulement un mode, c'est-à-dire une manière ou façon de penser.
Or, afin qu'une idée contienne une telle réalité objective plutôt qu'une autre, elle doit sans doute
avoir cela de quelque cause dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de réalité formelle que
cette idée contient de réalité objective, car si nous supposons qu'il se trouve quelque chose dans une
idée qui ne se rencontre pas dans sa cause, il faut donc qu'elle tienne cela du néant. Mais, pour
imparfaite que soit cette façon d'être par laquelle une chose est objectivement ou par représentation
dans l'entendement par son idée, certes on ne peut pas néanmoins dire que cette façon et manière-là
d'être ne soit rien, ni par conséquent que cette idée tire son origine du néant. Et je ne dois pas aussi
m'imaginer que la réalité que je considère dans mes idées n'étant qu'objective, il n'est pas nécessaire
que la même réalité soit formellement ou actuellement dans les causes de ces idées, mais qu'il suffit
qu'elle soit aussi objectivement en elles ; car, tout ainsi que cette manière d'être objectivement
appartient aux idées de leur propre nature: de même aussi la manière ou la façon d'être formellement
appartient aux causes de ces idées (à tout le moins aux premières et principales) de leur propre nature.
Et encore qu'il puisse arriver qu'une idée donne naissance à une autre idée, cela ne peut pas toutefois
être à l'infini; mais il faut à la fin parvenir à une première idée, dont la cause soit comme un patron ou
Susana Mauduit-Peix Geldart
226
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
un original dans lequel toute la réalité ou perfection soit contenue formellement et en effet, qui se
rencontre seulement objectivement ou par représentation dans ces idées. En sorte que la lumière
naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi comme des tableaux ou des images
qui peuvent à la vérité facilement déchoir de la perfection des choses dont elles ont été tirées, mais qui
ne peuvent jamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait.
Et d'autant plus longuement et soigneusement j'examine toutes ces choses, d'autant plus clairement et
distinctement je connais qu'elles sont vraies. Mais enfin, que conclurai-je de tout cela ? C'est à savoir
que si la réalité ou perfection objective de quelqu'une de mes idées est telle que je connaisse
clairement que cette même réalité ou perfection n'est point en moi ni formellement ni éminemment,
et que par conséquent je ne puis moi-même en être la cause, il suit de là nécessairement que je ne suis
pas seul dans le monde, mais qu'il y a encore quelque autre chose qui existe et qui est la cause de cette
idée, au lieu que, s'il ne se rencontre point en moi de telle idée, je n'aurai aucun argument qui me
puisse convaincre et rendre certain de l'existence d'aucune autre chose que de moi-même; car je les ai
tous soigneusement recherchés, et je n'en ai pu trouver aucun autre jusqu'à présent. »508
Il nřest pas dans notre propos, bien entendu, dřanalyser la portée philosophique de cette
distinction, qui a fait couler des flots dřencre, mais seulement dřévaluer les enjeux qui en
découlent pour le traducteur. Lřargumentation est ardue à suivre, mais le contexte verbal
ou co-texte fournit néanmoins les clés nécessaires à la compréhension de ces termes, dont
la signification sřest radicalement inversée de nos jours. Descartes emploie en effet les
expressions réalité formelle / réalité objective dans le sens ancien et scolastique, dont nous
retrouvons la définition par exemple dans le Vocabulaire technique et critique de Lalande
(acception A) :
FORMEL
A. Sens ancien et scolastique : est formel, ou existe formellement ce qui possède une
existence actuelle, effective, par opposition : dřune part à ce qui existe objectivement (au
sens scolastique du mot, cřest-à-dire seulement à titre dřidée), - dřautre part à ce qui existe
éminemment, cřest-à-dire dans quelque chose de supérieur qui le contient en puissance et
dřune façon implicite, - enfin à ce qui existe virtuellement et implicitement sans être
expressément énoncé.
OBJECTIF
A. Dans la langue de la scolastique [...] et encore au XVIIe siècle : est objectif ou existe
objectivement, ce qui constitue une idée, une représentation de lřesprit, et non pas une
réalité subsistant en elle-même et indépendante.
Ces définitions permettent de mesurer le renversement sémantique subi par ces termes.
De nos jours, lřadjectif objectif désigne quelque chose de réel, cřest-à-dire dřextérieur et
indépendant par rapport à lřesprit, tandis que lřadjectif formel renvoie, au contraire, à la
notion dřidée, cřest-à-dire de représentation.
508
BYS p. 105-111
Susana Mauduit-Peix Geldart
227
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Il faut donc comprendre les termes employés par Descartes exactement dans le sens
inverse à lřacception actuelle :
0-6 - Comparaison des sens des réalités objective et formelle
Sens ancien
Réalité objective
Réalité formelle ou actuelle
Sens moderne
= réalité formelle ou conceptuelle
= réalité objective (réelle, extérieure)
Le contexte verbal immédiat entourant ces termes dans le passage reproduit ci-dessus
offre, comme nous lřavons évoqué, de nombreux indices susceptibles de mettre le lecteur
néophyte Ŕ à condition quřil reste attentif Ŕ sur la piste. A fortiori, Descartes propose sa
propre définition dans sa Réponse aux Secondes Objections :
« Par la réalité objective d'une idée, j'entends l'entité ou l'être de la chose représentée par l'idée, en
tant que cette entité est dans l'idée ; et de la même façon, on peut dire une perfection objective, ou un
artifice objectif, etc. Car tout ce que nous concevons comme étant dans les objectifs des idées, tout
cela est objectivement, ou par représentation, dans les idées mêmes. »509
Laquelle des stratégies évoquées convient-il dřappliquer en lřespèce ?
Si lřon traduit par correspondances historiques sans note explicative, le lecteur risque fort
dřêtre vite déboussolé devant le renversement radical de la signification des termes, sauf
sřil parvient à lřappréhender à lřaide du simple contexte verbal. Telle est lřoption adoptée
par exemple par Morente et par Díaz. Voici un extrait de la version de Morente :
«Pero se presenta otro camino para indagar si, entre las cosas cuyas ideas tengo en mí, hay algunas que
existen fuera de mí, y es a saber: si las tales ideas se consideran sólo como ciertos modos de pensar, no
reconozco entre ellas ninguna diferencia o desigualdad y todas me parecen proceder de mí de una
misma manera; pero si las considero como imágenes que representan unas una cosa y otras otra, es
evidente que son muy diferentes unas de otras. Pues en efecto, las que me representan sustancias son
sin duda algo más y contienen, por decirlo así, más realidad objetiva, es decir, participan, por
representación, de más grado de ser o perfección que las que sólo me representan modos o accidentes.
Además, la idea por la cual concibo un Dios soberano, eterno, infinito, inmutable, omnisciente,
omnipotente y creador universal de todas las cosas que están fuera de él, esa idea, digo, tiene
ciertamente en sí más realidad objetiva que aquellas otras que me representan sustancias finitas.» 510
En revanche, si lřon traduit par les correspondances Ŗmodernesŗ, le traducteur devra
travailler en profondeur la cohérence de lřensemble, rester très attentif aux clés de sens
fournies par le contexte verbal, et surtout ne pas oublier dřadapter la formulation en
conséquence dans la définition des Secondes Réponses, faute de quoi le lecteur se
trouverait devant un fouillis sémantique impossible à démêler.
509
510
BYS p. 286
MT p. 136
Susana Mauduit-Peix Geldart
228
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Comme cette solution semble très compliquée, lřoption archaïsante assortie dřune note
explicative semble sřimposer. Vidal Peða, par exemple, introduit plusieurs notes rappelant
le sens tout au long de la Troisième Méditation, et renvoie le lecteur (dans la Sixième
Méditation, toujours par lřintermédiaire dřune note) à la définition proposée par Descartes
dans les Secondes Réponses que nous avons évoquée ci-dessus. Il est toutefois à noter que
Vidal Peða ne sřarrête pas sur la distinction proprement dite, ni sur les problèmes de
traduction quřelle soulève : ses explications servent à étayer la doctrine et visent à assurer
la clarté de lřargumentation aux yeux du lecteur. Voyons par exemple la note suivante,
que nous nous permettrons de transcrire entièrement en espagnol :
«Del análisis de la relación entre realidad objetiva (la de las ideas) y realidad formal (extramental,
actual, efectiva) concluye Descartes, como vemos (son sus propias palabras), que debo partir de la
realidad objetiva de una idea que me asegure que no es sólo realidad objetiva, sino que existe fuera de
mi pensamiento. Literalmente: la prueba por los efectos («a posteriori») envuelve -seguimos creyendoun carácter «a priori»; sé que mi idea es efecto cuando sé cómo es mi idea: esto último va antes. Sé que
no puedo ser causa de una idea que implique perfección, luego su causa será un ser perfecto; pero la
cuestión de la causa depende de la estructura de la idea: si la idea no fuera «así», no la pensaría siquiera
como «efecto» de Dios. En el fondo, es la idea de «perfección» lo decisivo; Descartes habla aquí de
«infinitud» -no de «perfección»- pero, al final de la meditación (últimas líneas), nos muestra que
identifica eso con «perfección», y tal que el engaño es imposible por parte de un ser perfecto. Lo que le
importa, en conclusión, es que no engañe: que sea homogéneo con la conciencia lógica.» 511
Ces exemples permettent dřillustrer le rôle capital que jouent, en traduction
philosophique, les notes de bas de page, dont nous aurons lřoccasion de parler plus
longuement dans la section suivante consacrée à lřintertextualité. La nécessité de situer le
texte sur le plan diachronique est bien sûr corrélative de la nécessité de prendre en compte
sa filiation doctrinale, en dřautres termes, sa dimension intertextuelle. Comme nous le
verrons, cette composante intertextuelle pose au traducteur des contraintes spécifiques
mettant en jeu, comme le souligne G. Roux-Faucard, lřensemble des paramètres qui
rentrent en ligne de compte dans le processus traductif : le sens, la forme, lřeffet et le
vouloir dire.
1.2. L’océan de l’intertextualité
Si le « nouveau départ » que constituent les Méditations autorise une lecture
« problématiquement déterminée » pour reprendre les mots de F. Cossutta, qui rend le
texte accessible dans ses grandes lignes à un public étudiant ou néophyte, elles ne peuvent
que gagner à être lues, comme toute œuvre philosophique, dans une optique
« contextuellement déterminée » permettant de comprendre le tissu complexe de
511
VP p. 173
Susana Mauduit-Peix Geldart
229
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
relations, révocations, oppositions et controverses qui ont présidé à leur publication. Il va
de soi que la connaissance, voire lřappréhension, de la filiation doctrinale dřune œuvre
constitue un impératif catégorique et incontournable en philosophie, faute de quoi le plus
patient des lecteurs finirait par Ŗrendre son tablierŗ face à lřinintelligibilité des textes. La
composante intertextuelle jouant ici un rôle particulièrement prépondérant, il convient de
revenir sur cette notion capitale de lřanalyse du discours et sa portée dans lřobjet qui nous
occupe, avant dřen étudier les enjeux sur le plan traductologique.
1.2.1. Portée et intérêt de la notion
1.2.1.1. Considérations générales
En germe dans le concept de dialogisme de Bakhtine (1895-1975), et adoptée à la suite et
en remplacement de la notion dřintersubjectivité, la notion dřintertextualité a été
formalisée par J. Kristeva (1941-), reprise et développée ensuite par M. Riffaterre (19242006), A. Compagnon (1950-) et G. Genette (1930-), entre autres. Devenues
incontournables dans les études littéraires, les notions dřintertextualité et dřintertexte ont
subi de nombreux remaniements définitionnels, dont nous retiendrons les plus
emblématiques.
A la suite du principe défini par J. Kristeva, selon lequel tout texte doit être envisagé
comme « absorption » et « transformation » dřautres textes, M. Riffaterre définit à son tour
lřintertexte comme « la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et dřautres
qui lřont précédée ou suivie »512. Constitutifs du sens global de lřœuvre, voire même de son
engendrement, ces rapports mobilisent chez le lecteur des ressources culturelles et
documentaires indispensables à la compréhension et à lřinterprétation du texte. Comme le
souligne G. Roux-Faucard, par le renvoi, quřil soit implicite ou explicite, à un univers
référentiel autre Ŕ autres auteurs, autres œuvres, autres époques - lřintertextualité permet
de produire « un maximum de sens avec un minimum de signifiant »513, moyennant la
coopération du lecteur.
Pour sa part, G. Genette514 insère la notion de lřintertextualité au sein dřune problématique
plus large, quřil désigne par la notion de transtextualité, ou « transcendance textuelle du
texte » qui englobe « tout ce qui met [le texte] en relation manifeste ou secrète avec
512
M. Riffaterre, « La trace de lřintertexte ». Paris : La Pensée, 1980, p. 4 Ŕ cité par G. Roux-Faucard,
Traduction et retraduction du texte littéraire narratif : les métamorphoses de lřœuvre de Kafka. 405 p.
Thèse : Traductologie : Paris 3 : 2001, p. 365
513 « Intertextualité et traduction », Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal [en ligne], vol.
51, n° 1, 2006, p. 105. Disponible sur : http://id.erudit.org/iderudit/012996ar Ŕ
514 G. Genette, Palimpsestes (la littérature au second degré) . Paris : Le Seuil, 1982, p. 8-12.
Susana Mauduit-Peix Geldart
230
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
dřautres textes ». Il distingue cinq types de relations transtextuelles, maintes fois reprises
par les théoriciens :
a) Lřintertextualité : présence effective dřun texte dans un autre ;
b) La paratextualité : relation du texte avec son environnement textuel immédiat
(titre, sous-titre, préface, notes, etc.) ;
c) La métatextualité : relation couramment appelée « commentaire » qui unit un
texte à un autre ;
d) Lřhypertextualité : relation par laquelle un texte dérive dřun autre
(transformation ou imitation) ;
e) Lřarchitextualité : relation implicite dřappartenance à une catégorie générique.
Ainsi lřintertextualité se constitue comme la première des relations « transtextuelles ». Elle
peut revêtir plusieurs formes que les différents auteurs se sont attelés à catégoriser. Si ces
catégories, souvent présentées sous une forme dichotomique, ne sauraient rendre compte
du phénomène intertextuel dans sa globalité, elles ne permettent pas moins dřen cerner les
aspects fondamentaux quřil convient de prendre en considération dans lřoptique de cette
lecture particulière que représente lřacte traductif. Aussi retiendrons-nous, sans prétendre
passer en revue sous une forme exhaustive la littérature produite dans ce domaine, les
catégories ou distinctions théoriques qui suivent.
1.2.1.2. Formes de l’intertextualité
Une première catégorisation recouvre la distinction entre lřintertextualité que nous
appellerons globalisante, cřest-à-dire, qui concerne lřensemble dřune œuvre dans sa
structure discursive, son régime dřénonciation, etc., et lřintertextualité que nous dirons
sélective, cřest-à-dire qui se manifeste ponctuellement dans un mot, une expression, un
fragment cité isolé, etc. D. Maingueneau515 emploie le terme intertexte pour désigner cette
deuxième modalité, réservant le terme dřintertextualité pour la première.
Lřarchitextualité dont parle G. Genette, par exemple, rentre dans la première catégorie,
dans la mesure où lřappartenance dřun texte à un genre donné détermine dřemblée une
« teneur » discursive qui renvoie, implicitement mais directement, à lřensemble des textes
obéissant aux mêmes contraintes institutionnelles. D. Maingueneau établit à cet égard une
distinction entre une intertextualité dite interne (intérieure à un champ donnée) et une
intertextualité dite externe (qui définit les emprunts et les rapports quřun texte entretient
avec dřautres champs)516. Comme nous le verrons, la première prime largement dans le
domaine philosophique.
515
D. Maingueneau, Genèses du discours, Bruxelles : P. Mardaga « Philosophie et langage », 1984, p. 83-85.
516
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
231
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
La deuxième catégorisation, conceptualisée principalement par G. Genette et A.
Bouillaguet517, établit une distinction entre lřintertextualité explicite (emprunts, citations,
références directes à un auteur ou à une œuvre) et lřintertextualité implicite (allusions,
renvois, plagiat…). Lřemprunt peut être littéral, comme dans le cas de la citation, ou non
littéral (comme dans le cas dřune référence (emprunt explicite) ou dřune allusion (emprunt
implicite)).
Cet emprunt, en particulier la citation, va bien au-delà, souligne A. Compagnon518, dřune
simple insertion destinée à embellir ou à compléter le texte. Du fait de son déplacement
vers un autre texte, lřénoncé cité voit son signifié modifié, entraînant en même temps un
bouleversement du sens global du texte dřaccueil.
Pour sa part, F. Plassard519 évoque une troisième distinction pertinente, entre
lřintertextualité tournée vers lřamont (ensemble des œuvres ayant précédé le texte en
question et auxquelles il se réfère, que ce soit sous une forme implicite ou explicite), et
lřintertextualité tournée vers lřaval (qui couvre « les nouvelles productions auxquelles
donne lieu un texte existant »520). Suivant cette intéressante catégorisation, la traduction
entendue comme produit, cřest-à-dire, le texte traduit, forme une sorte dřintertextualité
tournée vers lřaval. Elle constitue, pour revenir à la taxinomie de G. Genette, un
hypertexte par rapport à lřhypotexte quřest lřoriginal : « Jřentends par là [lřhypertextualité]
toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A ( hypotexte) sur
lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire. »521
Comme le souligne L. Venuti, la traduction est en fait un cas particulier dřintertextualité,
car elle implique trois types de relations intertextuelles : entre le texte étranger et les
autres textes (intertextualité en amont), entre le texte étranger et sa traduction, et entre la
traduction et dřautres textes (intertextualité en aval)522.
Ainsi quřil ressort des considérations qui précèdent, certains auteurs envisagent la notion
dřintertextualité sous lřangle de la production des textes, dřautres plutôt sous lřangle de la
réception. Comme le souligne K. Martel523, Riffaterre est peut-être le premier à avoir mis
lřaccent sur le rôle du lecteur, lřintertextualité devenant variable selon la perception de
A. Bouillaguet, La pratique intertextuelle de Marcel Proust dans « A la recherche du temps perdu » : les
domaines de lřemprunt. Thèse : Littérature : Paris III, 1988
518 A. Compagnon, La Seconde Main ou le Travail de la citation. Paris : Seuil, 1979, 414 p.
519 F. Plassard, Lire pour traduire. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 167-178.
520 Ibid. p. 175
521 G. Genette, op. cit. p. 8-12.
522 L. Venuti, « Traduction, intertextualité, interprétation », Palimpsestes n° 18, Paris : Presses Sorbonne
517
Nouvelle, 2006, p. 18. Si intéressante que soit cette problématique, la dimension constitutivement
intertextuelle de la traduction sort pour lřinstant de notre propos.
523 K. Martel, « Les notions dřintertextualité et dřintratextualité dans les théories de la réception », Protée [en
ligne], vol. 33, n° 1, 2005, p. 93-102. Disponible sur : http://id.erudit.org/iderudit/012270ar.
Susana Mauduit-Peix Geldart
232
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
celui-ci et les rapprochements quřil sera à même de tisser au sein de son univers cognitif
ou émotionnel. Dřautres auteurs, tels que W. Iser et U. Eco, vont dans le même sens.
Que ce soit sous lřangle de la production ou de la réception, il convient également de
souligner que les études portant sur lřintertextualité concernent presque
systématiquement le domaine littéraire. Les analyses de F. Plassard, qui applique le
principe au domaine des textes pragmatiques et techniques, constituent une remarquable
exception. Si lřobjet philosophique nřest pas spécifiquement pris en compte, nous
constatons quřil est souvent implicitement assimilé au champ littéraire. Ainsi, G. Genette
choisit dřillustrer sa notion de métatextualité par lřexemple de Hegel évoquant dans sa
Phénoménologie de lřesprit le Neveu de Rameau de Diderot.
Si lřintertextualité philosophique ne diffère peut-être guère de lřintertextualité littéraire Ŕ
nous en convenons Ŕ elle revêt, comme nous le verrons, une portée et des formes quelque
peu particulières quřil convient de cerner, notamment dans lřoptique de la traduction et
des enjeux quřelle implique.
1.2.2. L’intertextualité philosophique : délimitation et
portée
La plupart des auteurs dont nous avons esquissé très sommairement ci-dessus les théories
sřintéressent à la portée de la trace intertextuelle sur lřacte de lecture littéraire : leurs fines
analyses visent à démontrer comment lřintertextualité façonne lřunivers de sens perçu par
le lecteur au fil des pages, sens qui se construit largement sur la base de son affectivité
propre.
Assimilés aux textes littéraires, les textes philosophiques ne font pas lřobjet dřune attention
particulière. La composante intertextuelle ayant été reconnue comme un principe
inhérent à tout discours, les œuvres philosophiques ne font évidemment pas exception.
Comme tout texte, le texte philosophique « présuppose et inclut, écrit M. Bernard, volens
nolens, lřensemble de la discursivité antécédente dont il ne peut pas ne pas se nourrir et
qui constitue […] son interlocuteur virtuel, son référent implicite […] son horizon
obligé »524.
524
M. Bernard, « Lřintertextualité philosophique », op. cit., p. 1821
Susana Mauduit-Peix Geldart
233
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Mais sans doute la notion dřintertextualité revêt-elle un caractère particulièrement
incontournable en philosophie, une « obligation plus rigoureuse », écrit M. Bernard, qui
lřattribue à la finalité épistémologique de la philosophie, à sa nature réflexive :
« [Le discours philosophique] nřentend pas seulement tenir compte ou reprendre en les modulant et
transformant les discours qui lřont précédé, mais aussi et surtout les dépasser. […] Il lui faut donc […]
non seulement convertir la textualité descriptive et narrative de la connaissance commune et/ou
littéraire en celle théorétique et analytique de la connaissance philosophique, mais aussi intégrer et
parachever ou perfectionner la discursivité singulière des connaissances philosophies préexistantes : il
est ainsi à la fois invention et rénovation de philosophèmes et, par conséquent, nécessairement
invention continuée. »525
Si ces considérations concernent essentiellement le processus de production, ou
dřengendrement du texte, elles permettent aussi de comprendre que la lecture érudite dřun
texte philosophique est nécessairement « contextuellement déterminée », et que le
traducteur, lecteur attentif sřil en est, doit se montrer particulièrement sensible à la trame
intertextuelle qui sous-tend lřargumentation. Lřintertextualité philosophique, comme nous
le verrons, joue un rôle décisif dans la constitution du sens. Sans doute la distinction de M.
Riffaterre entre lřintextextualité dite « aléatoire » et lřintertextualité « obligatoire »526
trouve ici toute sa pertinence. La première, fluctuante par nature, dépend selon M.
Riffaterre de la culture du lecteur et ne serait pas absolument indispensable à la
compréhension, tandis que la seconde a un caractère incontournable « parce que
lřintertexte laisse dans le texte une trace indélébile, une constante formelle qui joue le rôle
dřun impératif de lecture, et gouverne le déchiffrement du message »527.
Toujours est-il que cette distinction relève du phénomène de lřintertextualité vu sous
lřangle de la réception, qui intéresse tout particulièrement le traducteur en tant que
lecteur, donc récepteur, du texte-source. Mais dans la mesure où il devient, dès quřil
entame la phase de reformulation, écrivain, ou scripteur dřun autre texte qui sera porteur à
son tour dřune dimension intertextuelle, il est également utile de sřintéresser au
phénomène de lřintertextualité philosophique vu sous lřangle de la production. Ainsi, J.-L.
Galay,528 par exemple, sřefforce de démontrer comment se construit un texte
philosophique, ce qui détermine sa spécificité vis-à-vis des autres discours et surtout des
discours philosophiques antérieurs. Aux indicateurs de contenu (par exemple, vocabulaire)
et de forme (schèmes argumentatifs) vient sřajouter un autre genre de substrat, que J.-L.
Galay appelle lř « intertexte philosophique », consistant en la reprise des différents textes
qui sřarticulent autour de lřun dřentre eux, servant de guide. Selon J.-L Galay, la
philosophie procède souvent par « imitation de gestes philosophiques », les philosophèmes
sřinventant à partir dřautres philosophèmes.
525
Ibid. [Nous soulignons].
526
M. Riffaterre, « La trace de lřintertexte », La Pensée, nº 215, p. 5, cité par K. Martel, op. cit. p. 94
527
Ibid.
528
J.-L. Galay, Philosophie et invention textuelle, Paris : Klincksieck, 1977 (Horizons du langage)
Susana Mauduit-Peix Geldart
234
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Le rapport du texte à son intertexte sřopère, toujours selon J.-L Galay à deux niveaux :
a) Au niveau « documentaire » dřabord, par le rapport établi à lřensemble des textes,
philosophiques ou non, qui vont fournir les éléments et formes générales du
discours (que M. Bernard dénomme « textes-documenteurs ») ;
b) Puis au niveau « dialogique », par le rapport qui sřétablit en référence à des
« textes-guides » qui ont traité le même sujet (que M. Bernard dénomme « textesinterlocuteurs »).
Lřintertextualité philosophique impose, comme nous le voyons, la mobilisation dřun savoir
cognitif « extra-linguistique » qui seul permettra au traducteur dřaccéder autant que faire
se peut à la complexité du sens. Rappelons toutefois que les simples connaissances ne
sauraient suffire, la saisie du sens nécessitant également, comme nous lřavons évoqué, une
compétence herméneutique.
1.2.3.
Les
formes
et
les
enjeux
traductifs
de
l’intertextualité philosophique
1.2.3.1. Quelques exemples
A lřinstar de lřintertextualité littéraire, lřintertextualité philosophique transparaît au fil des
textes sous plusieurs formes. On peut tout dřabord évoquer et observer les modalités
dřintertextualité interne et externe de D. Maingueneau, cřest-à-dire les rapports établis à
lřintérieur et à lřextérieur du domaine philosophique respectivement. Lřintertextualité
interne, cřest-à-dire, la référence à dřautres textes ou auteurs du même domaine, est, en
toute logique, omniprésente dans les textes philosophiques. Que ce soit sous une forme
explicite ou implicite, elle justifie et sous-tend lřargumentation, la raison dřêtre de lřœuvre.
Prenons par exemple cet extrait des Premières Objections que Caterus adresse à Descartes
à la suite des Méditations, à propos des arguments en faveur de lřexistence de Dieu :
«Voilà certes, à mon avis, la même voie que suit saint Thomas, qu'il appelle la voie de la causalité de la
cause efficiente, laquelle il a tirée du Philosophe ; hormis que saint Thomas ni Aristote ne se sont pas
souciés des causes des idées. Et peut-être n'en était-il pas besoin ; car pourquoi ne suivrai-je pas la voie
la plus droite et la moins écartée ? Je pense, donc je suis, voire même je suis l'esprit même et la
pensée ; or, cette pensée et cet esprit, ou il est par soi-même, ou par autrui ; si par autrui, celui-là enfin
Susana Mauduit-Peix Geldart
235
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
par qui est-il ? s'il est par soi, donc il est Dieu ; car ce qui est par soi se sera aisément donné toutes
choses. »529
La référence à Saint Thomas et à sa théorie de la cause efficiente est ici explicite, alors que
la référence à Aristote prend, à sa première occurrence, la forme dřune allusion (le
« Philosophe » en majuscules) supposée connue des lecteurs rompus à la tradition
scolastique et au discours philosophique de lřépoque.
Nous trouvons également des traces dřintertextualité externe, par exemple dans les
références explicites au discours théologique présentes dans les Quatrièmes Objections et
Réponses échangées entre Descartes et Arnauld. En voici un extrait :
« LřEglise nous enseigne dans le Concile de Trente, section 13, can. 2 et 4, quřil se fait une conversion
de toute la substance du pain en la substance du Corps de Notre Seigneur Jésus-Christ, demeurant
seulement lřespèce du pain. »530
Si le discours théologique est certes très proche du discours philosophique, surtout à cette
époque, il nřen constitue pas moins un domaine distinct, comme Descartes lui-même
prend le soin de souligner dans la préface à ses Méditations, quřil adresse aux « doyens et
docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris » : « Jřai toujours estimé que ces deux
questions, de Dieu et de lřâme, étaient les principales de celles qui doivent plutôt être
démontrées par les raisons de la philosophie que de la théologie. »531
Dřautres exemples dřintertextualité externe concernent par exemple le domaine des
mathématiques :
« Ce qu'ils disent aussi de mes raisons, que "plusieurs les ont lues sans en être persuadés", peut
aisément être réfuté, parce qu'il y en a quelques autres qui les ont comprises et en ont été satisfaits ;
car on doit plus croire à un seul qui dit, sans intention de mentir, qu'il a vu ou compris quelque chose,
qu'on ne doit faire à mille autres qui la nient pour cela seul qu'ils ne l'ont pu voir ou comprendre :
ainsi qu'en la découverte des antipodes on a plutôt cru au rapport de quelques matelots qui ont fait le
tour de la terre qu'à des milliers de philosophes qui n'ont pas cru qu'elle fût ronde. Et parce qu'ils
allèguent ici les Eléments d'Euclide, comme s'ils étaient faciles à tout le monde, je les prie de
considérer qu'entre ceux qu'on estime les plus savants en la philosophie de l'Ecole, il n'y en a pas un
de cent qui les entende, et qu'il n'y en a pas un de dix mille qui entende toutes les démonstrations
d'Apollonius ou d'Archimède, bien qu'elles soient aussi évidentes et aussi certaines que celles
d'Euclide. »532
Pour en revenir à lřintertextualité interne, il convient cependant de noter que les
références intertextuelles à dřautres philosophes sont en réalité relativement rares chez
Descartes - sa philosophie se voulant véritablement, ainsi quřil a été évoqué ci-dessus, un
529
BYS p. 218 Ŕ Conformément à lřédition Beyssade, lřextrait figure en italique pour distinguer le discours de
Caterus des citations de Descartes, reprises et commentées au fur et à mesure.
530 BYS p. 374
531 BYS p. 35
532 BYS p. 427
Susana Mauduit-Peix Geldart
236
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
« nouveau commencement », qui peut bien se passer, de son propre aveu, de la lecture de
ses prédécesseurs :
« […] cela ne renverse en façon quelconque mes fondements. Mais ce que j'aurais le plus à craindre,
serait que, ne m'étant jamais beaucoup arrêté à lire les livres des philosophes , je n'aurais peut-être pas
suivi assez exactement leur façon de parler, lorsque j'ai dit que ces idées, qui donnent au jugement
matière ou occasion d'erreur, étaient matériellement fausses, si je ne trouvais que ce mot
matériellement est pris en la même signification par le premier auteur qui m'est tombé par hasard
entre les mains pour m'en éclaircir : c'est Suarez, en la Dispute 9, section 2, n. 41. »533
Sa volonté de se démarquer est encore plus explicite dans sa réponse aux Premières
Objections :
« Mais ici la courtoisie de cet adversaire me jette dans un passage assez difficile, et capable d'attirer sur
moi l'envie et la jalousie de plusieurs ; car il compare mon argument avec un autre tiré de saint
Thomas et d'Aristote, comme s'il voulait par ce moyen m'obliger à dire la raison pourquoi, étant entré
avec eux dans un même chemin, je ne l'ai pas néanmoins suivi en toutes choses ; mais je le prie de me
permettre de ne point parler des autres, et de rendre seulement raison des choses que j'ai écrites. »534
Pourtant, dans ses Réponses aux Objections, sous la pression de ses interlocuteurs,
Descartes « daigne » citer ou faire allusion de temps à autre à quelques « références »
philosophiques, comme pour appuyer son argumentation. Ainsi, nous trouvons par
exemple cette référence aux sceptiques :
« Contre tout ce que vous rapportez ici de Diagore, de Théodore, de Pythagore, et de plusieurs autres,
je vous oppose les sceptiques, qui révoquaient en doute les démonstrations même de géométrie, et je
soutiens qu'ils ne l'eussent pas fait s'ils eussent eu une connaissance certaine de la vérité d'un
Dieu. »535
On peut citer également cette allusion aux stoïciens de ce passage de la troisième partie du
Discours de la Méthode :
« […] si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre
pouvoir, nous n'aurons pas plus de regrets de manquer de ceux qui semblent être dus à notre
naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les
royaumes de la Chine ou du Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne
désirerons pas davantage d'être sains, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons
maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants ou des ailes pour
voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent
réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c'est
principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire de
l'empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux.
Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se
533
BYS p. 359 Ŕ [Nous soulignons, en italique et en gras, pour distinguer ces phrases des expressions
volontairement soulignées par Descartes (en italique dans le texte)]
534 BYS p. 231 [Nous soulignons]
535 BYS p. 414
Susana Mauduit-Peix Geldart
237
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était
suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses. »536
Sans prétendre dresser une liste exhaustive des occurrences intertextuelles, ces quelques
exemples ont pour vocation dřillustrer la dimension intertextuelle externe, interne,
explicite ou implicite à lřœuvre dans notre corpus philosophique. Cette intertextualité dite
« vers lřamont », quřelle se présente sous la forme de la référence, de la citation ou de
lřallusion, pose au traducteur un défi particulier, plus ou moins complexe selon le cas.
La traduction dřune référence explicite, comme dans les exemples évoqués ci-dessus Concile de Trente, section 13, can. 2 et 4 ; Suarez, Dispute 9, section 2 Ŕ nřentraîne pas de
difficulté pour le traducteur, qui nřa quřà en transcrire la correspondance dans la langue
cible. La traduction dřune citation, en revanche, laisse une certaine marge de manœuvre
au traducteur, qui peut en proposer une traduction dans le corps du texte, entre crochets,
ne pas traduire ou encore proposer une traduction en note de bas de page.
Les traducteurs modernes de Pascal, qui introduisait pour sa part de nombreuses citations
latines dans ses écrits, optent pour cette dernière solution. Dampierre, par exemple,
réserve les notes de bas de page à cet usage, renvoyant le lecteur en fin de volume pour ses
autres notes de traducteur. Ce procédé présente lřavantage de ne pas surcharger le texte et
de préserver la fluidité de la lecture. Voici par exemple sa traduction en note des citations
figurant sur les fragments 189, 190 et 191 :
(*) 1. Corinto r. 21. «Puesto que en la sabiduría de Dios el mundo, por la sabiduría, no ha reconocido a
Dios, Dios ha querido salvar a los que creen, por la locura de la predicación.»
-San Agustín, Sermón CXLI, «Lo que su curiosidad les había hecho descubrir, su soberbia se lo ha
hecho perder. »
-San Bernardo, In cantica sermones, LXXXIV «Cuanto mejores somos, peores nos volvemos, si nos
atribuimos aquello por lo que somos buenos.» (Ed. Migne, t. II, p. 1184, referencia aportada por la
edición de las Pensées de La Bonne Compagnie, París, 1947.)
La traduction des allusions, cřest-à-dire des renvois implicites à dřautres textes ou dřautres
auteurs, constitue dans le domaine philosophique un défi majeur, car elle met en jeu la
possibilité, voire la nécessité, dřexpliciter lřallusion en question au moyen dřun appareil
paratextuel critique plus ou moins important, plus ou moins pertinent. Comme le souligne
M. Morel, la gestion de ce type dřintertextualité passe par la prise en compte du profil du
public destinataire : « Traduire lřintertextualité pour un lectorat adolescent nřest pas du
tout la même chose, dit-il, que la traduire pour un lectorat érudit. »537 Et G. RouxFaucard538 de préciser que, à ce titre, il est normal de voir naître à une même époque
536
RL p. 48
M. Morel, Préface à Palimpsestes n° 18, op. cit. p. 14
538 G. Roux-Faucard, « Intertextualité et traduction », op. cit. p. 108
537
Susana Mauduit-Peix Geldart
238
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
plusieurs traductions dřune même œuvre, suivant des stratégies différentes adaptées à des
lectorats différents. Si la remarque est valable dans le domaine de la littérature, elle trouve
toute sa pertinence dans lřobjet philosophique. En effet, dans le premier cas, le savoir
supposé partagé par le lecteur est relativement restreint, la traduction ayant pour vocation
principale de faire découvrir un texte, une doctrine ou une pensée à un public supposé
néophyte. Dans ce type de traduction, les éditeurs incluent de nombreuses notes
explicatives visant à compléter ou éclaircir certaines notions supposées obscures, dans
lřoptique de fournir au lectorat une « base » philosophique qui lui permette de
comprendre, fût-ce partiellement, le sens et la portée de lřœuvre. Et ce Ŕ nous voyons là
une différence importante par rapport à la traduction littéraire Ŕ même lorsquřil sřagit
dřauteurs ou de textes canoniques introduits depuis longtemps dans le pays et la langueculture cible. Cřest ainsi que les traductions du Discours de la Méthode, par exemple,
recèlent une profusion de notes explicatives souvent très riche : à titre indicatif, citons la
traduction de Reguera et ses 130 notes très denses, ou celle de Frondizi, qui en inclut pas
moins de 350 !
Les traductions destinées à un lectorat érudit, en revanche, répondent à une stratégie
différente. Soit lřéditeur Ŕ et/ou le traducteur Ŕ choisit de réduire au minimum le nombre
de notes, créditant le lecteur dřun savoir implicite suffisant, soit il opte pour une nouvelle
version critique où les notes relèvent davantage du commentaire et de lřinterprétation que
dřune pure explication descriptive. Les notes sont fournies ici moins dans une perspective
purement exégétique (explication objective dřun texte) que dans une optique
herméneutique (subjective), pour reprendre la terminologie de P. Sardin 539. Si tant est que
lřidéal objectivant de la fonction exégétique soit possible : « Lřidée dřune traduction dont
soit exclue toute interprétation est totalement fantasmatique » souligne J.-R. Ladmiral,
dénonçant « lřillusion de la transparence traductive »540.
1.2.3.2. Rôle et intérêt des notes de bas de page
A ce stade, il y a lieu de sřinterroger sur le rôle et la pertinence de la note de bas de page.
Dans tous les cas, elle constitue une forme dřexplicitation ou, pour reprendre la
terminologie de J.-R. Ladmiral, dřincrémentialisation. Plus précisément, G. Roux-Faucard
définit la note du traducteur (NdT) comme une « note que le traducteur ajoute au texte
traduit pour fournir une indication jugée utile »541. Quand les notes sont introduites en bas
de page, elles sont dites en « insertion verticale », tandis que, ajoutées dans le corps de
texte, elles sont dites en « insertion linéaire ». Selon G. Roux-Faucard, les premières
539
P. Sardin, « De la note du traducteur comme commentaire : entre texte, paratexte et prétexte »
Palimpsestes, n° 20, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, pp. 121-135.
540 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 230
541 G. Roux-Faucard, Traduction et retraduction du texte littéraire narratif : les métamorphoses de lřœuvre de
Kafka, op. cit. p. 144.
Susana Mauduit-Peix Geldart
239
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
prédominent en traduction littéraire, tandis que les secondes seraient plus fréquentes dans
les textes pragmatiques542.
De ce point de vue, la traduction philosophique sřapparente sans nul doute davantage à la
traduction littéraire (les notes en bas de page lřemportent en général sur les explicitations
linéaires), tout du moins dans les traductions modernes. En effet, si lřon en croit les
explications fournies par les Beyssade dans leur édition des Méditations, Clerselier
apportait souvent des compléments dřinformation linéaires dans sa traduction française
des Méditations et des objections et réponses.
Reste à savoir si la NdT constitue un vecteur indispensable du sens ou la manifestation de
lřimpuissance du traducteur. A son encontre, P. Sardin relève le fait quřelle introduit une
rupture dans la fluidité du texte, mettant en avant sa difficile catégorisation entre texte (du
traducteur) et paratexte. G. Roux-Faucard va dans le même sens en soulignant quřelle
implique une « dispersion du sens sur deux lieux »543.
Selon G. Roux-Faucard, les notes de bas de page présentent lřinconvénient, en traduction
littéraire, dřinterrompre la fluidité du récit et le régime énonciatif, dřoù leur réputation
dřêtre la « honte du traducteur ». En traduction philosophique, il semble que cet
inconvénient soit moins grave et moins marqué, car lřutilité de lřexplication fournie par la
note justifie le plus souvent cette interruption et constitue une aide précieuse à la
compréhension du texte. Toutefois, il nřen reste pas moins que le fil de lřargumentation
peut être également « interrompu » de façon préjudiciable, notamment chez les auteurs
qui exigent une « adhésion » intellectuelle inconditionnelle du lecteur pour faire passer
leurs démonstrations. Ainsi, comme nous le verrons plus en détail dans le troisième
chapitre de cette troisième partie, il convient de lire les Méditations de Descartes sans
interruption, à raison disons dřune par jour, afin de ne pas perdre la progression des
raisonnements qui aboutissent à lřélaboration du cogito dřabord, et dřune métaphysique de
la transcendance ensuite, qui font lřoriginalité de la pensée cartésienne.
Faut-il pour autant surcharger le texte de notes infrapaginales ? Difficile dřénoncer des
règles sur ce point. Selon A. Bensoussan544, « le texte doit se présenter au lecteur en
parfaite lisibilité, sans nul écran, sans lřintervention active du traducteur qui nřest jamais
meilleur que lorsquřil est effacé, absent (apparemment) du texte ». Si cette remarque
semble pertinente pour la traduction littéraire, elle est sans doute à nuancer dans le cas de
la traduction philosophique : non point que le traducteur doive « se mettre en avant »,
mais ses explications semblent souvent indispensables, en fonction, comme nous lřavons
évoqué ci-dessus, du degré de connaissance du lecteur et du public ciblé par lřédition.
542
543
Ibid. p. 145
Ibid.
A. Bensoussan, Confessions dřun traître, essai sur la traduction. Presses Universitaires de Rennes, 1995, p.
99 - cité par G. Roux-Faucard, ibid. p. 146.
544
Susana Mauduit-Peix Geldart
240
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Ce rôle prédominant de lřappareil critique distingue donc la traduction philosophique de
la traduction littéraire. Selon E. Vigneault545, les traductions philosophiques qui sřefforcent
de faire passer lřintelligibilité du sens, au détriment de la concision et de lřélégance, sont
souvent plus claires, mais peut-être aussi, suivant Gadamer, « plus plates que lřoriginal »546.
E. Vigneault souligne également que la tendance à lřexplicitation caractéristique de la
traduction philosophique ne convient pas à la traduction de la poésie. Dřoù la nécessité de
prendre en compte lřintention globale du texte :
« La pratique de la traduction nous plonge nécessairement dans un délicat jeu de compromis qui nous
oblige à privilégier tel aspect au détriment de tel autre. Une bonne traduction sera celle qui saura
recréer un texte à partir des éléments clés du texte de départ ŕ ce qui ne peut s'accomplir que si l'on a
préalablement su mettre au jour l'intention du texte. La tâche du traducteur est donc de saisir tout ce
qui signifie dans le texte, de sentir ses tensions profondes, son intention ŕ et de là de recréer un texte
mu par la même intention, avec des moyens propres à la langue d'arrivée. »547
La compréhension véritable du texte, garante de la qualité de la traduction, passe en effet
par lřappréhension de cette intention totale, comme lřavait déjà souligné Merleau-Ponty :
« Qu'il s'agisse d'une chose perçue, d'un événement historique ou d'une doctrine, « comprendre »,
c'est ressaisir l'intention totale Ŕ non seulement ce qu'ils sont pour la représentation, les « propriétés »
de la chose perçue, la poussière des « faits historiques », les « idées » introduites par la doctrine Ŕ mais
l'unique manière d'exister qui s'exprime dans les propriétés du caillou, du verre ou du morceau de
cire, dans tous les faits d'une révolution, dans toutes les pensées d'un philosophe. 548 »
Par lřintermédiaire de lřappareil critique, le traducteur sřefforce précisément de restituer
cette « intention globale » de lřœuvre qui permettra au lecteur de comprendre le dessein de
lřauteur. La pertinence des explicitations ou leur caractère superflu dépendra bien sûr des
connaissances que possède le lecteur. Si lřédition dřun ouvrage canonique est destinée à sa
vulgarisation auprès dřun public étudiant ou général, la plupart des explicitations risquent
dřêtre superflues pour un professeur de philosophie spécialisé dans le courant ou le
philosophe en question.
Quoi quřil en soit, il sřagit de reconstituer la cohérence fragile de la recherche dřun sens
qui, souvent, nous échappe.
E. Vigneault, « Herméneutique et traduction poétique : quelques remarques », TTR : traduction,
terminologie, rédaction, vol. 12, n° 2, 1999, p. 173-188. Disponible sur :
http://id.erudit.org/iderudit/037378ar
546 H-G. Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique . Traduction
intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio. Paris : Éditions du Seuil,
1990, p. 408 Ŕ cité par E. Vigneault, ibid. p. 179
547 Ibid. p. 181 [Nous soulignons]
548 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1945, p. XIII
545
Susana Mauduit-Peix Geldart
241
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Outre sa fonction exégétique, la NdT recèle aussi, selon P. Sardin, une fonction « méta »
qui met en relief les difficultés rencontrées par le traducteur :
« Elle devient une mise en abyme [sic] marginale et paratextuée des difficultés rencontrées. Par le
dispositif dřémargement, le traducteur assume lřincapacité de son propre discours à sřeffectuer. En
soulignant un défaut ou une impossibilité, la note sřapplique à dénoncer ce qui lui échappe. »549
Ce nřest certes pas cette fonction méta qui nous intéresse dans la perspective intertextuelle
analysée ici. En philosophie, les notes visant à commenter ou justifier des difficultés de
traduction sont relativement rares, la fonction exégétique ou herméneutique favorisant la
compréhension lřemportant largement sur les problèmes de reformulation.
Pour autant, la fonction « méta », quoique marginale, nřest pas complètement exclue :
Vidal Peña introduit de temps à autre quelques notes destinées à justifier ses choix
traductifs, comme par exemple pour la traduction du mot « inventée » à sa première
occurrence dans cet extrait des Secondes Réponses :
« L'analyse montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée, et fait voir
comment les effets dépendent des causes ; en sorte que, si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux
soigneusement sur tout ce qu'elle contient, il n'entendra pas moins parfaitement la chose ainsi
démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l'avait inventée. »550
Voici la traduction de Vidal Peña et sa note justificative :
«El análisis muestra el verdadero camino por el que una cosa ha sido metódicamente construida*, y
manifiesta cómo los efectos dependen de las causas; de suerte que, si el lector sigue dicho camino, y se
fija bien en todo cuanto encierra, entenderá la cosa así demostrada tan perfectamente, y la hará tan
suya, como si él mismo lo hubiera trazado.»551
* «Traducimos inventée (inventa, en latín) por «construida»; nos parece ser ése el sentido del ordo
inventionis aquí aludido por Descartes. El orden del «hallazgo» es el de la «construcción de las
verdades», en geometría. Traducir «hallazgo » conllevaría connotaciones de «casualidad » (lo que no es
el caso); e «invención » resonaría, quizá, a «arbitrariedad» (lo que tampoco es el caso).»
Pour sa part, Dampierre, traducteur de Pascal, indique dans sa préface la distinction
établie entre les notes du traducteur dřune part, qui abordent « les problèmes liés à la
traduction proprement dite » et les notes du responsable de lřédition, qui comportent « des
éclaircissements dřordre historique, biblique, philosophique, etc. ; de brèves biographies
ou des renseignements relatifs aux personnages cités ; les différentes conclusions ou
interprétations tirées des papiers de Pascal, etc. ».552
P. Sardin, op. cit. p. 130-131
BYS p. 279
551 VP p. 361
552 «[…] las notas a estos textos las he resumido en dos grupos: las NOTAS DEL TRADUCTOR, que se
549
550
refieren a los problemas relacionados con la traducciñn en sì […], y las NOTAS DEL ENCARGADO DE LA
EDICION, relativas a aclaraciones de carácter histórico, biblico, filosófico, etc.; breves biografías o reseñas de
Susana Mauduit-Peix Geldart
242
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Faut-il voir, dans cette volonté de justification, un aveu dřimpuissance ou même la
« honte » du traducteur »553 ? Ces commentaires constituent, peu ou prou, une forme
dřintertextualité vers lřaval qui deviendra intertextualité vers lřamont pour le
(re)traducteur qui décide de confronter ses propres choix à ceux de ces prédécesseurs, que
ce soit pour les suivre ou pour sřen démarquer, comme nous le verrons dans la section
suivante. Quant aux notes fournies dans un but exégétique ou herméneutique, nous
convenons avec J.-R. Ladmiral quřelles sont particulièrement indispensables en
philosophie, même si le traducteur, « sauf quand il est en même temps préfacier et
spécialiste […] nřa pas à se transformer en commentateur »554. Toujours est-il que, dans ce
domaine, les traducteurs sont en effet le plus souvent, ainsi que nous lřavons indiqué cidessus, spécialistes du courant dans lequel sřinscrit leur auteur ou de la doctrine quřil
soutient. Aussi le recours au commentaire et aux glossaires en appendice semble être une
pratique, voire une exigence, généralisée en traduction philosophique :
« La traduction appelle toujours, peu ou prou, le commentaire qui lřéclaire et la complète. Sans doute
le philosophe ressent-il le besoin, après sřêtre astreint à la fidélité du texte-source, de se réapproprier
dans un style propre ce qui a été dit par son auteur, de ne pas abîmer son moi dans lřaltérité
référentielle. »555
Pour éviter de surcharger le texte, il reste toujours une solution intermédiaire consistant à
concentrer les explications dans une préface. Cette solution, préconisée par J.-R.
Ladmiral556, favorise la lisibilité du texte mais aussi, comme le souligne D. Chartier, la
réception du texte traduit. Citant A. Compagnon, D. Chartier rappelle que Descartes avait
déjà entrevu les bénéfices de cette stratégie, la conseillant à lřabbé Picot, traducteur de ses
Principes de la philosophie, pour éviter que le titre ne décourage les lecteurs : « […] il
serait bon dřy ajouter une préface qui leur déclarât quel est le sujet du livre, quel dessein
jřai eu en lřécrivant, et quelle utilité on en peut tirer […] Cřest au traducteur que revient la
charge dřapporter ces précisions. »557
Si comme le souligne L. Venuti558, le recours aux annotations, explicitations, etc. implique
le risque de voir une traduction devenir davantage un commentaire quřune traduction Ŕ
procédé qui peut sans doute constituer une limite importante en traduction littéraire - il a
toute sa place et toute sa raison dřêtre sřagissant des textes philosophiques, lřimportance de
los personajes mencionados; las diversas lecciones o interpretaciones de los borradores de Pascal, etc. » DP
préface p. LXIII. [Traduit par nos soins]
553 G. Mounin cité par J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 217
554 Ibid. p. 231
555 J.-F. Goubet, « La traduction de la métaphysique allemande du XVIIIe siècle », Revue philosophique de la
France et de lřétranger, n° 4, Paris : PUF, 2005, p. 526
556 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 217
557 A. Compagnon, La Seconde Main ou le travail de la citation , op. cit. Ŕ cité par D. Chartier, ibid. p. 173)
[Nous soulignons]
558 L. Venuti, op. cit.
Susana Mauduit-Peix Geldart
243
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
lřappareil critique et des commentaires dépendant essentiellement, comme il a été indiqué
ci-dessus, du lectorat ciblé. En tout état de cause, tout cet appareil explicatif ou critique
forme une sorte dřintertextualité que nous qualifierons de « paratextuelle » - reprenant en
quelque sorte le découpage proposé par G. Genette Ŕ qui joue un rôle fondamental en
traduction philosophique. Elle impose en effet au traducteur de prendre position, car il
devra tenir compte des commentaires que comporte son édition de référence, dřune part,
mais aussi, comme le souligne encore G. Roux-Faucard, de la chronologie des
traductions559. Ces commentaires introduits dans le paratexte font-ils partie intégrante de
lřœuvre à traduire, ou faut-il en faire fi, les mettre entre parenthèses, pour aller, dans une
démarche que nous pourrons qualifier de « phénoménologique », « vers le texte même » ?
La question nřest sans doute pas anodine car elle met en jeu le rôle et le statut du
traducteur dans lřentreprise éditoriale. Est-il un simple « transmetteur » du sens déposé
dans lřédition de lřouvrage qui lui sert de référence, ou un auteur à part entière du texte
quřil livre au public, acteur à ce titre de sa réception dans la culture cible ?
En tout état de cause, lřintertextualité joue un rôle fondamental, comme le souligne encore
G. Roux-Faucard, dans lřensemble des paramètres qui participent à la construction du sens
(sens, forme, effet, intention). Si elle véhicule en effet une grande partie du sens du texte,
elle façonne aussi la forme (en conférant un « ton » particulier au texte), lřeffet (les renvois
intertextuels présupposent souvent une connaissance implicite chez le lecteur, qui pourra
ainsi ressentir lřeffet voulu par lřauteur) et lřintention (en permettant dřaccéder à la visée
de lřauteur).
Si nous nous rapportons à la notion « mère » de lřintertextualité, à savoir le dialogisme, il
est clair que lřéchange sous forme dřobjections et réponses au sein de notre corpus, où
foisonnent les citations des extraits commentés ou réfutés des Méditations, les renvois à
des explications fournies dans les réponses précédentes, les références à des
problématiques philosophiques en vogue, etc., confère au texte un ton particulier quřil
importe de préserver, comme nous le verrons dans la troisième section de cette partie. La
dynamique dialogique est, selon J.L. Marion, inscrite à la source dans lřœuvre cartésienne :
lřargumentation déployée dans les Méditations est dès lřorigine transcendée par les
objections anticipées, les Réponses venant ainsi compléter de manière essentielle le
dispositif argumentatif du texte. Selon J.L. Marion, les Méditations elles-mêmes doivent
être lues comme des Réponses aux objections faites au Discours de la Méthode, réponses
qui appellent à leur tour dřautres objections et dřautres réponses. Lřœuvre cartésienne
répond, selon ce grand spécialiste, à un schéma « responsorial » : « Descartes nřa rien dřun
penseur solitaire, soliloquant […] ; au contraire, chacune de ses œuvres tend à convaincre
559
Ce dernier point nous renvoie encore une fois à la problématique de la retraduction, à la logique qui
préside au phénomène et au positionnement du traducteur par rapport à ses prédécesseurs, que nous nous
proposons dřexplorer dans la section suivante.
Susana Mauduit-Peix Geldart
244
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
les lecteurs des résultats
communicationnelle. »560
démontrés
[…].
La
raison
cartésienne
est
1.2.3.3. La dimension intratextuelle
Cette raison communicationnelle qui sous-tend lřensemble de son œuvre nous amène à
souligner lřimportance de prendre également en compte cette modalité particulière de
lřintertextualité qui a été définie par le terme voisin dř « intratextualité », et qui occupe
sans nul doute une place privilégiée dans le domaine philosophique. Cette notion,
relativement peu explorée par rapport à celle de lřintertextualité, désigne les échanges
établis au sein dřune même œuvre ou des différents écrits dřun même auteur. B. Ficht
utilise pour sa part le terme dřintra-intertextualité561 pour évoquer les « multiples rapports
quřentretiennent les textes dřun même auteur les uns avec les autres ».
Dans notre corpus cartésien, les exemples dřintratextualité ne manquent pas, car
Descartes, soucieux avant tout de faire comprendre une pensée quřil prétend cohérente,
renvoie sans cesse ses lecteurs à ses autres écrits, déjà parus ou à venir. Nous trouvons ainsi
des manifestations dřintratextualité vers lřamont, notamment en référence au Discours de
la Méthode, mais aussi des manifestations dřintratextualité vers lřaval.
Voici deux exemples dřintratextualité vers lřamont, qui renvoient au Discours de la
Méthode, à la Dioptrique, aux Météores ou aux Méditations elles-mêmes, extraits
respectivement des Secondes et des Quatrièmes Réponses :
« Au reste, je vous prie ici de vous souvenir que, touchant les choses que la volonté peut embrasser,
j'ai toujours mis une très grande distinction entre l'usage de la vie et la contemplation de la vérité.
Car, pour ce qui regarde l'usage de la vie, tant s'en faut que je pense qu'il ne faille suivre que les choses
que nous connaissons très clairement, qu'au contraire je tiens qu'il ne faut pas même toujours attendre
les plus vraisemblables, mais qu'il faut quelquefois, entre plusieurs choses tout à fait inconnues et
incertaines, en choisir une et s'y déterminer, et après cela ne la pas croire moins fermement (tant que
nous ne voyons point de raisons au contraire) que si nous l'avions choisie pour des raisons certaines et
très évidentes, ainsi que j'ai déjà expliqué dans le Discours de la Méthode, p. 261. Mais où il ne s'agit
que de la contemplation de la vérité, qui a jamais nié qu'il faille suspendre son jugement à l'égard des
choses obscures et qui ne sont pas assez distinctement connues? Or, que cette seule contemplation de
la vérité ait lieu dans mes Méditations, outre que cela se reconnaît assez clairement par elles-mêmes,
je l'ai de plus déclaré en paroles expresses sur la fin de la première, en disant que je ne pouvais trop
J.-L. Marion, « Le statut originairement responsorial des Meditationes ». In : J.-M. Beyssade et J.-L.
Marion (éd.), Descartes. Objecter et répondre. Paris : P.U.F., 1994, p. 7
561 B. Ficht, « Lřintra-intertextualité interlinguistique de Beckett. Problématique de la traduction de soi »,
Texte, no. 2, 1983, p. 85 - cité par J. Wilhelm. In : « Autour de Limbes/Limbo : un hommage à Samuel
Beckett de Nancy Huston », Palimpsestes n° 18, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2006, p. 62
560
Susana Mauduit-Peix Geldart
245
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
douter ni user de trop de défiance en ce lieu-là, d'autant que je ne m'appliquais pas alors aux choses
qui regardent l'usage de la vie, mais seulement à la recherche de la vérité. »562
« Or, que dans la quatrième Méditation je n'aie parlé que de l'erreur qui se commet dans le
discernement du vrai et du faux, et non pas de celle qui arrive dans la poursuite du bien et du mal; et
que j'aie toujours excepté les choses qui regardent la foi et les actions de notre vie, lorsque j'ai dit que
nous ne devons donner créance qu'aux choses que nous connaissons évidemment, tout le contenu de
mes Méditations en fait foi; et outre cela je l'ai expressément déclaré dans les réponses aux secondes
Objections, nombre cinquième, comme aussi dans l'abrégé de mes Méditations; ce que je dis pour faire
voir combien je défère au jugement de Monsieur Arnauld, et l'estime que je fais de ses conseils. […] A
laquelle objection je pourrais très facilement m'exempter de répondre, en disant que jusques ici je n'ai
jamais nié que les accidents fussent réels : car, encore que je ne m'en sois point servi dans la
Dioptrique et dans les Météores, pour expliquer les choses que je traitais alors, j'ai dit néanmoins en
termes exprès, dans les Météores, page 164, que je ne voulais pas nier qu'ils fussent réels. »563
Et voici un exemple dřintratextualité vers lřaval, extrait des Quatrièmes Réponses :
« Or, que l'opinion qui admet des accidents réels ne s'accommode pas aux raisons de la théologie, je
pense que cela se voit ici assez clairement; et qu'elle soit tout à fait contraire à celles de la philosophie,
j'espère dans peu le démontrer évidemment, dans un traité des principes que j'ai dessein de publier, et
d'y expliquer comment la couleur, la saveur, la pesanteur, et toutes les autres qualités qui touchent
nos sens, dépendent seulement en cela de la superficie extérieure des corps. »564
Quand la référence nřest pas explicite dans le corps du texte, comme dans ce dernier
exemple, les traducteurs, à lřinstar des éditeurs, précisent en note lřallusion en question : il
sřagit des Principes de la Philosophie, ouvrage paru en 1644.
Notons que les renvois intratextuels, plus ou moins explicites, nřont pas la même portée ni
la même utilité en philosophie quřen littérature. Comme le souligne K. Martel 565,
lřintratextualité introduit, dans le domaine littéraire, une dimension qui relève
essentiellement de lřaffectivité, par le plaisir et lřémotion que le lecteur peut ressentir
lorsquřil a lřimpression de pénétrer un univers déjà familier : « Jřai entrepris la lecture de
son dernier roman avec la nervosité de celle qui retrouve un être cher après une longue
absence : fébrile à lřidée de reconnaître un univers […].»566 Dans le domaine
philosophique, en revanche, lřeffet des renvois intratextuels relève bien davantage de
lřordre intellectuel et présente surtout lřintérêt de permettre au lecteur de mieux saisir la
cohérence globale dřun système philosophique. Aussi les spécialistes des différents auteurs
et doctrines sont-ils toujours très attentifs à la genèse dřune pensée, à ses diverses
matérialisations écrites et aux rapports susceptibles dřêtre établis, soit par lřauteur lui-
562
BYS p. 273-274
BYS p. 371
564 BYS p. 377
565 K. Martel, op cit.
566 LřItalien-Savard, « Nouveautés ; roman », Québec français n 129, p. 24 Ŕ cité par K. Martel, ibid. p. 99
563
Susana Mauduit-Peix Geldart
246
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
même, soit par les commentaristes, entre les différents « moments » de la textualité
philosophique.
Comme nous le voyons, les composantes intertextuelle et intratextuelle des textes
philosophiques impliquent la mobilisation par le lecteur de compléments cognitifs plus au
moins poussés, cřest-à-dire la mise en œuvre dřune « compétence intertextuelle » - pour
reprendre la formule de G. Roux-Faucard Ŕ déterminante pour lřappréhension du sens.
Comme la compétence intertextuelle et encyclopédique peut varier dřune langue-culture à
lřautre, le transfert dřune langue à lřautre implique une « décontextualisation » qui peut
être plus au moins importante, faible, moyenne ou maximale, selon G. Roux-Faucard.
Peut-être pourrions-nous la qualifier, dans le domaine philosophique qui nous occupe, de
moyenne, selon la proximité des langues.
En tout état de cause, la gestion de ces enjeux passe, ainsi que nous lřavons indiqué cidessus, par la double prise en compte du public destinataire et des traductions qui ont
précédé. Comme le souligne J.-F. Goubet, il est fondamental de suivre la filiation entre les
œuvres, mais aussi le « maquis de traductions » existantes autour dřun auteur ou dřune
œuvre : « Ne pas prendre en considération les réalisations passées équivaudrait à rendre
inintelligible son auteur, à ne pas permettre quřon le situe par rapport à ses devanciers et à
ses successeurs. »567 Aussi nous proposons-nous dřexplorer, dans la section suivante, le
phénomène de la retraduction. Mais avant dřanalyser comment le (re)traducteur se
positionne par rapport à ses prédécesseurs, nous nous interrogerons sur les raisons qui
sous-tendent cette perpétuelle nécessité de retraduire les textes, question qui a souvent
suscité lřintérêt des traductologues (surtout, il est vrai, dans le domaine littéraire). Si nous
prenons leurs analyses dans le champ littéraire comme base de réflexion, nous ne nous
intéresserons pas moins ici, pour notre part, à sa portée dans le domaine philosophique,
objet de notre recherche.
567
J.-F. Goubet, op. cit. p. 524
Susana Mauduit-Peix Geldart
247
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
1.3. Au cœur du maquis : traductions et retraductions
1.3.1. Quelques précisions définitoires
Peut-être convient-il, avant toute réflexion, de préciser la notion même de la retraduction,
que nous avons utilisée jusquřici dans le sens de « nouvelle traduction ». Dans un éclairant
article quřil consacre à la question, Y. Gambier568 évoque trois sens possibles :
a) De prime abord en effet, la retraduction désigne « une nouvelle traduction, dans
une même langue, dřun texte déjà traduit » ;
b) Toutefois, le Grand Robert retient plutôt le sens de « traduction dřun texte luimême traduit dřune autre langue »569. Ce phénomène, quřY. Gambier nomme
« traduction de traduction » facilite lřaccès aux littératures écrites dans des langues
peu répandues ;
c) Enfin, il faut encore distinguer des précédentes la notion de « rétrotraduction »,
qui consiste à « traduire de nouveau une traduction vers sa langue de départ » afin
de vérifier lřexactitude de la traduction.
Nous nous intéressons ici essentiellement à la première acception, cřest-à-dire, à la
retraduction en tant que « nouvelle traduction dřun texte déjà traduit ». Toutefois, il est à
noter que les traductions analysées des Méditations métaphysiques avec leurs objections et
réponses constituent également une retraduction au sens b), cřest-à-dire une « traduction
de traduction » ou « traduction croisée », puisque les traducteurs hispanophones sont le
plus souvent partis de la version française du texte, qui est à son tour une traduction du
texte initial, originairement écrit en latin par Descartes. Nous verrons que cette condition
de la retraduction en tant que « traduction croisée » a une portée considérable sur les choix
terminologiques et syntaxiques des traducteurs, même lorsquřils ont tenu compte du texte
latin comme référence « officielle » de base pour garantir la fidélité au sens exprimé par
Descartes.
Entendue au sens a), il convient de préciser encore la notion de la retraduction, et
notamment de la distinguer dřautres notions apparentées, comme la révision et
lřadaptation. Comme le souligne L. Rodriguez570, si elle ne comporte pas assez de retouches
ou de réécriture, la retraduction devient une révision, et si, a contrario, elle en comporte
Y. Gambier, « La retraduction : retour et détour » Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators'
Journal [en ligne], vol. 39, n° 3, 1994, p. 413. Disponible sur : http://id.erudit.org/iderudit/002799ar
569 Cité par Y. Gambier, ibid.
570 L. Rodriguez, « Sous le signe de Mercure, la retraduction », Palimpsestes, n° 4, Paris : Publications de la
Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 65.
568
Susana Mauduit-Peix Geldart
248
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
trop, elle devient plutôt une « adaptation ». Y. Gambier note que, à la différence de la
révision et de lřadaptation, la retraduction comporte une dimension historique qui
porterait en elle-même la justification du phénomène : il faut traduire à nouveau parce
que les temps évoluent. Ce phénomène affecte en priorité les textes littéraires, mais aussi,
constate-t-il, les textes religieux, philosophiques, de sciences humaines, etc.
Toujours est-il que, face au foisonnement de traductions différentes dřun même texte, le
traductologue sřinterroge : quel est le mécanisme à lřœuvre dans ce phénomène ?
Déception perpétuelle par lřimpossibilité de parvenir à la « traduction parfaite », volonté
de renouvellement incessant ou nécessité inhérente à la nature des œuvres et à celle du
processus traductif ? Quels facteurs sont à lřœuvre dans toute entreprise de retraduction ?
Quel est lřintérêt dřune nouvelle ou “énième” traduction dřun texte donnée ? Les
traductions anciennes facilitent-elles ou entravent-elles le travail du traducteur ?
Comment doit-il se positionner par rapport à celles-ci ? Sřen inspirer, les corriger, les
commenter ? Quels apports novateurs les lecteurs sont-ils en droit dřattendre dřune
nouvelle traduction ?
1.3.2. Pourquoi retraduire ?
Si les œuvres sont éternelles, les traductions, elles, sont censées vieillir. Aussi les
retraductions visent-elles à corriger le décalage qui sřinstalle entre une traduction datée et
les attentes des nouveaux lecteurs. Certaines sřefforcent de réparer dřéventuels contresens,
lourdeurs de style, etc., dřautres Ŕ surtout dans le cas des textes littéraires Ŕ de renouer
avec la lettre du texte. Quoi quřil en soit, il semble acquis que toute traduction est, par
définition, inachevée, perfectible, perpétuelle (re)découverte :
« Comme aucune traduction ne peut prétendre être « la » traduction, la possibilité et la nécessité de la
retraduction sont inscrites dans la structure même de lřacte de traduire […] traduire est une activité
soumise au temps, et une activité qui possède une temporalité propre : celle de la caducité et de
lřinachèvement. »571
Selon F. Israël572, le phénomène de la perpétuelle retraduction des grandes œuvres
littéraires tient moins à la qualité Ŕ quelle quřelle soit Ŕ du travail des traducteurs quřaux
déterminants historiques et subjectifs des textes traduits, liés à lřévolution de lřœuvre, à
lřétat de la langue, à la pensée littéraire et artistique en vogue dans la culture réceptrice et
à lřessence même du processus traductif. Passons rapidement en revue son analyse de ces
différents facteurs.
A. Berman, « La retraduction comme espace de la traduction », Palimpsestes, n° 4, Paris : Publications de
la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 1.
572 F. Israël, « Pourquoi il faut retraduire les textes littéraires : le cas Shakespeare en France », In : Literary
translation : theory, practice and criticism, Nizhny Novgorod, « Dekom », 2000, pp. 23-45
571
Susana Mauduit-Peix Geldart
249
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Si sa structure textuelle est immuable, le sens profond dřune œuvre évolue avec le temps,
selon lřangle de lecture adopté à chaque époque, angle qui dépend de la sensibilité
esthétique et des idéologies propres à une période donnée. Le traducteur, pour sa part, se
doit de rester neutre, cřest-à-dire de rendre un texte ouvert aux différentes interprétations
possibles, à lřinstar de lřoriginal. Il va de soi cependant quřil ne saurait se soustraire à
lřinfluence de son temps, qui détermine dřune manière ou dřune autre ses choix et son
rapport au texte. Aussi, dès lors que toute traduction porte la marque du temps où elle a
été produite, ne peut-il exister de traduction définitive (sans préjudice de lřexistence de
quelques « grandes traductions », selon lřexpression de Berman, reconnues comme telles en
raison, entre autres, dřune qualité dřécriture exceptionnelle).
Lřétat de la langue joue également un rôle dans le vieillissement inéluctable des textes
traduits, car ici les phénomènes de mode se font sentir de façon plus marquée que dans le
texte original. Ce vieillissement de la langue, qui se traduit par des différences
substantielles de tonalité et dřusage, rend difficile lřappropriation du texte étranger par le
lecteur. Aussi nřest-il pas évident, comme nous lřavons vu, de traduire les textes du passé
dans la langue cible de lřépoque où lřoriginal vit le jour : selon F. Israël, il ne sřagirait là
que dřune reconstitution un tant soit peu artificielle, dépourvue dřexpressivité et inapte à
susciter chez le lecteur lřémotion voulue par lřauteur.
Dans son travail sur la poétique du texte narratif traduit, G. Roux-Faucard souligne
également lřimportance de lřévolution de lřétat de la langue pour expliquer la perpétuelle
nécessité de retraduire. La langue propre à une époque conditionne, explique-t-elle, la
compréhension des signifiés attachés aux mots et le ressenti des effets recherchés. Dřun
état de langue à lřautre, le lexique subit des transformations entraînant parfois la
modification, totale ou partielle (connotation), de la signification, comme nous lřavons vu
à propos de la série répugner, répugnant, répugnance. Toutefois, si les traductions
vieillissent, à lřinstar des textes, les conséquences au niveau du lexique et de la
compréhension par le lecteur sont dřune toute autre portée. Comme le souligne très
justement G. Roux-Faucard, les archaïsmes de la traduction produisent un effet non voulu,
ni par lřauteur, ni par le traducteur, créant plutôt ce quřelle appelle un « effet parasite ».
Pour reprendre lřanalyse de F. Israël, il convient de souligner que le vieillissement des
textes traduits sřexplique également par lřévolution de la réflexion littéraire et esthétique
au fil du temps. Les œuvres étrangères sont accueillies à la lumière de la conception de
lřart propre à chaque époque, conception qui nřest pas sans influence sur la traduction qui
en est proposée. A lřépoque de Voltaire, par exemple, les traductions étaient corrigées,
polies, remaniées en vue de les adapter aux conventions formelles de son temps, alors que
lřart contemporain accorde au contraire la priorité à lřessence du texte de départ, dont la
« plénitude » doit être respectée. G. Roux-Faucard confirme cette tendance, soulignant le
fait que les retraductions tendent en général vers une approche plus littéralisante, afin
dřoffrir au lecteur la possibilité de nouer un contact « vierge » avec lřœuvre, affranchi des
Susana Mauduit-Peix Geldart
250
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
sédimentations et colorations subjectives et culturelles quřelle a subi entre les mains des
différents traducteurs.
Il semble que la tendance littéralisante soit également à lřœuvre dans le domaine
philosophique, comme en témoigne par exemple lřhistorique des traductions des Pensées
de Pascal - que nous aurons lřoccasion dřanalyser dans le troisième chapitre de cette partie
à propos de lřécriture fragmentaire Ŕ ou encore la nouvelle traduction des Méditations
métaphysiques avec Objections et Réponses parue en 2009 sous la plume de Jorge Aurelio
Dìaz, professeur de philosophie à lřUniversidad Nacional de Colombie. Cette traduction a
une étonnante particularité : le traducteur présente en effet deux traductions intégrales
des Méditations, lřune à partir du texte latin écrit originairement par Descartes, lřautre à
partir du texte français traduit par Luynes et révisé par Descartes. Dans un cas, le
traducteur traduit au plus près de la formulation latine, dans le deuxième il sřen tient aux
structures grammaticales caractéristiques de la langue française (comme nous le verrons
lors de notre analyse terminologique), vraisemblablement dans un souci de fidélité
maximale au mouvement de la pensée tel quřil sřest incarné dans les deux langues. Cette
particularité témoigne de la rigueur et de la volonté acharnée du traducteur de fournir aux
lecteurs un texte qui se veut absolument fidèle au texte source, le lecteur pouvant juger
par lui-même les écarts de sens existant entre la version latine et la version française.
Pour autant, si le retour au littéralisme est certes dans lřair du temps (il nřest pas dans
notre propos dřentreprendre ici une analyse sociologique du phénomène), il entraîne à
notre sens des conséquences fâcheuses dřun point de vue méthodologique, les traducteurs
choisissant le plus souvent de traduire au plus près des signifiants de la langue source au
nom de la fidélité. Cette démarche, lorsque lřon est en présence de deux langues aussi
proches que le français et lřespagnol, ne va pas sans risques pour le traducteur, qui peut se
voir reprocher le recours à des solutions “de facilité”. Dřune manière générale, cřest la
notion même de fidélité qui est ici en cause ; notion au demeurant très difficile à définir,
comme le soulignent les auteurs de Terminologie de la Traduction :
« La fidélité, notion-clé de la traductologie, est une des notions les plus difficiles à cerner et des plus
controversées. Dans le domaine de la traduction poétique, littéraire et biblique, la gamme des
transformations textuelles réalisées par les traducteurs est si vaste qu'une définition unique de la
fidélité qui les engloberait toutes est impossible. On ne peut définir a priori et in abstracto la fidélité,
et, en aucune façon, on ne peut la définir d'un point de vue normatif. »573
Sřil ne nous est pas possible, pour des raisons évidentes, de rentrer ici en détail dans cet
épineux débat, nous tenons néanmoins à souligner que lřapproche cibliste ne représente
nullement à nos yeux une atteinte à la fidélité au texte source, pas plus que lřapproche
sourcière nřen est garante. Conformément aux postulats de la T.I.T., la fidélité en
traduction passe avant tout, comme le souligne A. Hurtado Albir, par le respect du vouloir
dire de lřauteur, des contraintes de la langue dřarrivée et du public destinataire de la
573
J. Delisle, H. Lee-Jahnke, M. C. Cormier (éds.), Terminologie de la Traduction, op. cit., p. 41
Susana Mauduit-Peix Geldart
251
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
traduction. Dès lors, la fidélité aux signifiants constitue, comme nous le verrons, un leurre
quřil convient à tout prix de déjouer :
« La réponse à toute la controverse sur la fidélité, qui a été en réalité une controverse sur le rapport
mot-sens, se trouve donc dans la fidélité au sens : l'invariant en traduction est le sens, qui établit un
rapport non-linguistique avec l'original mais qui prend forme avec le triple rapport de fidélité énoncé.
Ainsi, pour traduire le sens de l'original il faut trahir ses mots. Si le traducteur veut réellement
traduire le sens qu'il a compris (équivalent au vouloir dire de l'auteur) il doit fidélité à celui-ci et non
aux mots avec lesquels il a été formulé ; pour la réexpression dans sa langue, il utilisera nécessairement
des formulations qui s'éloignent de celles de l'original, car il traduit pour un destinataire différent et
dans une langue nécessairement différente. »574
Pour revenir aux mécanismes qui président au phénomène de la retraduction, il convient
également de mettre en exergue, précise F. Israël, dřautres considérations liées au
processus traductif proprement dit. Quel que soit le contexte, la traduction est le fruit de
lřexpérience personnelle et subjective du traducteur, et de ce fait en porte la marque
unique. Cette subjectivité intervient à tous les niveaux de lřopération traduisante. Tout
dřabord, elle détermine la vocation générale allouée au texte, cřest-à-dire lřobjectif
poursuivi (lecture, représentation théâtrale, etc.), qui peut sřen trouver dřailleurs influencé
par lřorientation de lřépoque.
Par la suite, la subjectivité du traducteur se fait également sentir lors des phases suivantes
du processus, à savoir la phase de compréhension et la phase de réexpression. Quřil le
veuille ou non, son interprétation du sens ne saurait être objective, elle est motivée par
son tempérament, son vécu, ses dispositions affectives, etc. La phase de transfert, quant à
elle, va bien au-delà de la simple transposition linguistique : cřest un véritable acte
dřécriture qui exige du traducteur un investissement intellectuel créatif, car il sřagit bien
de reproduire dans la langue cible un effet analogue à celui que produit le texte original.
Toute traduction porte donc la marque de lřintuition personnelle du traducteur, marque
qui la rend unique mais également, par définition, « détrônable ».
Toutes ces considérations expliquent la nécessité de retraduire. « En observant le
vieillissement des traductions Ŕ écrit encore G. Roux-Faucard -,
il apparaît donc que des traductions qui, en leur temps, pouvaient être considérées comme des
équivalents tout à fait respectables, deviennent, du fait de lřévolution linguistique et culturelle, des
approximations douteuses, marquées par des adaptations illégitimes ou des explicitations non
pertinentes. »575
On peut se demander si ce constat est vrai à la même échelle sřagissant de traduction
philosophique, compte tenu de sa prétention à lřuniversalité, et si les textes traduits
vieillissent au même rythme que les textes littéraires. Ici encore, il faut sans doute tenir
574
575
A. Hurtado Albir, op. cit. p. 118 [Nous soulignons]
G. Roux-Faucard, Poétique du récit traduit, op. cit. p. 145
Susana Mauduit-Peix Geldart
252
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
compte de la spécificité de lřobjet philosophique. Plus encore que pour la littérature, il
importe de parvenir en philosophie à une traduction « consciente dřelle-même », selon la
belle expression adoptée par Berman576. Trop souvent en effet, les traducteurs se
contentent de transmettre le cœur de la doctrine, sans tenir compte des enjeux
proprement traductologiques inhérents au texte. Il est évident toutefois que, en
philosophie comme ailleurs, les retraductions sont nécessaires et se justifient, comme le
souligne B. Rousset577, par la nécessaire « attention portée au public des lecteurs vivants de
lřœuvre », et plus concrètement, précise-t-il, par des raisons grammaticales, littéraires et
philosophiques :
a) Raisons grammaticales : aucune traduction nřétant parfaite, il faudra toujours
corriger dřéventuelles erreurs, approximations, etc., et notamment tenir compte des
progrès de la connaissance du lexique dřune époque donnée (par exemple, le latin
scolastique) ;
b) Raisons littéraires : il paraît nécessaire de proposer aux nouveaux lecteurs une
même œuvre avec dřautres mots, qui soient plus à même de véhiculer les
dimensions intellectuelles et affectives de lřoriginal. « Ne va-t-il pas de soi, écrit-il,
que Descartes aurait rédigé autrement ses phrases sřil avait eu à écrire son Discours de la
Méthode ou ses Méditations trois siècles après, en 1937 ou 1941 […] ? […] Car le fait
dřécrire, surtout de la part dřun philosophe, est lié à une intention de publication qui est
attention à un public de lecteurs : le traducteur est donc fidèle à lřauteur lorsquřil tient
compte, spontanément ou studieusement, du public, cřest-à-dire dřun autre milieu, ou
dřun autre pays, ou encore dřun autre temps. »578
c) Raisons philosophiques : il est indispensable, au delà des raisons grammaticolittéraires, de tenir compte des progrès de lřhistoire de la philosophie, des nouveaux
concepts que la philosophie a pu forger et du foisonnement de commentaires dont
les textes philosophiques canoniques font lřobjet, qui confèrent souvent à la
doctrine une portée nouvelle. B. Rousset insiste également sur lřimportance de
lřétude de lřétymologie, qui permet de comprendre le processus dřélaboration du
sens.
Le foisonnement de notes que lřon peut observer dans la traduction de Vidal Peða, par
exemple, témoigne de cette évolution : lřappareil critique est beaucoup moins important
dans la première traduction des œuvres de Descartes due à Revilla et dans celle de
Morente. Revilla opte en effet pour une préface riche dřinformations sur la vie et lřœuvre
de Descartes destinée à fournir à ses lecteurs le bagage préalable nécessaire à la
compréhension de la doctrine, limitant par la suite le rôle des notes de bas de page en
A. Berman, « La retraduction comme espace de la traduction », op. cit. p. 4.
B. Rousset, op. cit. p. 249-251.
578 Ibid. p. 250 [Nous soulignons]
576
577
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253
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
cours de lecture à des éclaircissements de sens ponctuels, des renvois intratextuels (notes
les plus fréquentes, notamment vers la version latine des Méditations) ou des
renseignements dřordre encyclopédique, comme dans cet extrait des Cinquièmes
Objections de Gassendi :
«La razón nos muestra, en verdad, que el sol es ciento sesenta y tantas veces mayor que la tierra.» 579
NdT : «Así se creía en tiempo de Gassendi. La ciencia moderna sabe que el Sol es 12.000 veces mayor
que la Tierra.»
La traduction de Morente est également relativement avare en notes explicatives, peutêtre dans un souci de lisibilité. En revanche, la traduction des Méditations avec Objections
et Réponses proposée par Vidal Peña en 1977 et revue en 2004 présente des notes plus
complètes destinées à préciser et enrichir le sens par des renvois intertextuels à la fois
dřordre interne et externe, par des propositions interprétatives et par lřapport des
spécialistes et commentateurs de Descartes, comme par exemple dans la note n° 5 relative
à ce passage de la Seconde Méditation :
«Pasemos, pues, a los atributos del alma, y veamos si hay alguno que esté en mí. Los primeros son
nutrirme y andar; pero, si es cierto que no tengo cuerpo, es cierto entonces también que no puedo
andar ni nutrirme. Un tercero es sentir, pero no puede uno sentir sin cuerpo, aparte de que yo he
creído sentir en sueños muchas cosas y, al despertar, me he dado cuenta de que no las había sentido
realmente. Un cuarto es pensar: y aquí sí hallo que el pensamiento es un atributo que me pertenece,
siendo el único que no puede separarse de mi.»580
«Alquié sugiere (ob. cit., t. 11, p. 418, nota 4) que este modo de razonar obliga a interpretar el cogito
como descubrimiento de un yo, al que después se añade el atributo del pensamiento; así pues, no
habría «yo trascendental». Ya hemos dicho en nuestra introducción que la génesis subjetiva del cogito
no estorba su estructura trascendental.»
Le rôle joué par lřévolution du savoir encyclopédique a bien évidemment son importance
aussi en traduction littéraire, comme le souligne G. Roux-Faucard. En effet, quel que soit
le domaine Ŕ littéraire, philosophique ou autre Ŕ la perception dřune œuvre est sans doute
déterminée dans une large mesure par le savoir cognitif ou encyclopédique du lecteur,
savoir qui varie dřun lecteur à lřautre mais aussi, collectivement, dřune époque à lřautre.
Comme le souligne G. Roux-Faucard, si lřon peut penser que le savoir encyclopédique
sřenrichit au fil du temps, il est néanmoins important de tenir compte que ce savoir global
change souvent de nature (elle souligne par exemple que jusquřau XIXe siècle, les
étudiants étaient familiarisés avec lřhéritage gréco-latin, ce qui nřest plus le cas
aujourdřhui).
579
580
RV p. 172
VP p.146
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254
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Dřautre part, si la traduction vieillit, il en va de même des notes et des explicitations
apportées par le traducteur, pour les raisons évoquées ci-dessus. Face à la retraduction
dřun auteur ou dřune œuvre connus, le lecteur a souvent déjà une idée de son contenu ou
de sa portée, de son caractère novateur ou original, etc. « Du fait dřune certaine
connaissance de lřœuvre, lřintervention du traducteur devient superflue et gênante. »581
Dans le domaine philosophique, il convient de nuancer cette affirmation, comme nous
lřavons déjà indiqué, en raison du rôle du lectorat.
Aux raisons dřordre grammatical, littéraire et philosophique invoquées par B. Rousset, il
convient dřajouter, comme le souligne M. Moutaux582, celles liées à la multiplicité
dřinterprétations. Le traducteur-philosophe spécialisé dans un courant ou un auteur
donné, en particulier, qui aurait proposé une interprétation nouvelle dřun texte, pourra
difficilement éviter de colorer sa traduction de ses trouvailles interprétatives. Dřoù le
danger de la multiplicité de traductions et la nécessité, pour un retraducteur soucieux
avant tout de la fidélité à lřesprit du texte, dřopérer un retour au texte lui-même, de
dépasser, comme le souligne R. Misrahi à propos de la traduction de Spinoza, « la
multiplicité chatoyante de ses interprétations »583.
1.3.3. L’« intertextualité traductive »
Après ce bref survol des raisons qui justifient le phénomène de la retraduction, dans le
domaine littéraire dřabord Ŕ où il se manifeste fréquemment Ŕ puis, plus spécifiquement,
dans le domaine qui nous occupe, nous nous intéresserons à présent au rapport que les
(re)traducteurs entretiennent avec les traductions qui précèdent la leur. Aident-elles, ou
entravent-elles le travail de retraduction ? Faut-il systématiquement sřy référer, les
commenter, les corriger, ou plutôt faire « table rase » et prendre un nouveau départ pour
préserver la fraîcheur du premier contact avec lřoriginal et en permettre lřaccès aux
nouveaux lecteurs ?
Lors de la phase de compréhension, il semble logique de penser que le recours aux autres
traductions existantes du même texte ne peut quřêtre bénéfique pour sřassurer du sens quřil
convient de retenir dans les passages particulièrement obscurs. Ce principe, évident pour
les traductions existantes dans la langue de traduction et du traducteur, sřétend aussi aux
versions produites dans dřautres langues. Comme le souligne J.-R. Ladmiral584, en
philosophie particulièrement, il sřavère précieux de consulter les traductions de certains
G. Roux-Faucard, Poétique du récit traduit, op. cit. p. 145
J. Moutaux, débat suivant lřarticle « Les alinéas dans la traduction des Méditations » In : BLOCH O.et
MOUTAUX J. (dir.), Traduire les philosophes, op. cit. p. 33
583 R. Misrahi, op. cit., p. 215
584 J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 232.
581
582
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255
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
textes difficiles dans les langues connues du traducteur, car cela aide grandement dans le
processus de compréhension du sens.
Conscients de cet apport fondamental, la plupart des traducteurs prennent appui sur une
ou plusieurs traductions de leurs prédécesseurs et le précisent explicitement dans leurs
préfaces. Ainsi, Vidal Peña déclare, dans son introduction aux Méditations, avoir pris en
compte « la fidèle et élégante version proposée par García Morente du texte des
Méditations (sans objections et réponses) […] regrettant de ne pouvoir la dépasser, même
si nous y avons repéré quelques déficiences mineures »585. De même, Reguera signale, dans
sa note liminaire à sa traduction du Discours de la Méthode, avoir eu sous les yeux les
traductions de Morente et de Quintàs Alonso, quřil qualifie de « précieux outils »586.
Nous retrouvons par exemple une trace de cette « intertextualité traductive », dans une
note de Reguera qui reprend les commentaires de son prédécesseur :
«El planteamiento de la reforma del saber desde sus cimientos es tratado con suma cautela, sobre todo
en lo que afecta al saber práctico, esto es, a las instituciones sociales como el Estado, la Iglesia y las
instituciones docentes. Como observa G. Quintás, la suerte corrida por quienes habían defendido una
reforma radical en este campo "desaconsejaba" ahora tal pretensión, como ya lo hiciera Montaigne
(Essais, I1I, 9). Lo cierto es que el proyecto cartesiano de reconstruir el saber desde fundamentos
nuevos afectará a dichas instituciones, pues la posibilidad crítica de someter también estas opiniones al
«juicio de la razón» está abierta, como se dice a continuación.» 587
La reprise des traductions existantes relève aussi, comme nous lřavons indiqué ci-dessus,
de raisons dřordre grammatical et méthodologique. Chez Vidal Peða, un certain nombre
de notes visent à corriger les erreurs repérées dans la traduction de Morente (omissions,
contresens, etc.). En voici quelques exemples :
Exemple n 1 : contresens
«¿Acaso no soy yo el mismo que duda casi de todo, que entiende, sin embargo, ciertas cosas, que
afirma ser ésas solas las verdaderas, que niega todas las demás, que quiere conocer otras, que no quiere
ser engañado que imagina muchas cosas -aun contra su vo1untad- y que siente también otras muchas,
por mediación de los órganos de su cuerpo?»
Note :
*«En García Morente (p. 101), hay errata: "que quiere ser engañado", en lugar de "que no
quiere… "»588.
«la elegante y fiel versión que García Morente dio del estricto texto de las Meditaciones (sin objeciones y
respuestas) […] lamentando siempre no poder superarla, aun cuando hayamos advertido en ella alguna leve
deficiencia» - VP p. 91 [Traduit par nos soins]
585
586
RG p. XLVI
RG p.18
588 VP p. 148-149
587
Susana Mauduit-Peix Geldart
256
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Exemple n 2 : défaut de logique
« [...] y, como un esclavo que goza en sueños de una libertad imaginaria, en cuanto empieza a
sospechar que su libertad no es sino un sueño, teme despertar y conspira con esas gratas ilusiones para
gozar más largamente de su engaño, así yo recaigo insensiblemente en mis antiguas opiniones, y temo
salir de mi modorra, por miedo a que las trabajosas vigilias que habrían de suceder a la tranquilidad de
mi reposo, en vez de procurarme alguna luz* para conocer la verdad, no sean bastantes a iluminar por
entero las tinieblas de las dificultades que acabo de promover. »
Note :
«En García Morente (p. 97), hay errata de "vez" por "luz".»589
Dřautres notes du retraducteur visent moins à corriger les éventuelles déficiences des
traductions antérieures quřà justifier ses propres choix :
«Ahora bien, ya sé con certeza que soy, pero aún no sé con claridad qué soy*; de suerte que, en
adelante, preciso del mayor cuidado para no confundir imprudentemente otra cosa conmigo [...].»
Note :
* «Latín: "quisnam sim ego" (quién soy); francés: "ce que je suis", (qué, o lo que soy). Seguimos el
francés, por las razones dadas en la introducción. Inmediatamente, en el propio texto latino, Descartes
reitera la pregunta empleando quidnam, y no quisnam. García Morente prefiere traducir "quién soy"
(p. 99) »590
Lřintérêt de ces reprises correctives ou justificatives, réside, comme le souligne Berman,
dans le fait que
« [les traductions] défectueuses […] sont dřautant plus pernicieuses que, non critiquées dans leurs
principes, elles risquent dřengendrer de nouvelles traductions semblables, ad infinitum. Il y a donc
lieu de procéder à un travail critique de base destiné à fermer ce chemin de mauvaise répétition, et à
réfléchir sur les conditions et les présuppositions dřune nouvelle retraduction »591.
Sřagissant dřun texte philosophique, il nřest pas toujours facile de déceler les erreurs de
traduction. Dřune part, comme le souligne J. dřHondt592, les lecteurs méconnaissant la
langue de lřoriginal ont tendance à accorder leur confiance à la traduction et ne vont pas
vérifier Ŕ comment le pourraient-ils Ŕ son exactitude par rapport à lřoriginal (tâche qui,
dřailleurs, rendrait la traduction par définition inutile). Dřautre part, les lecteurs capables
de lire un auteur dans le texte nřont pas de raison de sřadresser à la traduction, sauf dans
des contextes professionnels précis. Ces facteurs expliquent, selon J. dřHondt, la pérennité
des erreurs de traduction, qui sont reprises au fil des rééditions. Des erreurs par ailleurs
qui seraient « plus faciles à repérer dans les ouvrages scientifiques ou techniques, grâce aux
589
VP p. 139
VP p. 43
591 A. Berman, Pour une critique… op. cit. p. 22-23
592 J. dřHondt, op. cit p. 156
590
Susana Mauduit-Peix Geldart
257
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
formules, schémas, tableaux, photographies auxquels le lecteur peut se référer. Il ne
saurait user de ce recours, en philosophie »593.
Nous voyons, ici encore, se profiler un autre trait qui distinguerait la traduction
philosophique de la traduction scientifique ou technique. En revanche, nous sommes
tentée dřajouter quřelle partage avec cette dernière le statut « fautif » du traducteur
défaillant : contrairement à la traduction littéraire, ou les maladresses pourraient être
imputées, non point au traducteur, mais à lřauteur, voire peut-être au nom dřun style
réputé original, le traducteur philosophique se doit de rendre un texte clair, cohérent ou
élégant, faute de quoi il voit sa compétence remise en cause. Aussi sřastreint-il
« à étudier minutieusement le texte, à le comprendre même dans ses détails infimes, à en découvrir
toutes les implications […] Il reconstruit les raisonnements dans sa propre langue et il ne peut
sřempêcher de les formuler clairement, de les exposer rigoureusement, ce qui nřétait pas forcément le
cas dans la langue et sous la plume de lřauteur. […] Vaudrait-il mieux que la traduction respectât les
incohérences, les lourdeurs, les incongruités ? »594.
Au-delà des raisons qui expliquent la défaillance dřun traducteur en amont Ŕ ignorance,
inadvertance, incompétence, etc. Ŕ il convient de prendre en compte, afin de déterminer
une stratégie de retraduction, les conséquences en aval de ces erreurs, insiste J. dřHondt.
En effet, tout dřabord, toute erreur de sens suscitera une certaine stupeur chez le
retraducteur, qui se trouve ainsi dans la nécessité, de sřassurer de sa propre interprétation
dřabord, puis de signaler lřerreur, dans lřintérêt des lecteurs. Prenons par exemple cet
extrait de la quatrième partie du Discours de la Méthode, dans la traduction quřen propose
Reguera :
«Quise buscar, después, otras verdades y, habiéndome propuesto el objeto de los geómetras, que
concebía como un cuerpo continuo o un espacio indefinidamente extenso, en longitud, anchura y.
altura o profundidad, divisible en diversas partes, que podían tener diferentes figuras y tamaños, y ser
movidas o trasladadas de todas las maneras posibles, pues los geómetras suponen todo esto en su
objeto, repasé algunas de sus más simples demostraciones.»595
Dans une note de bas de page fort éclairante, le traducteur explique son choix pour la
traduction du terme surligné (indéfiniment étendu, en français) :
«La expresión francesa "indéfiniment étendu" no puede traducirse por "infinitamente extenso", pues
Descartes mismo precisa: " Hago aquí distinción entre indefinido e infinito. Sólo llamo infinito,
hablando con propiedad, a aquello en que en modo alguno encuentro límites, y, en este sentido, sólo
Dios es infinito. Pero aquellas cosas en las que sólo bajo cierto respecto no veo límite --como la
extensión de los espacios imaginarios, la multitud de los números, la divisibilidad de las partes de la
cantidad, y cosas por el estilo-las llamo indefinidas, y no infinitas, pues no en cualquier sentido
carecen de límites" (Resp. 1 Objec., cit., p. 95; AT, VII, p. 113). Cf. A. Koyré (1957), Du monde clos a
593
594
595
Ibid. p. 160
Ibid. p. 167-168 [Nous soulignons]
RG p. 52
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258
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
l'univers infini, Gallimard, Paris, 1973; Th. S. Kuhn (1957), La revolución copernicana, Ariel,
Barcelona, 1978 pp. 298 ss.»596
Lřexpression « indéfiniment étendu » ne peut se traduire, explique Reguera, par
« infinitamente extenso », puisque Descartes établit une distinction entre les termes
indéfini et infini dans cet extrait de ses Réponses aux Premières Objections :
« […] je dirai ici premièrement que l'infini, en tant qu'infini, n'est point a la vérité compris, mais que
néanmoins il est entendu ; car, entendre c1airement et distinctement qu'une chose soit telle qu'on ne
puisse y rencontrer de limites, c'est c1airement entendre qu'elle est infinie. Et je mets ici de la
distinction entre l'indéfini et l'infini. Et il n'y a rien que je nomme proprement infini, sinon ce en
quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites, auquel sens Dieu seul est infini. Mais les choses
auxquelles sous quelque considération seulement je ne vois point de fin, comme l'étendue des espaces
imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilité des parties de la quantité et autres choses
semblables, je les appelle indéfinies, et non pas infinies, parce que de toutes parts elles ne sont pas sans
fin ni sans limites. »597
Cet exemple illustre lřimportance que la dimension intratextuelle revêt en traduction
philosophique pour la compréhension des termes et la détermination des choix traductifs.
Pourtant, aussi bien Revilla que Morente traduisent lřexpression « indéfiniment étendu »
par « infinitamente extenso », car il est vrai que cette formulation semble de prime abord
plus spontanée et plus naturelle en espagnol. Dans sa note explicative, Reguera se contente
de préciser la distinction en question pour justifier sa traduction, tandis que Frondizi
préfère pour sa part signaler lřerreur commise par ses prédécesseurs. Option certes
légitime, mais qui implique le double risque de discréditer à contre cœur le travail dřun
confrère et de susciter la méfiance des lecteurs. Sans doute faut-il ici faire preuve de
modestie et faire implicitement appel à leur indulgence…
En tout état de cause, la démarche critique menée par le retraducteur permet, à court
terme, de prévenir le lecteur qui aurait eu entre ses mains la traduction précédente de
lřexistence de certaines erreurs préjudiciables ; à long terme, dřéviter la perpétuation des
erreurs de traduction. Et parfois, en appelant à lřavis du lecteur, de se conforter dans ses
choix traductifs…
Toutefois, si ces allers-retours que nous qualifierons dř« intra-traductifs » peuvent être
perçus comme une démarche nécessaire à la phase de compréhension, il nřen demeure pas
moins quřils représentent un danger considérable lors de la phase de reformulation, par le
risque de « contamination » qui peut se produire au moment où le retraducteur est
confronté à ses choix terminologiques ou phraséologiques. Ce risque de contamination,
dřautant plus important que les langues en présence sont proches, compromet
dangereusement la mise en œuvre de la subjectivité du traducteur et ne lui permet pas de
se démarquer par rapport à ses prédécesseurs. Du reste, cette « angoisse de lřinfluence »,
596
Ibid.
597
BYS p. 237
Susana Mauduit-Peix Geldart
259
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
pour reprendre lřexpression de H. Bloom598, peut être plus ou moins consciente, puisquřelle
recouvre la relation ambivalente qui sřinstaure entre lřécrivain et son traducteur, ou entre
deux traducteurs de la même œuvre, oscillant entre lřadmiration et le désir de
dépassement.
Ce désir de dépassement nous semble constituer un facteur particulièrement important à
prendre en compte pour comprendre les mécanismes qui sous-tendent le phénomène de la
retraduction. Comme le souligne R. A. Vida, ce phénomène nřobéit pas nécessairement à
des raisons objectives et historiques (actualisation, modernisation), mais plutôt à la volonté
dřun traducteur de « se frayer un chemin […] vers son sens et son expression de lřoriginal,
qui peut être ou non à lřunisson avec la littérature nationale quřil est censé pénétrer et
éventuellement renouveler »599.
En tout état de cause, quřil se place ou non dans une relation de « conflit » ou de « rivalité »
vis-à-vis de ses prédécesseurs, le traducteur ne doit pas moins prendre en compte la
multitude des versions existantes pour assurer, selon les termes de R.A. Vida, la
« souveraineté de sa propre retraduction ». Le traducteur philosophique, en particulier, ne
saurait ignorer, comme le souligne J.-F. Goubet, le « maquis » de traductions, débats et
commentaires qui entourent lřœuvre à traduire, mais il ne doit pas moins sřefforcer de
ménager un accès neuf au texte source, par delà les interprétations qui le recouvrent. « Les
traductions sédimentées, écrit Goubet, se révèlent à la fois secours et obstacle, puisquřelles
proposent déjà une compréhension globale des problèmes de lřépoque […] et quřelles
rendent malaisé tout écart par rapport aux voies balisées. »600
H. Bloom, The Western Canon, Londres, Papernac, 1996, p. 10 -cité par R. A. Vida, « Retraduction et
idéologie traductive : le cas de Mallarmé en roumain », In : Annales Universitatis Apulensis, Philologica,
Universitatea « 1 Decembre 1918 » Alba Iulia, 2005, tome 1.
599 R. A. Vida, ibid. p. 261.
600 J.-F. Goubet, op. cit. p. 530 [Nous soulignons]
598
Susana Mauduit-Peix Geldart
260
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Conclusion
Au terme de cette première approche pratique du texte philosophique, que nous avons
choisi dřanalyser sous lřangle dit contextuel, il apparaît que les trois dimensions
constitutives Ŕ à savoir, les dimensions diachronique, intertextuelle et retraductive Ŕ que
nous venons dřanalyser sont étroitement liées et posent un premier défi au traducteur
philosophique. Si la dimension diachronique nřintroduit certes pas, à ce stade de notre
recherche, des différences fondamentales entre la traduction dite littéraire et la traduction
philosophique, les dimensions intertextuelle et retraductive revêtent pour leur part une
portée qui ne paraît pas facilement assimilable à celle quřelles recèlent en traduction
littéraire, notamment par le rôle capital que jouent les notes de traducteur dans le
processus dřappropriation du sens et par la portée intellectuelle et gnoséologique, non
seulement de lřintertextualité bien sûr, mais encore de cette modalité particulière quřest
lřintratextualité.
La problématique diachronique semble se poser plus spécifiquement dans le cas des termes
Ŗtechniquesŗ dont le signifié est tombé en désuétude, voire a fait lřobjet dřun renversement
radical qui oblige, le lecteur comme le traducteur, à mettre en œuvre une démarche
particulièrement attentive. Lřanalyse des expressions réalité formelle / réalité objective
dans le discours cartésien nous a permis dřen illustrer, fût-ce sommairement, les enjeux
traductologiques qui en découlent. Cette problématique montre par ailleurs à quel point la
traduction philosophique semble dřemblée difficilement catégorisable : elle impose en
effet une démarche qui ne relève pas tout à fait de la traduction dite technique, tout en
présentant des différences significatives par rapport à la démarche des traducteurs
Ŗpurementŗ littéraires…
Toujours est-il que, de par ses caractéristiques particulières, que nous avons évoquées dans
la première partie, la terminologie philosophique mérite une analyse plus approfondie
dans lřoptique traductologique qui est la nôtre, par la place capitale que joue le concept
dans la construction (et la compréhension) dřune pensée. Tel sera lřobjet de notre prochain
chapitre, consacré au plan que nous avons qualifié de conceptuel.
Susana Mauduit-Peix Geldart
261
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 2 - La quête du moi ou les enjeux de
l’esprit : au cœur du concept
« La traduction dřun terme philosophique laisse
toujours insatisfait : car, dans son originalité ou dans
la concrétude déterminée de la pensée qui y réalise sa
forme, chaque terme est investi dřune caractéristique
propre qui constitue son individualité et son
intraductibilité. »601
Introduction
La présence de termes-concepts techniques dans une œuvre constitue, nous lřavons vu, la
condition du statut philosophique dřun texte. Dès lors, le traitement réservé à ces termes
dans lřoptique de la traduction revêt une importance capitale pour la transmission et la
compréhension de la doctrine. Aussi consacrerons-nous le présent chapitre à lřanalyse des
enjeux propres à la traduction de la terminologie philosophique, à lřaide de quelques
concepts-clé de la philosophie classique.
Rappelons que la particularité de la terminologie philosophique réside dans la création
individuelle de concepts, les philosophes ayant souvent recours à des termes de la langue
courante quřils « adoptent » et réélaborent à leur compte, conférant à ces concepts une
signification toute particulière quřil nřest pas aisé de transposer dans une autre langue. Le
philosophe créatif, soucieux de trouver la sonorité signifiante idéale qui soit à même de
subsumer sa doctrine, a souvent besoin, paradoxalement, de puiser dans le vocabulaire le
plus trivial, et parfois trouve, non sans surprise, un mot en apparence banal qui sied
parfaitement à la réalité quřil souhaite exprimer. Par la magie de cet investissement,
comme le souligne Ortega y Gasset dans des lignes sublimes, « un mot sans rang, sans passé
scientifique, une pauvre voix vernaculaire voit surgir de ses entrailles la lumière dřune
idée scientifique et devient un terme technique »602. Cřest ainsi quřen philosophie,
foisonnent des termes empruntés au langage courant investis successivement par les
G. Gentile, « Du tort et du droit des traductions ». In : Le Cahier du CIPH, 1988, p. 14 Ŕ traduction de
Charles Alunni.
601
«[…] una palabra sin rango, sin pasado científico, una probre voz vernacular se incendia por dentro de la
luz de una idea científica y se convierte en término técnico» - J. Ortega y Gasset, «¿Qué es filosofía?», op. cit.
602
p. 412 [Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
262
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
différents auteurs et doctrines de tonalités spéculatives toutes particulières qui viennent
modifier le signifié (i.e., le concept) : âme, esprit, raison, être, exister, conscience…
Pour le traducteur, tout lřenjeu consiste à saisir cette teneur sémantique, conceptuellement
très riche, que le philosophe confère à un vocabulaire en apparence banal. Toutefois, le
vocabulaire courant ne constitue pas son unique source conceptuelle. Comme le
soulignent J. Lagrée et P-F Moreau (à propos de Spinoza, mais sans doute ces remarques
sont-elles extrapolables à dřautres auteurs), pour la constitution de son lexique le
philosophe peut avoir recours603 :
a) Au vocabulaire technique déjà considéré comme tel dans le domaine
philosophique (substantia, etc.) ;
b) A lřemprunt de termes techniques dřautres disciplines ;
c) A la reprise de termes dřautres domaines ou du lexique courant avec
modification de sens.
Le philosophe peut aussi créer des termes nouveaux, comme le souligne A. Rey, qui
distingue deux catégories de termes :
a) Termes empruntés à la langue courante (par exemple « être ») ;
b) Termes nouveaux (par exemple « être-là »)604.
Ces deux tentatives de catégorisation nous fournissent un premier classement lexical quřil
importe de prendre en compte. Certains philosophes aiment forger des néologismes, mais
le plus souvent ils préfèrent détourner des mots existants de leur signification habituelle605.
Comme le souligne P.-A. Cahné, si lřon veut éviter les dangers du néologisme, le recours à
lřétymologie reste la source dans laquelle lřauteur peut puiser les signifiants quřil va
investir différemment. Par cet investissement, qui lui est propre, le philosophe refuse dř
« entrer dans lřhabitude apaisante du sens offert » et par le choix des mots sřefforce de
« faire renaître lřétonnement nécessaire »606.
Dans lřoptique de la traduction, nous nous intéresserons surtout à cette catégorie de
termes, cřest-à-dire, à lřemploi par le philosophe de termes du lexique courant quřil
investit dřun sens spécifique, que la transformation du sens initial soit radicale ou nuancée.
603
J. Lagrée et P-F Moreau, « Spinoza ou la puissance de la traduction ». In : BLOCH O.et MOUTAUX J.
(dir.), Traduire les philosophes, op. cit. p. 384.
604 A. Rey, op. cit. p. 779. Nřoublions pas cependant que, en allemand, le terme relève de la langue courante.
605 Nous utilisons ici le terme « signification » dans le sens que lui confère Seleskovitch, cf. supra section
3.2.1.1. de la deuxième partie.
606 P.-A. Cahné, Un Autre Descartes : Le philosophe et son langage . Paris : Vrin, 1980, p. 124 (Bibliothèque
d'histoire de la philosophie)
Susana Mauduit-Peix Geldart
263
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Les auteurs (J.-R. Ladmiral, H. Meschonnic, S. Brownlie entre autres) sřaccordent en
général sur lřimportance pour le traducteur de distinguer soigneusement le statut des
différents termes adoptés par le philosophe. Il convient en effet dřétablir une distinction,
du point de vue de leur traitement traductif, entre les termes relevant du langage courant
et les termes proprement techniques utilisés par le philosophe. Autrement dit, en
application du théorème que J.-R. Ladmiral conceptualise sous le nom de la « quodité
terminologique », le traducteur doit savoir reconnaître les unités terminologiques,
discerner entre ce qui relève de la parole de lřauteur et ce qui relève de la langue source
dont il se sert :
« Pour chaque unité linguistique dont lřidentité est marquée en langue-source par la permanence
dřune même forme du signifiant, et dont à ce titre la traduction fait difficulté en lřabsence dřun
équivalent superposable en langue-cible, le problème est de savoir si cřest bien un phénomène de
parole essentiel au message à traduire ou seulement une contrainte immanente à la langue-source. »607
Cřest la distinction que P.-A. Cahné établit pour sa part entre les « mots-signe » et les
« mots-symboles » :
a) Le mot-signe est le mot que lřauteur utilise « en référence fidèle à lřusage, et dont
le sens est défini et cerné par celui-ci » ;
b) Le mot-symbole, pour sa part, est « celui en lequel il investit ce qui, en lui, refuse
la fermeture, la clôture du sens et qui, en tant que signe physique, est toujours un
héritage, mais quřil renouvelle par insertion subreptice de sa propre vision »608.
Il importe donc dřidentifier en premier les mots-symboles dřun auteur, ceux qui refusent
de se conformer à lřusage. Mais il est tout aussi important de prendre en compte le poids
de la tradition, qui joue également un rôle non négligeable dans lřappréhension de
lřhorizon de sens enveloppant, en contexte, chaque signe, chaque mot employé par le
philosophe. Chaque terme philosophique est en effet « chargé » de tout un univers de
significations qui sřy sont sédimentées au fil de la tradition et qui sont reliées à un
gigantesque intertexte. J. Lagrée et P-F Moreau, déjà cités, proposent la notion de
« langages intermédiaires » pour désigner cette « réserve culturelle dřun mot », qui renvoie
à toute une tradition canonique censée être partagée par le lecteur. Selon ces auteurs, cette
dimension vient sřajouter à la structure sémantique du signe, envisagée dès lors, dans le cas
du discours philosophique, non pas en trois mais en quatre pôles : le signifiant, le signifié,
le référent et ces « langages intermédiaires ». Cette structure sémantique enrichie dřun
quatrième élément ferait la spécificité de la traduction philosophique. Les exemples
étudiés ci-après pour notre propre analyse terminologique permettront dřillustrer la portée
de cette notion et les difficultés quřelle entraîne pour le traducteur de la philosophie.
607
608
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 224
P.-A. Cahné, op. cit. p. 123
Susana Mauduit-Peix Geldart
264
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Toujours est-il que, du fait du statut ambigu des termes, la lecture dřune œuvre
philosophique est jalonnée par de nombreux écueils, quřA. Rey, déjà cité, résume avec
pertinence en deux aspects :
a) Dřune part, le philosophe introduit, consciemment ou non, une « cassure » entre
le discours philosophique et lř« emploi spontané » des termes, source
dřinterférences pour le lecteur ;
b) Dřautre part, la difficulté de lecture sřaccroît dřautant plus que le texte paraît
facile et peu technique609.
De ces considérations découle une première difficulté, mais de taille, pour le traducteur,
consistant à ne pas repérer, par inadvertance ou par manque de connaissances, le caractère
ou le statut technique dřun terme que lui, comme le lecteur, va juger spontanément
familier du fait de son appartenance à la langue courante. En outre, chez certains auteurs
(cf. Descartes) cette difficulté est dřautant plus grande que, dřune part, le philosophe peut
utiliser un même terme, tantôt dans un sens technique, tantôt dans un sens général, et
dřautre part que le langage du philosophe peut revêtir, moins un caractère résolument
technique que la marque dřune « tonalité » propre et très subtile qui nřest pour autant pas
sans influence sur la constitution du sens, comme nous lřavons évoqué ci-dessus à propos
de lřécriture pascalienne.
La juste compréhension du message est donc tributaire de la capacité du traducteur à
déjouer ces pièges, qui nřexigent pas moins de lui un travail extrêmement méticuleux et
une surveillance de tous les instants. Sřil parvient à identifier correctement le statut de
chaque terme, encore faut-il trouver ensuite les solutions traductives appropriées pour
permettre au lecteur - qui méconnaît les conditions oppressantes, voire angoissantes, dans
lesquelles le traducteur a effectué ce travail de fourmi - de comprendre dans toute sa
rigueur et dans toute sa cohérence la doctrine du philosophe. Nous verrons ci-après les
stratégies traductives auxquelles il peut avoir recours pour surmonter ces écueils.
Le deuxième aspect relevé par A. Rey, mais aussi par dřautres théoriciens, ne constitue pas
une moindre difficulté pour le lecteur de la philosophie. En effet, le recours aux mots de la
langue courante peut sřavérer un piège redoutable pour la compréhension de la doctrine,
notamment par un public néophyte qui a assimilé certaines connotations liées à lřusage
commun, non philosophique, de ces mots, et croit de ce fait comprendre le texte. Si
attentif soit-il, le traducteur, en tant que lecteur, nřéchappe pas à la règle, et ce danger de
la « compréhension présumée » est dřautant plus réel que les deux langues en présence sont
proches, aussi bien au niveau de la syntaxe que Ŕ surtout Ŕ des signifiants. Ainsi, les
traducteurs hispanophones traduisant à partir du français, par exemple, devraient être
particulièrement attentifs à cet « écueil du familier » - pour reprendre lřexpression de F.
609
A. Rey, op. cit. p. 779
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265
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Durand-Bogaert610 - qui risque de fausser, sinon le fond de leur propre compréhension du
texte, celle du lecteur auquel la traduction est destinée :
« Sans un travail de traduction précis et scrupuleux, mais surtout rigoureux, il nřy a aucune possibilité
de saisir lřunicité, parce que ce qui est étranger se cache sous ce qui est familier, les aspérités du
langage sřadoucissent dans la rondeur du sens, les passages difficiles du discours sřopacifient dans une
compréhension qui est supposée a priori. »611
Placé donc entre les deux rives Ŕ lřauteur et son vocabulaire dřun côté, le lecteur et sa
culture connotative de lřautre Ŕ le traducteur se trouve pour ainsi dire Ŗcoincéŗ entre la
nécessité de respecter et de transmettre la rigueur philosophique de lřun et lřexigence de
rendre la doctrine « compréhensible » à lřautre, au plus grand nombre, fût-ce un public
non-spécialiste. Car la philosophie a aussi cette particularité, contrairement au domaine
technique, dřêtre souvent lue par un public de non-spécialistes qui sont pourtant aussi
Ŗconcernésŗ, et peuvent sřintéresser à un problème déterminé lié à la condition et à la
destinée humaines. Si la question du salut, par exemple, capitale à une époque, semble
désormais loin de nos préoccupations, le besoin dřune certaine « spiritualité » qui prend
aujourdřhui, pour un esprit à la dérive, la forme de la nécessité de se comprendre dans le
monde, ne se laisse pas moins sentir. Peu ou prou, volontairement ou inconsciemment, les
questions dont se réclame la philosophie intéressent le plus grand nombre. Un manuel
technique édité par un constructeur automobile ou par un équipementier industriel ne
saurait en revanche attirer lřattention de ceux qui nřont pas un rapport direct ou indirect
avec le domaine en question. Comme le souligne Unamuno,
« Lřétude dřune science quelconque - la chimie, la physique, la géométrie ou la philologie - peut […]
relever dřun travail de spécialisation déterminée. Mais la philosophie, tout comme la poésie, suppose
un travail dřintégration, de « cohérenciation », faute de quoi il ne sřagit que dřune philosophie à quatre
sous, une érudition ou une pseudo-philosophie. La philosophie extrinsèque fait référence à tout notre
destin, à notre attitude face à la vie et à lřunivers. »612

Stratégies traductives : quelques considérations
Une fois la distinction entre les termes techniques et les termes relevant de la langue
courante établie, ainsi que le choix traductif retenu, certains auteurs préconisent que le
terme adopté comme son équivalent dans la langue cible soit reproduit à chaque
occurrence. Du coup, lřéquivalence créée deviendrait une correspondance ! Se référant à la
traduction de Spinoza, R. Misrahi, par exemple, plaide pour un « emploi univoque,
F. Durand-Bogaert, « Traduire : la butée sur soi ». Fabula, 1986, 7, pp. 51-57
M. Focchi, La langue indiscrète : essai sur le transfert comme traduction. Paris : Point Hors Ligne, 1984 Ŕ
cité par F. Durand-Bogaert, ibid. p. 55
610
611
«El cultivo de una ciencia cualquiera, de la química, de la física, de la geometría, de la filología, puede ser
[…] obra de especializaciñn diferenciada; pero la filosofìa, como la poesìa, o es obra de integraciñn, de
concinaciñn, o no es sino filosoferìa, erudiciñn seudofilosñfica […]. La filosofìa extrìnseca se refiere a nuestro
destino todo, a nuestra actitud frente a la vida y al universo.» Miguel de Unamuno, Del sentimiento trágico
de la vida [en ligne], op. cit. [Traduit par nos soins]. Le terme « cohérenciation » traduit un néologisme
612
dřUnamuno.
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266
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
permanent et spécifique » de chacun des termes du lexique spinoziste, et notamment de ne
jamais traduire deux termes latins par un seul terme français. Faute de respecter cette règle
« impérieuse », la traduction risque de sombrer dans les pires contresens…
Partant dřune approche non pas prescriptive mais descriptive, S. Brownlie613 constate pour
sa part, sur la base dřun corpus constitué des traductions anglaises de textes de J-F Lyotard,
que les traducteurs reproduisent aussi la traduction choisie à chaque occurrence, à la
différence des termes relevant du lexique général, qui sont généralement traités au cas par
cas. S. Brownlie se rallie à cette stratégie dřuniformisation, quřelle considère comme une
pratique essentielle pour que lecteur puisse suivre le texte, les termes techniques
constituant des « balises » lui permettant de construire le sens de lřargumentation. Cette
cohérence terminologique, érigée en règle dřor, garantirait selon A. Rey la « consistance »
théorique de la doctrine et doit donc être « fidèlement conservée et donc rendue de
manière contrôlable sinon stable »614.
Pourtant, si cette recommandation nous semble tout à fait légitime sur le plan théorique,
elle nřest pas sans inconvénients dans la pratique. Traduire systématiquement de la même
manière un terme technique est sans doute une méthode efficace et qui évite toute
ambiguïté dans les textes scientifiques et techniques, mais appliquer cette même méthode
aux textes philosophiques nous semble quelque peu « téméraire ». Non que ces textes ne
comportent pas leur lot de termes techniques (nous avons vu à quel point la lecture de
certains auteurs est inabordable pour le profane) : ce que nous contestons ici, cřest la
garantie supposée, par ce procédé, de la fidélité au sens que le lecteur est en droit
dřattendre de la traduction, car la signification des termes adoptés par lřauteur ne rejoint
pas toujours son vouloir dire, comme nous le verrons. En effet, si le maintien du même
signifiant peut à première vue sembler garant dřune certaine rigueur conceptuelle, il nous
semble que la fluidité générale du texte et la cohérence lexicale et grammaticale du texte
cible risquent fort dřen pâtir, rendant la lecture plus lourde et pas nécessairement plus
aisée pour le lecteur.
Plutôt que dřadopter une stratégie dřuniformisation traductive, il nous semble plus
pertinent dřavoir une approche au cas par cas, puisque, comme le souligne P. Cristofolini,
« les éventails sémantiques changent dřune langue à une autre, et que nous pourrons
rencontrer des cas où le terme pour lequel on aura trouvé une bonne traduction devra être
traduit autrement »615.
Nous adhérons en revanche à la nécessité, soulignée par J. Lagrée et P-F Moreau,
dřintroduire des notes explicatives justifiant un virage terminologique significatif par
rapport au terme-cible initialement adopté, autrement dit, dřaccompagner le lecteur par
S. Brownlie, op. cit.
A. Rey, op.cit. p 780
615 P. Cristofolini, op. cit. p. 327
613
614
Susana Mauduit-Peix Geldart
267
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
des notes pertinentes qui lui permettent de saisir en toute rigueur le sens de la doctrine,
malgré le changement de signifiant pour certaines notions : « On choisit certes de perdre
du sens quand on traduit les termes techniques toujours de la même façon ; en particulier
on perd le sens contextuel ou les effets de rime ou dřallitération. » La solution pour ces
auteurs consiste « à prendre en compte les associations de termes récurrentes, les effets de
contexte et à tenter de produire les mêmes effets de contexte par dřautres moyens »616.
Nous allons à présent explorer dans la pratique la portée de ces enjeux traductologiques,
en analysant le vocabulaire classique (essentiellement chez Descartes et Pascal), et plus
particulièrement la traduction réservée aux termes âme et esprit. Nous partons du principe
que ces termes, dont la traduction en espagnol nřest peut-être pas aussi évidente que lřon
pourrait le croire, peuvent être considérés comme des « mots-symboles » dans le système
cartésien en particulier, dans la mesure où ils fournissent un exemple particulièrement
riche des multiples significations pertinentes que peut endosser, en fonction du contexte,
un terme qui relève à la fois du langage courant et du langage philosophique.
2.1. Portée, sens et traductions des termes âme/esprit
« […] sum igitur praecise tantum res cogitans […]. »617

Des termes synonymes ?
Prenons, pour commencer notre analyse, le discours canonique des Méditations
métaphysiques. Dans le contexte de la Seconde Méditation, Descartes écrit :
[…] Il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me
tromper toujours. Il nřy a donc point de doute que je suis, sřil me trompe ; et quřil me trompe tant quřil
voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte
quřaprès y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toute chose, enfin il faut conclure et
tenir pour constant que cette proposition : je suis, jřexiste, est nécessairement vraie, toutes les fois que
je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit […] Je ne suis donc, précisément parlant, quřune
chose qui pense, cřest-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la
signification mřétait auparavant inconnue. »618
J. Lagrée et P-F Moreau, op. cit. p. 385
BYS p. 76
618 BYS p. 75
616
617
Susana Mauduit-Peix Geldart
268
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Du point de vue de la terminologie et de la traduction, nous nous intéresserons
fondamentalement à la dernière phrase. En latin, Descartes avait initialement écrit :
« […] sum igitur praecise tantum res cogitans, id est, mens, sive animus, sive intellectus, sive ratio,
voces mihi prius significationis ignotae. »619
Descartes assimile ici la substance pensante (le moi qui pense) à lřesprit, à lřentendement
ou à la raison, termes quřil semble tenir pour des synonymes. On observe en premier que
le mot animus nřa pas été traduit en français. Lřéquivalence numérique nřa pas été
respectée ici, puisque nous avons quatre vocables en latin, contre trois en français.
A en juger par cette équivalence numérique, les traducteurs de notre corpus sont
vraisemblablement partis de la version française, puisque nous ne retrouvons que trois
termes dans les différentes versions espagnoles de Revilla, Morente et Vidal Peña,
correspondant respectivement à lřenchaînement « un esprit, un entendement ou une
raison ». Voici leurs traductions :
 Traduction de Revilla
«[…] no soy, pues, hablando con precisiñn, más que una cosa que piensa, es decir, un espíritu, un
entendimiento o una razón, términos cuya significación me era desconocida antes.» 620
 Traduction de Morente
«[…] ya no soy, pues, hablando con precisiñn, sino una cosa que piensa, es decir, un espíritu, un
entendimiento o una razón, términos éstos cuya significación desconocía yo anteriormente.» 621
 Traduction de Vidal Peña
«[…] asì, pues, hablando con precisiñn, no soy más que una cosa que piensa, es decir, un espíritu, un
entendimiento o una razón, términos cuyo significado me era antes desconocido.» 622
Les traducteurs ont adopté ici un simple procédé de traduction littérale, cřest-à-dire une
technique de traduction consistant à remplacer « un élément linguistique du discours par
son correspondant en langue »623 ; il sřagit, selon S. Brownlie624, dřune méthode imitative
par rapport au texte source. Dřaprès cette traductologue, le recours à la traduction littérale
semble être, dřune manière générale, le procédé privilégié par les traducteurs pour le
traitement des termes identifiés comme des termes techniques.
619
BYS p. 76
RV p. 85
621 MT p. 124
622 VP p. 146
623 C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction , op. cit. 278
624 S. Brownlie, op. cit. p. 298
620
Susana Mauduit-Peix Geldart
269
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pourtant, comme le souligne C. Laplace, lorsquřelle est « érigée en méthode, la traduction
littérale ou réflexe constitue un procédé inadéquat de traduction »625. Dans les pages qui
suivent, il sřagira pour nous dřétudier la pertinence de ce choix dans le cas des termes qui
nous occupent et de justifier dřéventuelles alternatives.
Poursuivons. Dřautre part, dans le contexte de la Sixième Méditation, nous lisons :
« Et quoique peut-être (ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt) j'aie un corps auquel je suis
très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d'un côté j'ai une claire et distincte idée de moimême, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d'un autre j'ai une
idée distincte du corps, en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est
certain que ce moi, c'est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et
véritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui. »626
Le mot âme, qui ne figurait pas dans le passage susmentionné de la Seconde Méditation
(en français) semble être ici assimilé à la substance pensante, à la pensée, qui constitue
donc dans la doctrine cartésienne lřessence du moi. Lřâme serait donc aussi synonyme de
lřesprit, de lřentendement ou de la raison.
Cette synonymie explicitement avouée et établie par Descartes autorise-t-elle à utiliser
indifféremment leurs correspondances supposées dans la traduction Ŕ respectivement
espíritu, entendimiento, razón, alma -, pour désigner ces notions clés de la métaphysique
cartésienne ? En toute rigueur philosophique, nous serions tentées de répondre par
lřaffirmative, puisque Descartes lui-même « annonce la couleur », oserons-nous dire, dès
cette énonciation capitale de la Seconde Méditation qui ouvre la voie à ce qui deviendra le
cogito cartésien.
Hélas, les enjeux terminologiques sont bien plus complexes, comme nous allons le voir.
Les mille tourments quřaffronte le traducteur permettent de rendre compte de lřambiguïté
fondamentale qui entoure ces notions clé du discours philosophique. Même dans le cas de
deux langues relativement proches Ŕ comme cřest le cas pour le français et lřespagnol Ŕ le
traducteur placé devant le texte sřinterroge : dois-je traduire le mot esprit par espíritu ? ou
plutôt par alma ? ou encore par pensamiento ? par entendimiento ? Dans quelle mesure ces
termes peuventŔils être considérés comme des synonymes ? Quelles connotations
véhiculent-ils ? Ces connotations se recoupent-elles dřune langue à lřautre ?
Ces questions constituent lřenjeu du monumental ouvrage dirigé par B. Cassin627, qui nous
a fourni une source précieuse dřinspiration et de documentation. Confrontée à la nécessité
de traduire ces mots dans le contexte particulier des Méditations cartésiennes, nous avons
naturellement été amenée tout dřabord à nous interroger sur la signification des mots
C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction , op. cit. p. 278
BYS p. 185 [Nous soulignons]
627 Vocabulaire européen des Philosophies , op. cit.
625
626
Susana Mauduit-Peix Geldart
270
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
esprit et âme en français, leur sens en contexte dans le discours philosophique cartésien,
puis de leur(s) correspondant(s) ou équivalent(s) supposé(s) Ŕ espíritu et alma - en
espagnol.
Précisons toutefois dès à présent que cette problématique nřest certes pas spécifique à la
langue espagnole. Riches de sens, les termes esprit et âme ont été au cœur du discours
philosophique, métaphysique et religieux depuis lřAntiquité, chaque époque et chaque
auteur les chargeant dřun contenu doctrinal différent, quřil revient aux historiens de la
philosophie et aux spécialistes de chaque système ou de chaque auteur dřélucider et de
préciser.
Sřil ne nous est pas possible, pour des raisons évidentes, de remonter en détail le fil de
cette passionnante aventure philologique et philosophique, il ne nous en faut pas moins
tenir compte de cette évolution, fût-ce en survol, afin de comprendre la portée et le sens
de ces termes dans le discours philosophique du XVIIe siècle, et plus concrètement dans le
discours cartésien et pascalien, objet de notre analyse traductologique. Aussi nous
proposons-nous dřétudier tout dřabord, par un bref retour en arrière et par le traitement de
ces termes dans les dictionnaires, le sens et les connotations de ces termes dans le discours
philosophique français, puis dans le discours philosophique espagnol, afin de déterminer si
le simple transcodage des termes dřune langue à lřautre constitue ou non un procédé
satisfaisant.
2.1.1. Âme et esprit dans le discours philosophique
français
2.1.1.1. Aperçu général
Si lřun des paramètres essentiels de toute traduction réside dans la prise en compte du
destinataire du texte cible, il peut être intéressant de sřinterroger dřabord sur le sens que
des termes aussi généraux que esprit ou âme revêtent chez le profane. Avant dřapprofondir
ces notions au sein du discours philosophique, nous avons jugé utile de vérifier le sens
« général » décrit par les dictionnaires non spécialisés.
Susana Mauduit-Peix Geldart
271
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Ainsi, selon le Petit Robert de la langue française628, le terme français esprit traduit le latin
spiritus, qui veut dire littéralement « souffle ». A partir de cette première notion
étymologique, six significations possibles sont retenues, dont nous résumons les traits
fondamentaux :
a) Dans le domaine religieux : souffle, inspiration provenant de Dieu, principe de la
vie incorporelle de lřhomme. Cette signification renvoie à la vie et à lřâme ;
b) Émanation des corps : le terme est usité dans ce sens au pluriel ;
c) Être immatériel, imaginaire des mythologies ;
d) Dans le domaine philosophique : réalité pensante, par opposition à la matière.
Cette signification renvoie, dřune part au moi, à la conscience, à lřâme, donc à la
psychologie, et dřautre part à la vie intellectuelle où elle sřoppose à la sensibilité. Ce
deuxième trait de signification renvoie à son tour aux notions dřentendement,
intellect, raison, intelligence, pensée, génie, talent ;
e) Aptitude intellectuelle : esprit mathématique, esprit philosophique, etc. ;
f) Intention, volonté, sens profond dřun texte (par opposition à la lettre).
Le sens étymologique de base, à savoir, la traduction du latin spiritus (souffle), pose
problème car le mot âme pour sa part, provient du latin anima, qui signifie aussi
« souffle ». Le Robert retient trois sens principaux pour le mot âme en français :
a) Domaine religieux et philosophique :
 principe spirituel de lřhomme, séparable du corps et jugé par Dieu ;
 lřun des principes composant lřhomme, principe de la sensibilité et de la
pensée ;
 état de conscience, esprit ;
 principe de la vie végétative et sensitive ;
 être vivant, personne ;
b) Conscience commune à un groupe ;
c) Partie essentielle, vitale dřune chose. Ce sens renvoie à la notion dř « essence ».
Ce premier survol terminologique permet de comprendre lřambiguïté fondamentale
entourant ces notions, qui appartiennent aussi bien à la langue générale quřau discours
philosophique. Déjà les auteurs de lřarticle esprit de lřEncyclopédie dénonçaient le
« caractère vague » du terme esprit :
« Ce mot, en tant quřil signifie une qualité de lřâme, est un de ces termes vagues, auxquels tous ceux
qui les prononcent attachent presque toujours des sens différents […] ». Il exprime autre chose que
628
Petit Robert de la langue française, t.1, Paris : Le Robert, 1988.
Susana Mauduit-Peix Geldart
272
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
jugement, génie, goût, talent, pénétration, étendue, grâce, finesse : et il doit tenir de tous ces mérites :
on pourrait le définir, raison ingénieuse. »629
Toutefois, dans le contexte de la traduction philosophique qui constitue notre objet
dřétude, un regard plus approfondi sřimpose pour déterminer le choix des termes en
espagnol. Si cette problématique peut paraître banale sřagissant de langues aussi proches
que le français et lřespagnol, nous espérons montrer toute la richesse et la complexité de
cette approche lexicale et sa portée dans le cas précis de la traduction de la doctrine
cartésienne.
2.1.1.2. Survol étymologique
Comme le souligne B. Rousset, lřétude de lřétymologie constitue un excellent moyen
dřapproche et dřouverture pour appréhender le processus et la richesse de lřélaboration du
sens :
« Lřétymologie ne détient certes pas le secret du sens dřun mot à un moment donné, mais elle aide à
connaître, avec la racine et le ou les préfixes, la composition progressive de ce mot et met ainsi en
évidence le travail dont il a fait lřobjet pour accéder à ce sens : elle nous guide donc pour notre travail
de retraduction, qui doit transcrire autant que possible cette élaboration. »630
En analysant les solutions adoptées par nos traducteurs et en envisageant de possibles
alternatives, nous nous plaçons du point de vue du retraducteur qui sřefforce dřassimiler
dans toute leur richesse les nuances de sens que chaque terme véhicule. Cette démarche
permet également dřintégrer la recherche et lřanalyse des « langages intermédiaires »
évoqués par J. Lagrée et P-F Moreau, déjà cités, et dřappréhender la « réserve culturelle »
sédimentée dans les termes.
Selon le Vocabulaire technique et critique de la Philosophie dřA. Lalande631, le mot esprit
traduit deux vocables grecs : nous et pneuma, termes que le latin rend respectivement par
spiritus et mens. Outre le sens étymologique (souffle, gaz, produit de distillation), lřarticle
retient trois acceptions fondamentales du mot esprit :
a) Principe de la vie, donc = âme individuelle. Selon le Lalande, le mot esprit a
conservé ce sens surtout « dans le langage théologique ou mystique » ;
b) Réalité pensante, ou « sujet de la représentation avec ses lois et son activité
propre, en tant quřopposé à lřobjet de la représentation ». En ce sens, le plus
couramment retenu par le discours philosophique contemporain, lřesprit sřoppose à
la matière, à la nature et à la chair ;
Voltaire, article « Esprit », In : Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers
[en ligne], Paris : Pandoucke, 1782. Disponible sur : http://portail.atilf.fr/cgibin/getobject_?a.39:44:8./var/artfla/encyclopedie/textdata/IMAGE//
630 B. Rousset, op. cit. p. 251
631 A. Lalande (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie , op. cit. p. 300
629
Susana Mauduit-Peix Geldart
273
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
c) Faculté opposée à la sensibilité, synonyme donc dřintelligence.
Le mot âme au contraire, traduit selon Lalande le grec psyché et le latin anima. Elle est
définie comme « le principe de la vie, de la pensée ou de toutes deux à la fois, en tant quřil
est considéré comme une réalité distincte du corps », mais aussi comme « principe
dřinspiration morale »632. Selon le Lalande, le mot âme est à distinguer du mot esprit : « i)
en ce quřil contient lřidée dřune substance individuelle ; ii) en ce quřil est plus
compréhensif, le mot esprit sřappliquant surtout aux opérations intellectuelles »633.
Nous voyons ici se profiler une petite différence entre les deux termes susceptible de nous
éclairer pour les choix traductologiques que nous commenterons ci-après.
Le Vocabulaire européen des Philosophies va plus loin dans lřanalyse étymologique des
termes, précisant que les vocables français âme et esprit traduisent plusieurs termes grecs
et quatre termes latins :
0-7 - Traductions et âme et esprit en grec et en latin
Grec
Latin
Dianoia
Nous
Thymos
Phrenes
Psyché
Mens
Animus
Anima
Ingenium
Ces deux termes Ŕ âme et esprit - servent en effet à traduire mens, anima et animus car la
langue française est dépourvue dřun terme spécifique pour traduire mens, contrairement à
lřespagnol, qui possède le mot mente, comme nous le verrons.
Le Vocabulaire européen des Philosophies précise également la différence que la langue
latine établit entre les termes anima et animus :
Anima = principe vital (= psyché grecque)  motricité
Animus = âme qui connaît (= pneuma)  esprit
Ces considérations de base sur la signification des termes esprit et âme ne doivent pas nous
faire oublier que, au sein du discours proprement philosophique, ces mots participent dřun
sens à la fois plus vaste et plus précis, selon le contexte, la doctrine ou lřauteur qui sřen
632
« Cřest ce souffle divin qui fait tout lřhomme : aimer en apprend plus sur les mystères de lřâme que la
métaphysique la plus subtile » Mme de Staël, De lřAllemagne, 3ème partie, ch. II. Cité par A. Lalande, ibid.
p. 42
633 A. Lalande, ibid. p. 42
Susana Mauduit-Peix Geldart
274
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
sert. Comme le souligne B. Besnier dans son article sur le terme « esprit »634, si lřon veut
comprendre la signification profonde des doctrines, il est nécessaire de placer et dřétudier
ces notions à lřintérieur des systèmes développés par les différents auteurs. Ainsi, le mot
âme, par exemple, nřaura pas la même portée selon quřon lřétudie dans le contexte du
christianisme, de la philosophie dřAristote ou de celle de saint Thomas. Il en va de même
pour le terme esprit. Aussi faut-il, à présent, sřinterroger sur la signification précise dont
ces termes sont revêtus au sein du discours classique et de la philosophie cartésienne.
2.1.2. Le discours classique : la rupture cartésienne et le
flou terminologique
Le mot esprit recouvre de nombreuses acceptions à lřâge classique. Outre les acceptions
dřordre théologique, le dictionnaire le plus connu de lřépoque, élaboré en 1690 par
Antoine Furetière635, rapporte essentiellement les acceptions suivantes :
a) Se dit de lřâme raisonnable, en tant quřelle pense et quřelle est incorporelle ;
b) Se dit aussi des diverses fonctions de lřâme, en tant quřelle conçoit, quřelle juge,
quřelle imagine, & se souvient ;
c) Se dit aussi du sens, du caractère, de lřintelligence dřune chose.
Comme le souligne P. Magnard636, lřâge classique assimile donc pour une large part lřesprit
à lřintelligence, à la raison ou au bon sens. Dřune manière générale, il recouvre deux
acceptions fondamentales :
a) Une acception intellectuelle : la pensée en tant quřelle est différente du corps et
du monde sensible ;
b) Une acception vitale : lřesprit serait le principe dřaction.
Comme nous le verrons, le mot esprit sera rarement traduit en espagnol par inteligencia,
terme pourtant adapté dans un bon nombre de cas.
Le dualisme cartésien soulignera tout particulièrement le premier sens retenu, et
accomplira, comme le soulignent F. de Buzon et D. Kambouchner637, une véritable
In : S. Auroux (dir.), Encyclopédie philosophique universelle, t. II, Les Notions philosophiques, 3ème
édition, Paris : PUF, 2002, p. 848-853
635 Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les
termes de toutes les sciences et des arts... [en ligne], op. cit.
636 P. Magnard, Le vocabulaire de Pascal, op. cit. p. 17
637 Le vocabulaire de Descartes, op. cit. p. 4
634
Susana Mauduit-Peix Geldart
275
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
« réforme de la notion de lřâme », par rapport notamment à la tradition aristotélicienne et
tomiste. Cřest ce quřil est convenu dřappeler la « rupture cartésienne ».
2.1.2.1. Du principe vital à la subjectivité pensante
Du point de vue du traductologue/traducteur soucieux de maîtriser la richesse
terminologique de lřœuvre quřil sřattelle à traduire, il importe tout particulièrement de
prendre la mesure de la « rupture » terminologique, sémantique et philosophique opérée
par Descartes. Pour compléter les développements présentés ci-dessus et en comprendre la
portée, un retour en arrière, même bref (il serait impossible de retracer ici dans toute sa
profondeur lřhistoire philosophique du terme), sřimpose.
Dřabord, étymologique : nous avons vu que le mot âme provient du vocable latin anima, et
celui-ci, à son tour, du grec anémos (=vent). Le monde grec primitif faisait de ce souffle
vital (lřâme) le principe de vie animant tous les êtres vivants, et qui disparaissait à la mort
du corps. La langue grecque dédoubla ensuite ce concept pour rendre compte des diverses
dimensions que recouvrait la notion. Ainsi, ce principe vital qui mourait avec le corps était
le thumos, cřest-à-dire, la force vitale à lřorigine du mouvement du corps. Mais lřâme était
aussi psyché, cřest-à-dire, lřombre, lřesprit ou le fantôme de la personne, qui subsistait
quelque part dans lřHades après la mort du corps.
Lřâme est aussi, en grec, nous, le vocable que lřon a coutume de traduire par esprit,
désignant chez les grecs une espèce de « courant de conscience »638; à ce titre, la notion est
souvent rapprochée de lřintelligence ou de lřintellect. La psyché se positionne ainsi comme
le terme générique, englobant le thumos et le nous.
Avec Platon, un dualisme radical sřinstalle entre lřâme et le corps. Lřâme, essentiellement
immortelle, relève en quelque sorte du monde intelligible et subsiste indépendamment de
la vie du corps. Siège de différentes fonctions, elle se décompose en trois parties : la partie
sensitive (siège du désir), la partie irascible (siège du courage) et la partie raisonnable ou
intelligible (siège de la raison), les deux premières étant subordonnées à la dernière.
A lřencontre du dualisme platonicien, Aristote fait de lřâme une substance, dont le corps
est la matière et lřâme la forme. Principe de la vie animale, lřâme est « lřentéléchie
première dřun corps qui a la vie en puissance »639. Cette âme, unie au corps, est à lřorigine
des facultés nutritives, sensitives, motrices et intellectives, et reste, dans la pensée antique,
une réalité en quelque sorte « extérieure », ou « cosmique ».
E. Balibar, In : B. Cassin (dir.) Vocabulaire européen des Philosophies, op. cit. p. 70.
Aristote, De anima, II, 412 a 27 Ŕ cité par J.-L. Vieillard-Baron, entrée « Ame » In : Encyclopédie
philosophique universelle, t. II, Les Notions philosophiques, 3ème édition, S. Auroux (dir.), Paris : PUF, 2002,
p. 69.
638
639
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276
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Retour en arrière. Renouant avec lřhéritage platonicien, saint Augustin refuse toute
conception de lřâme comme entité « matérielle », mettant lřaccent sur sa nature
« spirituelle » ou « pensante ». Comme le souligne J. Ferrater Mora640, lřâme augustinienne
est surtout « intimité », substance spirituelle, séparée du corps, qui lui permet, dans sa
solitude, de retrouver Dieu. Saint Augustin semble ainsi être, avant Descartes, le premier
penseur à entrevoir lřâme comme « conscience intime » ou « conscience de soi » ; mais sa
conception reste empreinte de transcendance.
En réhabilitant les conceptions aristotéliciennes, saint Thomas dřAquin met entre
parenthèses cette progression de lřâme comme réalité intérieure, intime, telle quřon la
retrouve en germe chez saint Augustin, et que Descartes formulera sur le plan
métaphysique, pour donner naissance à ce quřon appelle aujourdřhui la modernité. En
mettant en doute Ŕ contrairement à la tradition ancienne Ŕ lřensemble de la réalité
cosmique, pour faire de la pensée qui doute la seule certitude radicale, Descartes érige le
monde de la représentation, du pour soi, autrement dit, de la subjectivité, en vérité
suprême. Le monde extérieur devient problématique, pure représentation dřun moi qui le
pense et qui surplombe ainsi, dans le solipsisme le plus absolu, lřensemble de la réalité.
Pour cette nouvelle réalité, qui pense le moi comme intériorité, être pour soi, contre lřêtre
extérieur des anciens, il fallait, explique Ortega y Gasset, trouver un nouveau vocable :
« Face à lřêtre au dehors, ostentatoire, extérieur, que connaissaient les anciens, sřérige ce mode dřêtre
qui se veut essentiellement être intérieur à soi, pure intimité, réflexivité. Pour cette étrange réalité, il
fallut trouver une nouvelle dénomination : le vocable âme nřétait plus adapté Ŕ puisque lřâme des
anciens était tout aussi « extérieure » que le corps, étant considérée dans la philosophie dřAristote, et
même encore dans celle de Thomas dřAquin, comme le principe de la vitalité corporelle. »641
Pour Descartes en effet, lřâme nřest plus le principe moteur des fonctions de base de la vie,
ni le principe mystique des chrétiens. Lřâme est une substance - liée au corps, mais
indépendante de lui - dont lřessence est de penser. Lřâme raisonnable, assimilée à lřesprit,
nřest plus une partie de lřâme, mais lřâme tout court. Héritant cependant de la tradition et
de la terminologie scolastique, Descartes et ses traducteurs tâtonneront, comme nous le
verrons, dans la recherche dřun terme susceptible de condenser ce nouveau concept, qui
devait infléchir à jamais lřhistoire de la pensée.
J. Ferrater Mora, Diccionario de filosofía abreviado, 1.a edición, Barcelona: Edhasa, 2008, p. 24 (Los libros
de Sísifo)
641 «Frente al ser hacia fuera, ostentatorio, exterior, que conocían los antiguos, se alza este modo de ser
640
constituído esencialmente en ser interior a sí, en ser pura intimidad, reflexividad. Para realidad tan extraña
fue preciso hallar un nombre nuevo: el vocablo « alma » no servía Ŕ porque el alma antigua era no menos
externidad que el cuerpo, como que era en Aristóteles, y fue todavía en Santo Tomás de Aquino, principio de
vitalidad corporal.» Ortega y Gasset op.cit. p. 372 [Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Dřoù, pour revenir à la problématique traductologique qui nous occupe, le flou
terminologique que lřon retrouve dans les textes de lřépoque, et qui rend dřautant plus
ardue la tâche du traducteur.
2.1.2.2. A la recherche du terme clé
Du point de vue de la traduction, la rupture terminologique opérée par Descartes ne
constitue pas, loin sřen faut, le seul obstacle que le traducteur doive surmonter. Un
deuxième obstacle, et non des moindres, est celui du flou terminologique qui caractérise
les notions de lřépoque. Les philosophes de cette période, en effet, peinent à définir de
manière précise et homogène les concepts fondamentaux dont ils se servent. Comme le
souligne D. Moreau, à propos de lřécriture de Malebranche Ŕ mais la remarque est sans
doute applicable aux autres grandes figures de lřépoque Ŕ on ne saurait
« donner à chaque terme et à chaque expression une signification stricte fixée une fois pour toutes. Il
faut admettre certaines fluctuations du vocabulaire […] ne pas se formaliser dřéquivoques parfois
malheureuses, savoir distinguer les passages « techniques » […] et apprendre à identifier, en
confrontant ces différents passages, la thèse souvent subtile quřils véhiculent. […] La charité exige
quřon adapte sa méthode de lecture à la nature des textes étudiés »642.
Ces remarques permettent de mesurer lřampleur de la tâche qui va suivre. Les philosophes,
Descartes en premier, entretiennent la confusion en utilisant ces termes polysémiques
tantôt dans une acception, tantôt dans lřautre, tantôt enfin en en faisant des synonymes
moyennant des parallélismes et des analogies. Par ailleurs, un auteur peut également
utiliser plusieurs termes différents pour désigner une même idée, soit, comme synonymes,
pour en souligner ailleurs des différences fondamentales entre ces mêmes termes, qui
rendent dřautant plus ardue la compréhension de la théorie de la connaissance proposée
par chaque philosophe.
Pour tirer des conclusions claires en la matière, le traducteur a intérêt à interroger en
premier lieu le contexte verbal ou co-texte, où lřon peut trouver des explicitations ou des
commentaires fort éclairants pour fixer la teneur sémantique des termes. Quřil nous soit
permis dřintroduire ici quelques éléments verbatim qui nous semblent particulièrement
pertinents pour cerner le propos de Descartes.
Tout dřabord, il est vrai que Descartes semble parfois tellement convaincu de lřévidence de
ses vérités quřil nřestime pas nécessaire dřen fournir une définition précise :
« […] il est plusieurs choses que nous rendons plus obscures en voulant les définir, parce que, comme
elles sont très simples et très claires, il nous est impossible de les savoir et de les comprendre mieux
que par elles-mêmes. Bien plus, au nombre des plus grandes erreurs que lřon puisse commettre dans
les sciences, il faut compter peut-être lřerreur de ceux qui veulent définir ce qui ne doit que se
concevoir, et qui ne peuvent distinguer ni les choses claires des choses obscures, ni discerner ce qui,
642
D. Moreau, Malebranche, Paris : Vrin, 2004, p. 26
Susana Mauduit-Peix Geldart
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pour être connu, exige et mérite dřêtre défini, de ce qui peut être très bien conçu par soi-même. Or, au
nombre des choses qui sont tellement claires quřon les connaît par elles-mêmes, on peut mettre le
doute, la pensée et lřexistence. »643
Mais dans sa réponse aux Secondes Objections, attribuées à Mersenne, il entreprend au
contraire de préciser ses propres concepts par une série ordonnée de définitions et des
argumentations, exposés « à la manière géométrique ». Contrairement à la méthode
dřanalyse menée dans les Méditations dans le but de rechercher la vérité, il sřagit ici dřune
méthode destinée plutôt à démontrer aux autres la vérité que lřon a découverte. Plus tard,
Arnauld et Nicole conceptualiseront clairement cette différence de méthode dans La
Logique ou lřart de penser :
« Il y a deux sortes de méthodes : lřune pour découvrir la vérité, quřon appelle analyse, ou méthode de
résolution, & quřon peut aussi appeler méthode dřinvention : & lřautre pour la faire entendre aux
autres quand on lřa trouvée, quřon appelle synthèse, ou méthode de composition, & quřon peut aussi
appeler méthode de doctrine. »644
La première des règles à respecter lorsquřon veut démontrer une vérité par la méthode de
composition consiste à « ne laisser aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans le
définir »645. Ainsi, Descartes entreprend de définir ses termes clé dans sa réponse aux
Secondes Objections, à savoir : pensée, idée, réalité objective, réalité formelle/éminente,
substance, esprit, corps, Dieu…
En ce qui concerne la notion dřanima, qui fonde la problématique qui nous occupe,
Descartes finit par rejeter ce terme pour lui préférer celui de mens, soucieux de bien
marquer la nature incorporelle de lřesprit ou de la substance pensante. Dans une lettre du
16 avril 1641 adressée à Mersenne, il souligne ses réticences vis-à-vis du mot anima :
« Anima en bon latin signifie aerem, sive oris halitum ; dřoù je crois quřil a été transféré ad
significandum mentem, et cřest pour cela que jřai dit que saepe sumitur pro re
corporea. »646
AT X, p. 524 Ŕ cit. par P.-A. Cahné op. cit. p. 23
A. Arnauld, P. Nicole, La Logique ou lřart de penser. Paris : Gallimard, 1992, p. 281-282.
645 Ibid. p. 289
646 Lettre à Mersenne du 16 avril 1641, cité par P.-A. Cahné, op.cit. p. 39. « Anima en bon latin signifie air,
cřest-à-dire, souffle buccal ; dřoù je crois quřil est passé à signifier esprit, et cřest pour cela que jřai dit que
lřesprit est tenu pour une chose corporelle. » [Traduit par nos soins]
643
644
Susana Mauduit-Peix Geldart
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Le problème sřest posé lors de la traduction du terme mens en français, car la langue de
Molière, comme nous lřavons déjà indiqué, est dépourvue dřun terme spécifique
équivalent. Dřoù lř« embarras » de Descartes Ŕ selon lřheureuse expression utilisée par le
Vocabulaire européen des Philosophies Ŕ et son souci de clarifier et de justifier ses choix
terminologiques face à ses objecteurs. Le terme esprit est choisi, en dépit de son ambiguïté
et de lřinsatisfaction avouée du philosophe :
« La substance, dans laquelle réside immédiatement la pensée, est ici appelée Esprit. Et toutefois ce
nom est équivoque, en ce qu'on l'attribue aussi quelquefois au vent et aux liqueurs fort subtiles, mais
je n'en sache point de plus propre. »
En fait, le seul souci de Descartes consiste à bien faire comprendre la distinction quřil veut
radicale entre la res cogitans et la res extensa, cřest-à-dire entre la substance pensante ou
esprit et la substance corporelle ou étendue :
« Où j'ai dit : c'est-à-dire un esprit, une âme, un entendement, une raison, etc., je n'ai point entendu par ces
noms les seules facultés, mais les choses douées de la faculté de penser, comme par les deux premiers
on a coutume d'entendre, et assez souvent aussi par les deux derniers : ce que j'ai si souvent expliqué,
et en termes si exprès, que je ne vois pas qu'il y ait eu lieu d'en douter […] Or il y a certains actes que
nous appelons corporels, comme la grandeur, la figure, le mouvement, et toutes les autres choses qui
ne peuvent être conçues sans une extension locale, et nous appelons du nom de corps la substance en
laquelle ils résident; et on ne peut pas feindre que ce soit une autre substance qui soit le sujet de la
figure, une autre qui soit le sujet du mouvement local, etc., parce que tous ces actes conviennent entre
eux, en ce qu'ils présupposent l'étendue. En après, il y a d'autres actes que nous appelons intellectuels,
comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc., tous lesquels conviennent entre eux en ce qu'ils ne
peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience et connaissance; et la substance en laquelle ils
résident, nous disons que c'est une chose qui pense, ou un esprit, ou de quelque autre nom que nous
veuillions l'appeler, pourvu que nous ne la confondions point avec la substance corporelle, d'autant
que les actes intellectuels n'ont aucune affinité avec les actes corporels, et que la pensée, qui est la
raison commune en laquelle ils conviennent, diffère totalement de l'extension, qui est la raison
commune des autres. »647
Mais cřest peut-être dans la réponse aux Cinquièmes Objections formulées par Gassendi
que nous trouvons lřexplication la plus rigoureuse concernant le sens et lřéquivoque du
mot âme, et la solution adoptée par Descartes :
« Vous cherchez ici de l'obscurité à cause de l'équivoque qui est dans le mot d'âme; mais je l'ai tant de
fois nettement éclaircie que j'ai honte de le répéter ici ; c'est pourquoi je dirai seulement que les noms
ont été pour l'ordinaire imposés par des personnes ignorantes, ce qui fait qu'ils ne conviennent pas
toujours assez proprement aux choses qu'ils signifient; néanmoins, depuis qu'ils sont une fois reçus, il
ne nous est pas libre de les changer, mais seulement nous pouvons corriger leurs significations quand
nous voyons qu'elles ne sont pas bien entendues. Ainsi, d'autant que peut-être les premiers auteurs
des noms n'ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons et
faisons sans la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes avec les bêtes, d'avec celui
par lequel nous pensons, ils ont appelé l'un et l'autre du seul nom d' âme ; et, voyant puis après que la
pensée était différente de la nutrition, ils ont appelé du nom d'esprit cette chose qui en nous a la
647
Réponses aux troisièmes objections, BSY p. 298-300 [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
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faculté de penser, et ont cru que c'était la principale partie de l'âme. Mais moi, venant à prendre garde
que le principe par lequel nous sommes nourris est entièrement distingué de celui par lequel nous
pensons, j'ai dit que le nom d'âme, quand il est pris conjointement pour l'un et l'autre, est équivoque,
et que pour le prendre précisément pour ce premier acte, ou cette forme principale de l'homme, il doit
être seulement entendu de ce principe par lequel nous pensons : aussi l'ai-je le plus souvent appelé du
nom d'esprit, pour ôter cette équivoque et ambiguïté. Car je ne considère pas l'esprit comme une
partie de lřâme, mais comme cette âme toute entière qui pense. »648
Toutefois, si Descartes rejette explicitement en latin le mot anima au profit de mens, pour
désigner la res cogitans, il nřutilisera pas moins en français le terme âme dans ce même
sens, malgré lřétymologie et lřéquivalence « officiellement reconnue » pour le latin mens.
Il autorise aussi le mot esprit dans les Méditations traduites par Luynes, Clerselier
préférant souvent le mot « âme ». Dřoù les interminables équivoques terminologiques et
doctrinaux qui font le cauchemar des historiens de la philosophie et des traducteurs…
Selon le Vocabulaire européen des Philosophies, il faut tenir présent à lřesprit que
Descartes nřa pas un rapport « unilatéral » aux deux idiomes philosophiques auxquels il
recourt, mais plutôt un rapport « circulaire » ou réciproque ». Il écrit certains textes
dřabord en latin, dřautres dřabord en français. Les traductions sont effectuées dans les deux
sens, souvent sous le contrôle de lřauteur.
Toujours est-il que la fluctuation entre les deux traductions proposées (âme et esprit) nřest
pas anodine, car chaque terme véhicule des connotations différentes, et ces problèmes de
traduction auraient eu, selon le Vocabulaire européen des Philosophies, une portée
considérable sur la réception postérieure du cartésianisme. Dřune part, le terme anima
nřest pas totalement supprimé, il réapparaît dans les Passions de lřâme et dans bon nombre
de paratextes ; dřautre part, le mot mens induit des équivoques car Descartes lřutilise dans
un sens particulier, contraire, comme nous lřavons vu, à la tradition augustinienne et
thomiste.
Ainsi, selon le Vocabulaire européen des Philosophies, aucun des deux termes (âme/esprit)
ne convient vraiment, car le terme mens chez Descartes comporte, outre le sens premier
(la substance dont toute lřessence est de penser), un deuxième sens, plus complexe, à
savoir, la présence du sujet dans sa pensée : le sujet ne saisit sa propre essence quřà la
première personne.
Il faudrait, toujours selon le Vocabulaire européen des Philosophies, une traduction
capable de rendre le double sens du mot mens, i. e., à la fois le sujet de la pensée en tant
que « chose » et lřacte même du cogito. Chez Descartes, le mot mens renvoie donc surtout
à une action : le fait de (se) penser à la première personne.
648
Cinquièmes réponses Ŕ BYS p. 389 [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Il semble quřen français, seul le mot esprit utilisé pour traduire mens permette de traduire
le sujet de la méditation, lřactivité de la pensée « se pensant elle-même », que Descartes
nomme aussi « entendement » ou encore ingenium en latin. Lřâme aurait donc une
connotation plus « spiritualiste », « théologique » ou « mystique », tandis que le mot esprit
aurait une connotation plus « épistémologique ».
Cette problématique nřest certes pas spécifique à la traduction de lřœuvre de Descartes.
Elle remonte précisément à lřépoque où le latin commence à sřeffacer pour laisser la place
aux langues vernaculaires. La question de la traduction en français des termes latins anima,
animus, mens, spiritus, etc. a été largement étudiée et a fait couler des flots dřencre. P.-F.
Moreau, auteur dřune nouvelle traduction Ŕ en collaboration avec J. Lagrée Ŕ du Traité
théologico-politique de Spinoza, dans la nouvelle édition des œuvres complètes du
philosophe (PUF, 1999), consacre à cette problématique une préface détaillée où il
explique les enjeux et les difficultés liés à la traduction de ces termes en français, afin de
justifier les options choisies.
Lřétude de ce paratexte sřest avérée fort éclairante pour notre propre problématique, même
si la traduction porte sur une doctrine différente de celle de Descartes. La traduction de
ces notions latines en français ne constituant pas notre objet dřétude, nous nřaurons pas la
prétention, cela va de soi, de nous prononcer dans un domaine que les spécialistes de la
question ont largement débattu au fil du temps. Nous estimons toutefois que ces
considérations nous aideront par la suite à mieux comprendre les options traductologiques
retenues par les traducteurs hispanophones qui ont traduit lřœuvre de Descartes à partir du
français, et a fortiori dřenvisager des alternatives.
Selon P.-F. Moreau, les difficultés liées à la traduction de ce champ sémantique tiennent à
trois raisons :
a) La richesse de la langue latine pour désigner les réalités psychologiques ou
intellectuelles, supérieure à celle des langues modernes. « Avant de traduire un
texte impliquant de façon théorique l'âme ou l'esprit, explique-t-il, il faut donc
à chaque fois non seulement se demander ce que signifie tel ou tel mot, mais aussi
reconstruire le système, la série, où chacun reçoit ses déterminations et marque ses
frontières avec son voisin. Bien entendu un même mot peut aussi avoir plusieurs sens et
être dans l'une de ses acceptions quasi-synonyme d'un autre mot, qui, lui, ne partagera
pas toutes ces possibilités. Enfin deux mots peuvent avoir le même sens, au moins
partiellement, mais ne pas s'utiliser dans les mêmes contextes »649.
649
P.-F. Moreau, « Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problème de sa traduction ». Article en
ligne, disponible sur : http://www.spinozaeopera.net/pages/le-vocabulaire-psychologique-de-spinoza-et-leprobleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978.html
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
b) La révolution rationaliste du XVIIe siècle, qui sřattelle à forger une nouvelle
vision de lřâme humaine et de son rapport avec le corps, conception qui rompt avec
la tradition aristotélicienne et même augustinienne. Les auteurs de ces nouvelles
conceptions doivent puiser, pour les formuler, dans le vocabulaire latin, qui est
aussi celui dont se servent les théologiens, dřoù les chevauchements, les équivoques
et les ambiguïtés de sens qui frappent ces notions ;
c) Lřévolution propre au système de Spinoza (aspect que nous ne développerons pas
car cet auteur ne fait pas lřobjet de notre étude).
Sřil ne nous est pas possible, dans les limites du présent travail, de rentrer en profondeur
dans ces querelles terminologiques, nous retenons néanmoins que P.-F. Moreau,
préconise, en accord avec nos propres conceptions, une approche au cas par cas de ces
termes. Il semble en effet impossible dřétablir une correspondance directe entre les mots
latins et les mots français, car, comme le souligne P.-F. Moreau,
« on se heurte à l'irritante impression qu'il existe toujours un terme de plus en latin : si on rend anima
par âme, il reste esprit pour animus, mais que faire de mens ? Si au contraire on décide de rendre
animus par cœur, en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des résonances affectives que
le mot français cœur possède aussi ("macte animo!") - alors comment traduire le latin cor ? »650.
Nous verrons plus loin les enjeux que posent ces questions au sein du discours
philosophique espagnol, et plus concrètement de la traduction de ces termes dans la
langue de Cervantès. Devant ce « flou » terminologique irréductible, comment gérer la
polysémie ? Quels équivalents convient-il de choisir dans ces conditions ? Faut-il se
contenter de transcrire le terme en français ? Certes, lorsque le traducteur est un
philosophe spécialisé dans le cartésianisme Ŕ cas le plus courant sur le plan éditorial,
comme nous lřavons vu - il va de soi quřil connaît dřemblée et en profondeur ces enjeux
philosophiques et terminologiques. Toutefois, sans remettre en cause la compétence du
traducteur, sa traduction peut ne pas refléter lřampleur de ce parcours terminologique, si,
comme nous le verrons, il se laisse absorber, voire « piéger » par la structure formelle de la
langue source.
Aussi, placé devant ce labyrinthe de chemins qui semblent ne mener nulle part, pour
paraphraser Heidegger, le traducteur est-il sommé de choisir. Nous relevons trois
démarches possibles face à lřapproche des termes :
a) Si les termes sont considérés comme des termes techniques, la logique voudrait
(si la traduction philosophique devait être assimilée à la traduction technique,
hypothèse que nous contestons ici) que lřon trouve un terme équivalent qui
servirait la traduction des termes en question à chaque occurrence ;
650
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
283
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
b) Si lřon fait abstraction des incohérences relevées au fil de la lecture, le traducteur
peut se contenter de traduire littéralement le mot choisi par lřauteur à chaque
occurrence, le créditant dřune cohérence doctrinale dřensemble que le lecteur sera
en mesure de reconstituer par une lecture attentive ;
c) Si le traducteur essaie au contraire, dans une démarche interprétative, de
traduire chaque occurrence précise en contexte par le terme qui semble le plus
adapté, il devra se livrer à un patient travail dřhistorien de la terminologie
philosophique et de la portée doctrinale de chaque système étudié. Il lui faudra
peser soigneusement les mots, tout en restant à lřécoute du sens textuel, justifier ses
choix pour chaque cas précis et même faire preuve dřune certaine audace,
démarche qui ne va pas sans écueils ni détracteurs.
Nous nous efforcerons de montrer, à lřaide des exemples extraits du corpus, que les deux
premières démarches nous semblent mener tout droit à une sorte dř« impasse traductive »,
la troisième voie nous paraissant, en revanche, sinon la plus aisée, du moins la plus
« honnête » que puisse emprunter le traducteur, même sřil reste condamné à la frustration
endémique des solutions « approximatives ».
La première voie pose le problème, comme il a déjà été souligné, de lřidentification des
termes techniques dřune part et de lřabsence dřuniformisation sémantique dont ils sont
lřobjet de la part des auteurs, de lřautre. Dès lors que chaque terme peut être utilisé dans
un sens qui varie dřœuvre en œuvre ou, à lřintérieur dřune même œuvre, au gré de
lřargumentation doctrinale, la solution qui consiste à adopter un terme en langue cible
tenu pour équivalent et de le reproduire à chaque occurrence paraît non seulement
insatisfaisante, mais encore dangereuse.
La deuxième voie semble dřautant plus tentante quřelle est dřune grande facilité
méthodique entre le couple des langues que nous étudions, à savoir le français et
lřespagnol, compte tenu de leur proximité (relative, mais certaine) sonore, grammaticale et
même lexicale. Rien de plus facile, en effet, que de traduire esprit par espíritu, âme par
alma, intellect par intelecto, etc. Sans doute cette proximité donne-t-elle au traducteur
lřillusion de respecter le premier commandement auquel toute traduction de qualité doit
se soumettre, à savoir, la fidélité au sens exprimé et voulu par lřauteur. Mais ce nřest là,
nous espérons le montrer, précisément quřune illusion…
Enfin, la troisième voie exige, ainsi que nous lřavons évoqué, une approche interprétative
et herméneutique, une analyse attentive de chaque terme dans son contexte, une mise en
rapport des définitions des termes telles que proposées par lřauteur et une évaluation au
cas par cas de la pertinence de lřintroduction des notes de bas de page, qui doivent faciliter
la lecture sans pour autant surcharger le texte. Il sřagit de trouver la juste mesure et de
Susana Mauduit-Peix Geldart
284
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
chercher pour chaque cas précis lřéquivalence la plus à même de favoriser une juste
compréhension de lřensemble de la doctrine. Cette approche ne va pas sans risques, car le
traducteur est à tout moment soumis à lř« incertitude interprétative ou herméneutique »
qui caractérise le discours philosophique, en cela non assimilable au discours technique.
Dès à présent, nous pouvons avancer la nécessité, au moins théorique mais très
probablement pratique, de renoncer à trouver ce que M. Lederer appelle une
« équivalence numérique » entre lřoriginal et la traduction. Telle est dřailleurs lřapproche
adoptée par P.-F. Moreau :
« Nos choix ont été guidés non par un simple répertoriage (ce qui nous aurait conduits à chercher un
équivalent par mot) mais plutôt par le double souci de prêter attention aux caractéristiques d'une
langue naturelle, notamment lorsqu'elle se charge de plusieurs couches sémantiques et lexicales par le
biais des traditions et sphères de citations ; et de distinguer entre les différentes valeurs théoriques des
mots (termes forts, termes faibles) qui supposent un degré de fixation théorique différent et
impliquent donc une hiérarchisation différente entre constitution d'un lexique spécialisé et adaptation
au contexte littéraire. »651
Notre hypothèse, en ce qui concerne le discours cartésien en espagnol, tel quřil sřest forgé
au fil des traductions, est la suivante : les signifiants des termes français auraient été
« transposés » au plus près dans le discours traduit, les traducteurs ayant eu recours à la
recherche de la correspondance la plus directe entre le français et lřespagnol. Mais la
connotation des termes ne se recoupant pas dřune langue à lřautre, nous tâcherons de
montrer que la compréhension de la doctrine cartésienne dans lřunivers hispanophone a
pu être faussée par ces choix terminologiques parfois inadaptés.
La distinction proposée par P.-F. Moreau entre « termes forts » et « termes faibles » nous
semble pertinente pour accorder à chaque mot sa juste valeur car, si le signifiant peut-être
le même, sa portée sémantique et doctrinale peut varier selon le contexte et doit être
pondérée au cas par cas. Pour notre part, nous parlerons plus volontiers de termes porteurs
de charge doctrinale et de termes non significatifs sur le plan doctrinal. Cette distinction,
qui ne joue pas au niveau du signifiant, comme nous lřavons vu, commande lřorientation
de notre analyse et la justification de nos propositions traductives.
Lřheure est venue à présent dřétudier la portée de ces termes dans le discours
philosophique espagnol, puis dans le contexte de la philosophie classique.
651
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
285
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.2. Les enjeux de la traduction en espagnol

Analyse quantitative
Une première approche du corpus nous a permis dřétablir que, le plus souvent, les
traducteurs ont eu recours à une stratégie de traduction littérale, ou traduction par
correspondances (selon la terminologie de la TIT), pour le traitement des termes qui nous
occupent, nommément esprit, âme, entendement, raison, dont voici les correspondances
espagnoles : espíritu, alma, entendimiento, razón. Nous avons dřabord procédé à une
analyse quantitative des traductions de Revilla, Morente et Vidal Peña, visant à recenser le
nombre dřoccurrences des termes retenus pour la traduction. En guise dřéchantillon, nous
avons choisi, comme base de cette évaluation quantitative, la Seconde des Méditations
métaphysiques dans un premier temps, puis la première, deuxième et quatrième parties du
Discours de la Méthode.
Le tableau ci-après propose une analyse terminologique « radiographique » de la Seconde
Méditation :
0-8 - Correspondances et occurrences dans la Seconde méditation
Termes français
(Trad. Clerselier)
Seconde Méditation
Correspondances
Occurrences
espagnoles
Esprit
Âme
Entendement
Raison
Totaux
22
3
3
5
33
Espíritu
Alma
Entendimiento
Razón
Occurrences
VP
21
3
4
2
30
MT
21
3
4
2
30
RV
18
3
3
2
24
Les résultats du tableau font ressortir que les mots esprit et âme ont quasisystématiquement été rendus par leurs correspondances immédiates en espagnol mais
certaines occurrences ont disparu dans la formulation espagnole. Si notre analyse ne porte
que sur la Seconde Méditation, il est vraisemblable que ces résultats soient extrapolables à
lřintégralité de lřouvrage.
Nous avons recensé vingt-deux occurrences du mot esprit en français, dans la traduction
de Clerselier (édition Beyssade). Dans les traductions espagnoles que nous avons étudiées,
nous recensons en effet un nombre dřoccurrences pratiquement identique dans les trois
traductions étudiées pour les termes âme, entendement et raison et un léger écart dans le
cas du terme esprit. Pour le terme raison, lřécart par rapport à lřoriginal sřexplique par
lřusage fréquent du terme dans un sens non technique dans le texte français.
Susana Mauduit-Peix Geldart
286
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Dans le cas de Vidal Peña et de Revilla, les occurrences manquantes ne correspondent pas
au choix dřune solution terminologique alternative pour le terme esprit, mais à une
solution par « omission ». Cette stratégie nřen constitue pas moins une solution légitime,
que nous aurons lřoccasion de commenter ci-après.
En revanche, dans le cas de Morente, nous trouvons, à une seule occurrence, une
alternative terminologique, à savoir mente (nous nous pencherons ci-dessous sur la
pertinence de cette proposition).
Pour comprendre ces choix et déterminer sřil existe des alternatives, nous interrogerons à
présent sur le sens et la portée des termes espíritu et alma dans la langue espagnole en
général et au sein du discours philosophique en particulier.
2.2.1. Alma / espíritu dans le discours espagnol
Reprenant une démarche similaire à celle que nous avons adoptée précédemment pour
caractériser lřusage de ces termes dans le discours français, nous nous interrogerons
dřabord sur la définition quřen donnent les dictionnaires de langue générale.
2.2.1.1. Sens général
Le dictionnaire de la Real Academia Española (désormais RAE) ne nous éclaire pas
beaucoup sur le sens du terme espíritu, car il semble recouvrir toutes les significations
possibles, parmi lesquelles :






Ser inmaterial dotado de razón;
Alma racional;
Vigor natural y virtud que alienta y fortifica el cuerpo para obrar;
Vivacidad, ingenio;
Vapor sutilísimo que exhalan el vino y los licores;
Principio generador, carácter íntimo, esencia o sustancia de una cosa.
Le terme alma, dřune grande richesse sémantique en espagnol et présent dans un grand
nombre de locutions populaires, est pour sa part défini, si nous ne retenons que les
acceptions qui nous concernent directement, essentiellement comme suit :

Sustancia espiritual e inmortal, capaz de entender, querer y sentir, que
informa al cuerpo humano y con él constituye la esencia del hombre;
 Principio sensitivo que da vida e instinto a los animales, y vegetativo que
nutre y acrecienta las plantas;
 Sustancia o parte principal de cualquier cosa.
Susana Mauduit-Peix Geldart
287
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Rappelons que le terme esprit en français semble avoir une connotation plutôt
épistémologique, tandis que le mot âme aurait une connotation plutôt religieuse et
mystique. Nous dirions quřen espagnol, lřimaginaire populaire retient pour le mot espíritu
une connotation plutôt religieuse, et une connotation à dominante « psychologique » pour
le mot alma, quoique associée également à une composante mystique ou religieuse.
Précisons enfin que ces différences connotatives étaient déjà à lřœuvre dans les
dictionnaires dřépoque, entre le français esprit et lřespagnol espíritu. Ainsi que nous
lřavons souligné précédemment, le discours classique retient essentiellement la
signification dřintelligence pour le mot esprit, ainsi quřil ressort de la définition proposée
par le dictionnaire de Furetière. Le dictionnaire dřépoque que lřon peut considérer comme
lřéquivalent en espagnol, publié en 1611 par Sebastián de Covarrubias Orozco, met surtout
en avant, parmi les nombreuses acceptions reconnues du mot espíritu, la connotation
religieuse, proposant dřemblée les définitions suivantes :


Tercera persona de la Santísima Trinidad;
Viento, impulso del Espíritu Santo, la ira y la gracia de Dios.
Par ailleurs, lřexpression « No tener espíritu» signifie «no tener brío (brío = esfuerzo,
ánimo, valor, coraje) ».
Comme nous le verrons, lřusage de ces termes ne sřimpose donc pas dřemblée comme la
solution évidente pour la traduction des termes français. Mais il nous faut à présent
explorer plus avant le champ sémantique proprement « philosophique » de ces notions, à
lřaide de quelques dictionnaires encyclopédiques de référence dans la littérature
philosophique espagnole.
2.2.1.2. Sens philosophique
Il est intéressant de noter dřemblée que la traduction en espagnol des termes âme et esprit
est complètement absente dans le Vocabulaire technique et critique de Lalande, alors que
ce dictionnaire classique du vocabulaire philosophique propose systématiquement, pour
chaque vedette étudiée, lřéquivalent en grec et en latin pour les termes philosophiques
anciens, et lřéquivalent en allemand, anglais et italien pour ce qui est des langues
modernes. Lřespagnol est donc, encore et toujours, le grand « absent » des langues
« philosophiques ».
Comme nous lřavons indiqué ci-dessus (cf. supra p. 88), le Vocabulaire européen des
Philosophies, pour sa part, exclut le plus souvent lřespagnol pour les termes étudiés. Les
termes âme et esprit constituent cependant une exception, car lřouvrage propose des
équivalences en huit langues, dont lřespagnol.
Susana Mauduit-Peix Geldart
288
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Le tableau suivant en présente les plus significatives :
0-9 - Termes Âme et Esprit en 6 langues
Grec
Latin
Allemand
Anglais
Espagnol
Italien
Psukhê, dianoia, thumos, phrenes
Mens, anima, animus, ingenium
Seele, Geist, Gemüt, Witz
Soul, spirit, mind, wit
Mente, ingenio, alma
Mente, ingenio, anima
Il est ici particulièrement intéressant de constater que le mot espíritu ne figure pas parmi
les traductions proposées, alors que, comme nous lřavons vu, cřest la solution la plus
souvent adoptée par les traducteurs hispanophones.
Dans son monumental Diccionario de Filosofía, J. Ferrater Mora met à son tour lřaccent
sur le caractère ambigu du terme espíritu, porteur, explique-t-il, de sens très différents
selon le contexte dans lequel il est utilisé. Du point de vue étymologique, le terme
constitue la traduction traditionnelle des deux vocables grecs déjà cités, nous et pneuma. J.
Ferrater Mora analyse ensuite la pertinence de cette traduction, avançant deux raisons en
faveur et deux raisons contre :
A) Raisons pour :
a) Nous désigne dřabord une réalité supérieure à celle que désigne le mot
psyché (=alma). Dans ce sens, le mot alma désigne une réalité organique
ou protoorganique, ou une réalité affective et émotionnelle, alors que le
terme nous désigne plutôt une réalité « intellectuelle ». «El alma es un
principio vivificante, mientras que el nous es un principio «pensante»»652;
b) Espíritu est aussi la traduction du latin spiritus (soplo, aliento), terme
utilisé souvent pour désigner une réalité immatérielle douée de raison.
B) Raisons contre :
a) Nous et pneuma ont parfois été traduits par des vocables plus
appropriés. Ainsi, on ne parle pas dřespìritu activo/pasivo, mais
dřentendimiento activo/pasivo ;
b) Pneuma a souvent une signification moins « spirituelle » que espíritu.
Dans le cas des notions grecques, compte tenu de ces difficultés, J. Ferrater Mora prône la
simple transcription des termes (nous, pneuma).
652
J. Ferrater Mora, op. cit. p. 572
Susana Mauduit-Peix Geldart
289
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pour le mot espíritu en espagnol, il retient deux significations principales :
a) «Todos los diversos modos de ser que de algún modo transcienden lo
vital.» ;
b) Sustancia opuesta a la materia.
En ce qui concerne le mot alma, J. Ferrater Mora retient les définitions suivantes :



El alma como muerto, sombra que desciende al seno de la tierra ;
El alma como «aliento» o principio de vida ;
El alma como «realidad aérea que vaga alrededor de los vivos».
Le sens du mot alma semble donc rester lié, comme le souligne dřautre part le Diccionario
de Filosofía653 de J. Muñoz (dir.), à la dimension corporelle et passionnelle, outre le sens
« mystique » que les définitions ci-dessus traduisent. Selon cet ouvrage, il existe une
différence substantielle entre les termes alma et espíritu :
« La notion de espíritu est donc liée à celles de mente ou conciencia, et semble supérieure à celle de
alma : cette dernière réalité est toujours liée, de façon plus ou moins étroite, à lřespace du vital, du
passionnel et du corporel, tandis que le spirituel renvoie, en général, à lřintellection, la rationalité, ou
la transcendance. »654
Cette dernière remarque semble renvoyer à lřusage cartésien des termes et justifier donc la
traduction du français esprit par espíritu. Sans prétendre remettre en cause le sérieux de
cette source, nous nřadhérons pas à cette approche qui nous semble trop vague, inspirée
peut-être par lřinfluence de la terminologie classique et sa reprise littérale au fil des
traductions successives.
Compte tenu de son ambiguïté et de sa connotation mystique, nous estimons, avec J.
Ferrater Mora, quřil serait préférable de bannir le terme espíritu du discours philosophique
espagnol, ou bien, comme il le préconise, de réserver son usage à des doctrines qui lui
accordent un sens très précis, notamment les trois courants majeurs quřil énumère avec
pertinence :
a) La scolastique, où le terme espíritu désigne une substance ou forme vivante
immatérielle ;
653
654
J. Muñoz (dir.), Diccionario de Filosofía. Madrid: Espasa Calpe, 2003
Ibid. p. 213 - «La noción de espíritu se aproxima [así] a las ideas de «mente» o «conciencia» y se eleva por
encima de la de «alma»: esta última realidad aparece siempre relacionada, de una manera más o menos
íntima, con el espacio de lo vital, lo pasional y lo corporal, mientras que lo espiritual suele pensarse bajo la
forma de lo intelectivo, lo racional, lo divino.» [Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
290
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
b) Le spiritualisme (Maine de Biran, Lachelier, Bergson), qui affirme lřexistence
dřun « moi intérieur profond » non assimilable à la psyché et encore moins à la
réalité psycho-organique. Ces doctrines, comme le souligne J. Muñoz, misent sur la
puissance créatrice de lřesprit et son indépendance vis-à-vis de la réalité
empirique ;
c) Lřidéalisme allemand (Hegel) : le terme espíritu traduit lřallemand Geist,
exprimant lřopposition au mot « Nature »  philosophie de lřesprit développée
surtout en Allemagne et en Italie.
En ce sens, Descartes, précise encore J. Muñoz, ne saurait être considéré comme un
spiritualiste, car sa notion de res cogitans ou conscience rationnelle est dépourvue de toute
connotation religieuse ou morale, dřune part, et dřautre part parce que les doctrines dites
« spiritualistes » sřopposent à la conception mécaniciste et rationaliste du monde.
Or, même si toute philosophie de lřesprit nřest pas nécessairement une philosophie
spiritualiste, nous estimons que lřusage systématique du mot espíritu dans la traduction
espagnole des Méditations est susceptible dřégarer le lecteur, que ce soit dans un sens
« spiritualiste » ou autre, et de nuire à la compréhension de la philosophie de Descartes.
2.2.2. Les alternatives terminologiques
Comme nous lřavons vu, les termes français âme et esprit traduisent une seule et même
notion dans la pensée de Descartes. Toutefois, du point de vue de leur traduction en
espagnol, seul le terme esprit semble poser problème. Le terme âme peut en effet faire
lřobjet dřune simple traduction littérale, ou transcodage, à condition bien sûr de garder
toujours présent à lřesprit (¡nunca mejor dicho!), dans le cas de Descartes, le sens
spécifique que le philosophe confère à ce terme (opposé au sens aristotélicien de lřâme
comme principe vital). Mais parfois, le philosophe semble même lřutiliser dans son sens
traditionnel Ŕ cřest-à-dire, aristotélicien du terme. Prenons par exemple cet extrait de la
Seconde Méditation :
« Mais je m'arrêterai plutôt à considérer ici les pensées qui naissaient ci-devant d'elles-mêmes en mon
esprit, et qui ne m'étaient inspirées que de ma seule nature, lorsque je m'appliquais à la considération
de mon être. Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute
cette machine composée d'os et de chair, telle qu'elle parait en un cadavre, laquelle je désignais par le
nom de corps. Je considérais, outre cela, que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais et que je
pensais, et je rapportais toutes ces actions à l'âme ; mais je ne m'arrêtais point à penser ce que c'était
que cette âme, ou bien, si je m'y arrêtais, j'imaginais qu'elle était quelque chose extrêmement rare et
Susana Mauduit-Peix Geldart
291
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
subtile, comme un vent, une flamme ou un air très délié, qui était insinué et répandu dans mes plus
grossières parties. »655
Compte tenu de la définition que Descartes en donne (« quelque chose extrêmement rare
et subtile, comme un vent, une flamme ou un air très délié… »), on peut considérer ici que
le mot âme est pris dans son acception traditionnelle. La tâche du traducteur, en ce qui
concerne ce terme, sřen trouve dřautant plus facilitée quřil peut opter « sans complexes »
pour sa correspondance directe en espagnol, alma. Telle est en effet la solution que nous
trouvons dans les traductions du corpus :
 Traduction de Revilla :
«Mejor me detendré en considerar aquí los pensamientos que ántes nacian por sí mismos en mi
espíritu, y que mi sola naturaleza me inspiraba, cuando me ocupaba en examinar mi sér.
Coniderábame entónces dotado de reostro, manos, brazos, de toda esa máquina compuesta de huesos y
carne, tal como aparece en un cadáver; á la que designaba con el nombre de cuerpo. Veia tambien que
me alimentaba, que andaba, que sentia y pensaba, y referia todas estas acciones al alma; pero no me
ocupaba en pensar qué era esta alma, y si acaso lo hacía, imaginaba que era una cosa extremadamente
ténue y sutil, a la manera de un viento, de una llama ó de un aire sutilísimo que se insinuaba y
esparcia por las partes más groseras de mi cuerpo.» 656
 Traduction de Morente :
«Pero me detendré más bien a considerar aquí los pensamientos que anteriormente brotaban en mi
mente por sí solos e inspirados por mi sola naturaleza, cuando me aplicaba a considerar mi ser.
Consideraba, primero, que tenía una cara, manos, brazos y toda esta máquina compuesta de huesos y
carne, como se ve en un cadáver, la cual designaba con el nombre de cuerpo. Consideraba, además,
que me alimentaba, y andaba, y sentía, y pensaba, y todas estas acciones las refería al alma; o bien, si
me detenía en este punto, imaginaba el alma como algo en extremo raro y sutil, un viento, una llama o
un soplo delicadísimo, insinuado y esparcido en mis más groseras partes.» 657
 Traduction de Vidal Peña :
«Entonces, me detendré aquí a considerar más bien los pensamientos que antes nacían espontáneos en
mi espíritu, inspirados por mi sola naturaleza, cuando me aplicaba a considerar mi ser. Me fijaba,
primero, en que yo tenía un rostro, manos, brazos, y toda esa máquina de huesos y carne, tal y como
aparece en un cadáver, a la que designaba con el nombre de cuerpo. Tras eso, reparaba en que me
nutría, y andaba, y sentía, y pensaba, y refería todas esas acciones al alma; pero no me paraba a pensar
en qué era ese alma, o bien, si lo hacía, imaginaba que era algo extremadamente raro y sutil, como un
viento, una llama o un delicado éter, difundido por mis otras partes más groseras.» 658
A noter toutefois, chez Morente, lřomission de la phrase « mais je ne m'arrêtais point à
penser ce que c'était que cette âme ». Sans doute sřagit-il dřun oubli commis par mégarde ?
655
BYS p. 75
RV p. 84
657 MT p. 123
658 VP p. 144-145
656
Susana Mauduit-Peix Geldart
292
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Le mot âme est également utilisé dans son acception traditionnelle dans cet extrait de la
septième objection adressée par Hobbes à Descartes :
« S'il nřy a point d'idée de Dieu (or on ne prouve point qu'il y en ait), comme il semble qu'il n'y en a
point, toute cette recherche est inutile. Davantage l'idée de moi-même me vient (si on regarde le
corps) principalement de la vue ; (si l'âme) nous n'en avons aucune idée ; mais la raison nous fait
conclure qu'il y a quelque chose de renfermé dans le corps humain, qui lui donne le mouvement
animal par lequel il sent et se meut ; et cela, quoi que ce soit, sans aucune idée, nous l'appelons
âme. »659
Les traducteurs ont dès lors le loisir de traduire le mot par sa correspondance :
 Revilla :
«Si no hay idea de Dios (y no se prueba que la haya), como parece cierto, toda esta indagacion es
inútil. Además, la idea de mí mismo procede, en lo que al cuerpo se refiere, de la vista; y respecto al
alma, ningua idea tenemos de ella. La razon nos hace pensar que hay algo, encerrado en el cuerpo
humano, que le da el movimiento animal, que le hace sentir y moverse, y á ésto, sea lo que sea, y sin
idea alguna, lo llamamos alma.»660
 Vidal Peña :
«Si no hay idea de Dios (y no está probado que la haya), como, en efecto, parece que no la hay, toda
esta búsqueda es inútil. Por otra parte, la idea de mí mismo procede, si se atiende al cuerpo,
principalmente de la vista, y si al alma, no tenemos idea alguna de ella. Mas la razón nos lleva a inferir
que hay algo encerrado en el cuerpo humano que le da el movimiento animal por el que siente y se
mueve; y a eso, sea lo que fuere, sin tener idea alguna de ello, lo llamamos alma.»661
 Díaz :
« Si no hay idea de Dios (o no se prueba que haya una), como parece que no hay ninguna, toda esta
investigación es inútil. Además, la idea de mí mismo me viene (si se mira el cuerpo) principalmente de
la vista; (si el alma) de ella no tenemos idea alguna; pero la razón nos hace concluir que hay algo
encerrado en el cuerpo humano que le otorga el movimiento animal por el cual siente y se mueve; y a
eso, sea lo que sea, lo llamamos alma. »
La traduction du mot esprit est en revanche beaucoup plus problématique. Nous avons vu
que, dans la plupart des cas, les traducteurs se contentent dřadopter une traduction
littérale, espíritu, mais ce terme véhicule des connotations dans la langue cible qui
pourraient sřavérer préjudiciables pour la bonne lecture du texte, comme nous le verrons
ci-après. Ceci étant, de quelles alternatives dispose le traducteur ?
659
BYS p. 307
RV p. 84
661 VP p. 404
660
Susana Mauduit-Peix Geldart
293
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.2.2.1. L’omission
Dans le tableau de la page 286, nous avons constaté un léger écart entre le nombre
dřoccurrences de lřoriginal esprit en français et le nombre dřoccurrences de sa
correspondance en espagnol, soit une dans la traduction de Vidal Peña et quatre dans la
traduction de Revilla. Ainsi que nous lřavons indiqué ci-dessus, cet écart ne sřexplique pas
par lřadoption dřune solution terminologique alternative, mais par lřomission du terme
dans les extraits suivants :
Voici le paragraphe en question de Vidal Peña, précédé de lřoriginal :
« Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que
c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive. Je dis ce morceau de cire
en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne
peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? »662
«Debo, pues, convenir en que yo no puedo concebir lo que es esa cera por medio de la imaginación, y
sí sólo por medio del entendimiento: me refiero a ese trozo de cera en particular, pues en cuanto a la
cera en general, ello resulta aún más evidente. Pues bien, ¿qué es esa cera, sólo concebible por medio
del entendimiento?»663
Sřappuyant sur la synonymie établie explicitement par Descartes, Vidal Peña a opté ici
pour la suppression du terme esprit, qui semble redondant en lřoccurrence et ne rien
ajouter au sens de la phrase. Comme nous lřavons vu, la fidélité au sens nřimplique pas la
nécessité de respecter lřéquivalence numérique entre lřoriginal et la traduction, car
lřopération ne porte pas sur les mots qui composent la phrase, mais sur le sens global que
celle-ci véhicule. Aussi le choix de Vidal Peña constitue-il une solution légitime sur ce
plan.
En revanche, sur le plan de la forme, cette omission pose problème dans la mesure où elle
« sacrifie » en quelque sorte le style de Descartes. Sans rentrer ici au cœur de cette
problématique, qui sera explorée au chapitre 3, nous soulignerons dès à présent que le
redoublement des substantifs, adjectifs ou verbes constitue un trait caractéristique de
lřécriture cartésienne, quřil convient de ne pas ignorer. Pour lřinstant toutefois, nous
tiendrons pour légitime la solution de Vidal Peña car elle a le mérite de préserver le sens.
Dans la traduction de Revilla, nous observons également cette technique par omission
dans certains passages.
662
663
BYS p. 87
VP p. 153
Susana Mauduit-Peix Geldart
294
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Nous en présentons ci-après trois exemples :
Ex
Français
Espagnol
1 « La Méditation que je fis hier m'a rempli «La meditación que hice ayer me ha llenado de tantas
2
3
l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus
désormais en ma puissance de les oublier. »664
/ « Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre
chose différente de celles que je viens de juger
incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le
moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieu,
ou quelque autre puissance, qui me met en
l'esprit ces pensées ? »666
« De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir
soigneusement examiné toutes choses, enfin il
faut conc1ure, et tenir pour constant que cette
proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement
vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que
je la conçois en mon esprit. »668
dudas, que no me es posible ya darlas al olvido.» 665
«¿Pero qué sé yo si habrá alguna cosa diferente de las
que acabo de declarar inciertas, sobre la cual no
quepa la menor duda? ¿Me infundirá estos
pensamientos algun Dios ú otro poder cualquiera ?»667
«De manera que despues de haberlo pensado bien y
de haber examinado cuidadosamente todas las cosas,
hay que concluir declarando que esta proposicion: yo
soy, yo existo, es necesariamente verdadera siempre
que la pronuncio ó la concibo.»669
Pour chacun de ces trois exemples, Revilla choisit dřemployer uniquement un verbe, à
savoir : llenar (remplir), infundir (inspirer) et concebir (concevoir). Dans les trois cas, le
terme esprit est compris et sous-entendu dans le verbe, son absence matérielle ne
retranche dès lors rien au sens.
Le choix de Revilla dřomettre le terme dans ces extraits témoigne dřune approche
traductive moins « littéralisante » que les précédentes (et de ce fait, plus réussie, à notre
sens). Ce constat vient confirmer, par ailleurs, que la tendance vers la « littéralisation »
observable de nos jours surtout dans la traduction littéraire (cf. supra chapitre 1.3. de la
troisième partie), concerne également la traduction philosophique (rappelons que la
traduction de Revilla date de 1878, celle de Vidal Peña de 1977 (2005 pour notre édition)).
Si la démarche par omission se justifie dans certains cas et nřaltère pas le sens global du
propos, force est de constater que cette alternative est assez limitée. Dans la plupart des cas
en effet, il faudra bien traduire le terme esprit en soi, imposant au traducteur la nécessité
de trouver une équivalence satisfaisante.
664
BYS p. 71
RV p. 82
666 BYS p. 73
667 RV p. 83
668 BYS p. 73
669 RV p. 83
665
Susana Mauduit-Peix Geldart
295
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Revenons dès lors aux correspondances proposées dřemblée par le Vocabulaire européen
des Philosophies.
Nous avons vu que le mot espíritu ne figure pas parmi les traductions « officielles » du mot
esprit. Lřabsence du terme espíritu dans cet ouvrage, dont lřautorité et la rigueur ne sont
pas à démontrer, nous semble constituer en soi un argument de poids à lřencontre de la
légitimité de ce terme comme traduction du français esprit, du mind anglais ou du Geist
allemand. Pourtant, le terme espíritu domine très largement le discours philosophique
espagnol, au point quřil devient difficile, pour le philosophe comme pour le traducteur, de
ne pas sřy référer ou de proposer une alternative terminologique qui respecte davantage la
teneur doctrinale de la notion.
Outre le mot alma, le Vocabulaire européen des Philosophies propose plutôt les termes
mente et ingenio. Ces termes espagnols constituent la correspondance « directe », dironsnous, des termes latins mens et ingenium, vocables qui nřont pas leur équivalent en
français. Mais si lřespagnol dispose de ces correspondances, pourquoi les traducteurs nřen
font-ils pas usage ? Essayons de comprendre les raisons de lřusage parcimonieux de ces
termes dans le discours philosophique espagnol et plus particulièrement dans les
traductions de notre corpus.
2.2.2.2. Le vocable mente
Ainsi que nous lřavons indiqué précédemment, le vocable mente est issu du latin mens. Le
dictionnaire latin > français670 définit ce terme comme faculté intellectuelle, intelligence,
esprit, pensée, réflexion, intention.
Le dictionnaire de la RAE, pour sa part, définit le terme en espagnol comme « potencia
intelectual del alma», «designio, pensamiento, propósito, voluntad».
A noter que le terme est absent, en tant que vedette, dans le dictionnaire de 1611 de
Covarrubias. Mention est faite pourtant de lřadjectif mental, défini comme «cosa que
pertenece a la mente y al alma». Nous remarquons ici la conjonction Ŗyŗ : la mente y el
alma, seraient donc deux réalités différentes à lřépoque ?
Dřun point de vue plus proprement philosophique, J. Ferrater Mora reconnaît dřemblée
que le terme mente nřest pas très usité dans le discours philosophique espagnol, en raison
peut-être de son imprécision.
670
F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris : Hachette, 1934.
Susana Mauduit-Peix Geldart
296
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Il avance sept usages possibles de ce terme :







Intelecto, inteligencia;
Espíritu: a veces se prefiere «mente » a «espíritu» para evitar las
connotaciones metafísicas;
Psique, realidades psíquicas (opuestas a las realidades físicas);
Entendimiento: en particular el entendimiento «después de haber
entendido o comprendido algo, a diferencia de la propia facultad de
entender o comprender»;
Alma: en cuanto agente intelectual que usa la inteligencia (sentido
«intelectual»);
Escolástica: la «mente» abarca la inteligencia + la memoria + la voluntad;
Intención (la mente del legislador)  mentalidad (forma de la mente) =
«unidad de un modo de pensar».
Compte tenu de cette multiplicité sémantique, J. Ferrater Mora recommande de faire
usage du terme, soit dans un sens général, soit dans un sens particulier qui doit être bien
défini et précisé.
On trouve pourtant quelques occurrences du mot mente dans le corpus. Par exemple, dans
la Seconde Méditation, Morente choisit ce terme, en une seule occurrence pour traduire le
français esprit :
«[…] Y ¿qué es un hombre? ¿Diré que un animal racional? No, por cierto, pues tendrìa que indagar
luego lo que es animal y lo que es racional; y así una sola cuestión me llevaría insensiblemente a
infinidad de otras más difíciles y embarazosas; y no quisiera abusar del poco tiempo y ocio que me
quedan, empleándolo en descifrar semejantes dificultades. Pero me detendré más bien a considerar
aquí los pensamientos que anteriormente brotaban en mi mente por sí solos e inspirados por mi sola
naturaleza, cuando me aplicaba a considerar mi ser.»671
Morente utilise ici le mot mente bel et bien pour traduire le mot esprit français
(« Mais je m'arrêterai plutôt à considérer ici les pensées qui naissaient ci-devant
d'elles-mêmes en mon esprit »), alors quřil a choisi le plus souvent la traduction par
espíritu, sans en fournir la moindre explication. Cette occurrence explique lřécart
que notre tableau de la page 286 fait ressortir entre le nombre dřoccurrences de
lřoriginal et ses correspondances dans la traduction. Dans ce paragraphe pourtant, le
choix du mot mente rend le discours plus logique et plus cohérent en espagnol.
671
MT p. 123
Susana Mauduit-Peix Geldart
297
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
De même, dans une note explicative à sa traduction du Discours de la Méthode,
Reguera utilise le mot mente bel et bien dans le sens de lřesprit cartésien, alors quřil
nřemploie pas ce terme dans la traduction du texte même :
«El nuevo criterio de verdad, la evidencia, y sus condiciones (la claridad y distinción, y la
indudabilidad) es decisivo en la epistemología cartesiana. No sólo rompe la identidad tradicional
expresada en la «adaequatio intellectus et rei», sino que excluye, junto con la probabilidad aristotélica
y la verosimilitud escolástica la conjetura. Al contrario de ésta, lo evidente es aquello cuya verdad
aparece a la mente de manera inmediata, es decir, en la operación denominada intuición, según el
enunciado de la Regla III: los que buscan el recto camino de la verdad no deben ocuparse sino de «lo
que podamos intuir clara y evidentemente o deducir con certeza». Se añade en este enunciado una
operación complementaria de la intuición, la deducción, y la exigencia de certeza.» 672
Lřemploi du terme mente dans ce commentaire destiné à éclairer sa traduction laisse
penser que, en reformulant à sa manière le cœur de la problématique doctrinale, le
traducteur a choisi spontanément le terme-cible qui lui semble le plus à même dřexprimer
clairement le sens de la pensée. Alors que dans la traduction du texte de lřauteur, il se
serait laissé plutôt séduire par la « sacralisation du texte source » et aspirer par une fidélité
formelle (cřest-à-dire aux signifiants source) consciente ou non.
Enfin, dans la magistrale leçon sur Descartes que Ortega y Gasset, la grande figure de la
pensée espagnole, présente à ses élèves673, lřesprit cartésien est le plus souvent désigné par
le philosophe espagnol comme mente, ou encore conciencia, pour souligner la grande
scission que Descartes introduit par rapport à la philosophie antique et médiévale : la
pensée réflexive, la subjectivité, le moi qui se pense, comme acte premier, certitude
radicale et voie dřaccès à la connaissance. Dans son commentaire en espagnol de la pensée
cartésienne, Ortega y Gasset opte le plus souvent pour mente. Quřon en juge :
«Mi cuerpo es, por lo pronto, sólo una idea que mi mente tiene. No está el alma en o con el cuerpo,
sino la idea cuerpo dentro de mi mente, dentro de mi alma. Si, además, resulta que el cuerpo es una
realidad fuera de mì, una realidad extensa […] quiere decirse que alma y cuerpo, mente y materia no
tienen nada que ver entre sí, no pueden tocarse ni entrar en relación alguna directa.» 674
Et aussi, de manière plus précise encore, par « consciencia » :
«El nombre que después de Descartes se da al pensamiento como ser para sí, como darse cuenta de sí,
es… consciencia o conciencia. No alma, ánima, psyché Ŕ que significa aire, soplo Ŕ porque anima al
cuerpo, le insufla vida, le mueve Ŕ […] sino consciencia, es decir, darse cuenta de sì.»675
Il est dès lors intéressant de se demander pourquoi le terme conciencia ne figure pas parmi
les choix retenus par les traducteurs pour évoquer lřesprit ou le moi cartésien… Nous
672
RG p. 24
J. Ortega y Gasset, « ¿Qué es filosofía? » op. cit.
674 Ibid. p. 373
673
675
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
298
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
aborderons cette question ci-après afin de nous concentrer à présent sur lřanalyse de
mente.
Cependant, si Ortega y Gasset semble privilégier le mot mente pour décrire lřesprit
cartésien tout au long de cette Lección VII, il faut souligner que cette solution ne semble
pas le satisfaire complètement, et tâtonne, à lřinstar de Descartes, dans sa recherche de la
formulation la plus adaptée à lřidée de la res cogitans : «Se trata de una advertencia capital
Ŕ la primacía teórica de la mente, del espíritu, de la conciencia, del yo, de la subjetividad
como hecho universal: es el hecho primario del Universo.»676
Ortega y Gasset fait de temps en temps allusion, il est vrai, au terme espíritu, mais peutêtre Ŕ telle est notre hypothèse Ŕ en raison de la « contamination » induite par la
perpétuation du terme dans les traductions. Le plus souvent en effet, ainsi que lřa montré
notre analyse statistique, le terme esprit est tout simplement traduit par espíritu et ce, quel
que ce soit le contexte. Nous estimons pour notre part que le terme mente, malgré ses
insuffisances, est souvent plus approprié que espíritu pour traduire lřesprit cartésien. Mais
pas dans tous les cas, car il nous faut encore tenir compte de la connotation dominante du
terme, qui renvoie aux opérations de lřintelligence et non pas à lřensemble de la vie
« spirituelle » ou « non corporelle » de lřhomme. Ainsi, lorsque le terme mens ou esprit est
utilisé dans un sens plus large qui met en avant le caractère dynamique de la faculté de
penser, le mot mente, qui traduit une réalité plutôt statique, ne convient pas, comme par
exemple dans le passage qui suit, extrait de la quatrième objection que Hobbes adresse à
Descartes :
« Que dirons-nous maintenant, si peut-être le raisonnement n'est rien autre chose qu'un assemblage et
enchaînement de noms par ce mot est ? D'où il s'ensuivrait que, par la raison, nous ne concluons rien
du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant leurs appellations, c'est-à-dire, par
elle, nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les
conventions que nous avons faites à notre fantaisie touchant leurs significations. Si cela est ainsi,
comme il peut être, le raisonnement dépendra des noms, les noms de l'imagination, et l'imagination
peut-être (et ceci selon mon sentiment) du mouvement des organes corporels ; et ainsi l'esprit ne sera
rien autre chose qu'un mouvement en certaines parties du corps organique. »677
Ici encore, nos traducteurs traduisent le mot esprit par espíritu :
 Traduction de Revilla:
«¿Qué diremos ahora si por ventura el razonamiento no es más que un conjunto y encadenamiento de
nombres enlazados por la palabra es? De lo cual se seguiria que por medio de la razon nada concluimos
relativamente a la naturaleza de las cosas, sino sólo respecto à sus denominaciones; es decir, que con
ella sabemos simplemente que reunimos bien ó mal los nombres de las cosas, segun lo que acerca de
sus significaciones hemos convenido à nuestro capricho. Si esto es así Ŕ como puede ser, - el
razonamiento dependerá de los nombres, éstos de la imaginación, y la imaginación quizá (esto en mi
676
Ibid. p. 367
677
BYS p. 302
Susana Mauduit-Peix Geldart
299
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
opinion) del movimiento de los órganos corporales; no siendo, por tanto, otra cosa el espíritu que un
movimiento producido en ciertas partes del cuerpo orgánico.» 678
 Traduction de Vidal Peña :
«¿Qué diríamos ahora, si acaso el razonamiento fuese otra cosa que una unión y concatenación de
nombres mediante la palabra es? De ahí se seguiría que, mediante la razón, no concluimos nada
tocante a la naturaleza de las cosas, sino sólo tocante a sus denominaciones. Es decir: que, por la razón,
sólo vemos si unimos bien o mal los nombres de las cosas, según las convenciones que hemos
establecido a capricho respecto del significado de estas últimas. Si ello es así, como en efecto puede
ser, el razonamiento dependerá de los nombres, éstos de la imaginación, y la imaginación acaso
dependa (según pienso) del movimiento de los órganos del cuerpo; de esta suerte, el espíritu no será
otra cosa que un movimiento que se produce en ciertas partes del cuerpo orgánico.»679
Il semble que le terme esprit soit pris ici dans son sens le plus large, ce qui exclut une
traduction par mente o entendimiento. Si lřon refuse, comme nous le faisons, la traduction
littérale par espíritu, nous nřavons dřautre choix que dřadapter la phrase en optant pour la
technique traductive dite dřétoffement ou dřexplicitation (ou encore dřincrémentialisation,
selon la terminologie de J.-R. Ladmiral). Pour la clarté de lřexposé, nous serions tentées
dřajouter des périphrases comme «lo que llamamos Ŗalmaŗ o Ŗsustancia pensanteŗ»,
expressions qui marquent certes lřopposition au corps voulue par Descartes. Mais nous
pourrions aussi envisager ici le terme pensamiento, qui introduit un certain dynamisme
dans la phrase, pour traduire le vocable esprit.
Voici la traduction que nous proposerions :
«Mas aquí cabe decir, que acaso el razonamiento no sea sino una mera combinación y
encadenamiento de nombres, por medio del verbo Ŗesŗ. En cuyo caso cabrìa colegir que nada
podemos deducir por medio de la razón sobre la naturaleza de las cosas, sino solamente sobre las
palabras que las designan; es decir, la razón sólo nos permite saber si relacionamos correctamente
o no los nombres de las cosas, según las convenciones que hemos establecido con pura gratuidad
en cuanto a su significado se refiere. Si esta hipótesis es válida, y en verdad puede serlo, entonces
el razonamiento depende de los nombres, los signos de la imaginación, y la imaginación a su vez
(es lo que yo creo) del movimiento de los órganos corporales; el pensamiento no es, por ende,
sino un puro movimiento que adviene en ciertas partes del cuerpo orgánico.»
Peut-on trouver dřautres alternatives ? Nous avons vu que le Vocabulaire européen des
Philosophies propose également le terme ingenio comme traduction du mot esprit et,
contrairement au mot mente, il figure parfois parmi les choix opérés par nos traducteurs.
Aussi convient-il dřen évaluer à présent la pertinence.
678
679
RV p. 79
VP p. 396
Susana Mauduit-Peix Geldart
300
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
2.2.2.3. Le vocable ingenio
Dans les traductions espagnoles du Discours de la Méthode de Frondizi, Morente et
Reguera notamment (1ère, 2ème et 4ème parties), nous trouvons un nombre respectable
dřoccurrences du terme ingenio :
0-10 - Correspondances et occurrences dans le Discours de la méthode
Termes français
Esprit
Âme
Entendement
Raison
Discours de la Méthode (1ère, 2ème et 4ème parties)
Correspondances
Occurrences
Occurrences
espagnoles
Frondizi Morente
Reguera
22
Espíritu
19
9
5
8
Alma
6
7
9
3
Entendimiento
4
3
5
39
Razón
22
23
33
Mente
3
0
2 (NT)
Ingenio
3
17
17
Par exemple, nous trouvons le mot ingenio traduisant le mot esprit à plusieurs occurrences
dans la traduction du Discours de la Méthode de Reguera, notamment au début.
Voici lřextrait original en question, suivi de la traduction :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu que
ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en
désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela
témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce
qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la
diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais
seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes
choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus
grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui
ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit
chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.
Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même
j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte ou la
mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que
celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit ; car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la
seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière
en un chacun; et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et
du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d'une même
espèce. »680
680
RL p. 23-24
Susana Mauduit-Peix Geldart
301
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
 Traduction de Reguera :
«El buen sentido es la cosa mejor repartida del mundo, pues cada cual cree estar tan bien provisto de
él, que incluso los más descontentadizos en cualquier otra cosa, no suelen apetecer más del que ya
tienen. En lo cual no es verosímil que todos se equivoquen; más bien esto muestra que la facultad de
juzgar bien y de distinguir lo verdadero de lo falso, que es lo que propiamente se llama buen sentido o
razón, es por naturaleza igual en todos los hombres; y, por lo tanto, que la diversidad de nuestras
opiniones no proviene de que unos sean más racionales que otros, sino tan sólo de que dirigimos
nuestros pensamientos por caminos diferentes, y no tenemos en cuenta las mismas cosas. No basta,
pues, tener un buen ingenio, lo principal es aplicarlo bien. Las almas más eminentes son capaces de los
mayores vicios, como también de las mayores virtudes; y los que caminan muy lentamente pueden
llegar mucho más lejos, si siguen siempre el camino recto, que los que corren, pero se alejan de él.
Por mi parte, nunca he presumido que mi ingenio fuese en algo más perfecto que el de los demás;
hasta he deseado con frecuencia tener el pensamiento tan ágil, o la imaginación tan nítida, o la
memoria tan amplia y viva, como otros lo tienen. Y no conozco otras cualidades, excepto éstas, que
puedan contribuir a la perfección del ingenio; pues en lo que concierne a la razón, o al sentido, ya que
es la única cosa que nos hace hombres, y nos distingue de los animales, quiero creer que está entera en
cada uno de nosotros, y seguir en esto la común opinión de los filósofos, que dicen que sólo existen
diferencias de grado entre los accidentes, y de ninguna manera entre las formas o naturalezas de los
individuos de una misma especie.»681
Dans une note de bas de page, Reguera explique et justifie son choix du mot ingenio pour
la traduction du mot esprit au détriment du mot espíritu, terme quřil juge moins
satisfaisant en raison de sa connotation :
« La notion dřesprit (lat. ingenium), utilisée surtout pour souligner lřopposition à la substance étendue,
désigne la pensée en général (res cogitans), telle quřelle a été formulée, par exemple, dans la II
Méditation : « Je ne suis donc, précisément parlant, quřune chose qui pense, cřest-à-dire un esprit, un
entendement ou une raison ». Nous avons préféré la traduire par le terme ingenio, qui permet dřéviter
la connotation immédiate dřun ordre surnaturel suggérée par le terme espíritu, et de faire référence à
cette disposition innée dont tout être humain est doté, en tant quřil est res cogitans. »682
Enfin, nous y voilà ! Si ces considérations appuient explicitement notre hypothèse, force
nous est dřavouer que la joie a été de courte durée : malgré sa clairvoyance, Reguera
tombe, lui aussi, plus loin dans le piège de la « rémanence têtue des signifiants », selon
lřexpression de M. Lederer, et a recours malencontreusement au mot espíritu, par mégarde
ou par oubli de ses choix terminologiques.
681
RG p. 3-4
«La noción esprit (ed. lat.: ingenium), usada sobre todo para mostrar la oposición a la sustancia extensa,
designa el pensamiento en general (res cogitans), tal como se encuentra, por ejemplo, en la II Medit.: «Así
pues, hablando con precisión, no soy más que una cosa que piensa, es decir, un espíritu (esprit), un
entendimiento o una razón» (AT, IX, p. 21). Se ha preferido, en la traducción el término ingenio, porque con
él se obvia la referencia fácil a algo suprahumano que sugiere el término espíritu, y se designa la disposición
natural de la que todos están dotados en tanto que el hombre es res cogitans». RG p. 4. [Traduit par nos
682
soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
302
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Ainsi, par exemple, dans cet extrait :
«[…] en lugar del gran número de preceptos de los que la lógica está repleta, estimé que tendría
suficiente con los cuatro siguientes, con tal de que tomase la firme y constante resolución de no dejar
de observarlos ni una sola vez. […] El primero consistìa en no admitir jamás cosa alguna como
verdadera sin haber conocido con evidencia que así era'"; es decir, evitar con sumo cuidado la
precipitación y la prevención, y no admitir en mis juicios nada más que lo que se presentase tan clara
y distintamente a mi espíritu que no tuviese motivo alguno para ponerlo en duda.»683
Ou encore dans cet autre passage :
«[…] y reflexionando, en cada materia, particularmente sobre aquello que pudiera hacerla dudosa y
dar ocasión a equivocarnos, erradicaba entre tanto de mi espíritu cuantos errores se hubieran podido
deslizar en él anteriormente.»684
Morente a également souvent recours au mot ingenio, dans sa traduction du Discours de la
Méthode sans fournir toutefois dřexplication sur ce choix, qui alterne avec celui du mot
espíritu, notamment dans le même passage susmentionné :
«El buen sentido es la cosa mejor repartida del mundo. pues cada cual piensa que posee tan buena
provisión de él, que aun los más descontentadizos respecto a cualquier otra cosa. no suelen apetecer
más del que ya tienen. En lo cual no es verosímil que todos se engañen, sino que más bien esto
demuestra que la facultad de juzgar y distinguir lo verdadero de lo falso, que es propiamente lo que
llamamos buen sentido o razón, es naturalmente igual en todos los hombres: y, por lo tanto que la
diversidad de nuestras opiniones no proviene de que unos sean más razonables que otros, sino tan sólo
de que dirigimos nuestros pensamientos por derroteros diferentes y no consideramos las mismas cosas.
No basta, en efecto, tener el ingenio bueno; lo principal es aplicarlo bien. Las almas más grandes son
capaces de los mayores vicios. como de las mayores virtudes; y los que andan muy despacio pueden
llegar mucho más lejos, si van siempre por el camino recto. que los que corren. pero se apartan de él.
Por mi parte. nunca he creído que mi ingenio fuese más perfecto que los ingenios comunes; hasta he
deseado muchas veces tener el pensamiento tan rápido o la imaginación tan nítida y distinta, o la
memoria tan amplia y presente como algunos otros. Y no sé de otras cualidades sino ésas que
contribuyen a la perfección del ingenio; pues en lo que toca a la razón o al sentido, siendo como es la
única cosa que nos hace hombres y nos distingue de los animales, quiero creer que está entera en cada
uno de nosotros y seguir en esto la común opinión de los filósofos, que dicen que el más o el menos es
sólo de los accidentes, mas no de las formas o naturalezas de los individuos de una misma especie.»685
Morente opte tantôt pour espíritu, tantôt pour ingenio, les faisant valoir comme des
synonymes ; peut-être dans un souci dřéviter la répétition ?
Le mot ingenio constitue-t-il la solution idéale pour la traduction du terme esprit ? Rien
nřest pourtant moins sûr. Dans sa traduction du Discours de la Méthode, Frondizi
683
RG p. 24
RG p. 40
685 MT p. 35-36
684
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303
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
sřinterdit pour sa part dřutiliser le terme, préférant traduire le mot esprit par
entendimiento, dans le même passage, mais uniquement à la première occurrence :
«El buen sentido es la cosa que mejor repartida está en el mundo, pues todos juzgan que poseen tan
buena provisión de él que aun los más difíciles de contentar en otras materias no suelen apetecer más
del que ya tienen. En lo cual no es verosímil que todos se engañen, sino más bien esto demuestra que
la facultad de juzgar bien, y de distinguir lo verdadero de lo falso, que es propiamente lo que llamamos
buen sentido o razón, es por naturaleza igual en todos los hombres; y, por lo tanto, que la diversidad
de nuestras opiniones no procede de que unos sean más racionales que otros, sino tan sólo de que
dirigimos nuestros pensamientos por caminos distintos y no consideramos las mismas cosas. No basta,
ciertamente, tener un buen entendimiento: lo principal es aplicarlo bien. Las almas más grandes son
capaces de los mayores vicios, como de las mayores virtudes; y los que caminan lentamente pueden
llegar mucho más lejos, si van siempre por el camino recto, que los que corren, pero se apartan de él.
Por mi parte, nunca he presumido que mi espíritu fuese superior en nada al de los demás; hasta he
deseado muchas veces tener el pensamiento tan presto o la imaginación tan nítida y distinta, o la
memoria tan amplia y feliz como algunos otros. Y no sé de otras cualidades que contribuyan a la
perfección del espíritu fuera de éstas; pues en lo que concierne a la razón o al sentido, siendo, como es,
la única cosa que nos hace hombres y nos distingue de las bestias, quiero creer que está toda entera en
cada uno de nosotros y seguir en esto la opinión general de los filósofos, que dicen que el más y el
menos existe solamente en los accidentes y no en las formas o naturalezas de los individuos de una
misma especie.»686
Il justifie ce choix dans une note de traducteur, exprimant son désaccord avec Morente :
« Nous avons préféré traduire ici le terme esprit par entendimiento, car il sřagit ici de cette faculté de
lřesprit. Ailleurs, nous traduisons directement par espíritu, et non pas par ingenio, à lřinstar de Garcìa
Morente, qui sřest peut-être laissé leurrer par le terme ingenium figurant dans les versions latines des
œuvres de Descartes. »687
« Qui sřest laissé leurrer par le terme ingenium… » ! Selon Frondizi donc, la traduction par
ingenio serait une erreur que Morente a commise par mégarde, sous lřinfluence du
signifiant latin. Si nous convenons que le mot esprit peut parfois se traduire par
entendimiento, nous ne percevons pas sa pertinence pour le passage concerné, notamment
par rapport aux paragraphes suivants, où Frondizi finit par choisir, ainsi quřil lřexplique, le
terme espíritu, par exemple, dans les expressions «nunca he presumido que mi espíritu
fuese superior en nada al de los demás» ; «perfección del espíritu», etc., où le mot espíritu
nous semble plus quřinadapté.
Pourtant, le terme esprit dans la phrase « je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien
plus parfait que ceux du commun » nous semble faire référence, tout simplement, à
lřintelligence, et la phrase pourrait bien être reformulée ainsi « je nřai jamais prétendu être
686
FZ p. 69-70
«Traducimos aquí el término esprit par entendimiento, porque en este caso se refiere a ese aspecto del
espíritu. En los demás casos lo traducimos directamente por espíritu, y no por ingenio, como lo hace García
Morente, quizá engañado por el término ingenium, que aparece en las versiones latinas de las obras de
Descartes.» FZ p. 131. [Traduit par nos soins]
687
Susana Mauduit-Peix Geldart
304
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
plus intelligent que les autres… ». Aussi proposons-nous cette alternative pour la
traduction du terme esprit, réservant peut-être lřoption ingenio pour traduire le mot
« pensée » dans la phrase « Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus
parfait que ceux du commun ; même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte,
ou l'imagination aussi nette et distincte… » car lřadjectif « prompte » qui lui suit
immédiatement nous fournit ici la connotation dominante du terme, à savoir, le sens de
« vivacité », « inventivité », « répartie » que lřon prête souvent au terme lřingenio.
Voici donc la traduction que nous proposerions :
«Nada hay en el mundo tan bien repartido como la razón. Todo el mundo, en efecto, cree poseerla en
tal medida que hasta los más difíciles de contentar en cualquier otro ámbito no suelen desear más de la
que tienen. Y, como no parece lógico pensar que todo el mundo esté equivocado en este punto, esto
viene a demostrar que la facultad de juzgar con rectitud y de distinguir lo verdadero de lo falso Ŕ lo
que denominamos, hablando con propiedad, razón - es por naturaleza igual en todos los hombres; la
diversidad de nuestras opiniones no se debe, por ende, a que los unos sean más razonables que los
otros, sino al hecho de que solemos orientar nuestro pensamiento por vías distintas, y no tomamos en
consideración las mismas cosas. La inteligencia no basta por sí sola, lo principal es saber aplicarla. Las
almas más grandes son capaces de los mayores vicios y de las mayores virtudes; y quienes proceden
con lentitud pueden llegar mucho más lejos, si siguen siempre el camino recto, que los que corren y se
alejan de él.
Por mi parte, nunca he pretendido en lo más mínimo poseer una inteligencia superior a la del común
de los mortales; incluso he deseado con frecuencia poseer un ingenio tan ágil, la imaginación tan
nítida y distinta o la memoria tan vasta y despierta como los que otros poseen. Tales son, a mi
entender, las únicas cualidades que contribuyen a cultivar la inteligencia; pues en lo que respecta a la
razón, puesto que es lo único que nos hace hombres y nos distingue de las bestias, quiero creer que
todo el mundo la posee íntegramente, conforme a la opinión común de los filósofos, según la cuál sólo
existen diferencias de grado entre los accidentes, pero no en lo que respecta a la forma o a la
naturaleza de los individuos de una misma especie.»
Cet exemple fait malgré tout figure dřexception, car le vocable ingenio ne semble pas être
non plus la solution idéale pour la traduction du terme esprit. Afin dřy voir plus clair, nous
nous efforcerons dřen cerner et approfondir le sens, en interrogeant les dictionnaires de
langue générale et les dictionnaires spécialisés.
Survol étymologique
Selon le Vocabulaire européen des Philosophies, le mot ingenio, qui provient du latin
ingenium, ne possède pas dřéquivalent en français. Lřingenium couvrait, selon le Totius
latinatis lexicon de E. Forcellini (1865), quatre thèmes sémantiques :
a) Qualités innées dřune chose (vis, natura) ;
b) Pour les êtres humains : leur tempérament, manières dřêtre ;
c) Intelligence humaine, habileté, inventivité ;
d) Hommes doués de cette faculté.
Susana Mauduit-Peix Geldart
305
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
En français, le terme a souvent été traduit par esprit, terme équivoque sřil en est. Le
chevalier de Méré propose la définition suivante du mot esprit688 :
« Il me semble que lřesprit consiste à comprendre les choses, à les savoir considérer à toutes sortes
dřégard, à juger nettement de ce quřelles sont, et de leur juste valeur, à discerner ce que lřune à de
commun avec lřautre, et ce qui lřen distingue, et à savoir prendre les bonnes voies pour découvrir les
plus cachées. »
Chez lřhomme, lřingenium désigne donc une faculté innée qui lui permet de transformer
le donné, que ce soit sur le plan artistique, technique ou intellectuel. Cicéron souligne en
particulier lřimportance de lřingenium dans la rhétorique, lřart de persuader, lřassimilant
ainsi à lřagudeza, notion que lřon pourrait définir en français comme « acuité » ou
« perspicacité ». Cette acception technique dans le domaine de la rhétorique prévaudra
pendant les siècles.
Avec lřhumanisme de la Renaissance, lřingenium est pris dans son sens de faculté
spécifique dans le domaine de la connaissance et de lřaction. Le philosophe espagnol Luis
Vives (1524, Introductio ad sapientiam) le définit comme « la force dřintelligence destinée
à ce que notre esprit examine les choses une par une et sache ce qui est bon à faire et ce
qui ne lřest pas »689.
Dans El discreto (1646), un autre penseur espagnol, Baltasar Gracián, attribue lřingenio à la
sphère de lřentendement, le définissant, de façon assez poétique, comme « la vaillance de
lřentendement » qui produit le concepto, notion qui permet dřétablir des corrélations entre
des phénomènes éloignés. Lřhomme peut ainsi « déchiffrer » le monde.
Ces acceptions du mot ingenium peuvent être rapprochées, toujours selon le Vocabulaire
européen des Philosophies, de lřesprit de finesse que Pascal oppose à lř « esprit de
géométrie » cartésien.
En espagnol, le dictionnaire de la RAE retient actuellement les sens suivants du mot
ingenio690 :

Facultad del hombre para discurrir o inventar con prontitud y facilidad.
Sujeto dotado de esta facultad. Comedia famosa de un INGENIO de esta
corte;
 Intuición, entendimiento, facultades poéticas y creadoras;
 Industria, maña y artificio de uno para conseguir lo que desea;
Discours de lřesprit, 1677 - cité par A. Pons In : CASSIN B. (dir.), Vocabulaire européen des Philosophies,
op. cit. p. 595.
689 Cité par CASSIN B. (dir.), Vocabulaire européen des Philosophies, ibid. p. 593
688
690
[Nous soulignons].
Susana Mauduit-Peix Geldart
306
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE

Chispa, talento para ver y mostrar rápidamente el aspecto gracioso de las
cosas;
 Máquina o artificio mecánico;
 Afilar, o aguzar, uno el ingenio. fig. Aplicar atentamente la inteligencia
para salir de una dificultad.
Dřun point de vue plus strictement philosophique, nous constatons que, curieusement, le
mot ingenio, traduction directe de lřingenium latin, est le plus souvent absent dans les
dictionnaires philosophiques spécialisés que nous avons consultés, notamment dans le
dictionnaire de J. Ferrater Mora. En revanche, certains dictionnaires présentent le mot
agudeza (acuité), qui sřen rapproche. Ainsi, J. Zaragüeta691 distingue entre une agudeza de
sensibilidad et une agudeza de ingenio. La première serait définie comme « la capacité à
capter les éléments les plus subtils des objets sensibles, et de savoir les distinguer les uns
des autres par leur intensité, quantité, qualité, dimension et durée »692, tandis que la
seconde recouvrerait « la finesse dans la définition des problèmes, suggestion de solutions
et aptitude à commenter la pensée dřautrui »693. Au vu de ces définitions, il semble donc
que le mot agudeza ne puisse être à proprement parler considéré comme un synonyme de
lřingenio.
Que faut-il en conclure quant à la pertinence du mot ingenio pour traduire le mot esprit ?
Il convient de sřarrêter ici sur deux aspects, à savoir, la teneur connotative du mot et
lřécart diachronique.
Dřune part, il faut noter que le terme nřest pas très usité dans lřespagnol dřaujourdřhui, au
moins dans sa forme nominale. Il est en effet plus fréquemment utilisé dans sa forme
adjectivale Ŕ ingenioso, ingeniosa Ŕ et connote plutôt la notion dřhabileté, de ruse,
dřastuce, plutôt que la notion dřintelligence ou plus généralement la dimension
intellectuelle. Davantage, le terme peut parfois véhiculer une connotation péjorative de
tromperie, prolongeant le sens de « ruse » évoqué ci-dessus. Cette connotation négative
était déjà présente dans la définition que donne du terme le principal dictionnaire
espagnol de lřépoque, celui de Covarrubias, qui définit lřingenio comme la «fuerza natural
del entendimiento, investigadora de lo que por razón y discurso se puede alcançar en todo
género de ciencias, disciplinas, artes liberales y mecánicas, sutilezas, invenciones y
engaños»694.
J. Zaragüeta, Vocabulario filosófico. Madrid : Espasa-Calpe, 1955, p. 28-29
Ibid. - «La capacidad de captar las dosis mínimas de los objetos sensibles y de distinguirlos entre sí en
intensidad, cantidad, cualidad, dimensión y duración.» [Traduit par nos soins]
693 Ibid. - «La finura en el planteamiento de problemas y sugestión de problemas y soluciones, y en comentar
el pensamiento ajeno.» [Traduit par nos soins]
694 Sebastián de Covarrubias Orozco, Tesoro de la Lengua Castellana o Española, op.cit. p. 737 [Nous
soulignons].
691
692
Susana Mauduit-Peix Geldart
307
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
En revanche, le terme utilisé au pluriel - ingenios Ŕ constitue bel et bien la
correspondance du français esprits lorsque le terme est utilisé dans sa forme métonymique,
pour désigner les personnes « intelligentes », ainsi quřil ressort de la première acception
proposée par le dictionnaire de la RAE. Toutefois, ici encore, la connotation diachronique
est très importante, renvoyant à la langue et à la culture du XVIIe siècle. Dřoù le constat
suivant : le choix du terme ingenio serait adapté, nous semble-t-il, si le traducteur opte
pour une traduction archaïsante ou semi-archaïsante, car le vocable vient Ŗcolorerŗ la
langue dřune touche de passé qui nřest pas sans charme pour le lecteur actuel. En
revanche, si lřon opte pour une traduction modernisante, le choix du terme ingenio est
inadapté, pour les mêmes raisons : il introduit un certain décalage linguistique susceptible
de troubler le lecteur et de fausser sa compréhension de la doctrine.
Aussi faut-il poursuivre notre recherche et envisager dřautres alternatives.
2.2.2.4. Le mot conciencia ou consciencia
Quřen est-il du mot conciencia ? Nous avons vu que Ortega y Gasset a recours à ce terme,
dans sa Leçon VII, pour décrire la subjectivité cartésienne, le moi, lřesprit, la pensée. Le
traducteur embarrassé par les insuffisances des autres notions de son arsenal
terminologique Ŕ espíritu (traduction littérale inappropriée), mente, ingenio, etc. Ŕ peut-il
avoir recours à ce terme pour traduire lřesprit cartésien ?
Une nouvelle analyse des traductions de notre corpus nous indique que le terme est
totalement absent, « boudé » par les traducteurs, à une exception près, que nous trouvons
dans la réponse de Descartes à la deuxième objection formulée par Hobbes :
 Revilla
« [...] hay ciertos actos que llamamos corporales (como el grandor, la figura, el movimiento, y demás
cosas que no pueden concebirse sin extensión local), y llamamos cuerpo a la substancia en que residen;
no siendo posible suponer que una substancia sea el sujeto de la figura, otra el del movimiento local,
etcétera, pues todos esos actos convienen entre sí en presuponer la extensión. Hay, además, otros actos
que llamamos intelectuales, como son entender, querer, imaginar, sentir, etc., los cuales convienen
entre sí en que no pueden existir sin pensamiento ó percepcion, conciencia y conocimiento; y a la
sustancia en que residen la llamamos cosa que piensa ó espíritu, ú otro nombre cualquiera, con tal de
no confundirla con la sustancia corporal, porque los actos intelectuales no tienen afinidad alguna con
los corporales, y el pensamiento -que es la razon comun en que convienen, difiere totalmente de la
extensión, que es la razon comun de los otros.»695
 Vidal Peña :
«[...] hay ciertos actos que llamamos corpóreos (como el tamaño, la figura, el movimiento, y demás
cosas que no pueden concebirse sin extensión de espacio), y llamamos cuerpo a la substancia en que
residen; no puede imaginarse que haya una substancia que sea el sujeto de la figura, otra el del
695
RV p. 77-78
Susana Mauduit-Peix Geldart
308
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
movimiento local, etcétera, pues todos esos actos coinciden entre sí en presuponer la extensión. Hay,
además, otros actos que llamamos intelectuales (como entender, querer, imaginar, sentir, etc.), los
cuales coinciden entre sí en presuponer el pensamiento, la percepción o la consciencia; y decimos que
la substancia en que residen es una cosa pensante, o un espíritu, y podemos llamarla de cualquier otro
modo, con tal que no la confundamos con la substancia corpórea, puesto que los actos intelectuales no
guardan afinidad alguna con los corpóreos, y el pensamiento -que es aquello en que concuerdan los
primeros- difiere por completo de la extensión, que es lo común a los segundos.» 696
 Díaz :
«Ahora bien, hay ciertos actos que llamamos corporales, como el tamaño, la figura, el movimiento y
todas las demás cosas que no pueden ser concebidas sin una extensión local, y llamamos con el
nombre de cuerpo a la sustancia en la cual residen ; y no se puede fingir que sea una sustancia la que
es sujeto de la figura, y otra la que es sujeto del movimiento local, etc., porque todos esos actos
convienen entre ellos en que presuponen la extensión. Hay luego otros actos que llamamos
intelectuales, como entender, querer, imaginar, sentir, etc., todos los cuales convienen entre sí en que
no pueden ser sinpensamiento, o percepción, o conciencia y conocimiento ; y decimos que la sustancia
en la que residen es una cosa que piensa, o un espíritu, o con cualquier otro nombre con el que
queramos llamarlo, con tal de que no la confundamos con la sustancia corporal, dado que los actos
intelectuales no tienen ninguna afinidad con los actos corporales, y que el pensamiento, que es la
razón común en la que ellos convienen, difiere por completo de la extensión, que es la razón común
de los otros.»697
Les trois traducteurs emploient ici, et uniquement ici, selon toute vraisemblance, le mot
conciencia ou consciencia (les deux orthographes sont correctes en espagnol) car il sřagit
de la correspondance directe du terme français Ŕ conscience Ŕ qui nřest jamais, semble-t-il,
utilisé ailleurs par Descartes. Voici donc la version originale de cet extrait :
« Or il y a certains actes que nous appelons corporels, comme la grandeur, la figure, le mouvement, et
toutes les autres choses qui ne peuvent être conçues sans une extension locale, et nous appelons du
nom de corps la substance en laquelle ils résident; et on ne peut pas feindre que ce soit une autre
substance qui soit le sujet de la figure, une autre qui soit le sujet du mouvement local, etc., parce que
tous ces actes conviennent entre eux, en ce qu'ils présupposent l'étendue. En après, il y a d'autres actes
que nous appelons intellectuels, comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc., tous lesquels
conviennent entre eux en ce qu'ils ne peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience et
connaissance; et la substance en laquelle ils résident, nous disons que c'est une chose qui pense, ou un
esprit, ou de quelque autre nom que nous veuillions l'appeler, pourvu que nous ne la confondions point
avec la substance corporelle, d'autant que les actes intellectuels n'ont aucune affinité avec les actes
corporels, et que la pensée, qui est la raison commune en laquelle ils conviennent, diffère totalement
de l'extension, qui est la raison commune des autres. »698
Les traducteurs ont donc traduit la phrase littéralement, nřayant jamais ailleurs recours au
terme conciencia pour évoquer lřesprit ou la substance pensante. Mais ce constat ne nous
éclaire pas beaucoup sur la question posée, qui demeure ouverte : le terme conciencia
constitue-il une alternative légitime ?
696
VP p. 393
DZ p. 451-452
698 BYS p. 300
697
Susana Mauduit-Peix Geldart
309
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pour entrevoir des éléments de réponse, sans doute nous faut-il, ici encore, interroger les
dictionnaires spécialisés, lřétymologie et lřhistoire de la philosophie.
Le mot conscience (conciencia, en espagnol) provient du latin conscientia, mot composé à
partir de scientia (connaissance, savoir) et de cum (avec). Il faut ici partir du latin car il
semblerait, comme le souligne le Vocabulaire européen des Philosophies, que les Grecs
nřaient pas forgé un concept équivalent. Rétrospectivement, le terme suneidèsis (se
prendre comme témoin de soi-même) a été retenu comme la notion la plus proche de la
conscience morale.
Pour revenir au latin, le préfixe cum connote une idée de connivence ou de partage : la
conscientia renvoie donc, à lřorigine, à un savoir que lřon partage avec soi-même. Elle se
constitue ainsi en une sorte de « témoignage intérieur » que lřon rend à soi-même, et qui
débouchera, sous lřinfluence de la philosophie stoïcienne, sur le jugement moral et
lřestime de soi. Il sřagit donc dřune instance auto-évaluatrice, dřune conscience morale.
Par la suite, le christianisme se demandera si cette conscience morale ou « voix de la
conscience » relève uniquement dřune capacité humaine, ou si elle est le fait dřune
révélation divine. Avec la scolastique et la Réforme, la notion fera lřobjet dřune série de
passionnants remaniements que nous devons, bien malgré nous, renoncer à développer ici.
Aussi nous contenterons-nous de retenir, pour lřinstant, cette dimension morale qui
constitue le premier sens du mot conscience, afin de mieux comprendre la portée de
lřévolution, voire la « révolution », sémantique opérée à lřâge classique.
Lřâge classique en effet voit émerger un sens radicalement nouveau du mot « conscience » :
elle devient un concept non plus purement moral, mais métaphysique et épistémologique,
assimilé à la faculté de connaissance (de soi et du monde), autrement dit, à la substance
pensante, à la pensée, lřessence de la subjectivité et de lřidentité personnelle. Une fois de
plus, la paternité de cette révolution est le plus souvent attribuée à Descartes, car le cogito
renvoie à ce que nous appelons aujourdřhui conscience. Dès lors, pourquoi ne pas traduire
lřesprit, lřâme ou la substance pensante cartésienne par conciencia ?
Lřhistoire de la philosophie nous apprend que la réalité est plus complexe. Selon le
Vocabulaire européen des Philosophies, Descartes ne serait pas lř« inventeur de la
conscience » car le mot est totalement absent de ses textes français, aussi bien de ses
propres écrits que des traductions quřil aurait révisées. Quelques exceptions sont
cependant à noter en latin et une seule en français, notée par G. Rodis-Lewis699, à savoir,
lřextrait de la réponse à la troisième objection formulée par Hobbes que nous avons
G. Rodis-Lewis, Lřœuvre de Descartes. Paris : Vrin, 1971, p. 240 Ŕ cité par E. Balibar, « Lřinvention de la
conscience : Descartes, Locke, Coste et les autres ». In : BLOCH O. et MOUTAUX J. (dir.), Traduire les
philosophes, op. cit. p. 297.
699
Susana Mauduit-Peix Geldart
310
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
retranscrite ci-dessus (voir page 309). Il semble que le terme ait été introduit et généralisé
par ses disciples (Louis de La Forge, Arnauld, etc.).
Toutefois, selon E. Balibar700, cřest la traduction française de lřEssai sur lřentendement
humain de Locke (1690) réalisée par Pierre Coste en 1700 en collaboration avec lřauteur,
qui marque le vrai tournant sémantique du terme en français. Pour désigner le sujet
connaissant, le moi qui se pense comme fondement de lřidentité personnelle, Locke a
recours à un néologisme : consciousness701. Par ce néologisme (dû initialement à R.
Cudworth, The True Intellectual System of the Universe, 1678, utilisé cependant dans un
autre sens), la langue anglaise préserve aisément la distinction des deux acceptions (morale
et métaphysique), distinction que lřon retrouve également en allemand et en italien702 :
0-11 - Conscience au sens moral et métaphysique en trois langues
Anglais
Sens moral
Sens métaphysique
Allemand
Conscience
Gewissen
Consciousness Bewusstsein
Italien
Coscienza
Consapevolezza
En revanche, le français et lřespagnol ne disposent que dřun seul terme, respectivement
conscience et conciencia. Notons que, si la traduction française de Coste est éclairante (cf.
notamment ses explications en note de bas de page, infra p. 334-335), le problème ne sřest
pas posé dans les mêmes termes dans le cas de lřespagnol, puisque la première traduction
en langue espagnole de lřEssai de Locke ne date que de 1956703. Imprégné de toute une
tradition philosophique ayant consacré depuis Descartes lřusage actuel du mot
concioussness, le traducteur nřa sans doute pas eu lřoccasion dřexprimer sa créativité, à
lřinstar dřun Coste…
Les considérations qui précèdent ne font, bien entendu, quřeffleurer lřhistoire et le destin
dřun terme devenu fondamental dans le domaine philosophique, et dont la richesse ne
saurait être condensée, pas même résumée, dans ces quelques lignes. Toutefois, elles ne
nous éclairent pas moins sur lřabsence du mot conciencia dans le corpus cartésien
espagnol. Cette absence peut être expliquée, de notre point de vue, par deux hypothèses,
lřune dřordre traductologique, lřautre philosophique.
Dřune part, sur le plan traductologique, nous constatons que, ayant procédé le plus
souvent par correspondances dans lřensemble du texte, les traducteurs nřont pas été
confrontés au terme français (qui, comme nous lřavons vu, est absent des textes cartésiens,
E. Balibar, ibid.
« Consciouness is the perception of what passes in a Manřs own mind ». John Locke, Essai sur
lřentendement humain, II.1.19, cité par E. Balibar, ibid. p. 294
702 Nous ne nous prononçons pas sur le degré réel dřéquivalence entre ces expressions
703 John Locke, Ensayo sobre el entendimiento humano, traducción de Edmundo OřGorman. Ŕ Buenos Aires
- México : Fondo de Cultura Económica, 1956, 754 p.
700
701
Susana Mauduit-Peix Geldart
311
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
à de très rares exceptions près), donc la question dřune possible équivalence de lřesprit ou
de la substance pensante au moyen du mot conciencia ne sřest même pas posée.
Dřautre part, sur le plan philosophique, on peut parier que les traducteurs, familiarisés
avec les subtilités de lřévolution du terme que nous nřavons fait quřesquisser, ont eu, à
juste titre, quelques scrupules à adopter le mot conciencia. Tout dřabord, ce choix ferait de
Descartes lřinventeur de la conscience (et nous avons vu que cela ne va pas de soi), et
véhicule, par ailleurs, des connotations que lřon ne peut comprendre quřà lřaune de
lřévolution ultérieure de lřhistoire des idées. Il serait donc quelque peu incongru dřinvestir
le discours cartésien de toutes les nuances de sens dont le terme sřest enrichi depuis, au fil
du temps. Aussi nous faut-il, bien malgré nous, renoncer à cette alternative qui semble
trop problématique.
2.3. Pour une approche traductologique ad hoc
Les considérations qui précèdent nous ont permis de mettre en évidence lřambiguïté qui
entoure les termes âme et esprit et la difficulté de trouver une traduction satisfaisante, en
lřoccurrence entre le couple de langues français  espagnol.
De notre point de vue, il convient dřinsister sur le fait que le mot esprit appelle une
véritable adaptation traductologique au cas par cas. La traduction philosophique nřétant
pas assimilable à la traduction technique, malgré son extrême technicité, nous ne pensons
pas quřil soit possible de traduire chaque concept (chaque « mot-symbole ») par la même
correspondance à chaque occurrence. Lřemploi systématique du mot espíritu nuit à la
compréhension globale de la philosophie classique et du cartésianisme en particulier, et ce
constat est dřautant plus problématique quřil existe dřautres termes susceptibles de mieux
en transmettre le sens, même sřils constituent rarement, il nous faut lřavouer, une solution
idéale. Ainsi, nous proposons de traduire le mot esprit, tantôt par imaginación, tantôt par
alma, tantôt par entendimiento, etc., ces choix étant toujours déterminés par un souci de
fidélité maximale au vouloir dire de lřauteur.
Nous avons choisi quelques passages représentatifs pour illustrer ces enjeux dans la
pratique.
Susana Mauduit-Peix Geldart
312
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE

Exemple n° 1 : traduction du mot esprit par « imaginación »
Prenons pour commencer ce passage de la Seconde Méditation cartésienne :
« Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses, je me persuade que rien n'a jamais été
de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente : je pense n'avoir aucun sens ; je
crois que le corps, la figure, lřétendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit.
Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au
monde de certain. »704
Nous nous intéresserons ici à la traduction de lřexpression « fictions de mon esprit ». Voici
la traduction quřen donnent nos trois traducteurs :
 Traduction de Revilla :
«Supongo, pues, que son falsas todas las cosas que veo; me persuado de que todo lo que mi memoria,
llena de mentiras, me representa, jamás ha existido; pienso que no tengo sentido alguno; y creo que el
cuerpo, la figura, la extensión, el movimiento y el lugar no son más que ficciones de mi espíritu. ¿Qué
es, por tanto, lo que podrá reputarse verdadero? Acaso únicamente que en el mundo no hay nada
cierto.»705
 Traduction de García Morente :
«Supongo, pues, que todas las cosas que veo son falsas; estoy persuadido de que nada de lo que mi
memoria, llena de mentiras, me representa, ha existido jamás; pienso que no tengo sentidos; creo que
el cuerpo, la figura, la extensión, el movimiento y el lugar son ficciones de mi espíritu. ¿Qué, pues,
podrá estimarse verdadero? Acaso nada más sino esto: que nada hay cierto en el mundo.» 706
 Traduction de Vidal Peña :
«Así pues, supongo que todo lo que veo es falso; estoy persuadido de que nada de cuanto mi mendaz
memoria me representa ha existido jamás; pienso que carezco de sentidos; creo que cuerpo, figura,
extensión, movimiento, lugar, no son sino quimeras de mi espíritu. ¿Qué podré, entonces, tener por
verdadero? Acaso esto solo: que nada cierto hay en el mundo.» 707
Ainsi que lřon peut le constater, le mot esprit est traduit ici par les trois traducteurs par
son équivalent sonore le plus proche en espagnol, à savoir espíritu. Pourtant ici, le sens ne
pose aucun problème, de sorte quřil est relativement aisé de trouver une expression
équivalente en espagnol plus fidèle au propos général et plus esthétique. A notre avis, il
convient de ne pas dissocier les éléments formant lřexpression « fictions de mon esprit »,
cřest-à-dire, de ne pas isoler le mot esprit dans lřoptique de la traduction et de considérer
lřexpression dans son ensemble comme une « unité de sens »708. Il semble en effet évident
704
BYS p. 71-73.
RV p. 83
706 MT p. 122
707 VP p. 142
708 Rappelons que lřexpression « unité de sens » désigne, dans la terminologie de la TIT, un « état de
conscience résultant de lřaction conjuguée des connaissances linguistiques et des connaissances extralinguistiques sur le contenu de la mémoire à très court terme […] ». C. Laplace, Théorie du langage et
théorie de la traduction, op. cit. p. 279
705
Susana Mauduit-Peix Geldart
313
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
que, dans le contexte, le mot esprit ne constitue pas un terme porteur, lřexpression globale
« fictions de mon esprit » renvoyant tout simplement à lřimagination.
Voici donc la traduction que nous proposerions :
«Empezaré por suponer, por tanto, que todo lo que veo es falso; por convencerme de que nada de
lo que mi memoria, poblada de falsedades, me representa ha existido; pienso no poseer ningún
sentido; creo que el cuerpo, la figura, la extensión, el movimiento y el lugar no son sino el fruto
de mi imaginación. ¿Qué puede, pues, considerarse como cierto? Probablemente nada, salvo que
nada hay de cierto en el mundo.»
Une précision sřimpose toutefois, car nous sommes ici, encore une fois, en présence du
flou terminologique qui caractérise la pensée de Descartes. Sur le plan conceptuel, le
système cartésien introduit en effet une distinction entre imagination et esprit.
Lřimagination est « la faculté par laquelle lřesprit peut former des images des choses
matérielles même en leur absence »709 . Il sřagit dřun mode de connaissance, intermédiaire
entre le sens et lřentendement, qui convient, selon Descartes, à lřétude de la physique,
mais non point à la métaphysique, comme nous lřavons évoqué ci-dessus. Le monde peut
être appréhendé par le sens et lřimagination, les questions touchant à lřâme et à Dieu par
lřentendement seul. Descartes souligne lui-même cette différence quřil tient pour
fondamentale, dans sa réponse à la quatrième objection de Hobbes :
« J'ai expliqué, dans la seconde Méditation, la différence qui est entre l'imagination et le pur concept
de l'entendement ou de l'esprit, lorsqu'en l'exemple de la cire j'ai fait voir quelles sont les choses que
nous imaginons en elle, et quelles sont celles que nous concevons par le seul entendement ; mais j'ai
encore expliqué ailleurs comment nous entendons autrement une chose que nous ne l'imaginons, en
ce que, pour imaginer, par exemple, un pentagone, il est besoin d'une particulière contention d'esprit
qui nous rende cette figure (c'est-à-dire ses cinq côtés et l'espace qu'ils renferment) comme présente,
de laquelle nous ne nous servons point pour concevoir. »710
Et de façon plus approfondie dans le Discours de la Méthode :
« Mais ce qui fait qu'il y en a plusieurs qui se persuadent qu'il y a de la difficulté à le connaître, et
même aussi à connaître ce que c'est que leur âme, c'est qu'ils n'élèvent jamais leur esprit au-delà des
choses sensibles, et qu'ils sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu'en l' imaginant, qui est
une façon de penser particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n'est pas imaginable leur
semble n'être pas intelligible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent
pour maxime, dans les écoles, qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait premièrement été dans le
sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l'âme n'ont jamais été. Et il me semble que
ceux qui veulent user de leur imagination, pour les comprendre, font tout de même que si, pour ouïr
les sons, ou sentir les odeurs, ils se voulaient servir de leurs yeux : sinon qu'il y a encore cette
différence, que le sens de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de ses objets, que font ceux de
709
710
F. de Buzon, D. Kambouchner, Le vocabulaire de Descartes, op. cit., p. 34
BYS p. 302
Susana Mauduit-Peix Geldart
314
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
l'odorat ou de l'ouïe ; au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauraient jamais assurer
d'aucune chose, si notre entendement n'y intervient. »711
La première phrase de ce paragraphe offre par ailleurs un intérêt pour notre analyse
terminologique, que nous ne manquerons pas dřentreprendre ci-après.
Hormis cette mise en garde conceptuelle, il nous semble que le contexte justifie le choix
du terme imaginación pour traduire esprit sans donner lieu à équivoque, car ici nous ne
traduisons pas le mot esprit de manière isolée, ainsi que nous lřavons précisé, mais
lřexpression « fictions de mon esprit » dans sa globalité. Cette solution a pour nous le
mérite de préserver le sens et de rendre une traduction plus claire et plus fluide en
espagnol. La traduction de Vidal Peña est la seule qui, au moins pour le mot « fictions »
sřéloigne des signifiants de la langue source, celles de Revilla et Morente respectivement se
contentant de transposer lřexpression littéralement.

Exemple n° 2 : le mot « espíritus » au pluriel
Prenons encore ce passage de la 2ème Méditation :
« Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger
incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieu ou quelque
autre puissance qui me met en lřesprit ces pensées ? Cela n'est pas nécessaire; car peut-être que je suis
capable de les produire de moi-même. Moi donc a tout le moins ne suis-je point quelque chose ? Mais
j'ai déjà nié que j'eusse aucuns sens ni aucun corps ; j'hésite néanmoins : car que s'ensuit-il de là ? Suisje tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé
qu'il n'y avait rien du tout dans le monde qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni
aucun corps. »712
Le mot esprit est encore rendu ici par les trois traducteurs par espíritu. Vidal Peña et
Revilla utilisent même le terme au pluriel (nous fournissons une version abrégée de
lřextrait pour nous concentrer sur la phrase qui nous intéresse) :
 Traduction de Revilla :
«¿Pero qué se yo si habrá alguna cosa diferente de las que acabo de declarar inciertas, sobre la cual no
quepa la menor duda? ¿Me infundirá estos pensamientos algun Dios ú otro poder cualquiera? No es
necesario, pues quizá soy capaz de producirlos por mi mismo. ¿Pero yo, al menos, no soy alguna cosa?
Yo he negado que tenga cuerpo y sentidos, y sin embargo vacilo todavía, porque ¿de esto qué se sigue?
¿De tal manera dependo del cuerpo y de los sentidos que no puedo existir sin ellos? Pero me he
convencido de que nada existía en el mundo y de que no había cielo ni tierra, espíritus ni cuerpos.»713
711
RL p. 57-58 [Nous soulignons]
BYS p. 73
713 RV p. 83
712
Susana Mauduit-Peix Geldart
315
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
 Traduction de Vidal Peña :
«Pero, ¿qué sé yo si no habrá otra cosa, distinta de las que acabo de reputar inciertas, y que sea
absolutamente indudable? ¿No habrá un Dios, o algún otro poder, que me ponga en el espíritu estos
pensamientos? Ello no es necesario: tal vez soy capaz de producirlos por mí mismo. Y yo mismo, al
menos, ¿no soy algo? Ya he negado que yo tenga sentidos ni cuerpo. Con todo, titubeo, pues ¿qué se
sigue de eso? ¿Soy tan dependiente del cuerpo y de los sentidos que, sin ellos, no puedo ser? Ya estoy
persuadido de que nada hay en el mundo; ni cielo, ni tierra, ni espíritus, ni cuerpos.»714
Seul Morente conserve le singulier :
«Pero ¿qué sé yo si no habrá otra cosa diferente de las que acabo de juzgar inciertas y de la que no
pueda caber duda alguna? ¿No habrá algún Dios o alguna otra potencia que ponga estos pensamientos
en mi espíritu? No es necesario; pues quizá soy yo capaz de producirlos por mí mismo. Y yo, al menos,
¿no soy algo? Pero ya he negado que tenga yo sentido ni cuerpo alguno vacilo, sin embargo; pues ¿qué
se sigue de aquí? ¿Soy yo tan dependiente del cuerpo y de los sentidos que, sin ellos, no pueda ser?
Pero ya estoy persuadido de que no hay nada en el mundo: ni cielos, ni tierra, ni espíritu, ni
cuerpos.»715
A lřexception de Morente, qui traduit lřexpression « aucun esprit » par « ni espíritu », en
singulier, nous constatons que les deux autres traducteurs emploient le terme espagnol au
pluriel. Cette solution, dřautant plus étonnante que le mot apparaît au singulier en
français, ne nous paraît pas satisfaisante, car le terme espagnol espíritus au pluriel, connote
une réalité surnaturelle ou paranormale, une sorte de « fantôme », ou de force inconnue
que les adeptes de la voyance ou de lřastrologie ont coutume dřinvoquer. Déjà à lřépoque,
Sebastián de Covarrubias fait état de ce sens dans son dictionnaire, en définissant le
vocable espíritus, au pluriel, comme les « démons qui sřemparent du corps dřun
homme »716.
Or, rien nřest plus éloigné de la doctrine cartésienne que la croyance en ces forces
« surnaturelles », si en vogue en son temps, fondement de toute une série de doctrines quřil
nřeut de cesse de dénoncer, à savoir, lřalchimie, lřastrologie et la magie, quřil qualifiait de
« mauvaises doctrines ». Le contexte verbal en témoigne :
« Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce quřelles valaient, pour nřêtre
plus sujet à être trompé, ni par les promesses dřun alchimiste, ni par les prédictions dřun astrologue, ni
par les impostures dřun magicien, ni par les artifices ou la vanterie dřaucun de ceux qui font profession
de savoir plus quřils ne savent. »717
Le mot esprit est certes souvent usité au pluriel en français, mais pose de ce fait problème
au traducteur hispanophone. Le terme espagnol au pluriel est présent dans lřexpression
714
715
716
VP p. 142-143
MT p. 122
«Espíritus, en plural: demonios que se han apoderado del cuerpo de un hombre». Sebastián de Covarrubias
Orozco, Tesoro de la Lengua Castellana o Española, op. cit.
717 RL p. 29
Susana Mauduit-Peix Geldart
316
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
espíritus animales, dont le dictionnaire de la RAE donne la définition suivante : « Fluides
très subtiles supposés être à lřorigine des mouvements des membres du corps humain. »718
Mais, dans le cas de la phrase qui nous occupe, son utilisation tend à fausser la bonne
compréhension de la lecture cartésienne.
Alors, quelle solution adopter ?
Nous avons vu que, pour un traducteur, lřessentiel est de saisir et de restituer le sens réel
que véhicule la phrase ou le texte, sans prétendre trouver ou établir nécessairement une
« équivalence numérique » entre lřoriginal et sa traduction. Quitte à supprimer ou à
rajouter parfois des éléments quřil considère contribuer davantage à la restitution du sens.
Nous adhérons totalement à ce principe, considérant que le traducteur doit pouvoir jouir
dřune certaine liberté qui lui permette dřécrire un discours fluide et authentique dans la
langue cible.
Pour autant, ce principe si fécond a ses limites. Face à une phrase de ce type, où le
philosophe procède à une énumération Ŕ« aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun
corps » - il semble indispensable de conserver tous les termes pour ne rien retrancher à la
succession sémantique voulue par lřauteur, faute de quoi le traducteur Ŕ et peut-être le
lecteur, sřil compare les deux versions Ŕ pourrait éprouver une certaine sensation
dř« amputation ». Aussi faut-il nécessairement trouver un terme pour traduire le mot
esprit.
Dans le contexte de la phrase, le mot mente nřest pas adapté non plus, car il semble trop
précis, connotant le siège des opérations intellectuelles. Il nous semble que Descartes a
utilisé le terme ici dans un sens plus vague, pour illustrer sa démarche visant à commencer
par faire « le vide total » de ses perceptions, de ses convictions et, dřune manière générale,
de tout ce qui existe, aussi bien de la pensée que de lřétendue. Lřopposition donc entre les
termes esprit/corps, plus nuancée ici quřailleurs, pourrait donc être restituée en espagnol,
soit par la désignation de leur essence Ŕ pensée (pensamiento)/étendue (extension) Ŕ si lřon
veut accentuer le caractère technique du texte, soit par une formulation plus générale Ŕ
ser material/inmaterial Ŕ qui permet dřintroduire une certaine fluidité dans le mouvement
du texte traduit, tout en préservant le sens global du propos.
«Fluidos muy tenues y sutiles que se suponía que servían para determinar los movimientos de los
miembros del cuerpo humano.» [Traduit par nos soins]
718
Susana Mauduit-Peix Geldart
317
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Voici donc la version que nous proposerions :
«Mas, quién sabe, tal vez exista alguna otra cosa, diferente de las que acabo de juzgar inciertas,
que no deje lugar a la más mínima duda. ¿Y si existiera un Dios o fuerza similar, que me
infundiera tales pensamientos? No necesariamente, pues tal vez sea yo capaz de engendrarlos por
mí mismo. Y yo, al menos, ¿no soy algo? Acabo de reconocer no poseer sentido o cuerpo alguno,
pero, sin embargo, dudo, pues ello significaría que dependo tanto del cuerpo y de los sentidos,
que, sin ellos, nada soy. Me he convencido de que nada existe en el mundo, ni cielo, ni tierra, ni
ser material o inmaterial alguno, e incluso que yo mismo no existo.»

Exemple n° 3 : peut-on « moduler » ?
Lřextrait qui suit nřa pas été écrit par Descartes, mais par Mersenne719, et fait lřobjet de sa
quatrième objection adressée à Descartes. Nous abordons ici le traitement du lexique de
façon analogue, car lřobjecteur sřest de toute évidence imprégné du discours et de la
terminologie de Descartes et lui parle, dirons-nous, sur le même ton et en utilisant des
termes semblables. Voici lřextrait :
« Dieu ne peut-il pas se comporter envers les hommes, comme un médecin envers ses malades, et un
père envers ses enfants, lesquels l'un et l'autre trompent si souvent, mais toujours avec prudence et
utilité ? Car si Dieu nous montrait la vérité toute nue, quel œil ou plutôt quel esprit aurait assez de
force pour la supporter ? »720
Cette phrase ne pose pas de problèmes de compréhension ou dřinterprétation, mais plutôt
de reformulation. Vidal Peña, de même que Revilla, reprennent une fois de plus
littéralement la structure de la phrase cartésienne :
 Traduction de Revilla :
«¿Acaso no puede conducirse Dios con los hombres como un médico con sus enfermos y un padre con
sus hijos, engañando con prudencia y utilidad? Porque si Dios nos mostrase la verdad desnuda, ¿qué
ojo, o mejor, qué espíritu tendría fuerza suficiente para soportarla?»721
 Traduction de Vidal Peña :
«¿No podría Dios proceder, en su trato con los hombres, como un médico lo hace con sus enfermos, o
un padre con sus hijos, usando a menudo de engaños, aunque siempre prudentemente y con vistas a
algo útil? Pues, si Dios nos mostrase la verdad desnuda, qué ojos, o mejor, qué espíritu tendría fuerza
bastante para soportarla? »722
Rappelons que les Secondes Objections ont été recueillies par Mersenne et les propos lui sont souvent
attribués.
720 BYS p. 251
721 RV p. 37
722 VP p. 315
719
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318
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Le mot espíritu nous semble pourtant ici toujours inadéquat, car le terme espagnol ne
renvoie pas directement, encore une fois, à lřidée cartésienne de lřesprit, à savoir, la res
cogitans ou la chose qui pense à lřintérieur de la nature humaine.
En lřoccurrence, dans cette phrase, il est certes possible dřinvestir le terme esprit de sa
fonction gnoséologique Ŕ renvoyant à lřopération de lřentendement (faculté de connaître
et de comprendre) capable dřassimiler et de comprendre la vérité Ŕ mais il nous semble
plus logique, en raison de la présence du verbe « supporter », de privilégier la connotation
« morale » que lřon pourrait rendre en français par « force dřâme ». Plutôt que de se
contenter dřune traduction littérale, il est possible dřopérer une « modulation »723, en
modifiant la structure grammaticale de la phrase, que lřon penche pour la fonction
gnoséologique ou pour la fonction morale.
Nous pourrions ainsi remplacer les substantifs par les verbes correspondants, en leur
dépouillant en même temps de leur fonction de sujet. Cette approche est facile quand il
sřagit de traduire la première partie de la phrase :
« quel œil aurait assez de force pour la supporter ? »
rendrait par exemple, par la transformation verbale :
«¿quién tendría la fuerza de contemplarla de frente? (= qui aurait la force de la regarder en face ?)»
Nous avons donc remplacé le nom « œil » par le verbe qui correspond à sa fonction
biologique, donc contemplar, mirar (regarder). Mais, pour la deuxième partie de la phrase,
si lřon privilégie la fonction gnoséologique, il nous faudrait trouver le verbe correspondant
à lřopération exercée par lřesprit ou par lřentendement, et ici, nous voilà embarrassée, car
autant le français que lřespagnol en sont dépourvus. Posons pour le moment que le
traducteur qui a choisi dřavancer, non sans témérité, sur ces sables mouvants, se verrait
sans doute contraint de se contenter dřune solution approximative, pour ne pas dire
frustrante, consistant à adopter par exemple le verbe abrazar, dont le dictionnaire de la
RAE donne la définition suivante, au sens figuré : « accepter, choisir, suivre une doctrine,
opinion ou conduite. »724 Nous pourrions donc traduire la phrase comme suit :
«¿quién tendría la fuerza de contemplarla o de abrazarla?»
Précisons au passage que, si lřon garde la structure dřorigine et lřon traduit « œil » par ojo,
la logique voudrait que lřon adopte lřorgane supposé être le siège de lřacte de connaître ou
723
« Procédé de traduction qui consiste à restructurer un énoncé du texte dřarrivée en faisant intervenir un
changement de point de vue ou dřéclairage par rapport à la formulation originale, ce qui se produit,
notamment, quand on emploie la partie pour le tout, lřabstrait pour le concret, lřactif pour le passif. » In : J.
Delisle, H. Lee-Jahnke, M. C. Cormier (éds.), Terminologie de la Traduction, op. cit. p. 54
724 «Admitir, escoger, seguir una doctrina, opinión o conducta .» [Traduit par nos soins]
Susana Mauduit-Peix Geldart
319
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
de penser. On pense alors au mot cerebro (cerveau), mais la phrase nřaurait pas beaucoup
de sens. Dřautre part, cette option rentrerait même en contradiction avec les théories de
Descartes, tellement convaincu de la différence radicale qui sépare lřesprit du corps quřil
va jusquřà nier explicitement la participation du cerveau pour lřexécution des actes de
« pure intellection » :
[…] il nřy a rien du tout de commun entre la pensée et lřextension. Jřai souvent aussi fait voir fort
clairement que lřesprit peut agir indépendamment du cerveau ; car il est certain quřil est de nul usage
lorsquřil sřagit de former des actes dřune pure intellection, mais seulement quand il est question de
sentir ou dřimaginer quelque chose.»725
Le passage de la substantivation à la verbalisation semble malgré tout une solution plutôt
satisfaisante, qui préserve le sens, car les mots œil et esprit constituent une figure
métonymique qui renvoie à lřindividu, au sujet doté de la faculté de voir et de
comprendre. Nřen déplaise peut-être à Hobbes, qui adresse à Descartes des critiques
acerbes à propos de lřamalgame opéré entre le sujet et lřacte :
« Monsieur Descartes donc prend la chose intelligente et l'intellection, qui en est l'acte, pour une
même chose ; ou du moins il dit que c'est le même que la chose qui entend et l'entendement, qui est
une puissance ou faculté d'une chose intelligente. Néanmoins tous les philosophes distinguent le sujet
de ses facultés et de ses actes, c'est-à-dire de ses propriétés et de ses essences, car c'est autre chose que
la chose même qui est, et autre chose que son essence. Il se peut donc faire qu'une chose qui pense soit
le sujet de l'esprit, de la raison, ou de l'entendement, et partant, que ce soit quelque chose de corporel,
dont le contraire est pris, ou avancé, et n'est pas prouvé. Et néanmoins c'est en cela que consiste le
fondement de la conclusion qu'il semble que Monsieur Descartes veuille établir. »726
Et notre philosophe de sřen expliquer :
« […] je ne dis pas que l'intellection et la chose qui entend soient une même chose, non pas même la
chose qui entend et l'entendement, si l'entendement est pris pour une faculté, mais seulement
lorsqu'il est pris pour la chose même qui entend. Or j'avoue franchement que pour signifier une chose
ou une substance, laquelle je voulais dépouiller de toutes les choses qui ne lui appartiennent point, je
me suis servi de termes autant simples et abstraits que j'ai pu, comme au contraire ce philosophe, pour
signifier la même substance, en emploie d'autres fort concrets et composés, à savoir ceux de sujet, de
matière et de corps, afin d'empêcher, autant qu'il peut, qu'on ne puisse séparer la pensée d'avec le
corps. »727
Il est particulièrement intéressant de remarquer ici lřaveu explicite de Descartes
concernant sa recherche laborieuse des termes adéquats pour faire comprendre sa
doctrine. Ainsi, il oppose son choix de termes « simples et abstraits » aux termes « concrets
et composés » de Hobbes, qui témoignent de lřobstination de celui-ci à nier la séparation
entre la pensée et lřétendue. Descartes montre ainsi, dans ce passage, à la fois son embarras
725
BYS p. 391 [Nous soulignons]
BYS p. 297
727 BYS p. 298 [Nous soulignons]
726
Susana Mauduit-Peix Geldart
320
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
devant lřinsuffisance des termes, et son souci de clarifier au maximum le sens de son
propos.
Si ce contexte verbal nous semble utile pour enrichir notre problématique, il nous faut
bien avouer que ces considérations ne nous sont pas dřun grand secours pour résoudre le
problème qui nous occupe, car la difficulté est ici, comme nous lřavons vu, de trouver le
verbe qui convient à lřopération exercée par lřesprit ou par lřentendement. Comment, dès
lors, sortir de lřimpasse ? Peut-être - telle est notre proposition Ŕ par le procédé de
modulation que nous avons évoqué ci-dessus.
Pour en comprendre le fonctionnement, nous commencerons par mettre en relation la
phrase qui nous occupe avec le paragraphe ci-dessous, extrait des Secondes objections
formulées par Mersenne, où la problématique de la traduction est la même :
« Davantage, cette clause de votre raisonnement (après que nous avons assez clairement reconnu et
observé ce que c'est que Dieu) est supposée comme vraie, dont tout le monde ne tombe pas encore
d'accord, vu que vous avouez vous-même que vous ne comprenez l'infini qu'imparfaitement; le même
faut-il dire de tous ses autres attributs : car, tout ce qui est en Dieu étant entièrement infini, quel est
l'esprit qui puisse comprendre la moindre chose qui soit en Dieu, que très imparfaitement ? »728
La solution des traducteurs est toujours la même :
 Traduction de Vidal Peña :
«Además, hay una cláusula en vuestro razonamiento (tras haber observado y conocido con claridad lo
que Dios es), que suponéis ser verdadera, y con la que no todos están de acuerdo, dado que vos mismo
reconocéis la imperfección de vuestro conocimiento del infinito; y lo mismo cabe decir de todos los
atributos divinos, pues siendo absolutamente infinito todo lo que hay en Dios, ¿qué espíritu podrá
conocer de El la más mínima cosa, si no es de un modo muy imperfecto?» 729
 Traduction de Revilla :
«Ademas, esta claúsula de vuestro razonamiento Ŗdespues que hemos reconocido ú observado con
suficiente claridad lo que Dios esŗ se supone verdadera, y en esto no todos están de acuerdo; pues vos
mismo confesais que comprendeis imperfectamente lo infinito, y otro tanto hay que decir de los
demas atributos de Dios, porque siendo completamente infinito cuanto hay en Dios, ¿dónde está el
espíritu que pueda comprender la menor cosa de las que hay en Dios, á no ser muy
imperfectamente?»730
728
BYS p. 253
VP p. 318
730 RV p. 38-39
729
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Bien entendu, nous pouvons avoir recours ici, comme dans lřexemple précédent, à un
pronom sujet (quién), et dire tout simplement :
«Además, este argumento de su razonamiento (tras haber observado con detenimiento lo que es
Dios), se supone cierto, aunque no todo el mundo estaría de acuerdo, puesto que vos mismo
confesáis no comprender el infinito sino de manera imperfecta; afirmación que puede aplicarse a
todos sus demás atributos. Puesto que todos los atributos de Dios son infinitos, ¿quién puede
comprender nada de cuanto a Dios se refiere, si no es de manera imperfecta? »
Toutefois, compte tenu de la présence du verbe comprendre, la traduction du mot esprit
semble ici plus facile, si lřon opte pour une structure semblable à lřoriginal, car le sens
implicite du mot renvoie en lřoccurrence à lřintelligence : qui aurait assez dřintelligence
pour comprendre [...].
Il pourrait donc être rendu par inteligencia o entendimiento :
¿qué inteligencia/entendimiento puede comprender nada de cuanto a Dios se refiere, si no es de
manera imperfecta?
Dans cet exemple, cřest encore le contexte verbal, et plus précisément le terme
comprendre, qui nous fournit la connotation appropriée pour trouver lřéquivalence la plus
adaptée pour le mot esprit. De même, dans la phrase que nous nous sommes proposée
dřétudier, cřest le verbe supporter qui nous fournit la clé, en soulignant la teneur morale,
ou force dřâme, qui accompagne ici le terme esprit. Aussi proposerions-nous le terme
entereza (fermeté, force).Voici notre traduction :
«¿Acaso no puede Dios comportarse con los hombres de igual forma que un médico con sus
pacientes, o que un padre con sus hijos, que a menudo ocultan la verdad, cuando lo juzgan
prudente y útil? Pues, si Dios nos desvelara la verdad en toda su desnudez, ¿quién tendría la
fuerza de contemplarla de frente o la entereza de soportarla?»
Si la solution nřest, par définition, pas parfaite, elle ne permet pas moins de surmonter les
écueils que présente la phrase. Après tout, comme le souligne J.-R. Ladmiral, « en
lřabsence dřun terme qui […] eût satisfait à lřexigence idéale, très souvent irréaliste dans
les faits […] dřun « mot à mot » concordant dřune langue à lřautre, il faut bien se résoudre à
lřà-peu-près dřajustements péri-paraphrastiques modulés […] »731.
731
J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 226
Susana Mauduit-Peix Geldart
322
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE

Exemple n° 4 : Secondes Objections
Un autre passage, extrait encore des Secondes Objections, attribuées à Mersenne, nous sert
à illustrer les alternatives qui sřoffrent au traducteur pour traduire le mot esprit :
« En cinquième lieu, si la volonté ne peut jamais faillir, ou ne pèche point, lorsqu'elle suit et se laisse
conduire par les lumières claires et distinctes de l'esprit qui la gouverne, et si, au contraire, elle se met
en danger lorsqu'elle poursuit et embrasse les connaissances obscures et confuses de l'entendement,
prenez garde que de là il semble que l'on puisse inférer que les Turcs et les autres infidèles non
seulement ne pèchent point lorsqu'ils n'embrassent pas la religion chrétienne et catholique, mais
même qu'ils pèchent lorsqu'ils l'embrassent, puisqu'ils n'en connaissent point la vérité ni clairement
ni distinctement. Bien plus, si cette règle que vous établissez est vraie, il ne sera permis à la volonté
d'embrasser que fort peu de choses, vu que nous ne connaissons quasi rien avec cette clarté et
distinction que vous requérez, pour former une certitude qui ne puisse être sujette à aucun doute.
Prenez donc garde, s'il vous plaît, que, voulant affermir le parti de la vérité, vous ne pouviez plus qu'il
ne faut, et qu'au lieu de l'appuyer vous ne la renversiez. »732
Ici encore, nous retrouvons une traduction littérale au mot près chez nos traducteurs :
 Traduction de Vidal Peña :
«En quinto lugar, si afirmáis que la voluntad no puede extraviarse ni pecar cuando se deja guiar por la
luz clara y distinta del espíritu que la gobierna, y que, por el contrario, se expone al peligro siempre
que se deja llevar de los conceptos oscuros y confusos del entendimiento, debierais tener cuidado en
que de ello no pareciera inferirse que los turcos y demás infieles, no sólo no pecan por no abrazar la
religión cristiana y católica, sino que incluso pecan si la abrazan, pues no conocen clara y
distintamente la verdad de ella. Más aún: si la regla que establecéis es verdadera, a muy pocas cosas
podrá determinarse la voluntad, pues casi nada conocemos con la claridad y distinción requerida por
vos para albergar una certeza tal que no pueda estar sujeta a duda alguna. Poned cuidado, no sea que,
deseando fortalecer el partido de la verdad, probéis más de lo necesario, y la destruyáis en vez de
ayudar a construirla.»733
 Traduction de Revilla :
«En quinto lugar, si la voluntad no puede errar nunca, ni peca cuando sigue y se deja guiar por las
luces claras y distintas del espíritu que la gobierna, y, por el contrario, se pone en peligro de caer
cuando sigue y acepta los conocimientos oscuros y confusos del entendimiento, debéis fijar vuestra
atención en que parece que de esta regla se puede inferir que los turcos y demas infieles, no solamente
no pecan cuando no abrazan la religion cristiana y católica, sino que pecan cuando la abrazan; puesto
que no conocen clara y distintamente su verdad. Ademas, si la regla que aquí estableceis es cierta,
pocas cosas sera permitido aceptar a la voluntad; pues casi nada conocemos con esa claridad y
distincion que exigís para formar una certidumbre que no puedad dar lugar á duda. Tened cuidado,
pues; no sea que, queriendo dar firmeza al partido de la verdad, probéis más de lo necesario, y la
derribeis en vez de apoyarla.»734
Une seule différence entre les deux versions : le mot lumières est traduit littéralement,
mais au singulier (luz) par Vidal Peña, tandis que Revilla préfère rester fidèle au genre et
732
BYS p. 252
VP p. 316
734 RV p. 38
733
Susana Mauduit-Peix Geldart
323
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
mettre le mot au pluriel (luces). Le mot esprit est quant à lui rendu, encore une fois, par
espíritu.
Ici encore, il nous faut trouver une alternative. On pense au terme entendimiento, qui
semble bien à propos dans le contexte. Toutefois, quelques précisions sřimposent.
Rappelons que la substance pensante est pour Descartes dotée de deux facultés,
respectivement lřentendement et la volonté. La phrase cartésienne montre bien cet
assujettissement et souligne la différence subtile que le philosophe introduit entre lřesprit,
lřentendement et la volonté. Toutefois, si le mot entendement nřest donc, en toute rigueur,
pas assimilable à lřesprit même, il nous semble que le terme est néanmoins utilisé ici
comme synonyme de lřesprit - en accord avec lřamalgame opéré par Descartes dans la
Seconde Méditation Ŕ et témoigne peut-être dřune volonté esthétique visant à éviter la
répétition. Il nřest donc pas possible ici, pour cette raison, de traduire le terme esprit par
entendimiento, si lřon adopte ce terme pour la traduction du mot entendement qui suit.
Une fois encore, il convient de ne pas dissocier le mot esprit du contexte verbal qui le
précède et le suit immédiatement. Ainsi, lřexpression globale « les lumières claires et
distinctes de l'esprit qui la gouverne » est à prendre comme une unité de sens qui semble
renvoyer ici tout simplement à la raison, de sorte que la phrase pourrait être traduite de
façon à notre avis plus fluide, par exemple :
«En quinto lugar, afirma que la voluntad no puede errar, y que nadie corre el riesgo de pecar si su
voluntad se deja guiar por la razón que la gobierna; y que peligra, por el contrario, si sigue y adopta las
ideas confusas y oscuras del entendimiento.»
Cette solution a lřavantage de simplifier considérablement la phrase en espagnol, tout en
respectant le vouloir dire de lřauteur. Dřun point de vue traductologique et philosophique,
ce choix se justifie encore par lřamalgame sémantique introduit par Descartes : les notions
âme, esprit, entendement, raison se subsument toutes, en fin de compte, dans la res
cogitans si souvent opposée à la res extensa.
Regardons quand même de plus près ce que Descartes entend par « raison ». Selon F. De
Buzon et D. Kambouchner735, le mot « raison » définit chez le philosophe « la puissance de
distinguer le vrai du faux, et dřagir dřaprès cette perception ». Elle équivaut donc à peu
près au bon sens, et à la lumière « innée » ou « naturelle », qui permettent à lřhomme de
saisir certaines évidences.
Le terme razón dans notre traduction subsume les connotations des notions de bon sens et
de lumière naturelle, entendues comme la capacité de lřhomme à se forger des jugements
justes (raisonnables) sur les choses. A première vue, il semble donc inutile de préserver
lřexpression complète (lumières claires et distinctes de lřesprit). Nous adoptons ainsi un
735
Le vocabulaire de Descartes, op. cit. p. 63
Susana Mauduit-Peix Geldart
324
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
double procédé traductif, que nous pourrions définir comme un allègement
compensatoire. Si cette solution nous semble préférable à lřoption littérale par espíritu, il
nous faut pourtant, hélas, y renoncer, pour une autre raison ayant trait cette fois non point
au contenu, mais à la forme, à la construction de la phrase.
La question de la forme sera abordée plus en détail dans le chapitre consacré au style de
Descartes. Toutefois, afin de trouver une solution adaptée pour la traduction de lřextrait
qui nous occupe, force est de remarquer une formulation symétrique dans la structure de
la phrase qui nřest pas sans conséquence sur la construction du sens. Il sřagit, ainsi que
nous lřavons Ŗannoncéŗ ci-dessus, dřun trait caractéristique du style de Descartes,
consistant à redoubler les adjectifs, les verbes ou les substantifs dans le but de souligner et
dřappuyer son propos. Ainsi, les connaissances « obscures et confuses » de lřentendement
font écho aux lumières « claires et distinctes » de lřesprit :
« En cinquième lieu, si la volonté ne peut jamais faillir, ou ne pèche point, lorsqu'elle suit et se laisse
conduire par les lumières claires et distinctes de l'esprit qui la gouverne, et si, au contraire, elle se met
en danger lorsqu'elle poursuit et embrasse les connaissances obscures et confuses de l'entendement,
prenez garde que […]. »
Descartes oppose donc les lumières « claires et distinctes » aux connaissances « obscures et
confuses ». Du point de vue de la traduction, il importe de préserver cette formulation
délibérément symétrique qui vise à souligner lřimportance pour lřhomme de reconnaître
en lui les idées claires et distinctes, qui seules peuvent être tenues pour vraies. Aussi fautil, dans une certaine mesure, sřen tenir à la structure grammaticale de la langue source,
sans pour autant compromettre la fluidité du discours en langue cible.
Il est donc possible de traduire lřexpression « lumières claires et distinctes » par sa
correspondance en espagnol, aussi bien au singulier quřau pluriel : « luz clara y distinta »
ou bien « luces claras y distintas ». Le dictionnaire de la RAE confirme en effet cet usage
figuré du mot luz, à lřacception n° 7 : «Esclarecimiento o claridad de la inteligencia» - ou
encore dans lřexpression «rayar la luz de la razón» qui signifie «empezar a abrirse el
entendimiento al conocimiento de las cosas». Il est vrai cependant que lřusage courant a
surtout consacré cette acception dans lřexpression populaire «fulano tiene pocas luces» (un
tel manque de jugeote, il nřa pas inventé lřeau tiède…).
Mais il est possible aussi de remplacer le mot luces par les termes ideas o juicios, afin de
préserver la symétrie avec le mot « connaissances » qui précède lřentendement :
«En quinto lugar, afirmáis que la voluntad no puede errar, y que nadie corre el riesgo de pecar si su
voluntad se deja guiar por las ideas claras y distintas de la razón que la gobierna; y que peligra, por el
contrario, si sigue y adopta los conocimientos confusos y oscuros del entendimiento.»
Dans tous les cas, nous préconiserions ici lřadoption du terme razón, comme alternative à
la correspondance espíritu.
Susana Mauduit-Peix Geldart
325
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Voici la traduction que nous proposons :
«En quinto lugar, afirmáis que la voluntad no puede errar, y que nadie corre el riesgo de pecar si
su voluntad se deja guiar por las ideas claras y distintas de la razón que la gobierna; y que peligra,
por el contrario, si sigue y adopta los conocimientos confusos y oscuros del entendimiento.
Tened cuidado, no sea que alguien pueda inferir de vuestro discurso que los turcos u otros
infieles no cometen pecado alguno al negarse a convertirse a la religión cristiana y católica, y que
es más, cometerían un pecado si se convirtiesen, puesto que no conocen la verdad de la fe con
claridad y distinción. Añadiré que, si la regla que preconizáis es cierta, pocos caminos podrá
emprender la voluntad, puesto que no conocemos casi nada con la claridad y distinción que
exigís para forjarnos una certeza que no admita la más mínima duda. Tened cuidado, os lo ruego,
no sea que, en vuestro afán por defender el partido de la verdad, vayáis demasiado lejos y la
invalidéis en lugar de asentarla.»

Exemple n° 5 : traduction du mot esprit par pensamiento
Voyons à présent ce passage extrait du Discours de la méthode :
« Mais ce qui fait qu'il y en a plusieurs qui se persuadent qu'il y a de la difficulté à le connaître, et
même aussi à connaître ce que c'est que leur âme, c'est qu'ils n'élèvent jamais leur esprit au-delà des
choses sensibles, et qu'ils sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu'en l'imaginant, qui est
une façon de penser particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n'est pas imaginable leur
semble n'être pas intelligible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent
pour maxime, dans les écoles, qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait premièrement été dans le
sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l'âme n'ont jamais été. Et il me semble que
ceux qui veulent user de leur imagination, pour les comprendre, font tout de même que si, pour ouïr
les sons, ou sentir les odeurs, ils se voulaient servir de leurs yeux : sinon qu'il y a encore cette
différence, que le sens de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de ses objets, que font ceux de
l'odorat ou de l'ouïe ; au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauraient jamais assurer
d'aucune chose, si notre entendement n'y intervient. »736
La première interrogation que soulève ce paragraphe a trait à la présence concomitante,
dans la phrase, des termes âme et esprit : faut-il les interpréter ici comme des notions
synonymes, distinctes ou comme une volonté purement stylistique dřéviter la répétition?
Ils ne peuvent connaître leur Ŗâmeŗ parce que leur Ŗespritŗ ne sřélève pas au-dessus du
sensible... Nous voyons ici encore illustrée lřambiguïté qui entoure ces deux termes dans
lřunivers philosophique. Si la traduction du mot âme dans cette phrase autorise le
transcodage (sans oublier le sens spécifique que Descartes confère à cette notion), la
notion dřesprit pose un problème dřinterprétation et de reformulation. Il semble en effet
quelque peu incohérent dřétablir ici une synonymie absolue, car la phrase nřaurait alors
pas beaucoup de sens, ni sur le plan grammatical, ni sur le plan doctrinal.
736
RL p. 57-58
Susana Mauduit-Peix Geldart
326
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Bien sûr, nous retrouvons tout simplement une traduction par correspondance (espíritu)
dans les traductions de Morente et de Frondizi :
 Traduction de Morente :
«Pero si hay algunos que están persuadidos de que es difícil conocer lo que sea Dios, y aun lo que sea
el alma, es porque no levanta nunca su espíritu por encima de las cosas sensibles y están tan
acostumbrados a considerar todo con la imaginación - que es un modo de pensar particular para las
cosas materiales - que lo que no es imaginable les parece no ser inteligible. Lo cual está bastante
manifiesto en la máxima que los mismos filósofos admiten como verdadera en las escuelas. y que dicen
que nada hay en el entendimiento que no haya estado antes en el sentido, en donde, sin embargo es
cierto que nunca han estado las ideas de Dios y del alma; y me parece que los que quieren hacer uso de
su imaginación para comprender esas ideas son como los que para oír los sonidos u oler los olores
quisieran emplear los ojos; y aún hay diferencia entre aquéllos y éstos: que el sentido de la vista no nos
asegura menos de la verdad de sus objetivos que el olfato y el oído de los suyos, mientras que ni la
imaginación ni los sentidos pueden asegurarnos nunca cosa alguna, como no intervenga el
entendimiento.»737
 Traduction de Frondizi :
«Pero si hay muchos que están persuadidos de que es difícil conocer lo que sea Dios, y aun lo que sea
el alma, es porque no elevan nunca su espíritu por encima de las cosas sensibles y están tan
acostumbrados a considerarlo todo con la imaginación, que es un modo de pensar particular para las
cosas materiales, que lo que no es imaginable les parece ininteligible. Lo cual está bastante manifiesto
en la máxima que los filósofos admiten como verdadera en las escuelas y que dice que nada hay en el
entendimiento que no haya estado antes en los sentidos, aunque sea cierto que las ideas de Dios y del
alma jamás lo han estado. Y me parece que los que quieren hacer uso de su imaginación para
comprender esas ideas son como los que para percibir los sonidos u oler los olores quisieran servirse de
los ojos; habiendo, en verdad, esta diferencia entre aquéllas y éstos: que el sentido de la vista no nos
asegura menos de la verdad de sus objetos que el olfato y el oído del suyo, mientras que ni la
imaginación ni los sentidos pueden asegurarnos de que sea cierta cosa alguna si el entendimiento no
ha intervenido.»738
Solution insatisfaisante à notre avis, pour les raisons que nous avons maintes fois évoquées.
Sans doute la meilleure solution nous est-elle proposée par la traduction de Reguera, qui,
en privilégiant ici la compréhension du terme esprit par son essence, à savoir, la pensée
(pensamiento), nous fournit une alternative intéressante.
737
738
MT p. 65-66
FZ p. 97-98
Susana Mauduit-Peix Geldart
327
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Voici sa traduction :
 Traduction de Reguera :
«Pero si hay algunos que están persuadidos de que es difícil conocerle y aun de conocer la naturaleza
del alma, es porque no elevan nunca su pensamiento más allá de las cosas sensibles y porque están tan
habituados a no considerar nada si no es mediante la imaginación --que es su peculiar modo de pensar
las cosas materiales- que todo lo que no es imaginable les parece ininteligible. Lo cual está
suficientemente patente en lo que hasta los filósofos admiten como máxima en las escuelas: nada hay
en el entendimiento que no haya estado previamente en los sentidos, en donde, no obstante, es cierto
que las ideas de Dios y del alma nunca han estado. Y me parece que los que quieren hacer uso de la
imaginación para comprenderlas, obran del mismo modo que si para oír los sonidos o sentir los olores
quisieran servirse de sus ojos; pero aún hay otra diferencia: que el sentido de la vista no nos asegura
menos de la verdad de sus objetos que el olfato y el oído de los suyos, mientras que ni nuestra
imaginación ni nuestros sentidos podrían asegurarnos nunca de cosa alguna si no interviene en ello
nuestro entendimiento. »739
La pensée est en effet lřattribut principal de lřâme ou de lřesprit. Dans ses Réponses aux
Secondes Objections formulées par Mersenne, Descartes en donne une définition précise :
« Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en
sommes immédiatement connaissants. Ainsi toutes les opérations de la volonté, de
lřentendement, de lřimagination et des sens, sont des pensées. »740
Sur le plan traductologique, cette solution est justifiée par le contexte verbal qui suit
(considerar, modo de pensar, etc.) : elle rend compte, en effet, du caractère réflexif interne
à la substance pensante, qui ne peut se concevoir que par un retour sur elle-même. Elle a
également le mérite dřéviter une éventuelle répétition signifiante ( alma/alma) sans avoir
recours au terme espíritu. Aussi avons-nous opté pour cette solution dans notre propre
traduction du paragraphe, tout en adoptant une reformulation dřensemble quelque peu
différente, notamment pour la deuxième partie du texte.
Voici la traduction que nous proposerions :
«Hay, no obstante, quienes están convencidos de la dificultad de conocerle, e incluso de la
dificultad de conocer lo que es su alma, porque son incapaces de elevar su pensamiento por
encima de lo sensible, y porque están tan acostumbrados a no considerar nada sino por medio de
la imaginación Ŕ modo de pensar específico de las cosas materiales Ŕ que todo aquéllo que no es
imaginable les parece ininteligible. Prueba de ello es que incluso los filósofos, en las diferentes
escuelas, adoptan como máxima que nada hay en el entendimiento que no haya pasado antes por
los sentidos, cuando es obvio que las ideas de Dios y del alma no pueden proceder de éstos. Me
parece, por tanto, que pretender recurrir a la imaginación para entender dichas ideas es como
pretender percibir los sonidos o los olores por medio de la vista; con la diferencia, añadiré, que el
sentido de la vista no es menos fiable que el del olfato o el del oído en cuanto a la realidad de su
objeto se refiere; por el contrario, ni la imaginación ni los sentidos podrán jamás garantizarnos
certeza alguna, sin la intervención del entendimiento.»
739
740
RG p. 53-54
BYS p. 285
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE

Exemple n° 6 : que faire du spiritus ?
Lřoption terminologique choisie, délibérément ou non, par nos traducteurs, consistant à
traduire le mot esprit par espíritu pose dřailleurs problème lorsque ce mot convient dans
un autre contexte, pour un autre terme. Ainsi, par exemple, dans les Cinquièmes
Objections, Gassendi utilise le mot spiritus en latin, au sens propre du terme, qui signifie
« souffle, air, vent, respiration, haleine ».
La version française reprend le mot esprit :
« Cřest ici que vous commencez à ne plus vous considérer comme un homme tout entier, mais comme
cette partie la plus intime et la plus cachée de vous-même, telle que vous estimiez ci-devant qui étoit
lřâme. Dites-moi, je vous prie, ô âme, ou qui que vous soyez, avez-vous jusques ici corrigé cette pensée
par laquelle vous vous imaginiez être quelque chose de semblable au vent ou à quelque autre corps de
cette nature, infus et répandu dans toutes les parties de votre corps ; certes vous ne lřavez point fait ;
pourquoi donc ne pourriez-vous pas encore être un vent, ou plutôt un esprit fort subtil et fort délié,
excité par la chaleur du corps, ou par telle autre cause que ce soit, et formé du plus pur de votre sang
qui, étant répandu dans tous vos membres, leur donniez la vie, et voyiez avec lřœil, oyiez avec
lřoreille, pensiez avec le cerveau, et ainsi exerciez toutes les fonctions qui vous sont communément
attribuées ? »741
Dans ce passage, Vidal Peña traduit le mot toujours par espíritu, alors que le mot latin
nřest pas mens, option qui peut induire en erreur le lecteur habitué à comprendre espíritu
comme la substance pensante :
«Aquí es donde comenzáis a no consideraros como hombre entero, sino como la parte más íntima y
oculta de vos mismo, tal como acabáis de estimar que es el alma. Pues bien, decidme, ¡oh, alma! (o
cualquier otro nombre que escojáis ¿es que habéis corregido ya aquel pensamiento por el que
imaginabais ser semejante al viento, o a algún otro cuerpo de naturaleza similar, metido y difundido
por todas las partes de vuestro cuerpo? Ciertamente, hasta ahora no lo habéis hecho. Entonces, ¿por
qué no podríais seguir siendo un viento, o más bien un espíritu muy tenue y sutil, provocado por el
calor del corazón o por alguna otra causa, y formado por lo más puro de vuestra sangre, el cual,
repartido por todos los miembros, les da vida, y así es él quien ve con los ojos, oye con los oídos,
piensa con el cerebro, y cumple todas las funciones que comúnmente se os atribuyen?» 742
René Descartes, Œuvres philosophiques [en ligne], Louis Aimé Martin, Paris : Auguste Desrez éd., 1838,
p. 157. Disponible sur :
http://books.google.fr/books?id=KfI8AAAAcAAJ&pg=PR4&lpg=PR4&dq=Ren%C3%A9+Descartes,+Œuvres
+philosophiques+[en+ligne],+Louis+Aim%C3%A9+Martin&source=bl&ots=gYtKFhjRJ9&sig=YK5H9tMPtanj
ksffbv0uOE9m0jg&hl=fr&sa=X&ei=DoGdTCkNMuu8QOB1fGfDw&ved=0CC8Q6AEwAA#v=onepage&q&f=false. Les 5èmes objections ne figurent pas
dans lřédition Beyssade.
742 VP p. 536
741
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Conscient de ce risque, Vidal Peña introduit une note de bas de page qui précise la
signification du terme, faute de quoi le lecteur se trouve face à un non-sens :
«ŖEspìrituŗ doit être ici entendu au sens (par exemple) des esprits animaux : une entité qui, quoique
subtile, reste corporelle. Autrement, la phrase de Gassendi nřaurait pas de sens. Le latin dit spiritus, et
non pas mens ni rien de la sorte.»743
A en juger par le Ŗtonŗ critique de la note (perceptible surtout en espagnol), Vidal Peña
semble imputer lřincohérence au texte français, car en effet, Clerselier a traduit le latin
spiritus par esprit, sans doute sous lřinfluence, là encore, du signifiant source. Le
traducteur espagnol a pourtant fait de même, se contentant dřintroduire une explication
pour justifier lřusage dřun même terme Ŕ espíritu Ŕ dans un sens opposé au sens cartésien
et au sens que ce terme véhicule tout au long du texte, dans ses nombreuses occurrences.
La signification de ce terme à cette occurrence précise autorise-t-elle le recours au mot
espíritu ? Dans son sens le plus strict, sans doute. Mais cette option pose problème, comme
lřa très bien vu Vidal Peða, car le mot espíritu, dans sa traduction, désigne partout ailleurs
la substance pensante. Notre hypothèse sřen trouve ainsi confortée : sans doute ces
flottements auraient-ils pu être évités si le mot français esprit nřavait pas été, comme nous
lřavons indiqué, systématiquement traduit par espíritu pour signifier la substance
pensante. Mais le traducteur, si sensible soit-il au danger du non-sens et aux enjeux de la
traduction, ne semble pas se poser la question dans ce sens...
Quant à la version de Revilla, elle nřest guère différente de celle de Vidal Peña :
«Comenzáis aquí a no consideraros como hombre entero, sino como esa parte de vos mismo Ŕ la más
íntima y culta Ŕ que ántes pensábais que era el alma. Decidme, ¡oh alma ó lo que quiera que seais!
¿habeis corregido hasta ahora ese pensamiento por el cual imaginábais que érais algo semejante al
viento á otro cuerpo de análoga naturaleza, infundido y repartido en todas las partes de vuestro
cuerpo? Ciertamente que no lo habeis hecho. ¿Por qué, pues, no habeis de ser un viento, ó mejor un
espíritu muy sutil y deleido, excitado por el calor del corazon ú otra causa cualquiera, formado con lo
más puro de vuestra sangre, repartido por todos vuestros miembros, y mediante el cual les dais la vida,
veis con los ojos, oís con los oidos, pensais con el cerebro, y ejerceis así todas las funciones que se os
atribuyen comunmente?»744
Toujours est-il, cependant, quřici encore un autre terme semble plus adapté pour traduire
cette notion primitive de spiritus, que Clerselier avait malencontreusement traduit par
esprit. Le passage gagnerait en clarté, en effet, si lřon adopte une solution plus proche du
sens étymologique du terme latin, à savoir, le sens de souffle, que lřon pourrait traduire en
espagnol par aliento ou hálito. Dřautre part, le lecteur aura remarqué lřobscurité, pour ne
«ŖEspìrituŗ se entiende aquì en el sentido (por ejemplo) de Ŗespìritus animalesŗ: una entidad que, aunque
sutil, sigue siendo corpórea. Si no, no tendría sentido lo que Gassendi está diciendo. El latín dice spiritus; no
mens, ni nada semejante» [Traduit par nos soins]
743
744
RV p. 150
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pas dire la lourdeur, de la phrase « [esprit] qui, étant répandu dans tous vos membres, leur
donniez la vie, et voyiez avec lřœil, oyiez avec lřoreille, pensiez avec le cerveau, et ainsi
exerciez toutes les fonctions qui vous sont communément attribuées ? ». Étonnant recours
ici, en effet, à la deuxième personne, qui sřexplique par lřamalgame métonymique que
lřobjecteur établit entre la personne de Descartes et le spiritus qui insuffle la vie à son
corps et à toutes ses fonctions vitales. La traduction de Revilla préserve lřénoncé au plus
près de la structure française, en adoptant aussi en espagnol la deuxième personne pour la
traduction des expressions « leur donniez la vie, et voyiez avec lřœil, oyiez avec lřoreille,
pensiez avec le cerveau, et ainsi exerciez…etc. ». Ce procédé a certes le mérite de restituer
le mouvement rhétorique de lřoriginal, mais sans doute au détriment de la clarté de
lřénoncé.
Pour notre part, nous avons privilégié lřintelligibilité du discours, en adoptant la troisième
personne, à lřinstar de Vidal Peða Ŕ «les da vida» - et en inversant la formulation en ce qui
concerne les facultés exercées par les organes.
Voici donc la version que nous proposerions :
«En este punto, os empezáis a considerar, no como un hombre entero, sino únicamente como la
parte más íntima y oculta de vuestro ser, tal y como habéis definido anteriormente el alma.
Decidme entonces, oh, alma, o lo que quiera que seáis: ¿habéis rechazado la idea mediante la cual
os imaginábais ser algo similar al viento o algo por el estilo, infundido y repartido por todas las
partes de vuestro cuerpo? Puesto que no lo habéis hecho, ¿por qué no podríais ser una especie de
viento, o más bien, un aliento muy sutil y vaporoso, provocado por el calor del cuerpo o por
cualquier otra causa, y formado por vuestra sangre más pura, aliento que, al repartirse por todos
vuestros miembros, les da vida, y gracias al cual el ojo ve, el oído oye, el cerebro piensa, y podéis
ejercer todas las funciones normales de que sois capaz?»
Il est également intéressant de noter dans la traduction le vocatif, oh alma, que Gassendi
emploie sur un ton moqueur et ironique pour adresser ses critiques à Descartes à propos de
la substance pensante. Descartes ne se privera pas, pour sa part, de retourner cette ironie
en sřadressant à son tour à Gassendi comme à un corps :
« Vous commencez ensuite par une figure de rhétorique assez agréable, quřon nomme prosopopée, à
mřinterroger, non plus comme un homme tout entier, mais comme une âme séparée du corps ; en quoi
il semble que vous ayez voulu mřavertir que ces objections ne partent pas de lřesprit dřun subtil
philosophe, mais de celui dřun homme attaché aux sens et à la chair. Dites-moi donc, je vous prie, ô
chair, ou qui que vous soyez, et quel que soit le nom dont vous vouliez quřon vous appelle, avez-vous
si peu de commerce avec lřesprit que vous nřayez pu remarquer lřendroit où jřai corrigé cette
imagination du vulgaire par laquelle on feint que la chose qui pense est semblable au vent ou à
quelque autre corps de cette sorte ? »745
La question qui nous interloque sur ce point est la suivante : pourquoi traduire ici par alma
Ŕ ¡oh alma! Ŕ alors que les traducteurs ont privilégié partout ailleurs le terme espíritu ?
745
BYS p. 386
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Sans doute parce que la version française opte ici pour le mot âme pour traduire mens, au
lieu de esprit...

Exemple n° 7 : lřimpasse du jeu de mots
Un autre exemple quřil est intéressant de commenter réside dans le jeu de mots autour du
mot esprit que lřon peut lire dans cet extrait des Septièmes Objections, adressées à
Descartes par le père Bourdin :
« Et je nřai jamais non plus songé à prouver que moi (cřest-à-dire une chose qui pense) étois un esprit,
que lřautre à prouver quřil étoit un architecte. Mais, à dire vrai, notre auteur, avec toute la peine quřil
sřest ici donné, nřa rien prouvé autre chose sinon que, sřil avoit de lřesprit, il nřen avoit pas
beaucoup. »746
Vidal Peña tente, non sans difficulté, de trouver une solution satisfaisante pour la
traduction de cette phrase :
«Además, nunca he pensado en probar que yo (es decir, una cosa que piensa) era un espíritu, más de lo
que el otro en probar que era un arquitecto; mas nuestro autor, con todo el trabajo que se ha tomado,
no ha probado otra cosa que, caso de ser espíritu, no tenía mucho.»747
Dans une note de bas de page, il se sent néanmoins contraint dřavouer son impuissance et
de préciser la teneur du jeu de mots français, pour sřassurer de la bonne compréhension du
sens :
«Le jeu de mots que nous nous efforçons de reproduire est plus visible en français, car esprit veut dire
tout à la fois ingenio et espíritu.»748
Dans la version de Revilla, nous trouvons une formulation analogue, au plus près de la
structure française :
«Tanto he pensado en probar que yo (esto es, una cosa que piensa) era un espíritu, como el otro en
probar que era un arquitecto; pero, en verdad, nuestro autor, con todo el trabajo que se ha tomado,
solamente ha probado que si hay en él espíritu, no debe ser mucho.» 749
Pour autant, la traduction ne parvient pas à reproduire la portée de lřexpression française,
ni sur le plan sémantique, ni sur le plan esthétique. Le blocage et lřembarras du traducteur
proviennent, une fois de plus, de la difficulté à sřaffranchir de la structure signifiante de la
René Descartes, Œuvres philosophiques [en ligne], Louis Aimé Martin, op. cit. p. 266. Les 7èmes
objections ne figurent pas dans lřédition Beyssade.
746
747
VP p. 956-957
VP p. 957 - «El juego de palabras que intentamos reproducir es mejor en francés: esprit es Ŗingenioŗ y
Ŗespìrituŗ a la vez.» [Traduit par nos soins]
749 RV p. 430
748
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
langue source. Au vu de son explication, on serait tentée dřopter ici pour le mot ingenio
pour traduire le mot esprit et le corollaire qui suit :
«[ …] caso de ser un ingenio, no tenía mucho.»
Mais lřintroduction de lřadjectif (ingenioso) permettrait dřobtenir une formulation plus
dynamique :
«[ …] caso de no ser sino puro ingenio, poco ingenioso demostraba ser…»
Cette solution a lřavantage de la correction grammaticale dřune part, et de la cohérence
sémantique de lřautre : il est en effet possible dřadopter le procédé métonymique - un
ingenio - (= un esprit) et de poursuivre en toute logique par lřexpression «no tener mucho
ingenio» (= manquer dřesprit, dřintelligence).
Nous avons vu cependant que le choix du mot ingenio ne va pas sans une certaine
connotation diachronique qui peut se révéler incohérente si lřensemble de la traduction se
veut modernisante. Aussi convient-il de chercher, dans ce cas, une alternative traductive.
Ici encore, lřapplication de la théorie du sens peut nous fournir une solution satisfaisante,
par le détachement du signifiant source.
La solution que nous proposons consiste à traduire ici le terme esprit par entendimiento
(entendement). Dřune part, sur le plan doctrinal, ce choix est cohérent, comme nous
lřavons vu, en raison de lřamalgame opéré par Descartes dans sa Seconde Méditation.
Dřautre part, sur le plan de la langue, cette option offre la possibilité de préserver le jeu de
mots de façon imagée en complétant la phrase par le verbe entender.
Voici donc la solution que nous proposerions :
«Por otra parte, no me he preocupado más de demostrar que yo (es decir, un ser que piensa) no
soy sino puro entendimiento, que el otro de probar que era un arquitecto. Pero, a decir verdad,
nuestro autor, a pesar de sus denudados esfuerzos, no ha demostrado otra cosa que, caso de no ser
sino puro entendimiento, poco entendía.»
Le verbe entender, en espagnol, équivaut à comprendre (par lřintelligence). En français,
notre proposition pourrait donc être traduite approximativement comme suit : « Sřil nřest
que pur entendement, il nřentend cependant pas grand chose. » Si la solution nřest pas
idéale, la symétrie introduite par la phrase espagnole - entendement/entender Ŕ reprend la
contradiction, exprimée par le jeu de mots français, qui consiste à prétendre être un pur
esprit sans en avoir beaucoup.
Ces quelques exemples permettent dřillustrer les écueils de la plurivocité sémantique et les
limites dřune approche linguistique fondée sur lřuniformisation terminologique.
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Conclusion
Comme nous lřavons vu tout au long de ce parcours terminologique, les termes du langage
courant utilisés par le philosophe dans un sens qui lui est propre, plus ou moins
« technique », exigent du lecteur, et a fortiori du traducteur, une analyse fine et pénétrante
garantissant lřappréhension des toutes les nuances de sens que le terme véhicule dans le
contexte de lřœuvre et son identification en tant que « terme technique » ou « motsymbole » propre à lřauteur.
Pour les termes ayant été identifiés comme « techniques », il devrait être a priori possible,
et relativement facile, de trouver un correspondant univoque dans la langue cible, qui
remplirait la même fonction que la terminologie spécialisée des domaines scientifiques ou
techniques. Comme nous lřavons vu, dans les domaines scientifiques et techniques, il est
en général possible de traduire par correspondances750, car les termes renvoient
normalement au même référent.
Mais il nřen va pas de même pour la traduction philosophique, car les termes nřont ici
dřautre référent que leur propre signifié, comme nous lřavons évoqué dans la deuxième
partie, et lřhorizon sémantique de ce signifié peut varier dřune langue à lřautre. Il faut donc
se garder, comme le préconise J.-R. Ladmiral, de tomber dans cette « illusion
substantialiste du langage » qui voudrait possible le transcodage pur et absolu entre les
signifiants-source et les signifiants-cible.
En effet, le traducteur nřaura pas toujours recours aisément à un terme-cible équivalent au
terme quřil a identifié comme technique dans la langue source, mais il ne lui appartient
pas moins dřen trouver un. Il procédera, selon sa compétence, son intuition ou son
imagination, à ce que J-R. Ladmiral appelle la « terminologisation traductive » des termes.
Parfois même en optant, à lřinstar des philosophes, pour lřadoption de termes existants
quřil investira dřun sens nouveau. Comme nous lřavons vu, le terme français conscience,
adopté par Pierre Coste en 1700 dans sa traduction de lřEssai sur lřentendement humain de
Locke pour traduire la notion de consciousness, fournit un exemple particulièrement
intéressant de ce mécanisme traductif, que Coste lui-même justifie au demeurant dans une
célèbre et admirable note de bas de page que nous reproduisons ci-après :
« Jřai appréhendé que tous les raisonnemens que lřAuteur fait sur cette matière, ne fussent entièrement
perdus, si je me servois en certaines rencontres du mot de sentiment pour exprimer ce quřil entend
par conciousness, & que je viens dřexpliquer. Après avoir songé quelque tems aux moyens de remédier
à cet inconvénient, je nřen ai point trouvé de meilleur que de me servir du terme de Conscience pour
exprimer cet acte même […] Mais, dira-t-on, voilà une étrange licence, de détourner un mot de sa
750
Voir supra, section 3.2.3.2. de la deuxième partie
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
signification ordinaire, pour lui en attribuer une quřon ne lui a jamais donnée dans notre Langue. A
cela je nřai rien à répondre. Je suis choqué moi-même de la liberté que je prends […]. »751
Coste semble par ailleurs considérer Ŕ ce qui conforte notre hypothèse de départ - quřune
telle liberté se justifie particulièrement, voire uniquement, dans la traduction
philosophique :
« […] Jřavoue que dans un Ouvrage qui ne seroit pas, comme celui-ci, de pur raisonnement, une
pareille liberté seroit tout-à-fait inexcusable. Mais dans un discours Philosophique non seulement on
peut, mais on doit employer des mots nouveaux, ou hors dřusage, lorsquřon nřen a point qui expriment
lřidée précise de lřAuteur. »752
Le traducteur de Locke exprime ainsi clairement la différence qui existe entre la
traduction littéraire et la traduction philosophique, et la liberté Ŕ ou la contrainte Ŕ qui en
découle pour le traducteur. Notons que la condition de cette liberté créatrice de concepts
est, bien entendu, dřen bien préciser le sens dont ils sont investis par la force Ŕ ou la grâce
Ŕ de la traduction.
Reste que le flou terminologique caractérisant la pensée cartésienne place le traducteur,
comme nous lřavons vu, devant un faisceau de contradictions difficile à résoudre. Au vu
des éléments dont nous disposons jusquřici, nous pouvons conclure :
a) Que Descartes utilisant comme des synonymes les termes mens, anima, spiritus,
ratio, etc., il semble évident, en toute rigueur philosophique, que tous les termes
dont dispose lřarsenal linguistique philosophique espagnol (mente, espíritu, alma,
entendimiento, etc.) pourraient être considérés comme corrects ;
b) Pourtant, le lecteur non philosophe peut être interpellé par lřusage quasisystématique du mot espíritu à tout va, quel que soit le contexte, car le nonspécialiste nřa peut-être pas une connaissance préalable de la réduction
terminologique opérée par Descartes (qui ne distingue que la res cogitans et la res
extensa) et a sa propre idée du sens des mots espíritu, entendimiento, etc. Il sřensuit
que, si la traduction sřadresse à un public néophyte, le traducteur doit adapter ses
choix terminologiques en conséquence, car le savoir supposé partagé par le lecteur
est relativement limité, quant aux connaissances philosophiques. Il faut en effet
tenir compte du fait que Descartes est un auteur majeur, étudié partout mais
presque toujours, comme nous lřavons vu, « hors contexte », la plupart des lecteurs
méconnaissant sa filiation doctrinale avec notamment les stoïciens, saint Augustin
et, par opposition, la scolastique ;
John Locke, Essai philosophique concernant lřentendement humain. Traduit de lřanglois par Pierre Coste.
4ème édition. Amsterdam : Pierre Mortier, 1742, p. 264 [Nous soulignons]
752 Ibid. [Nous soulignons]
751
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
c) La solution qui consiste à traduire esprit par espíritu, âme par alma, raison par
razón, etc., si elle nřest pas incorrecte en toute rigueur philosophique, nous semble
relever davantage dřune solution « réflexe » adoptée par le traducteur non habitué à
sřaffranchir de la dictature des signifiants de la langue source, que dřun choix
délibéré et soigneusement étudié quant au terme quřil convient dřadopter. Si elle
est parfois justifiée, la traduction littérale a des limites et peut, contrairement à ce
que lřon pourrait croire, compromettre considérablement la lisibilité globale du
texte : « Chaque fois quřun mot du discours est traduit de façon intempestive par un
correspondant possible en langue, sans tenir compte de la fusion des mots du
discours en un sens, lřinterprétation ou la traduction risquent de perdre une part
dřintelligibilité. »753
Suivant cette logique, la « double traduction » des Méditations assurée par J. A. Díaz,
respectivement à partir du latin et du français, met en évidence des différences lexicales
significatives qui appuient fortement notre hypothèse sur lřinfluence préjudiciable des
signifiants de la langue source sur les choix des traducteurs. Ainsi, par exemple, ce passage
déjà commenté de la Seconde Méditation donne lieu à des versions quelque peu
différentes :
« […] De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut
conc1ure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie,
toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit […] Je ne suis donc, précisément
parlant, quřune chose qui pense, cřest-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des
termes dont la signification mřétait auparavant inconnue. »754
Traduction du latin
Traduction du français
«De tal manera que, muy bien ponderadas
todas las cosas, hay que llegar a establecer
que este pronunciamiento, Yo soy, yo existo,
es necesariamente verdadero cuantas veces es
expresado por mí, o concebido por la mente
[...] Porque de manera precisa sólo soy cosa
pensante, esto es, mente, o ánimo, o
intelecto, o razón, palabras cuya significación
me era desconocida.»755
«De manera que después de haberlo pensado bien, y de
haber examinado con cuidado todas las cosas, hay que
llegar a concluir y a tener como firme que esta
proposición: yo soy, yo existo, es necesariamente
verdadera cada vez que la pronuncie, o que la conciba
en mi espíritu. [...} Por lo tanto no soy, hablando con
precisión, sino una cosa que piensa, es decir, un
espíritu, un entendimiento o una razón, que son
términos cuyo significado me era desconocido hasta
ahora.»756
Nous voyons que le mot latin mens est traduit par mente, et son équivalent français,
esprit, par espíritu. Lřéquivalence numérique est par ailleurs respectée dans les deux
versions, pour la phrase « […] sum igitur praecise tantum res cogitans, id est, mens, sive
C. Laplace, Théorie du langage et théorie de la traduction , op. cit. p. 240
BYS p. 73-76
755 DZ p. 83-87
756 DZ p. 249-253
753
754
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
animus, sive intellectus, sive ratio, voces mihi prius significationis ignotae . » (cf. supra
p. 269) : la version traduite du latin comporte quatre termes, dont le signifiant est au
demeurant très proche de lřoriginal Ŕ mente (mens), ánimo (animus), intelecto
(intellectus), razón (ratio) Ŕ alors que la version traduite à partir du français comporte,
comme lřoriginal, trois termes, tout aussi “calqués” sur la forme des signifiants source
(espíritu (esprit), entendimiento (entendement), razón (raison)).
A noter également que le traducteur fait précéder le mot mente dřun article déterminé Ŕ la
mente Ŕ alors que le mot espíritu se voit précéder dřun possessif (mi espíritu). Cette
différence sřexplique également par la référence aux textes source : le latin étant dépourvu
dřarticles, le traducteur le rajoute en espagnol et obtient une formulation
grammaticalement fluide en langue cible. En revanche, le français ayant recours à un
possessif, le traducteur “calque” la structure de la langue source lorsquřil traduit à partir du
français, dřoù lřemploi du possessif qui nřest pourtant pas nécessaire en espagnol.
La “dictature” des signifiants semble donc conditionner à chaque fois les choix
grammaticaux et terminologiques vers le signifiant de la langue cible qui se rapproche le
plus de celui de la langue source, comme le montrent les extraits ci-dessus. Il est vrai
toutefois que cet écart, surtout en ce qui concerne les enjeux terminologiques, est peutêtre délibéré, et vise à souligner les différences qui subsistent entre la version latine et la
version française. Si ce souci de rigueur est dřautant plus louable quřil représente un
énorme investissement de temps et de travail, ne témoigne-t-il pas aussi de la difficulté ou
de lřimpossibilité de choisir ? Dans quelle mesure est-il légitime, pour un traducteur, de
sřaffranchir totalement de sa responsabilité interprétative, de lř“abdiquer”, pour ainsi dire,
entre les mains des lecteurs ?
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Chapitre 3 - « Je pense, donc j’écris » : les enjeux de
l’argumentation
Introduction
« Écrire prolonge et achève cette vie en quête de
perfection quřest la vie du philosophe. »757
Après lřanalyse de lřaxe contextuel et de lřaxe conceptuel, lřheure est venue de sřinterroger
sur les contraintes spécifiques que lřécriture proprement dite pose au traducteur,
autrement dit, de pénétrer dans ce que nous avons appelé lř“axe argumentatif”.
Nous avons pu mettre en évidence, dans notre analyse terminologique, lřintérêt et la
nécessité de traduire par « dissimilation », cřest-à-dire, de sřaffranchir de la dictature des
signifiants pour transposer le plus fidèlement possible le contenu doctrinal des concepts et
le vouloir dire du philosophe. Cette « dissimilation » est possible lorsque lřon reste au plan
sémantique, dénotatif. Mais peut-on la mettre en pratique dans la réécriture discursive
quřest la traduction de lřensemble de lřœuvre ? Quel rôle convient-il de lui attribuer ? La
question qui se pose ici est celle du positionnement du traducteur par rapport à la lettre, à
lřexpression formelle de la pensée : peut-il sřen libérer et se contenter de traduire le noyau
purement sémantique, qui fait sans doute la force des thèses proposées par lřauteur ? Ou,
au contraire, doit-il traduire au plus près de la lettre, des structures grammaticales et
stylistiques du texte, procédé qui seul garantirait, pour certains, la nécessaire fidélité au
texte source ?
Notre analyse sur corpus montrera que les traducteurs hispanophones privilégient plutôt
la deuxième solution. Mais toute la question est de savoir sřils opèrent là un choix
volontaire ou non…. Précisons toutefois que le découpage que nous proposons entre axe
conceptuel et axe argumentatif, qui reprend les enjeux de la transmission du sens et du
rôle de la forme évoqués dans la première partie, nřa dřintérêt que théorique et nous ne
lřavons adopté que pour les besoins de notre analyse. Il ne sřagit pas, en effet, de traduire
dřabord le noyau conceptuel, puis, dans un deuxième temps, le “style”, qui ne serait quřune
J.-F. Balaudé, « Des usages philosophiques de lřécriture en Grèce ancienne », In : DENAT C. (dir.), Audelà des textes : la question de lřécriture philosophique, op. cit.
757
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
voie parmi dřautres dřexprimer une même pensée. Telle était pourtant la stratégie que
préconisait C. Taber dans un article qui fit date758.
Rappelons brièvement et dans ses grandes lignes le raisonnement de C. Taber. Il partait de
la définition du processus traductif, quřil avait proposée conjointement avec E. Nida : « La
traduction consiste à reproduire dans la langue réceptrice le message de la langue source
au moyen de lřéquivalent le plus proche et le plus naturel, dřabord en ce qui concerne le
sens, ensuite en ce qui concerne le style. »759
Lřauteur fonde sa théorie de la traduction sur la distinction entre la structure profonde et
la structure superficielle de la langue. La première recouvre la structure sémantique, ou
dénotative, des énoncés, tandis que la seconde subsume les aspects syntaxiques et
morphologiques. Les structures profondes des différentes langues se recoupent, les
structures superficielles variant au contraire « presque à lřinfini ».
Pour C. Taber, le sens relève de la structure profonde, le style de la structure superficielle.
La structure profonde « représente, sous leur forme la plus explicite, la plus neutre, tous les
éléments du sens du texte »760. La première étape du processus, cřest-à-dire, lřanalyse du
texte source, permet dřappréhender dans sa globalité le sens du texte, par la saisie des
relations intimes qui unissent les éléments énoncés.
Une fois saisi le sens du texte à lřaide de lřanalyse des composantes, la deuxième étape
consiste à transférer, « en vrac », lřensemble des éléments analysés, triés, classés : « Il sřagit
de trouver, dans la langue réceptrice, les moyens minimes de représenter tout ce que nous
avons trouvé dans le contenu du texte original. »761
Ensuite, il faut organiser le tout en un ensemble cohérent, mettre en forme les divers
éléments en respectant le plus possible « la valeur stylistique de lřoriginal », par le recours
à des éléments ayant une fonction équivalente dans la langue réceptrice.
Pour la traduction du style, C. Taber énonce ici deux approches possibles :
a) La « recréation dans la langue dřarrivée des particularités stylistiques de
lřoriginal » ;
b) Le « recours à des traits stylistiques radicalement différents, ayant une fonction
équivalente dans la langue réceptrice ».
C. Taber, « Traduire le sens, traduire le style », Langages, n° 28, La traduction, pp. 55-63
C. Taber et E. Nida, La traduction : théorie et méthode, Londres, Alliance biblique universelle, 1971, p. 11
Ŕ Cité par C. Taber, ibid. [Nous soulignons]
760 C. Taber, ibid. p. 60
758
759
761
Ibid.
Susana Mauduit-Peix Geldart
339
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pour C. Taber, traduire le style ne peut se faire selon la première approche - en quoi il
avait vu juste Ŕ car il sřagit de trouver les moyens de produire une équivalence. Sa théorie
a surtout été critiquée en raison de la linéarité préconisée pour le processus. Comme le
souligne M. de Launay762, « cette thèse est irrecevable en matière de traduction, car elle
conduirait, dans la détermination de la quodité763, à isoler des noyaux sémantiques
profonds dont le sens ne devrait rien, ou presque, à la structure superficielle ». Nřoublions
pas cependant que lřapproche de C. Taber est bien sûr le fruit dřune époque où le
structuralisme était roi…
Il nřest pas dans notre propos de nous engager ici, bien entendu, dans la problématique
relative à la structure de la langue : pour lřheure, il sřagit, dřune part, de retenir la
nécessité, dans lřoptique qui est la nôtre, dřéviter toute dissociation fondamentale entre le
substrat sémantique et le substrat stylistique, et dřanalyser, dřautre part, la portée de cette
approche dans la traduction du discours philosophique.
Rappelons que nous avons relevé, dans la première partie de notre travail, que lřune des
principales difficultés intrinsèques de la traduction philosophique résidait dans lřétroite
« imbrication » qui existe entre le contenu dřune doctrine et sa matérialisation écrite, sa
« forme ». Entre lřapproche herméneutique, qui pose le sens à lřextérieur du texte, et
lřapproche « déconstructionniste » qui trouve le sens dans et uniquement dans les traces du
texte, nous nous sommes intéressée, en particulier, à lřalternative intermédiaire proposée
par les analystes du discours philosophique, F. Cossutta et D. Maingueneau. Ces auteurs
plaident pour une approche globale qui prend en compte le « mouvement » de production
du texte, depuis le vécu biographique de son auteur jusquřà la formulation purement
spéculative du système, sans oublier le contexte dřénonciation et les contraintes
institutionnelles et génériques qui déterminent, peu ou prou, le dire du philosophe.
Nous souscrivons à cette approche, qui a le mérite dřintégrer lřensemble des éléments
susceptibles dřaider le traducteur à saisir au plus près le vouloir dire de lřauteur. Dřaucuns
pourraient toutefois objecter quřelle reste, sur le plan conceptuel, difficilement conciliable
avec la théorie du sens ; mais la contradiction nřest quřapparente, car lřinteraction entre la
pensée et le langage, la forme et le sens, nřa pas échappé aux auteurs de la Théorie
interprétative : « Langage et pensée sont […] en permanente interaction, la pensée
M. de Launay, « Traduire le style ? », Revue dřesthétique, n° 12, 1986, pp. 43-55
Notion formulée par J.-R. Ladmiral, la quodité traductive consisté à déterminer, « pour chaque unité
minimale dřinformation » si elle « ressortit bien à la parole de lřauteur ou seulement à la langue-source dont
il se sert ». J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 224. Dans lřarticle cité, M. de
Launay la formule de la manière suivante : « Traduire, cřest déterminer ce que lřon peut et doit traduire ». M.
de Launay, ibid. p. 44
762
763
Susana Mauduit-Peix Geldart
340
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
naissante appelant le langage pour se constituer, se développer et sřéchanger et le langage
précisant spontanément la pensée et la nourrissant pour se développer plus avant. »764
Au demeurant, cette intuition figurait déjà dans les premiers écrits de Seleskovitch :
« […] ni la pensée, ni la parole ne sont statiques. […] Si on analyse ce dynamisme dřun peu plus près,
on se rend compte quřil y a une interaction constante entre la parole et la pensée.[…] Toute parole est
donc en même temps expression de la pensée et génératrice de pensée. Il existe un va-et-vient
constant entre la pulsion des pensées qui se traduit par la parole et entre celle-ci et la nouvelle pensée
quřelle suscite à son tour, de sorte que le discours est le résultat de ces va-et-vient entre la pensée
informe et la parole. »765
Pour en revenir à lřobjet philosophique, nous voyons que lřenjeu est de taille pour le
traducteur, qui devra composer avec cette filiation, cette interdépendance entre le dire et
le dit qui exigera de lui une reformulation subtile en langue cible. Mais comment pourraitil « transposer », outre le vouloir dire de lřauteur, cette interdépendance dans une autre
langue ? Attendu que toute langue est unique et sřinscrit dans une singularité signifiante
qui fait son expressivité, que reste-t-il de la substance à traduire, qui ne ferait sens que
dans et par la langue singulière qui a permis au philosophe de matérialiser sa pensée ?
En réalité, ce lien, selon G.G. Granger,
« nřentraîne point […] une impossibilité radicale de traduire Ŕ car la langue ne joue ici que le rôle de
substance Ŕ mais [ce lien] est cependant essentiel, puisquřune philosophie exige en tout cas le support
dřune langue naturelle, et nřa pas de réalité dans un univers de symboles universels supposé la
transcender »766.
Cette indissociabilité entre la pensée et lřécriture ne constituerait donc pas un obstacle
radical et absolu à la traduction, puisque la langue est ici avant tout un substrat de la
pensée, la « matière » pour ainsi dire qui permet de la « traduire », oserons-nous dire. Le
style ne jouerait donc pas, en philosophie, un rôle similaire à celui quřil joue dans la
littérature :
« Appliquée à un texte littéraire, lřétude du style procède dřun mouvement de sympathie puisquřelle
prolonge le geste même de la création. Il en va autrement quand lřétude du style prend comme objet
un texte dont le propos ne relève pas de lřesthétique [… ] Que dire au fond du style quand, dans la
conscience quřen a lřauteur, il nřassume quřune fonction instrumentale et se maintient à la périphérie
de lřobjet ? »767
764
C. Laplace, « La genèse de la Théorie interprétative de la Traduction » In : ISRAEL F. et LEDERER M.
(éds.), La Théorie Interprétative de la Traduction T.I : Genèse et développement. Paris-Caen : Lettres
modernes Minard, 2005, p. 38-39
765 Seleskovitch, Lřinterprète dans les conférences internationales , pp. 85-86, cité par C. Laplace, ibid.
766 G.G. Granger, «Remarques sur lřusage... », op. cit. [Nous soulignons]
767 B. Curatolo et J. Poirier, « Concept de style, style du concept ». In : Le style des philosophes, Editions de
l'Université de Dijon, 2007, p. 10
Susana Mauduit-Peix Geldart
341
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Nous nous accrocherons pour lřinstant à ce récif et, adoptant lřapproche nuancée de la
troisième hypothèse de G. Boss évoquée ci-dessus (cf. supra p. 63), tenterons dřanalyser,
dans les pages qui suivent, la portée concrète de cette problématique pour lřopération
traduisante. Toutefois, précisons dès à présent que nous ne saurions nous improviser en
« analyste du discours » : si intéressante et pertinente que lřanalyse du discours
philosophique puisse être, elle semble « inabordable » en pratique pour le traducteur, et
dépasse, en tout état de cause, le cadre de notre compétence. Comme le souligne A.
Berman, « aucune «analyse textuelle», en particulier, et pas même celle que ferait un
traducteur capable dřen mener une véritable, ne peut constituer la base obligée dřun
travail de traduction »768. Aussi renoncerons-nous à la profondeur dřune telle analyse, sans
pourtant négliger de prendre en compte tous les paramètres relatifs à la forme Ŕ
identification du genre, étude du style, de la syntaxe, etc. Ŕ susceptibles de guider le
traducteur dans sa recherche du sens et de la reformulation la plus adaptée dans la langue
cible. La traduction ne relève pas, encore une fois, de la linguistique appliquée.
3.1. Le philosophe, sa langue et son public
A la lumière des considérations qui précèdent, nous partons de lřhypothèse que, dřune
manière générale, le philosophe ne choisit pas au hasard la forme quřil décide de conférer
à sa pensée. Cette forme, ainsi quřil a été souligné ci-dessus, est surtout tributaire de la
visée communicationnelle, cřest-à-dire, du désir de partager la vérité trouvée et dřen
convaincre les lecteurs.
Dans le choix de cette forme qui vise à satisfaire les contraintes de la communication, trois
dimensions, mises en évidence par F. Israël769, intéressent le traducteur, à savoir :
a) La langue
b) Le genre
c) Le style et lřécriture
Pour la Théorie Interprétative de la Traduction, ces paramètres qui déterminent la forme
dřun texte jouent un rôle dans la constitution du sens, quelle que soit la nature du texte.
Tout dřabord, explique F. Israël dans lřarticle cité en note, lřauteur a recours à une langue
qui constitue à la fois un système préétabli (un « code » selon la définition de Saussure) et
une structure autonome (on conçoit dès lors quřil nřest pas possible dřétablir des
correspondances systématiques de forme ou dřeffet entre deux langues, fussent-elles
A. Berman, Pour une critique des traductions, op. cit. p. 69
F. Israël, « Le traitement de la forme en traduction », Iberica n° 5, Le linguiste et les traductions,
Université de Paris-Sorbonne, 1995, p. 115-124.
768
769
Susana Mauduit-Peix Geldart
342
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
proches). Ensuite, lřauteur choisit un genre donné, en fonction de la finalité poursuivie. Il
sřagit dřune sorte de « modèle abstrait », également préexistant, qui impose au scripteur un
certain nombre de règles à suivre sur le plan du lexique ou de la syntaxe, mais aussi du
registre, du ton, etc.
Après lřadoption du code et du genre, qui relèvent tous deux du plan de la langue, le texte
se fait discours et sa forme se colore alors dřéléments subjectifs ; la « marque personnelle
du scripteur », vient sřajouter aux éléments linguistiques et aux règles du genre pour
constituer ce quřil est convenu dřappeler le style de lřauteur. Ce style serait donc le produit
du rapport que lřauteur établit entre les éléments « figés » et les éléments « inédits » quřil
introduit dans le texte.
Dans les textes littéraires, le style devient écriture car lřauteur, personnalisant son style
jusquřà son ultime degré, parvient à créer un « dire » unique où la créativité est à son faîte.
Ainsi, dépassant le cadre formel imposé initialement par les règles de la langue et du
genre, le texte littéraire contribue à leur évolution.
La forme ne saurait donc en aucun cas être considérée comme un élément « secondaire »
ou accessoire, dont la fonction se bornerait à la transmission dřun message. Puisquřelle
participe au sens, elle doit être prise en compte quelle que soit la nature du texte, sans
pour autant être « sacralisée » :
« Le principe que lřon peut tirer pour les écrits relevant du domaine littéraire et paralittéraire peut en
réalité être étendu à tous les types de textes : quelles que soient les variations de leur rapport, le sens
se nourrit de la forme comme la forme se nourrit du sens pour donner au discours sa plénitude. » 770
En soulignant lřinteraction qui existe entre le sens et la forme, F. Israël met en lumière un
trait essentiel du processus traductif et met en garde les traducteurs : la forme nřest
certainement pas à négliger dans les textes fonctionnels, mais elle nřest pas non plus le seul
paramètre à prendre en compte dans les textes littéraires (même si ici, il lui revient
évidemment une place de choix). Dans le domaine philosophique, si la clarté du message à
transmettre semble être à privilégier, il ne faut pas pour autant négliger la forme, car le
choix des mots, comme nous le verrons, nřest pas fortuit.
Dans cette section, nous nous proposons dřillustrer, à lřaide dřun corpus extrait des œuvres
de Descartes et de Pascal, les enjeux de la forme dans le processus traductif. Suivant les
paramètres mis en exergue par F. Israël, nous nous intéresserons dřabord au choix de la
langue par le philosophe, en particulier chez Descartes. Ensuite, nous étudierons la
question du choix du genre, en établissant un parallélisme entre la Méditation de
Descartes et le Fragment de Pascal, entre le Je universel et le Vous dogmatique, pour
770
F. Israël, op. cit. p. 120 [Nous soulignons]
Susana Mauduit-Peix Geldart
343
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
montrer les contraintes que le degré dřinvestissement générique771 impose au traducteur et
la marge de manœuvre dont il dispose éventuellement.
Les enjeux liés au style et à lřécriture feront pour leur part lřobjet dřun développement
ultérieur, dans le troisième chapitre de cette partie.
Parlons donc tout dřabord de la langue.
3.1.1. Du français au latin et du latin au français
Lřœuvre cartésienne offre un terrain privilégié pour lřétude du choix de la langue. Comme
le souligne très justement H. Gouhier,
« si la recherche de la vérité transcende ou prétend transcender lřhistoire, la communication de la
vérité arrive dans lřhistoire […] On ne saurait donc comprendre les écrits de Descartes ni, par suite,
exposer sa doctrine sans rencontrer les problèmes pratiques qui se posaient à lui au moment où,
prenant sa plume, il devait prévoir le cheminement des mots jusquřà lřesprit de ses lecteurs » 772..
Comme nous lřavons vu, Descartes a recours à deux langues pour la communication de sa
philosophie (le latin et le français) et à plusieurs genres littéraires. Les langues, ce sont
celles de son pays à cette époque charnière de lřhistoire qui vit le passage progressif vers
les langues vernaculaires. Le latin est encore en effet la langue de lřÉglise, des doctes, des
savants ; le français est la langue quotidienne, vulgaire, dans laquelle, comme le souligne
H. Gouhier, sřexpriment déjà néanmoins certains écrivains (Montaigne, Calvin…).
Laquelle faut-il choisir pour lřexposition de sa philosophie ?
Se méfiant des idées reçues et dřune volonté acharnée de se cultiver par lřétude des
Anciens, Descartes nřaccorde aucun privilège au latin par rapport au français :
« Je ne veux point examiner ce que les autres ont su ou ignoré ; il me suffit de remarquer que, quand
bien même toute la science qui se peut désirer, serait comprise dans les livres, si est ce que ce quřils
ont de bon est mêlé parmi tant de choses inutiles, et semé confusément dans un tas de si gros volumes
quřil faudrait plus de temps pour les lire, que nous nřen avons pour demeurer en cette vie, et plus
dřesprit pour choisir les choses utiles, que pour les inventer de soi-même […]. Un honnête homme
nřest pas plus obligé de savoir le grec ou le latin, que le suisse ou le bas-breton. »773
Cette notion de F. Cossutta a été définie sur le plan théorique dans la première partie, cf. supra p. 73
H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, 4ème édition, Paris : Vrin, 1999, p. 71-72 [Nous
soulignons]
773 Recherche de la vérité, t. X AT, p. 497-498 et p. 503, cité par H. Gouhier, ibid. p. 73
771
772
Susana Mauduit-Peix Geldart
344
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Pour Descartes en effet, la pensée ne dépend pas du langage et doit pouvoir être exprimée
dans toutes les langues. Dans sa conception du langage, la pensée est indépendante des
signes, ainsi quřil le précise dans sa réponse à la quatrième objection formulée par Hobbes :
« […] qui doute qu'un Français et qu'un Allemand ne puissent avoir les mêmes pensées ou
raisonnements touchant les mêmes choses, quoique néanmoins ils conçoivent des mots entièrement
différents ? »774
Aussi Descartes choisit-il le latin et le français, non point en fonction dřune supposée
« supériorité » dřune langue sur une autre Ŕ nous retrouvons ici les enjeux évoqués cidessus au sujet de la prétendue « philosophicité » des langues - mais en fonction du public
auquel il sřadresse. Selon H. Gouhier, il établit une distinction entre deux types
dřinterlocuteurs :
a) Ceux qui nřont adhéré à aucune philosophie ;
b) Ceux qui ont adhéré à une mauvaise.
Pour Descartes, il est plus facile de convaincre les premiers que les seconds, car le terrain
des esprits non cultivés est encore vierge :
« […] je suis seulement obligé de dire, pour la consolation de ceux qui nřont pas étudié, que tout de
même quřen voyageant, pendant quřon tourne le dos au lieu où lřon veut aller, on sřen éloigne dřautant
plus quřon marche plus longtemps et plus vite, en sorte que, bien quřon soit mis par après dans le droit
chemin, on ne peut pas y arriver si tôt que si lřon nřavait point marché auparavant ; ainsi, lorsquřon a
de mauvais principes, dřautant quřon les cultive davantage et quřon sřapplique avec plus de soin à en
tirer diverses conséquences, pensant que ce soit bien philosopher, dřautant sřéloigne-t-on davantage
de la connaissance de la vérité et de la sagesse : dřoù il faut conclure que ceux qui ont le moins appris
de tout ce qui a été nommé jusques ici philosophie sont les plus capables dřapprendre la vraie. »775
Le Discours de la Méthode, qui ne sřadresse pas à un public de spécialistes, mais plutôt aux
« curieux », aux gens du monde (et même aux femmes !776) est dès lors rédigé en français.
Le philosophe expose son dessein dans la sixième partie :
« Si jřécris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt quřen latin, qui est celle de mes
précepteurs, cřest à cause que jřespère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute
pure, jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient quřaux livres anciens. »777
Selon P.-A. Cahné, lřabandon du latin au profit des langues vernaculaires influe sur le
système philosophique que Descartes sřefforce de bâtir. En engageant « sa langue
dřenfance » dans la « pente philosophique », Descartes opère un « glissement ontologico-
774
BYS p. 303
(AT III, 775) Ŕ cité par P.-A. Cahné, op. cit. p. 219
776 « […] jřai voulu que les femmes mêmes pussent entendre quelque chose », au P. Vatier, 22 février 1638,
AT t.I, p. 560 Ŕ cité par H. Gouhier, op. cit. p. 66 [Nous soulignons]
777 RL p. 93
775
Susana Mauduit-Peix Geldart
345
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
terminologique », invente un nouveau langage qui déplace lřintérêt, de la dimension
théologienne propre au latin, vers la dimension « psychologique » qui sonde lřexpérience
immédiate et quotidienne, vécue en français.
Toutefois, comme le souligne encore H. Gouhier, le choix du français ne va pas sans
inconvénients, au premier rang desquels il faut souligner le fait de limiter la diffusion de la
philosophie à ceux qui sont à même de lire cette langue. De ce point de vue, le latin fait
figure de « langue (philosophique) internationale », Descartes ayant apparemment fini par
renoncer au rêve, jadis caressé, de mettre au point une sorte de « langue universelle »
capable de faire comprendre aux hommes « distinctement » toutes choses778.
Aussi, lorsquřil sřagit de soumettre la métaphysique esquissée dans le Discours à lřexamen
des doctes et savants de lřépoque, adopte-t-il le latin. Les Méditations métaphysiques sont
donc rédigées dans la langue de lřEcole, respectant sa terminologie, afin de mieux faire
comprendre son système. Ce nřest que par la suite que, comme nous lřavons vu, Charles
dřAlbert, duc de Luynes (1620-1690), entreprend de traduire les Méditations en français,
Claude Clerselier (1614-1684), sřattaquant également à la traduction des objections et
réponses. A lřinstar du Discours de la Méthode, cette version vernaculaire était destinée à
diffuser les Méditations auprès du grand public.
3.1.2. Les enjeux de la retraduction
Si le texte français des Méditations fut supervisé par Descartes, il ne constitue pas moins
une traduction, avec ses forces et ses faiblesses, ses richesses et ses limites. Conscient de la
difficulté de la tâche, le libraire fait dřailleurs lřéloge du travail des traducteurs et de leur
souci de fidélité au sens de lřoriginal latin :
« Ce qui a donné le plus de peine aux traducteurs dans tout cet ouvrage, a été la rencontre de quantité
de mots de lřart, qui étant rudes et barbares dans le latin même, le sont beaucoup plus dans le français,
qui est moins libre, moins hardi, et moins accoutumé à ces termes de lřEcole ; ils nřont osé pourtant les
omettre, parce quřil eût fallu changer le sens, ce que leur défendait la qualité dřinterprètes quřils
avaient prise. »779
778
Cf. à ce propos la Lettre au P. Mersenne du 20 novembre 1629 : « […] j'oserois esperer ensuite une langue
universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à ecrire, et, ce qui est le principal, qui ayderoit au
jugement, luy representant si distinctement toutes choses, qu'il luy seroit presque impossible de se tromper ;
au lieu que tout au rebours, les mots que nous avons n'ont quasi que des significations confuses, ausquelles
l'esprit des hommes s'estant acoutumé de longue main, cela est cause qu'il n'entend presque rien
parfaitement. Or je tiens que cette langue est possible, et qu'on peut trouver la Science de qui elle depend,
par le moyen de laquelle les paysans pourroient mieux juger de la verité des choses, que ne font maintenant
les philosophes. » Edition Clerselier, t. I, no. 111, p. 498 ; éd. Cousin, t. VI, p. 61 ; éd. Adam-Tannery, t. I, p.
76 (Paris : Cerf, 1898). [Nous soulignons]
779 BYS p. 47.
Susana Mauduit-Peix Geldart
346
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Les Beyssade font remarquer que, sřil est vrai que la traduction doit renoncer à certaines
nuances de lřoriginal latin, elle offre en revanche lřavantage dřune plus grande clarté, car le
traducteur revient sur le texte après avoir lu la suite et peut de ce fait apporter des
éléments de compréhension plus précis ; au détriment peut-être, il est vrai, de la fraîcheur
de lřécriture originale, qui exprime le parcours dřun esprit qui se découvre et sřenrichit au
fur et à mesure que la réflexion sur soi progresse.
Comme le souligne B. Rousset, il convient de ne pas perdre de vue, dans lřoptique de la
traduction, la « langue première » dans laquelle sřest incarnée, formulée, une pensée. Les
traducteurs hispanophones de notre corpus gardent cette référence et sřen expliquent
souvent dans leurs préfaces. Ainsi par exemple, Vidal Peña dit avoir utilisé de préférence
le texte français de 1647, sans renoncer au texte latin et à lřintroduction dřéventuels
éclaircissements :
« Nous avons privilégié la version française car jugée plus claire, sans pour autant perdre de vue le
texte latin […]. Nous avons renoncé à dresser une liste exhaustive des écarts (entre les deux textes), et
ne signalons ce que nous considérons comme des « défauts » de la traduction française que dans
quelques cas particulièrement significatifs. »780
Aussi, en analysant les traductions espagnoles, sommes-nous en présence dřune
retraduction, comme nous lřavons évoqué dans le chapitre consacré à lřespace retraductif.
La traduction proposée par J. Díaz des Méditations à partir du latin se positionne comme
une remarquable exception.
Peut-être est-ce en raison de sa qualité de « traduction » que le style français des
Méditations, des Objections et des Réponses781 semble plus « lourd » à lire, et a fortiori
moins aisé à traduire, que celui du Discours. Prenons par exemple cet extrait de la
deuxième objection adressée par Hobbes à Descartes (les phrases en italiques
correspondent aux commentaires de Hobbes, les phrases en caractères romains à la reprise
des expressions de Descartes) :
« Je suis une chose qui pense. C'est fort bien dit car, de ce que je pense, ou de ce que j'ai une idée, soit
en veillant, soit en dormant, l'on infère que je suis pensant: car ces deux choses, je pense et je suis
pensant, signifient la même chose. De ce que je suis pensant, il s'ensuit que je suis, parce que ce qui
pense n'est pas un rien. Mais où notre auteur ajoute : c'est-à-dire, un esprit, une âme, un
entendement, une raison, de là naît un doute. Car ce raisonnement ne me semble pas bien déduit, de
dire : je suis pensant, donc je suis une pensée ; ou bien je suis intelligent, donc je suis un entendement.
Car de la même façon je pourrais dire : je suis promenant, donc je suis une promenade. Monsieur
Descartes donc prend la chose intelligente et l'intellection, qui en est l'acte, pour une même chose ; ou
du moins il dit que c'est le même que la chose qui entend et l'entendement, qui est une puissance ou
faculté d'une chose intelligente. Néanmoins tous les philosophes distinguent le sujet de ses facultés et
«Hemos considerado el texto francés como primordial, por su mayor claridad [y] hemos tenido a la vista el
texto latino […] No incluimos, ni mucho menos, un repertorio completo de variantes, ni señalamos siempre
los que, en nuestra opinión, son «defectos» de la traducción francesa. Solo lo hacemos en aquellos casos que
nos han parecido más significativos.» VP p. 89 [Traduit par nos soins]
780
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347
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
de ses actes, c'est-à-dire de ses propriétés et de ses essences, car c'est autre chose que la chose même
qui est, et autre chose que son essence. Il se peut donc faire qu'une chose qui pense soit le sujet de
l'esprit, de la raison, ou de l'entendement, et partant, que ce soit quelque chose de corporel, dont le
contraire est pris, ou avancé, et n'est pas prouvé. Et néanmoins c'est en cela que consiste le fondement
de la conclusion qu'il semble que Monsieur Descartes veuille établir. »782
Les expressions « je suis pensant », « je suis promenant », etc. traduisent, en forçant les
limites grammaticales de la langue cible, le participe présent latin ( ego sum cogitans, ego
sum ambulans, etc.). Lřexpression est parfaitement correcte en latin, mais elle reste
artificielle en français et en espagnol, qui imposent, pour respecter la logique de la langue
et le sens de lřexpression latine, lřintroduction dřun substantif ou dřune proposition
relative : je suis une chose pensante/une chose qui pense/une chose qui se promène, etc.
Notons que le problème grammatical ne se pose pas, ni en français ni en espagnol, dans le
cas de lřexpression « je suis intelligent », car les deux langues ont intégré le latin intelligans
sous une forme adjectivée. Reste que si la formule est dans ce cas correcte, la traduction
française de Clerselier (et pour la même raison les traductions espagnoles), nřa pas pu
préserver la structure symétrique du raisonnement avancé par Hobbes.
Les traducteurs hispanophones reproduisent en espagnol la structure grammaticale forcée
de la langue source :
 Traduction de Revilla :
«ŖSoy una cosa que piensa.ŗ Muy bien dicho; pues de que pienso ó de que tengo una idea, en vigilia ó
en sueño, se infiere que soy pensante, porque estas dos cosas: yo pienso, y yo soy pensante, significan
lo mismo. Y de que soy pensante se sigue que existo; pues lo que piensa es algo, y no nada. Mas
nuestro autor aðade: Ŗes decir, un espìritu, un alma, un entendimiento, una razonŗ y de aquì nace una
duda, porque no parece buen razonamiento decir: Yo soy pensante, luego soy un pensamiento, ó Yo
soy inteligente, luego soy un entendimiento; pues lo mismo podria decirse: Yo soy paseante, luego soy
un paseo.
Para M. Descartes son, pues, lo mismo la cosa inteligente y la inteleccion, que es su acto; al ménos dice
que la cosa que entiende y el entendimiento, que es una potencia ó facultad de una cosa inteligente,
son lo mismo. Y, sin embargo, todos los filósofos distinguen al sujeto de sus facultades y actos, es decir,
de sus propiedades y esencias, porque la cosa misma que es, no es lo mismo que su esencia. Puede,
pues, suceder que una cosa que piensa sea el sujeto del espíritu, de la razon, ó del entendimiento, y,
por tanto, sea algo corporal, lo cual se niega aquí sin prueba alguna. Y esto es, sin embargo, el
fundamento de la conclusión que parece quiere afirmar M. Descartes.» 783
 Traduction de Vidal Peña :
«Soy una cosa pensante. Muy bien dicho: pues de que yo pienso, o de que tengo una idea -despierto o
dormido-, se infiere que soy pensante, dado que esas dos cosas -yo pienso, y yo soy pensantesignifican lo mismo. También de que soy pensante se sigue que existo, pues aquello que piensa no
781
Nous nous référons ici à lřouvrage dans son ensemble pour la simplicité de lřanalyse. Il convient toutefois
de préciser que les Objections et Réponses ne relèvent pas, en rigueur, du genre méditatif, mais plutôt de la
controverse, la polémique ou la réfutation.
782 BYS p. 296-297
783 RV p. 74-75
Susana Mauduit-Peix Geldart
348
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
puede ser una nada. Mas la duda nace cuando nuestro autor añade: es decir, un espíritu, un alma, un
entendimiento, una razón. Pues no me parecen buenos razonamientos los siguientes: soy pensante,
luego soy pensamiento; o bien, soy inteligente, luego soy un intelecto. Pues de la misma manera
podría decir: soy paseante, luego soy un paseo. El señor Descartes, entonces, considera que son lo
mismo el que entiende y la intelección que es acto suyo; o, al menos, dice ser lo mismo la cosa que
entiende y el entendimiento, que es una facultad o potencia de la cosa que entiende. Sin embargo,
todos los filósofos hacen distinción entre, de una parte, el sujeto, y de otra, sus facultades y actos, es
decir, sus propiedades y esencias; pues una cosa es la cosa misma que es, y otra su esencia. Así pues,
puede suceder que una cosa pensante sea el sujeto del espíritu, la razón o el entendimiento, siendo
algo corpóreo: se pretende lo contrario, pero eso no está probado. Y, sin embargo, en eso consiste el
fundamento de la conclusión que el señor Descartes parece querer establecer.»784
 Traduction de Díaz :
«Soy una cosa que piensa. Está muy bien dicho; porque del hecho de que pienso, o de que tengo una
idea, sea en la vigilia, sea mientras duermo, se infiere que soy pensante: porque estas dos cosas, pienso
y soy pensante, significan la misma cosa. Del hecho de que soy pensante se sigue que yo soy, porque
quien piensa no es una nada. Pero donde nuestro autor añade: es decir, un espíritu, un alma, un
entendimiento, una razón, de ahí nace una duda. Porque ese razonamiento no me parece bien
deducido, al decir: yo soy pensante, entonces yo soy un pensamiento; o bien, yo soy inteligente,
entonces yo soy un entendimiento. Porque de la misma manera yo podría decir: soy caminante,
entonces soy una caminata. El Señor Descartes toma entonces la cosa inteligente y la intelección, que
es su acto, por una misma cosa; o al menos dice que es lo mismo la cosa que entiende y el
entendimiento, que es una potencia o facultad de una cosa inteligente. Todos los Filósofos, sin
embargo, distinguen al sujeto de sus facultades y de sus actos, es decir, de sus propiedades y de sus
esencias, porque una cosa es la cosa misma que es, y otra cosa es su esencia. Es posible entonces que
una cosa que piensa sea el sujeto del espíritu, de la razón o del entendimiento, y por lo tanto que sea
algo corporal, lo contrario de lo cual es asumido o supuesto, pero no probado. Y en esto, sin embargo,
consiste la conclusión que parece que el Señor Descartes quiere establecer.» 785
Pour préserver la cohérence grammaticale, la langue espagnole dispose certes dřun verbe
auxiliaire supplémentaire, estar (impossible de proposer une correspondance en français,
qui ne dispose que dřun seul verbe, être) qui peut être placé devant un participe présent.
Ainsi, au lieu de dire « soy pensante », « soy paseante » etc., il est possible et parfaitement
correct de dire en espagnol « estoy pensando », « estoy paseando », etc. Mais dans le cas qui
nous occupe, cette option nřest pas recevable car elle introduit une différence de sens très
significative. En effet, le participe présent exprimé sous cette forme en espagnol renvoie à
une action ponctuelle et immédiate, que le sujet est en train dřaccomplir au moment de
lřénoncé : je suis en train de penser, je suis en train de me promener, etc. Or, le sens des
expressions latines est tout autre : il renvoie davantage à une qualité que le sujet possède
de façon permanente, dřoù la nécessité de lřexprimer au moyen dřune proposition relative :
soy un ser que piensa (=je suis un être qui pense, cřest-à-dire, un être qui a la faculté de
penser), soy un ser que pasea (=je suis un être qui se promène, cřest-à-dire, un être qui a la
faculté de se promener, etc.). Notons que si la formule est solide dans le cas du verbe
penser, elle semble quelque peu « ridicule » ou « hors de propos » dans le cas du verbe se
784
785
VP p. 387-388
DZ p. 448-449
Susana Mauduit-Peix Geldart
349
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
promener (ici, la traduction par lřauxiliaire estar aurait été plus logique, puisque personne
ne se promène tout le temps : le fait de se promener ne peut être quřune action
ponctuelle). Il faut cependant respecter la même structure dans les deux cas, pour
préserver la logique, ouvertement ironique, de lřobjection de Hobbes (on observe que Dìaz
a résolu le problème dans le cas de lřexpression « je suis promenant », par le recours à un
participe présent devenu un substantif en espagnol, caminante (du verbe caminar =
marcher. La cohérence grammaticale est néanmoins un peu forcée, dans la mesure où il
aurait fallu introduire également un article : soy un caminante).
Il est clair que nous devons renoncer à une solution idéale pour résoudre de telles
difficultés. Mais il nous semble important de traduire dans le respect des moyens et des
ressources quřoffre la langue cible. Ce nřest pas parce que la traduction française, prise ici
comme texte de départ, est susceptible de présenter des incohérences grammaticales quřil
est nécessaire, ni souhaitable, de les reproduire telles quelles dans la langue cible. Le
paramètre fondamental qui doit guider les choix doit rester, à notre sens, le respect du
vouloir dire du philosophe.
Nous sommes donc tentée de proposer une traduction certes quelque peu incrémentielle,
pour reprendre la terminologie de J.-R. Ladmiral786, mais qui sřefforce de respecter la
logique globale du propos. Voici notre version :
«Soy un ser que piensa. Bien dicho: del hecho de pensar o de tener una idea, ya sea durante el
sueño o durante la vigilia, cabe inferir, en efecto, que soy un ser pensante, dado que estos dos
principios, a saber, pienso y soy un ser pensante, significan lo mismo. Del hecho de pensar cabe
inferir el hecho de existir, puesto que aquéllo que piensa es forzosamente algo, no es pura nada.
Mas, cuando nuestro autor añade: es decir, una mente, un alma, un entendimiento, una razón,
ahí surge la duda. No nos parece un razonamiento acertado, en efecto, el inferir que se es un
pensamiento del hecho de ser algo que piensa o de poseer la facultad de pensar, o bien, que se es
un entendimiento por el hecho de ser inteligente o de poseer la facultad de entender. Pues, de
igual manera, se podría decir: soy un ser que pasea, por lo tanto soy un paseo. El señor Descartes
no establece distinción alguna entre el sujeto inteligente y la inteligencia, que no es sino su acto;
o, cuando menos, afirma que el ser inteligente viene a ser lo mismo que el entendimiento, que es
una propiedad o facultad de un ser inteligente. Todos los filósofos coinciden, sin embargo, en
distinguir el sujeto de sus facultades y sus actos, es decir, de sus propiedades y de lo que
constituye su esencia, puesto que una cosa es el sujeto que existe, y otra muy distinta su esencia.
Puede ser, por ende, que ese algo que piensa sea el sujeto de la mente, de la razón, o del
entendimiento, y que se trate, por consiguiente, de una sustancia corpórea, aunque el autor
sostenga lo contrario, sin demostrarlo. Y sin embargo, tal es, según parece, el fundamento de la
conclusión que el señor Descartes pretende afirmar.»
Pour J.-R. Ladmiral, lřincrémentialisation consiste à opérer « des ajouts-cible au plan du signifiant et/ou au
plan du signifié ». J.-R. Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit. p. 219. Si la solution nřest
parfois pas idéale, elle se justifie, selon J.-R. Ladmiral, par la nécessité de « faire passer le sens », « quoi quřil
en coûte, et fût-ce au prix dřune telle distorsion, qui fait perdre au mot le visage connu et unique quřil
présente dans lřoriginal ». Ibid. p. 220
786
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Nous avons en effet choisi de renoncer à la formule « soy pensante », qui nřest pas
grammaticalement correcte en espagnol, au profit de la formule « soy un ser pensante » o
« soy algo que piensa ». Par ailleurs, nous nous efforçons de court-circuiter la nécessité de
reproduire la formule en optant pour des marqueurs impersonnels dans la phrase « No nos
parece un razonamiento acertado, en efecto, el inferir que se es un pensamiento del hecho
de ser algo que piensa o de poseer la facultad de pensar, o bien, que se es un entendimiento
por el hecho de ser inteligente o de poseer la facultad de entender ». Le raisonnement de
Hobbes ne nous semble pas pâtir de cette liberté que nous avons prise dans la
reformulation, et pourrait au contraire devenir Ŕ nous lřespérons Ŕ plus intelligible pour le
lecteur hispanophone.
Cet exemple illustre lřinfluence que le choix de la langue peut exercer sur la traduction
finale. Lřécriture cartésienne étant dřabord tributaire de la langue choisie par le philosophe
pour lřexposition de sa doctrine, le traducteur nřest sans doute pas confronté au même
texte ni aux mêmes difficultés, selon la langue première choisie. Dřoù la nécessité de
commencer par intégrer ce paramètre dans la stratégie traductive.
Examinons à présent les contraintes imposées par le choix du genre.
3.2. Les contraintes génériques
Le choix du genre relève de ce que F. Cossutta appelle lř« institution discursive »787, cřest-àdire, la nécessite dřinstitutionnaliser le discours par son positionnement dans le contexte
social. Rappelons brièvement ici la classification quřil propose entre les genres choisis en
fonction de lřexposition doctrinale, dřune part, et les genres liés à la transmission
doctrinale, de lřautre. Parmi les premiers, F. Cossutta range par exemple lřessai, le traité, la
méditation, le dialogue… Parmi les seconds, les lettres, les commentaires, les gloses, les
analyses, les réfutations, les controverses, etc.
Du point de vue de la traduction, cřest la notion dřinvestissement générique qui nous
intéresse tout particulièrement ici. Cette notion recouvre le degré dřimbrication existant
entre la forme choisie par le philosophe (par exemple, le dialogue pour Platon) et lřunivers
doctrinal quřil sřefforce de décrire et de transmettre.
Ainsi que nous lřavons souligné ci-dessus, cette notion a son importance car elle détermine
le degré de liberté dont disposera le traducteur. Lorsque la forme nřexerce quřune
influence mineure sur la construction de la doctrine, le traducteur peut se permettre une
F. Cossutta, « Argumentation, ordre des raisons et mode dřexposition dans lřœuvre cartésienne », op. cit. p.
115.
787
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351
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
certaine liberté dans le processus de reformulation de la pensée. En revanche, lorsque le
genre choisi est en adéquation, totale ou partielle, avec le contenu doctrinal, le traducteur
nřen saurait faire fi et le processus de réécriture devient, par voie de conséquence,
beaucoup plus exigeant.
Essayons à présent dřillustrer les enjeux de cette problématique chez les auteurs de notre
corpus.
H. Gouhier souligne la variété des genres adoptés par Descartes, qui seraient fonction de
« la nature des sujets traités et […] des préoccupations des lecteurs ou des
interlocuteurs »788 : lettre, entretien, dialogue, récit biographique, méditation… Descartes
écrit toujours à lřintention dřun public donné, et adapte son discours en conséquence :
« Rien ne témoigne mieux de son souci de totalité, écrit P.-A. Cahné, de son angoisse
devant la solitude du Moi Ŕ forteresse inutile si elle nřenglobe pas les autres, à un certain
moment de son édification Ŕ que ces diverses écritures du même discours en des formes
toujours nouvelles. »789
Le Discours de la Méthode, par exemple, sans doute lřœuvre de Descartes la plus connue
aujourdřhui, constitue un récit de vie, une sorte de « biographie intellectuelle » : « Le
Discours nous est donné à lire, écrit F. Cossutta, comme un roman picaresque ou un
roman dřinitiation dans lequel les pérégrinations du héros sont les étapes dřune
transformation intérieure qui se fait jour à travers une quête intellectuelle. »790 Descartes
lui-même expose son dessein dès le début de lřouvrage :
« […] je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j'ai suivis, et d'y
représenter ma vie comme en un tableau […]. Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode
que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai
taché de conduire la mienne. […] ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l'aimez
mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera
peut-être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas suivre, j'espère qu'il sera utile a quelques
uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise. »791
H. Gouhier, op. cit. p. 86-87
P.-A. Cahné, op. cit. p. 54 [Nous soulignons]
790 F. Cossutta, op. cit. p. 140
791 RL p. 25
788
789
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Descartes parle en effet de son enfance, de son intérêt pour les études, les voyages, sa
quête de connaissance… Il semble écrire ici « pour lui-même », adoptant une démarche
zététique qui vise à faire le point, sans intention dogmatique (« mon dessein nřest pas
dřenseigner la méthode… »). Si le ton sincère, ouvert, rythme lřouvrage, il ne sřinscrit pas
moins dans la visée communicationnelle :
« Jamais mon dessein ne s'est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de
bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si mon ouvrage m'ayant assez plu, je vous en fais voir ici le
modèle, ce n'est pas, pour cela, que je veuille conseiller à personne de l'imiter. »792
Comme nous le verrons ci-dessous, cette sorte de récit biographique implique un certain
style, quřil sřagira de tenter de recréer en espagnol, autant que faire se peut. Mais pour
lřheure, nous nous arrêterons plutôt sur le statut de la méditation, genre plus
caractéristique, qui nous permettra de mieux illustrer les enjeux de lřinvestissement
générique évoqué ci-dessus.
3.2.1. Un genre : la méditation
De lřavis des spécialistes de Descartes, les Méditations constituent le texte véritablement
fondateur et canonique du cartésianisme, lřœuvre de référence pour comprendre la
doctrine. Comme nous lřavons vu, elles sřinscrivent, selon J.-L. Marion, dans la suite
logique de la quatrième partie du Discours, quřelles complètent et éclaircissent en
apportant des réponses aux questions soulevées par lřexposé Ŕ obscur, de lřaveu même du
philosophe Ŕ de la métaphysique esquissée dans le Discours.
Cette fois pourtant, Descartes a choisi un genre spécifique, la méditation, pour exposer sa
pensée. F. Cossutta fait remarquer que, ce faisant, Descartes « détourne » un genre
caractéristique du discours religieux (prière, confession, examen de conscience) pour
lřadapter à « lřexposition dřun contenu rationnel »793. Au demeurant, ce choix nřest pas le
fruit du hasard, il constitue même, selon lřanalyste du discours, lřexemple le plus marquant
de la parfaite adéquation que lřon retrouve parfois entre le contenu dřune doctrine et sa
matérialisation écrite. Aussi nous faut-il nous interroger à présent sur le statut de ce genre,
la méditation, et sa portée pour lřopération traduisante794.
792
RL p. 36
F. Cossutta, Argumentation, ordre de raisons... op. cit. p. 149
794 Cette problématique appellerait sans doute une étude dřordre sociologique comparative sur la tradition
générique dans la philosophie française et dans la philosophie espagnole : la traduction peut-elle se glisser
dans une tradition préexistante ou le traducteur devra-t-il faire preuve dřoriginalité ? Question passionnante
quřil ne nous est pas possible dřentreprendre pour lřinstant, dans le cadre de notre recherche présente.
793
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353
TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Une méditation peut être définie comme une « opération par laquelle la pensée porte son
attention sur elle-même »795. Il sřagit en effet dřune démarche introspective, solitaire, mais
aussi volontaire : « Une méditation, écrit P. Mesnard, cřest un effort dřanalyse librement
décidé et vigoureusement poursuivi » qui tend « vers la connaissance suivant un axe
donné ».796
La méditation constitue donc une sorte dřitinéraire introspectif personnel, mais aussi une
invitation, le philosophe prétendant jouer ici, comme le souligne H. Gouhier, le rôle dřun
guide797. Descartes « invite » en effet le lecteur à le suivre sur le cheminement de la
pensée ; de ce point de vue, le choix du genre méditatif fait figure de stratégie de
persuasion. Toutefois, il convient de souligner que Descartes ne sřadresse pas à nřimporte
quel lecteur. A la différence du Discours, écrit, comme nous lřavons vu, pour le plus grand
nombre (donc, en langue vulgaire), les Méditations ne sřadressent quř« aux esprits forts ».
Descartes opère donc une « discrimination » explicite du public destinataire, fournissant
par la même occasion les raisons de son choix générique :
« Ce qui a été la cause pourquoi jřai plutôt écrit des Méditations que des disputes ou des questions,
comme font les philosophes, ou bien des théorèmes ou des problèmes, comme les géomètres, afin de
témoigner par là que je nřai écrit que pour ceux qui se voudront donner la peine de méditer avec moi
sérieusement et considérer les choses avec attention. »798
Les Méditations ne sont donc pas à lire « comme un roman, pour se désennuyer »799. Les
idées quřelles contiennent « ne sont pas propres à toutes sortes dřesprits » et « ne sřajustent
pas à la capacité de tout le monde »800 : la démarche nécessite du temps, et Descartes ne se
prive pas de le préciser, voire de lř« exiger » à propos de la Seconde Méditation :
« Je voudrais que les lecteurs nřemployassent pas seulement le peu de temps quřil faut pour la lire, mais
quelques mois, ou du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle traite, auparavant que
de passer outre ; car ainsi je ne doute point quřils ne fissent bien mieux leur profit de la lecture du
reste. »801
Ce nřest quřà ce prix que le lecteur peut rentrer dans le mouvement de la pensée exprimée
dans les Méditations, texte qui entre tous nous livre, selon P. Mesnard, « lřélan réel » de
lřaudace cartésienne, la « pulsation secrète » de son expérience de vie, « lřessor même » de
ses idées. Il sřagit dřune expérience de pensée qui se déroule dans le temps : « Sa durée
intérieure possède donc un rythme propre, quřon ne saurait précipiter sans risquer de tout
T. Gontier, « Méditation », In : Encyclopédie philosophique universelle, t. II, Les Notions philosophiques,
3ème édition, S. Auroux (dir.), Paris : PUF, 2002 p. 1585
796 P. Mesnard, Quřest-ce quřune Méditation ? », In : Hommage à Descartes, à lřoccasion du IXe Congrès
international de Philosophie, 1937, p. 26-27
797 H. Gouhier, op. cit. p. 85
798 Secondes Réponses, BYS p. 281 [Nous soulignons]
799 Secondes Réponses, BYS p. 261
800 Quatrièmes Réponses, BYS p. 370
801 Secondes Réponses, BYS p. 257
795
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
compromettre. »802 Et P. Mesnard de conseiller au lecteur de prêter une attention
particulière aux marqueurs de temps (« La méditation que je fis hier… »). Le but ?
Atteindre la pleine possession du Moi : « Au fur et à mesure que le Moi se découvre et
quřautour de lui se condense un univers rationnel fondé sur la véracité divine, la lumière
se fait peu à peu dans nos âmes jusquřà les inonder par instants dřun véritable flot de
clarté. »803
Descartes exige donc une adhésion du lecteur à sa démarche, une volonté de recherche, le
conviant à un effort conjoint pour en tirer le meilleur parti : « Un pathos et un éthos sont
associés au mouvement de la pensée en acte qui chemine vers la vérité et parcourt les
étapes dřune conversion spirituelle. »804
3.2.1.1. Le « tempo » méditatif
Le style de lřargumentation est bel et bien celui dřune quête : dans le corps des six
Méditations, les raisonnements sřenchaînent selon un ordre linéaire, correspondant à la
méthode analytique, la seule qui, selon Descartes, convienne pour le partage de la
doctrine, par opposition à la synthèse805. Pour bien cerner la différence entre ces deux
méthodes et les raisons qui président à la stratégie argumentative, le mieux est ici, nous
semble-t-il, de donner encore la parole à Descartes, qui sřen explique avec une
remarquable clarté :
« Lřordre consiste en cela seulement, que les choses qui sont proposées les premières doivent être
connues sans lřaide des suivantes, et que les suivantes doivent après être disposées de telle façon,
quřelles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent. Et certainement jřai tâché, autant
que jřai pu, de suivre cet ordre en mes Méditations […] Lřanalyse montre la vraie voie par laquelle une
chose a été méthodiquement inventée et fait voir comment les effets dépendent des causes ; en sorte
que, si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneusement sur tout ce quřelle contient, il
nřentendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si
lui-même lřavait inventée.[…] La synthèse, au contraire, par une voie tout autre […] démontre à la
vérité clairement ce qui est contenu en ses conclusions, et se sert dřune longue suite de définitions, de
demandes, dřaxiomes, de théorèmes et de problèmes […] elle arrache le consentement du lecteur, tant
obstiné et opiniâtre quřil puisse être, mais elle ne donne pas, comme lřautre, une entière satisfaction
aux esprits de ceux qui désirent dřapprendre […] Pour moi, jřai suivi seulement la voie analytique dans
mes Méditations, parce quřelle me semble être la plus vraie, et la plus propre à enseigner … »806
Cette « parfaite adéquation » supposée entre les contenus doctrinaux et les contraintes
formelles (langue, genre) soulève pour le traducteur des questions épineuses et
P. Mesnard, « Quřest-ce quřune Méditation ? », op. cit. p. 26
Ibid. p. 29
804 F. Cossutta, op. cit. p. 152
805 Descartes se résignera néanmoins à exposer sa doctrine selon lřordre géométrique dans les Secondes
Réponses.
806 Secondes Réponses, BYS pp. 279-280 [Nous soulignons]
802
803
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
susceptibles, au demeurant, dřentraver sa liberté : dans quelle mesure le mouvement de la
pensée peut-il être préservé lorsque la pensée effectue cette « démarche de conversion »
dans une autre langue ? Le traducteur peut-il reproduire un mouvement analogue ? Le
lecteur de la traduction peut-il adhérer, être emporté, dans les mêmes conditions que le
lecteur de lřoriginal ?
La nécessité de respecter le « tempo méditatif », la pureté naïve de la démarche cartésienne
justifie peut-être, dans la traduction en espagnol, le recours à une approche littérale qui a
le mérite de préserver le mouvement de lřécriture qui éclôt au fil de la pensée. Prenons par
exemple ce passage déjà cité de la Seconde Méditation :
« Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger
incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieu, ou
quelque autre puissance, qui me met en l'esprit ces pensées ? Cela n'est pas nécessaire; car peut-être
que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque
chose ? Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'hésite néanmoins, car que s'ensuit-il
de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me
suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucun
esprit, ni aucun corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ? Non certes, j'étais
sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais
quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie a me tromper toujours. Il n'y
a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait
jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien
pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conc1ure, et tenir pour constant
que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou
que je la conçois en mon esprit. »807
Le philosophe avance pas à pas dans lřitinéraire de sa pensée : « nřy a-t-il point quelque
Dieu […] qui me met en lřesprit ce pensées ? […] peut-être que je suis capable de les
produire […] ne suis-je (donc) pas quelque chose ? […] que sřensuit-il de là ? » etc. Toutes
les méditations sont construites suivant une démarche analogue, linéaire, le philosophe
reprenant au fur et à mesure le fil de ses pensées comme pour sřassurer dřavancer dřun pas
ferme dans sa quête de connaissance, et dřasseoir, aux yeux du lecteur, lřévidence des
vérités quřil découvre. La pensée semble ainsi jaillir de façon presque « spontanée »
(spontanéité qui nřest sans doute quřapparente, car on peut supposer que Descartes a bien
travaillé et peaufiné son manuscrit avant de le soumettre à lřavis des doctes, et a fortiori de
le publier), la progressivité de la démarche visant délibérément lřadhésion du lecteur.
Un autre exemple, extrait toujours de la Seconde Méditation, illustre bien cette dimension
progressive de lřexpression de la pensée :
« Mais qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est-àdire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi,
et qui sent. Certes ce n'est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n'y
807
BYS p. 73
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appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas encore ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins
entends et conçois certaines choses, qui assure et affirme celles-la seules êtres véritables, qui nie toutes
les autres, qui veux et désire d'en connaître davantage, qui ne veux pas être trompé, qui imagine
beaucoup de choses, même quelquefois en dépit que j'en aie, et qui en sens aussi beaucoup, comme par
l'entremise des organes du corps ? Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu'il est certain
que je suis, et que j'existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m'a donné l'être se
servirait de toutes ses forces pour m'abuser ? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être
distingué de ma pensée, ou qu'on puisse dire être séparé de moi-même ? Car il est de soi si évident que
c'est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour
l'expliquer. Et j'ai aussi certainement la puissance d'imaginer ; car encore qu'il puisse arriver (comme
j'ai supposé auparavant) que les choses que j'imagine ne soient pas vraies, néanmoins cette puissance
d'imaginer ne laisse pas d'être réellement en moi, et fait partie de ma pensée. Enfin je suis le même
qui sens, c'est-à-dire qui reçois et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu'en effet je
vois la lumière, j'ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l'on me dira que ces apparences sont fausses
et que je dors. Qu'il soit ainsi ; toutefois, a tout le moins, i1 est très certain qu'il me semble que je vois,
que j'ouïs, et que je m'échauffe ; et c'est proprement ce qui en moi s'appelle sentir, et cela, pris ainsi
précisément, n'est rien autre chose que penser. D'où je commence a connaître quel je suis, avec un
peu plus de lumière et de distinction que ci-devant. »808
Admirable passage, où la pensée qui se cherche puise sa force et sa densité dans le doute
même. La « spontanéité » presque intuitive de la démarche nřest pour autant assurément
pas synonyme de « facilité » car, comme nous lřavons vu, la quête cartésienne vers la
connaissance nřest pas « à la portée de tout le monde ».
Les traducteurs de notre corpus respectent au plus près du texte la spontanéité de la
pensée, telle quřelle se présente à lřesprit de Descartes. Nous retrouvons par exemple le
même nombre dřallocutions sous une forme interrogative, à savoir, six :
 Traduction de Morente :
«¿Qué soy, pues? Una cosa que piensa. ¿Qué es una cosa que piensa? Es una cosa que duda, entiende,
concibe, afirma, niega, quiere, no quiere y, también, imagina y siente. Ciertamente no es poco, si todo
eso pertenece a mi naturaleza. Mas ¿por qué no ha de pertenecerle? ¿No soy yo el mismo que ahora
duda de casi todo y, sin embargo, entiende y concibe ciertas cosas, asegura y afirma que sólo éstas son
verdaderas, niega todas las demás, quiere y desea conocer otras, no quiere ser engañado, imagina
muchas cosas a veces, aun a pesar suyo, y siente también otras muchas por medio de los órganos del
cuerpo? ¿Hay algo de esto que no sea tan verdadero como es cierto que yo soy y que existo, aun
cuando estuviere siempre dormido y aun cuando el que me dio el ser emplease toda su industria en
engañarme? ¿Hay alguno de esos atributos que pueda distinguirse de mi pensamiento o decirse
separado de mí? Pues es tan evidente de suyo que soy yo quien duda, entiende y desea, que no hace
falta añadir nada para explicarlo. Y también tengo, ciertamente, el poder de imaginar, pues aun
cuando puede suceder (como antes supuse) que las cosas que yo imagino no sean verdaderas, sin
embargo, el poder de imaginar no deja de estar realmente en mí y formar parte de mi pensamiento.
Por último, soy el mismo que siente, es decir, que percibe ciertas cosas, por medio de los órganos de
los sentidos, puesto que, en efecto, veo la luz, oigo el ruido, siento el calor. Pero se me dirá que esas
apariencias son falsas y que estoy durmiendo. Bien; sea así. Sin embargo, por lo menos, es cierto que
me parece que veo luz, que oigo ruido y que siento calor; esto no puede ser falso, y esto es,
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BYS p. 81-83
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
propiamente, lo que en mí se llama sentir, y esto, precisamente, es pensar. Por donde empiezo a
conocer quién soy con alguna mayor claridad y distinción que antes.»809
 Traduction de Vidal Peña :
«¿Qué soy, entonces? Una cosa que piensa. Y ¿qué es una cosa que piensa? Es una cosa que duda, que
entiende, que afirma, que niega, que quiere, que no quiere, que imagina también, y que siente. Sin
duda no es poco, si todo eso pertenece a mi naturaleza. ¿Y por qué no habría de pertenecerle? ¿Acaso
no soy yo el mismo que duda casi de todo, que entiende, sin embargo, ciertas cosas, que afirma ser ésas
solas las verdaderas, que niega todas las demás, que quiere conocer otras, que no quiere ser engañado,
que imagina muchas cosas -aun contra su vo1untad- y que siente también otras muchas, por
mediación de los órganos de su cuerpo? ¿Hay algo de esto que no sea tan verdadero como es cierto que
soy, que existo, aun en el caso de que estuviera siempre dormido, y de que quien me ha dado el ser
empleara todas sus fuerzas en burlarme? ¿Hay alguno de esos atributos que pueda distinguirse de mi
pensamiento, o que pueda estimarse separado de sí mismo? Pues es de suyo tan evidente que soy yo
quien duda, entiende y desea, que no hace falta añadir aquí nada para explicarlo. Y también es cierto
que tengo la potestad de imaginar: pues aunque pueda ocurrir (como he supuesto más arriba) que las
cosas que imagino no sean verdaderas, con todo, ese poder de imaginar no deja de estar realmente en
mí, y forma parte de mi pensamiento. Por último, también soy yo el mismo que siente, es decir, que
recibe y conoce las cosas como a través de los órganos de los sentidos, puesto que, en efecto, veo la luz,
oigo el ruido, siento el calor. Se me dirá, empero, que esas apariencias son falsas, y que estoy
durmiendo. Concedo que así sea: de todas formas, es al menos muy cierto que me parece ver, oír,
sentir calor, y eso es propiamente lo que en mí se llama sentir, y, así precisamente considerado, no es
otra cosa que «pensar». Por donde empiezo a conocer qué soy con algo más de claridad y distinción
que antes.»810
 Traduction de Díaz (à partir du français)
«Pero entonces ¿qué soy? Una cosa que piensa. ¿Qué es una cosa que piensa? Es decir una cosa que
duda, que concibe, que afirma, que niega, que quiere, que no quiere, que también imagina, y que
siente. No es en verdad poco si todas estas cosas pertenecen a mi naturaleza. Pero ¿por qué no le
pertenecerían? ¿No soy acaso ese mismo que duda casi de todo, que sin embargo entiende y concibe
ciertas cosas, que asegura y afirma que sólo esas son verdaderas, que niega todas las demás, que quiere
y desea conocer otras, que no quiere ser engañado, que imagina muchas cosas, aun algunas veces a
pesar mío, y que también siente muchas como por intermedio de los órganos del cuerpo? ¿Hay algo de
todo eso que sea tan verdadero como es cierto que soy y que existo aun cuando durmiera siempre, y
aun cuando aquel que me ha dado el ser empleara todas sus fuerzas para engañarme? ¿Acaso hay
también alguno de esos atributos que pueda ser distinguido de mi pensamiento, o que se pueda decir
que está separado de mí mismo? Porque de suyo es tan evidente que soy yo quien duda, quien
entiende y quien desea, que ahí no hay necesidad de añadir nada para explicarlo. Y también tengo
ciertamente el poder de imaginar; porque, aunque pueda suceder (como lo he supuesto antes) que las
cosas que imagino no sean verdaderas, sin embargo este poder de imaginar no deja de estar realmente
en mí, y hace parte de mi pensamiento. En fin, soy el mismo que siente, es decir, que recibe y conoce
las cosas como por los órganos de los sentidos, puesto que en efecto veo la luz, oigo el ruido, percibo el
calor. Pero se me dirá que esas apariencias son falsas y que estoy dormido. Sea; sin embargo, por lo
menos es muy cierto que me parece que veo, que oigo y que me caliento; y esto es propiamente lo que
en mí se llama sentir, y esto, tomado así precisamente, no es otra cosa que pensar. Por donde
comienzo a conocer lo que soy con un poco más de luz y de distinción que antes.» 811
809
MT p. 12-126
VP p. 148-150
811 DZ p. 255-257
810
Susana Mauduit-Peix Geldart
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TRADUIRE LA PHILOSOPHIE : QUELQUE PART DANS LřINACHEVE
Toutefois, dans la traduction réalisée par Díaz à partir du latin, nous retrouvons une
allocution interrogative de plus :
«Empero ¿qué soy entonces? Cosa pensante. ¿Qué es eso? A saber, que duda, que entiende, que afirma,
que niega, que quiere, que no quiere, que imagina también y que siente.
En verdad no son pocas cosas si todas me pertenecen. Pero ¿por qué no habrían de pertenecerme? ¿No
soy acaso yo mismo el que ahora dudo casi de todo, que sin embargo algo entiendo, que sólo esto
afirmo como verdadero, niego lo demás, deseo conocer muchas cosas, no quiero engañarme, imagino
muchas a pesar mío, y también me doy cuenta de muchas como si vinieran de los sentidos? ¿Qué hay
de todo esto que no sea tan verdadero como que yo soy, aunque yo siempre esté dormido y aquel que
me ha creado me engañe también en cuanto está en su poder? ¿Qué es lo que se distingue de mi
pensamiento? ¿Qué es lo que puede decirse que está separado de mí mismo? Porque es tan evidente
que yo soy el que duda, el que entiende, el que quiere, que no hay nada por medio de lo cual se
explique con más evidencia. Ahora bien, yo también soy el mismo que imagina; porque, aunque tal
vez, como he supuesto, ninguna cosa imaginada sea verdadera, sin embargo la fuerza misma de
imaginar existe en verdad y hace parte de mi pensamiento. Finalmente, yo mismo soy el que siento, o
el que me doy cuenta de las cosas corporales como por los sentidos; es claro que ahora veo luz, oigo
ruido, siento calor. Estas cosas son falsas, porque estoy dormido. Pero ciertamente parece que veo,
oigo, siento calor; esto no puede ser falso, esto es propiamente lo que en mí se llama sentir; y esto,
tomado así con precisión, no es otra cosa que pensar. Con lo cual comienzo en verdad a conocer un
poco mejor lo que soy.»812
La cadence du texte est absolument respectée. Il y a toutefois lieu de se demander sřil sřagit
dřun choix délibéré de la part des traducteurs, opéré dans un souci de fidélité à la
dialectique cartésienne, ou sřils se contentent plutôt de transcrire lřoriginal en espagnol, à
peu près mot pour mot, à la faveur de la proximité grammaticale des langues en présence.
Lřécart entre les deux traductions de Dìaz ferait pencher la balance pour la deuxième
alternative…
Sřil est certes nécessaire de préserver le rythme temporel et spontané des idées, il nous
semble néanmoins envisageable dřintroduire quelques écarts, sans préjudice du vouloir
dire de lřauteur et du mouvement volontairement adopté pour accompagner le lecteur.
812
DZ p. 89-91
Susana Mauduit-Peix Gelda
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