Les héritages républicains sous le Consulat et l`Empire

346 | Octobre/Décembre 2006 : Les héritages républicains sous le Consulat et l'Empire
Articles
Les héritages républicains sous le Consulat
et l’Empire
Jacques-Olivier Boudon et Philippe Bourdin
p. 3-15
Les commémorations d’un Bicentenaire, les débats redondants sur les sources et les limites de
la Cinquième République, seraient des motivations bien insuffisantes pour s’interroger sur ce
qui demeure des héritages de la Première République et de ses serviteurs sous le Consulat et
l’Empire1. Les contemporains eux-mêmes ne manquaient pas d’aborder cette question, sur
laquelle s’est appesantie depuis longtemps une historiographie qui permet aujourd’hui de
l’approfondir et de la renouveler. Cette historiographie a été longtemps marquée par la
formule lapidaire qui résume la notice « Bonaparte » dans le Grand Larousse : « Général
républicain né à Ajaccio le 15 août 1769, mort à Saint-Cloud le 18 brumaire an VIII ». En
réalité le texte, fort long, de l’article consacré à Bonaparte conduisait ce dernier jusqu’à
l’Empire. C’est surtout avec la notice « Napoléon », écrite il est vrai à la différence de la
première, après la chute du Second Empire, que le républicain Pierre Larousse pouvait
concentrer ses foudres sur l’empereur2. Ainsi se dégage une chronologie qui, contrairement à
ce que laisserait penser l’abrégé de la notice de Larousse, établit une coupure en 1804 plus
qu’au 18 Brumaire. Certains historiens de la Révolution ne s’y sont pas trompés qui
d’Alphonse Aulard à Michel Biard et Pascal Dupuy, en passant par Albert Soboul ou Jean
Tulard, ont traité dans un même élan l’histoire politique des années qui chevauchent le
tournant du siècle3. Brumaire ne marque en effet pas une rupture aussi radicale qu’a voulu le
laisser penser une historiographie qui relit le coup d’État de l’an VIII à l’aune de celui du 2
décembre4. Les partisans de Bonaparte avaient également intérêt à mettre l’accent sur les
changements intervenus à la suite des journées de brumaire, ce qui les a conduit à noircir le
tableau d’une France directoriale qui aurait été en pleine crise. Les recherches les plus
récentes ont fait fi de cette légende, tout en montrant, notamment au plan local, les formes de
continuité d’un régime à l’autre5. À l’inverse, il a pu également être montré combien, dans
son souci de retour à l’ordre, politique, social et financier, le Consulat reprenait en fait une
idéologie qui imprégnait déjà largement le Directoire, faisant de ce régime une République du
centre, sinon de l’extrême-centre, conduite par des républicains modérés6. De quelle
République parle-t-on en effet quand on s’interroge sur les héritages républicains sous le
Consulat et l’Empire : de la République de 1792 ? De celle de l’an II ? Ou de la République
directoriale ? Voire de la République consulaire, car Bonaparte ne renie pas la République en
l’an VIII, et la plupart des « brumairiens » se proclament républicains tout en manifestant leur
rejet de tout retour à la Terreur.
L’interrogation sur la nature du régime napoléonien est d’autant plus contemporaine des
événements que les formes politiques et institutionnelles du Consulat puis de l’Empire
posaient celle de leur légitimité. Les débats du Tribunat, entre le 28 avril et le 3 mai 1804, qui
aboutissent à l’adoption de la motion Curée proposant au Sénat l’établissement de l’empire,
en disent long, comme l’a démontré Jean-Luc Chappey, sur la continuité affichée du nouveau
régime avec la Révolution : le recours à la sanction populaire, le rôle joué par les contre-
pouvoirs, les limites du pouvoir exécutif sont particulièrement soulignés, comme le désir de
stabiliser la République et de la protéger de ses ennemis, les vertus morales et civiques du
nouveau chef héroïsé de la nation devant préserver de toute dérive despotique7. Le Sénat qui
se fait tirer l’oreille pour adopter le principe d’hérédité l’assortit du reste d’une revendication
que soient respectées la liberté et l’égalité.
Mais encore faut-il s’entendre sur le sens des mots. « Le gouvernement de la République est
confié à un Empereur qui prend le titre d’Empereur des Français ». C’est en ces termes en
apparence ambigus figurant en tête de la constitution de l’an XII qu’est fondé l’Empire.
L’usage que font du mot « République » sénateurs et tribuns en 1804 mérite naturellement
d’être interrogé. Nourris de culture classique, ils ne pensent pas nécessairement la République
comme un régime politique. Le terme désigne incontestablement pour eux la « chose
publique », pour utiliser une traduction mot à mot du latin, comme le fait par exemple le
tribun Gillet qui précise : « Ce n’est pas à des hommes familiers avec l’étude de toutes les
idées politiques, que ces deux mots république et dynastie paraîtront inalliables »8. Mais si le
terme de République n’avait que ce sens vague, pourquoi alors le faire disparaître des
monnaies sur lesquelles il figurait encore en 1808 après avoir supprimé dès 1804 les fêtes du
1er vendémiaire et du 14 juillet ? C’est bien le signe que l’on a cherché à se débarrasser de la
République, parce qu’elle rappelait trop les fantômes de la Révolution. L’amalgame se fait
alors entre République et Terreur. Mais cette disparition ne s’est pas faite en un jour. Un
premier assaut est donné contre le principe républicain au lendemain du coup d’État de
Brumaire, quand sont pourchassés les députés et chefs jacobins, un deuxième en 1802 au
moment de l’épuration des Assemblées dont sont exclus les adversaires d’un régime
autoritaire, c’est-à-dire les députés et tribuns libéraux nommés à la fin de 1799, un troisième
en 1804 avec la proclamation de l’Empire. Mais ce n’est véritablement qu’après 1810 que les
références à la République sont totalement abandonnées.
Bonaparte a donc agi avec prudence. Il se refuse à une rupture radicale. Il n’aura de cesse par
exemple de dénoncer les comparaisons avec ceux que la vulgate - qu’il contestait - tenait pour
des fossoyeurs de république, César et Cromwell9. Jusqu’aux stylets des députés du Conseil
des Cinq-Cents, auxquels il prétendra avoir échappé grâce à la protection de ses grenadiers,
manière de construire l’image inverse de celle d’un tribun expirant sous les coups de
Brutus10. Une image à laquelle son entourage demeurera toujours sensible : ainsi Bourrienne,
après le complot avorté des anarchistes italiens Arena et Cerrachi (10 octobre 1800), dira
d’eux qu’« ils avaient eu dessein de rendre la ressemblance de Bonaparte avec César
tellement complète qu’il n’y manquât pas même un Brutus »11. Mais Bonaparte lui-même,
ainsi que nous le rappelle Annie Jourdan, pliant l’histoire à ses préoccupations du moment,
n’avoue-t-il pas encore en 1802 combien il aurait désiré réécrire l’histoire de César,
démontrant que Brutus n’était point un héros mais un aristocrate, que César n’aspirait pas à la
dictature mais au rétablissement de l’ordre civil par la réunion de tous les partis, motif de son
assassinat12 ? De même, la mise en cause de l’homme au poignard permet à Bonaparte en
l’an VIII de retourner l’argument des députés qui souhaitaient le déclarer hors-la-loi en
dénonçant l’utilisation d’une arme blanche dans une enceinte parlementaire contre le général
chargé de protéger la représentation nationale.
Après l’échec des efforts de paix du premier consul, la reconquête de l’Italie au printemps
1800 provoque pourtant chez lui davantage de digressions sur sa vision de la république ou
sur la place éminente de la religion que des développements sur un passé glorieux, même si
les hourras des champs de bataille, tels du moins que les rapportent des Bulletins de l’Armée
de réserve entièrement dévoués à la gloire du général en chef, associaient « Vive la
République ! » à « Vive le Premier Consul ! ». On pourrait gloser à l’infini sur le sens de
l’étiquette consulaire, sur les prérogatives et manifestations civiles, religieuses, festives, qui
rappellent l’ancienne monarchie13, sur le népotisme familial de Bonaparte enfin. Quelles que
soient les suggestions d’une partie de son entourage, Bonaparte réagit violemment à la
proposition de restauration monarchique inspirée en novembre 1800 par Lucien. Elle s’est
notamment traduite par la diffusion d’un factum vraisemblablement écrit par Fontanes,
Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, plaidant pour un pouvoir héréditaire :
Lucien doit abandonner le Ministère de l’Intérieur et s’exiler à l’ambassade de France à
Madrid. Un mois plus tard, devant l’un de ses confidents préférés, le conseiller d’État
Roederer, Bonaparte avoue néanmoins avoir inspiré le texte « pour répondre aux calomnies
anglaises » mais il n’a accepté ni la promotion de l’hérédité ni les mises en cause de Sieyès
qu’il contient. Et le 12 pluviôse an IX (1er février 1801), mécontent des vifs débats du
Tribunat sur la nécessité de la répression antijacobine, il s’emporte : « C’est une vermine que
j’ai sur mes habits. Il ne faut pas croire que je me laisserai faire comme louis XVI. Je suis
soldat, fils de la Révolution et je ne souffrirai pas qu’on m’insulte comme un roi ! »14. Pas
plus qu’il ne supporte de renouer avec les places royales, refusant que les Lyonnais
débaptisent de son vivant la place Bellecour pour la transformer en place Bonaparte15.
Antoine Casanova insiste sur la résurgence dans les paroles de l’empereur, exilé à Sainte-
Hélène, « de thèmes et de valeurs héroïco-civiques républicains », qui n’ont cessé de l’habiter
jusqu’à revisiter bien plus positivement que nombre de ses contemporains la mémoire de
Robespierre et du gouvernement de salut public, comme il l’avait déjà fait en 1797, lors d’un
dîner à Ancône16. Sur la fin de sa vie, Napoléon met d’ailleurs au compte des circonstances
la naissance de l’Empire, la défense de la Révolution, de la Nation et de la République passant
par le mixte d’une aventure constitutionnelle transitoire, comme l’avait été le gouvernement
révolutionnaire, et d’une dictature à la romaine, échue à celui qui représentait alors l’exécutif.
Ainsi l’exprime-t-il en 1818 dans une lettre au chirurgien irlandais O’Méara, qui l’a
accompagné sur le Bellérophon jusqu’à Sainte-Hélène et a défendu la cause du prisonnier
devant les autorités anglaises avant d’être obligé pour ces faits de regagner Londres :
« Pendant que j’étais à la tête des affaires, je puis dire que la France se trouvait dans le même
état que Rome lorsqu’on déclarait qu’il fallait un dictateur pour sauver la République. Votre
or formait contre son existence des coalitions successives dans toutes les nations puissantes
d’Europe […]. Jamais je n’ai fait de conquête que pour ma propre défense. L’Europe n’a
cessé de combattre la France et ses principes. Il nous fallut abattre sous peine d’être abattus
[…]. Le gouvernement d’un pays à peine sorti d’une révolution, qui est menacé par les
ennemis du dehors et troublé par les traîtres à l’intérieur doit nécessairement être dur. Dans
des temps plus calmes, ma dictature aurait cessé et j’aurai commencé mon règne
constitutionnel. Même dans l’état où étaient les choses, avec une coalition toujours formée
contre moi, qu’elle fut secrète ou publique, il y avait plus d’égalité en France que dans aucun
autre pays d’Europe »17.
Sans doute le consul a-t-il bénéficié de l’image noire du Directoire, que véhiculaient
notamment au tournant du siècle nombre de satiristes pour certains liés depuis longtemps aux
anti-Lumières. Ils s’efforçaient désormais de clore en tous points la parenthèse d’une décennie
révolutionnaire qu’ils exécraient, construisant le mythe d’un général présenté comme le
« sauveur », porteur de paix et rétif aux « excès »18. Exaltant les victoires militaires de
Bonaparte, au nombre desquelles il comptait généreusement la « pacification » de l’Égypte,
son rôle politique depuis sa rentrée en France, ses succès en Vendée, Despaze en appelait
ainsi au ralliement au premier consul, homme du juste milieu, « qui a gagné, par sa
modération, tous les mécontens raisonnables »19. Fonvielle faisait de Bonaparte son héros,
voyant dans le 18 Brumaire la réplique attendue au 18 Fructidor et dans le nouveau chef de la
France l’homme « du repos, de l’industrie et de la paix ». Il l’espérait définitivement éloigné
des néo-jacobins : « Une tête comme la sienne n’est point faite pour se méprendre aux cris des
factions, et pour préférer les flétrissans éloges d’un parti détesté à l’estime des honnêtes gens,
seuls fidèles gardiens des réputations durables »20. Dusausoir se montrait plus prudent dans la
révérence au premier consul : « Ce ne sont pas quelques flagorneries de plus qui ajouteront à
la gloire du grand homme ; une union franche de tous les Français, l’anéantissement des
factions, une paix solide et glorieuse, fruit de ses nombreux exploits à la tête de nos armées,
effet de ses travaux infatigables dans la magistrature suprême ; voilà ce qui peut contribuer à
son bonheur, voilà sa plus douce récompense »21. Les réserves de Desprez-Valmont étaient
d’une tout autre nature. Bien sûr, le Directoire ne lui avait pas semblé donner l’image de la
république idéale : l’indécence des profiteurs de guerre, les « perfides mandataires » oublieux
des malheureux, les hommes de loi plus favorables aux demandeurs qu’aux défendeurs, les
Incroyables insultant à « la modeste beauté tranquille », etc., tout cela lui avait laissé un goût
amer. Il croyait pourtant encore aux apports du siècle écoulé et de la Révolution vécue en l’an
II. Justice, humanité, paix, bonheur lui semblaient des valeurs fixées pour les décennies à
venir, tout comme lui paraissent éternels les devoirs de la nature : aimer son prochain, « lui
donner des loix, sans jamais l’asservir ». Il continuait de plaider pour la libération des peuples
opprimés, pour « assurer aux humains leurs titres légitimes », se félicitait d’être débarrassé de
« cet effrayant mélange des prêtres et des rois, du trône et des autels ». Les coups de force
politiques le rendaient dans l’immédiat pour le moins suspicieux à l’égard de Bonaparte :
« Vous que le peuple appelle à maintenir ses droits,
Ambitieux, chargés du pouvoir de vos frères,
Qui vous faites un jeu d’aggraver leurs misères,
Qui remplaçant les loix, par votre volonté,
Ne mettez point de borne à votre autorité,
Croyez-vous admirer ce siècle de lumière ?
Non, non, vous rentrerez aussi dans la poussière
[…] Dans la foule des rois vous serez confondus,
Et de vos noms flétris, l’exécrable mémoire,
Des crimes des tirans ira grossir l’histoire »22.
Au-delà de la guerre des images, il faut une nouvelle fois, sans prétendre à l’exhaustivité,
sonder la réalité qui transparaît d’enquêtes diverses, de thèses en cours. Cette réalité est de fait
pleine de reniements de la décennie écoulée, de retours en arrière mais aussi d’emprunts
assumés. Josiane Bourguet-Rouveyre pour l’Italie, Alain Czouz-Tornare pour la Suisse, ont,
parmi d’autres, pointé les inflexions de la politique étrangère consulaire puis impériale23.
Natalie Petiteau a analysé ailleurs les héritages et les ruptures de la politique sociale de
l’Empire24. Sur le plan religieux, l’étude prosopographique des élites qui forment les cadres
de l’Église concordataire forgée par Bonaparte montre combien fut franche la rupture avec la
Constitution civile du clergé, malgré le souci du premier consul de pratiquer un amalgame
entre hommes de l’Ancien Régime et de la Révolution25. Le politique a été revisité, par les
travaux de Bernard Gainot sur le renouveau jacobin de 1799, ceux de Pierre Serna sur La
République des girouettes26, par la journée d’étude organisée en 2005 par la Société des
études robespierristes entre autres sur le groupe de Coppet, par le grand colloque de
l’Université de Milan, en novembre 2004, « De Brumaire aux Cent-Jours ». La liste est
longue des travaux qui se succèdent à un rythme régulier. Remettent-ils en question
l’assertion de Jean-Paul Bertaud, dans son Bonaparte prend le pouvoir : « Légataire de la
Révolution, fondateur de la France contemporaine, Bonaparte fut aussi un César qui désapprit
ou voulut interdire à nos pères à nous-mêmes les voies astreignantes, émancipatrices
d’une liberté que, malaisément en période de crise, tâtonnante, maladroite, ici ouverte et là
refermée, la République directoriale cherchait quand elle fut abattue »27 ?
La plupart des intervenants dont les contributions suivent insistent sur des permanences
politiques et symboliques qui, sensibles sous le Consulat, s’atténuent ou disparaissent sous
l’Empire. Bien sûr, Josiane Bourguet-Rouveyre reconnaît l’incapacité du régime napoléonien
à conjuguer les formes de la représentation nationale, le système électoral et l’exercice des
libertés politiques. Mais elle démontre aussi qu’il n’invente rien en matière d’élections et de
plébiscites, considérant par exemple que ces derniers ne sont que la déclinaison, pleine de
succès en 1802 et 1804, des référendums proposés pour les constitutions en 1793 et 1795 pour
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