UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE La musique pour piano solo de

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE : CONCEPTS ET LANGAGES (ED 433)
Laboratoire de recherche : IReMus (UMR 8223)
CONSERVATOIRE NATIONAL SUPÉRIEUR
DE MUSIQUE ET DE DANSE DE PARIS (CNSMDP)
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Musique – Recherche et Pratique
Présentée et soutenue par
Lorenda Ramopoulou (dite Ramou)
le 20 janvier 2017
(récital public le 19 janvier 2017)
La musique pour piano solo de Nikos
Skalkottas
Sous la direction de
Mme Danièle PISTONE – Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne
M. Alain MABIT – Professeur au CNSMDP
Membres du jury
M. Jean-Pierre BARTOLI – Professeur, Université Paris-Sorbonne
Mme Katy ROMANOU – Professeur, European University Cyprus
M. Jean-Paul OLIVE – Professeur, Université Paris 8
M. Alain PLANÈS – Pianiste, Professeur honoraire au CNSMDP
Position de thèse
Lorenda Ramopoulou (dite Ramou)
La musique pour piano solo de Nikos Skalkottas
Doctorat de Musique : Recherche et Pratique
Université Paris-Sorbonne
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
janvier 2017
Le compositeur grec Nikos Skalkottas (1904-1949) occupe une position-clé dans
l’histoire de la musique grecque du XXe s. Il est pratiquement le seul qui, tout au
long de sa vie, ait continué à s’exprimer dans la lignée de l’enseignement qu’il avait
reçu à Berlin dans les années 1920, dans les classes de Philip Jarnach, Kurt Weil et
Arnold Schoenberg. Il a su donner à cet enseignement une dimension personnelle
d’une grande complexité et originalité et il l’a concilié, dans une partie de son
œuvre, avec le riche héritage grec de la musique traditionnelle. Skalkottas est
l’auteur d’une volumineuse œuvre pour piano, d’une durée de presque 4 h 30.
Seulement une partie de ce corpus, la musique de ballet, a été jouée de son vivant.
La part la plus importante de sa production pianistique n’est pas passée par le
baptême de la scène et est restée à jamais dépourvue des éclaircissements que le
compositeur aurait pu apporter à ses interprètes.
Proposer une vue d’ensemble de ce répertoire encore mal connu, le réintégrer dans
les milieux musicaux berlinois et athénien où il est né et faire apparaître ses
multiples références, telles sont les directions empruntées par ce travail, afin d’en
extraire les clés de l’interprétation des œuvres. En dehors du fait qu’il s’agit du plus
important corpus pianistique grec de la première moitié du XXᵉ siècle, il enrichit
aussi notre vision de l’apport pianistique de la Seconde École de Vienne et du cercle
berlinois de la nouvelle musique (Neue Musik) pendant les années de la République
de Weimar.
Notre travail a comme objectif d’apporter des propositions concrètes à l’interprète
qui désire étudier ce répertoire. Le critère qui conditionne le choix de notre
méthodologie est que toute approche empruntée et toute proposition formulée
devrait avoir une répercussion directe sur la sonorité du jeu. Pour cela, nous
orienterons la recherche dans deux directions complémentaires, suggérées d’une
part par les conditions de création du corpus et d’autre part par son contenu.
La première direction est celle d’une contextualisation par rapport aux milieux
berlinois et athénien dans lesquels a vécu le compositeur. Avant d’entamer l’étude
de son œuvre, il faut définir quelle est sa connaissance du jeu pianistique, des
interprètes et du répertoire de son temps. Cette démarche s’impose comme une
nécessité : aucun(e) des rares interprètes qui ont collaboré avec le compositeur, ne
nous a livré un compte rendu sur leurs échanges. Les réponses aux questions
suivantes nous permettront d’établir le contexte de la naissance du corpus : de quels
interprètes Skalkottas était-il proche ? Lesquels avait-il entendus et dans quel
répertoire ? Comment pourrait-on définir la sonorité du jeu pianistique qui lui était
familière? Comment se positionne-t-il vis-à-vis de l’esthétique de l’interprétation de
son temps ? Et, enfin, comment la lutherie des pianos des années vingt (surtout des
Bechstein, instruments les plus répandus) a-t-elle pu influencer son écriture ?
La seconde direction concerne directement l’œuvre ; elle consiste à suivre le fil d’une
multitude de références présentes dans les titres des pièces, qui s’étendent de
J. S. Bach et Beethoven au jazz dansant et à la musique des films muets, sans oublier
celles qui renvoient aux différentes facettes de la musique grecque. Cette approche
devrait répondre aux questions concernant la relation de Skalkottas avec les
compositeurs du passé et les compositeurs qui étaient ses contemporains. Comment
se positionne-t-il par rapport à eux, comment se réfère-t-il à leurs œuvres ? Qu’estce qui l’intéresse dans un style donné (baroque, classique, romantique, jazz
dansant), comment épouse-t-il un courant esthétique (en l’occurrence celui de la
Nouvelle Objectivité) ? Comment utilise-t-il la musique grecque, qu’elle soit de
provenance traditionnelle ou urbaine, ou encore la chanson ? Quelle est sa position
vis-à-vis des genres particuliers, comme la musique qui accompagne les films muets
ou la musique de ballet ?
La recherche sur le contexte pianistique s’articule autour de trois volets :
a) une présentation, par ordre chronologique, des pianistes que connaissait le
compositeur pendant ses années berlinoises, orientée vers les caractéristiques de
leur jeu, en soulignant celles qui sont plus proches de sa propre vision de
l’interprétation. Cette présentation est fondée sur une multitude de sources
primaires, notamment un corpus de lettres du compositeur jusqu’ici quasi inconnu1,
ses articles dans la revue athénienne Moussiki Zoe (Vie Musicale)2, ainsi qu’une série
d’entretiens menés auprès des élèves des interprètes de son cercle3 – et dans un cas
auprès de l’interprète même4. Sont aussi mentionnés les concerts dont nous avons la
preuve qu’il les avait entendus, ou, à défaut, ceux auxquels il a fort probablement
assisté. Nous complétons cette partie par une sélection d’enregistrements
historiques des pianistes en question, qui privilégie le répertoire contemporain de
l’époque et permet au lecteur d’avoir un aperçu représentatif de leur art.
b) une mise en relation de la vision de Skalkottas sur l’interprétation pianistique avec
celle des pianistes de son cercle (Dimitri Mitropoulos, Claudio Arrau, Artur Schnabel,
Eduard Erdmann, Eduard Steuermann), sur la base de leurs écrits respectifs. Les
positions de Skalkottas prennent tout leur sens à travers la confrontation avec celles
de ses contemporains ; nous avons rapproché les propos des uns et des autres, ce
qui laisse apparaître une grande continuité dans le fil de la pensée, souvent
étonnante. Dans ce milieu de compositeurs5 et interprètes, nous « invitons » aussi
Theodor W. Adorno, dont la Théorie de la reproduction musicale6, fruit de sa
1
Ces lettres sont adressées à l’administrateur et au directeur du Conservatoire d’Athènes. Elles se
trouvent aux archives du Conservatoire.
2
Skalkottas était le correspondant de la revue à Berlin. Moussiki Zoe était publiée en 1930-1931.
3
Il s’agit des élèves du pianiste Antonis Skokos.
4
La pianiste et pédagogue Polyxeni Mathéy, fondatrice d’une école de danse et d’eurythmie
(Athènes, 1938) qui porte son nom.
5
Des propos de Schoenberg et Krenek sur l’interprétation font partie du corpus des textes utilisés.
6
Theodor W. ADORNO, Towards a Theory of Musical Reproduction, edited by Henri Lonitz translated
by Wieland Hoban, Polity Press, Cambridge Malden MA 2006. Première édition en allemand : Zu einer
theorie der misikalischen Reproduktion: Aufzeichnungen, ein Entwurf und Zwei Schemata by
T. W. Adorno © Surkamp Verlag, Frankfurt am Main, 2001.
réflexion sur l’interprétation, éclaire et développe les idées abordées par les
musiciens. Des concepts tels qu’une « pratique d’exécution moderne », la
performance publique, les habitudes du passé, l’idée musicale et le respect des
indications du compositeur, font partie des sujets de cette « table ronde » que nous
avons orchestrée entre les protagonistes de la scène musicale berlinoise durant
l’entre-deux-guerres.
c) une prise en compte de la lutherie des pianos Bechstein et de son rôle dans
l’écriture pianistique de Skalkottas. À travers une expérience personnelle de jeu des
œuvres de Skalkottas sur deux pianos historiques, les Bechstein appartenant à
Wilhelm Furtwängler et Arthur Schnabel, nous avons découvert leur caractéristique
la plus significative : une grande diversification du timbre entre les registres, qui
favorise la superposition des harmonies et des plans sonores, en octroyant à chaque
partie sa couleur propre.
Inspirée par cette expérience, ainsi que par l’exceptionnelle qualité du son de
pianistes tels que Steuermann et Jarnach, nous proposons un modèle d’analyse
graphique de plusieurs pièces de Skalkottas, où apparaissent les différentes couches
de l’écriture sur leurs registres respectifs, avec des couleurs indiquant la fonction du
matériau dans la texture globale (thème principal, thème secondaire, variantes,
etc.). Les couleurs, en dehors de la fonction du matériau, sont censées indiquer au
pianiste la différentiation sonore qu’il doit rechercher pour chaque plan de l’écriture
et de la texture. Le but de nos analyses est qu’elles deviennent une « cartographie
sonore », en balisant le chemin de l’interprète dans sa recherche sur le son.
En ce qui concerne la recherche sur les multiples références de l’œuvre, elle révèle
une conception kaléidoscopique à travers laquelle Skalkottas explore une multitude
d’approches et de combinaisons compositionnelles. Le piano est pour lui, comme
pour plusieurs compositeurs de toutes les époques, un instrument « laboratoire » ; il
se prête bien à une appropriation des formes, techniques, types d’écriture et
matériaux, provenant de tout l’éventail des musiques qui nourrissent son imaginaire,
sans hiérarchies, systématisations ni partis pris. En suivant ces références, nous
examinons l’ensemble du corpus7 en soulignant les traces d’œuvres d’autres
compositeurs, les éléments d’une typologie propre à Skalkottas et sa façon de
s’approprier des éléments stylistiques et des matériaux très divers, en les
transformant sans cesse. Toutes ces trajectoires permettent à l’interprète d’inscrire
le matériau de Skalkottas dans des lignées musicales déjà balisées et de révéler des
éléments familiers qui vont le guider dans son travail.
Dans la conclusion de notre thèse, nous constatons que nos deux directions de
recherche, celle qui explore le contexte pianistique et celle orientée vers l’œuvre et
ses références, peuvent converger vers le même type de modèle analytique.
Plusieurs de nos analyses mettent en relation, comme nous avons évoqué ci-dessus,
la forme et la texture, en proposant une « cartographie sonore » pour l’interprète.
D’autres, montrent la relation entre forme et matériau – surtout pour les pièces
ayant une texture plutôt uniforme. Dans les deux types, nous observons une
récurrence du schéma formel de base par rapport aux autres paramètres de la
composition ; il fonctionne comme un élément relativement stable dans le corpus,
avec des contours toujours clairement définis, permettant à Skalkottas d’être plus
aventureux avec tous les autres paramètres compositionnels. Nous considérons que
cette stabilité formelle et sa relation avec le « son coloré » auquel fait appel la
texture, constituent la marque stylistique la plus importante de Skalkottas.
L’interprète, grâce à cette connaissance, peut s’orienter avec aisance dans les pièces,
tout en cherchant une sonorité aussi différenciée que possible pour chaque niveau
de la texture. Son imagination et son interprétation peuvent par la suite être
enrichies de tout l’éventail des références incluses dans chaque pièce. Sans vouloir
recréer le passé, la prise en compte des concepts esthétiques et interprétatifs
exprimés par les pianistes et compositeurs pendant notre « table ronde », peut aussi
donner des réponses précieuses sur plusieurs questions soulevées lors du travail
pianistique.
7
Les titres des chapitres et sous-chapitres se référant aux œuvres sont les suivants :
« Les œuvres de Berlin », « L’élément grec », « Pièces aux références baroques »,
« Pièces aux références romantiques », « Pièces de caractère », « Études », « Danses
de salon du XIXe siècle », « Pièces se référant au jazz » et « Pièces d’inspiration
cinématographique ».
De nombreuses autres approches de ce répertoire restent possibles, en envisageant
différents cadres de référence et techniques analytiques employées. Nous pensons
que notre travail ouvrira des nouvelles perspectives de recherche et d’interprétation
qui influenceront non seulement notre vision de la musique de Skalkottas, mais
aussi, en conséquence, celle du répertoire pianistique de la première moitié du
XXe siècle.
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