Quanta et photons Solides et liquides quantiques, dans les systèmes bidimensionnels d'électrons Vingt ans après la découverte des effets Hall quantiques entier et fractionnaire, les systèmes bidimensionnels d'électrons dans un champ magnétique perpendiculaire restent un domaine de recherche plein de surprises. Dans ces systèmes, les états électroniques sont quantifiés en niveaux discrets équidistants, fortement dégénérés, appelés niveaux de Landau. Tout récemment, un comportement non monotone de la résistance de Hall (celle qui apparaît dans la direction perpendiculaire à un courant injecté dans l'échantillon) a été observée à des champs magnétiques qui correspondent à un remplissage partiel du premier ou second niveau de Landau excité. Ce comportement non monotone, appelé la réentrance de l'effet Hall quantique entier, est dû à une alternance de phases de solides électroniques et de phases liquides quantiques. B I + _ + + + + + gaz d’électrons 2D _ RL _ _ _ RH _ I résistance de Hall L ’origine de l’effet Hall – classique ainsi que quantique – est le phénomène suivant : lorsqu’une particule chargée entre dans un champ magnétique, elle est déviée de sa trajectoire initiale. Cette déviation, due à la force de Lorentz, est perpendiculaire au champ et à la direction de propagation de la particule. C’est pour cette raison que si l’on injecte un courant I dans un métal bidimensionnel, exposé à un champ magnétique perpendiculaire, une différence de concentration de charge s’établit entre deux bords opposés perpendiculairement au courant (figure 1, graphique inséré). Cette différence de concentration de charge donne lieu à une tension U H entre les bords, et la résistance de Hall, définie par R H = U H /I, est proportionnelle au champ magnétique (figure 1). Cet effet, qui fut découvert par E. Hall en 1879, est encore utilisé aujourd’hui pour mesurer la densité de porteurs libres dans des métaux. En effet la pente de R H en fonction du champ magnétique ne dépend que du produit qn el, où n el est la densité de porteurs et q leur charge électrique. En 1980, un siècle après la découverte de Hall, une expérience de V. Klitzing, Dorda et Pepper a montré que la résistance de Hall à très basse température ne varie pas linéairement avec le champ magnétique B mais que cette résistance RH champ magnétique B Figure 1 - Système à effet Hall, un courant I est injecté par un des bords. Le système est soumis à un champ magnétique B perpendiculaire. On mesure la tension par les contacts, ce qui donne lieu à la résistance longitudinale (rouge) et à la résistance de Hall (bleu). Résultat de l'effet Hall classique : la résistance de Hall varie linéairement avec le champ magnétique (courbe verte). est quantifiée : à certaines valeurs du champ, la résistance reste constante quand on varie légèrement B. Ceci donne lieu à des paliers dans la résistance de Hall autour de la courbe classique (voir encadré 1). La quantification de cette résistance R H = h/e2 ν , où h = 2π est la constante de Planck et e la charge élémentaire, est indépendante des Article proposé par : Mark-Oliver Goerbig, [email protected], Laboratoire de physique théorique et hautes énergies, CNRS/Universités Paris 6 et Paris 7. Pascal Lederer, [email protected], Laboratoire de physique des solides, CNRS/Université Paris-Sud. Cristiane Morais Smith, [email protected], Département de Physique, Université de Fribourg. 105 détails géométriques et de la composition de l’échantillon. Si ν est un entier, on parle de l’effet Hall quantique entier (EHQE) et de l’effet Hall quantique fractionnaire (EHQF) au cas où ν est fractionnnaire. Ce dernier fut découvert par Tsui, Störmer et Gossard peu après la première observation de l’EHQE. Cette quantification, mesurée à 10−9 près, a permis la meilleure définition de la constante universelle h/e2, qui est désormais utilisée comme unité de la résistance. La découverte de ces effets, qui a ouvert un nouveau domaine de recherche, autant théorique qu’expérimental, a été recompensée par deux Prix Nobel : en 1985, cette distinction fut attribuée à K.V. Klitzing pour la découverte de l’EHQE, et Tsui, Störmer et Laughlin partagèrent ce prix en 1998 pour leurs travaux respectivement expérimentaux et théoriques sur l’EHQF. L’effet Hall quantique entier L’EHQE est une manifestation de la quantification, dite de Landau, de l’énergie d’une particule chargée dans un champ magnétique. Cette quantification est semblable à celle de l’énergie d’un électron dans un atome, et le modèle de Bohr – malgré ses failles – peut servir à comprendre la quantification de Landau. Tandis que la mécanique classique prédit qu’un électron dans un champ magnétique décrit une trajectoire circulaire avec un rayon arbitraire, le rayon cyclotron RC ne peut avoir que des √ valeurs particulières √ en mécanique quantique, RC = l B 2n + 1 , où l B = /eB est la longueur magnétique et n un entier. On trouve donc que la surface délimitée par la trajectoire d’un électron doit être un multiple de la surface minimale σ = 2πl 2B pour le cas d’un champ magnétique homogène. Le produit du champ B et de la surface minimale est φ0 = Bσ = B h/eB = h/e. Ce flux s’appelle quantum de flux ; chaque état électronique est donc associé à un quantum de flux. Comme le rayon de la trajectoire circulaire de l’électron détermine son énergie cinétique, la quantification du rayon cyclotron a pour conséquence la quantification de cette énergie. On trouve que l’énergie cinétique ne peut prendre que des valeurs E n = ωC (n + 1/2) , où ωC = eB/m avec la masse de l’électron m. Ces niveaux, décrits par le nombre quantique n, sont appelés niveaux de Landau. Comme l’éner- Encadré 1 Effet Hall quantique et quantification de Landau 106 énergies thermique et électrique sont faibles devant ωC, cette particule est piégée par les états localisés d’impuretés et ne contribue donc pas au transport électronique. La résistance de Hall reste accrochée à sa valeur initiale : grâce aux impuretés, on a un palier quantifié ! R H = (h/e 2) / ν 1/3 1/2 3/7 Résistance de Hall ν=1 2/3 3/5 4/7 0.35 2/5 EHQF réentrance de l’EHQE a) h/3e 2 3 5 4 EHQE h ωC 1 n=0 Figure 2 - Niveaux de Landau. 3+1/5 3+4/5 Champ magnétique 2 7/2 0.30 0.25 Figure 1 - Effet Hall quantique. 3 2 2 Rxy (h/e ) Au lieu d’une dépendance linéaire en fonction du champ magnétique (effet Hall classique, courbe verte dans la figure 1), la résistance de Hall montre à basse température des paliers quantifiés à des valeurs R H = h/νe2 où h/e2 est le quantum de résistance et ν un nombre. A faible champ magnétique, on observe l’EHQE (courbe bleue dans la figure 1) avec ν entier. Pour des champs plus forts, on trouve l’EHQF (courbe rouge dans la figure 1), avec ν fractionnaire, symétrique autour de ν = 1/2 . La variation observée de R H avec B est monotone. Mais l’agrandissement de la figure 1 montre la réentrance de l’EHQE observée par Eisenstein et coll. en 2002. Cette réentrance est la première observation d’un comportement non monotone de la résistance de Hall. L’énergie cinétique d’un électron, en dimension 2, dans un champ magnétique, est quantifiée en niveaux équidistants (niveaux de Landau). Son spectre est celui d’un oscillateur harmonique, E n = ωC (n + 1/2), un exemple standard des cours de mécanique quantique. Or, en raison de la symétrie de translation, les niveaux de Landau sont hautement dégénérés : l’énergie de l’électron ne dépend que du rayon de sa trajectoire, mais non de l’endroit où est centrée cette trajectoire. Comme chaque état d’un niveau occupe une surface σ, proportionnelle à 1/B, la dégénérescence d’un niveau, égale à S/σ (où S est la surface de l’échantillon), est énorme, (de l’ordre de 1011 par cm 2 sous 15 Teslas). En fait la quantité ν de l’expérience est égale au nombre de niveaux exactement remplis ! Si tous les états d’un niveau sont complètement remplis (figure 2, gauche), il faut fournir une énergie minimale de ωC pour ajouter un électron supplémentaire (figure 2, droite). Un électron est, par exemple, promu dans un niveau supérieur quand on abaisse le champ magnétique, car on diminue ainsi le nombre d’états par niveau. Si les 2 h/4e EHQF B Quanta et photons gie de la particule ne dépend pas du centre de sa trajectoire circulaire, qui lui-même est réparti sur la surface σ = 2πl 2B , ces niveaux de Landau sont hautement dégénérés : le nombre de « cases » possibles pour la position d’un électron est N = S/σ = /φ0 où S est la surface de l’échantillon et = B S le flux total qui la traverse. Le remplissage des niveaux de Landau est donc déterminé par le facteur ν = n el /N où n el est la densité électronique surfacique. Evidemment, les propriétés d’un niveau de Landau, du point de vue électronique, doivent être assez différentes selon que toutes les « cases » sont occupées (niveau plein, ν = n) ou non (ν = n). A ν = n, quand n niveaux sont complètement remplis, on observe l’EHQE : une particule, qu’on ajoute dans le système, est forcée d’occuper un niveau supérieur à cause du principe de Pauli, qui interdit à deux électrons d’occuper le même état quantique. En présence d’impuretés, cette particule dans un niveau supérieur se place de préférence dans un puits du potentiel d’impuretés et reste donc piégée. Pour cette raison, elle ne peut contribuer au transport électronique mesuré par la résistance, qui reste par conséquent accrochée à sa valeur initiale. Le remplissage des niveaux étant fixé par le champ magnétique, ce piégeage d’électrons donne lieu aux paliers dans la résistance de Hall tracée en fonction du champ. Quand l’énergie thermique k B T est plus grande que la séparation entre niveaux de Landau, des électrons peuvent être thermiquement excités dans des niveaux supérieurs, et l’effet quantique disparaît. C’est pour cette raison que l’EHQE n’est observé qu’à basse température (typiquement de l’ordre de quelques Kelvin). L’effet Hall quantique fractionnaire Jusqu’à présent nous avons négligé les interactions entre électrons, qui se repoussent à cause de l’interaction de Coulomb. C’est une approximation valable autour de ν = n, parce que les seules excitations permises par le principe de Pauli sont celles entre niveaux de Landau avec une énergie caractéristique de la séparation entre niveaux ωC . Cette énergie est plus grande que l’énergie typique des interactions de Coulomb. Or, même si ces dernières restent très petites, elles deviennent essentielles à ν = n, c.a.d. quand un niveau de Landau n’est que partiellement rempli. La raison en est que dans ce cas, il peut y avoir des excitations dans le même niveau (excitations intra-niveau). Comme les états couplés par de telles excitations ont la même énergie cinétique ωC (n + 1/2), l’énergie de Coulomb reste la seule échelle d’énergie significative. Un tel système est aussi appelé un système électronique à corrélations fortes. C’est dans ce régime de corrélations fortes qu’on observe l’EHQF, qui est la manifestation d’un liquide quantique dont la formation est due précisément à la répulsion coulombienne entre électrons. Dans le plus bas niveau de Landau (n = 0), on mesure des paliers dans la résistance de Hall autour des facteurs de remplissage ν = p/(2 ps + 1), où s et p sont des nombres entiers. Cet effet peut être compris comme un EHQE d’une nouvelle particule, nommée : électron : quantum de flux (libre) : vortex portant deux quanta de flux (liés) : fermion composite Figure 2 - L’EHQF à ν = 1/3 en terme de Fermions Composites (FC). Par électron, il y a 3 quanta de flux dans le système, dont 2 sont portés par un tourbillon du liquide électronique (« vortex ») (s = 1 ). Ce dernier est lié à un électron pour former le FC. Il reste autant de quanta de flux libres que de FCs, ce qui donne lieu à un facteur de remplissage de FCs p = 1. fermion composite (FC), qui consiste en un électron et une sorte de tourbillon du liquide quantique, ou « vortex », qui porte s paires de quanta de flux (figure 2). Le nombre p, on le verra, est alors le nombre de niveaux de Landau de FC exactement remplis. L’existence du vortex, qui est une excitation du liquide électronique, est naturelle : chaque électron repousse les autres, et s’entoure d’un « trou de corrélation ». Dans le champ magnétique, le bord de ce trou est animé d’un mouvement circulaire. Le défaut de charge, par rapport à la densité moyenne, est égal – ce n’est pas évident 2 ps e et il est favorable pour un électron de se lier à –à 2 ps + 1 ce défaut. Cet état lié est un FC, qui porte une charge −e e∗ = inférieure à celle de l’électron ; son énergie 2 ps + 1 est quantifiée en niveaux de Landau à cause de la présence du champ magnétique, comme il a été décrit plus haut. √ Pourtant la longueur magnétique du FC l ∗B = /e∗ B est plus grande que celle de l’électron ainsi que la surface minimale σ ∗ = 2πl ∗2 B = (2 ps + 1)σ occupée par chaque état quantique. L’EHQF est donc observé à des champs magnétiques qui correspondent à p niveaux de Landau de FCs complètement remplis (p = n el σ ∗ ) et par conséquent à des facteurs de remplissage électroniques ν = p/(2 ps + 1). La formation de FCs est esquissée dans la figure 2 pour ν = 1/3 (s = p = 1). 107 Aussi, dans le niveau de Landau électronique n = 1, on observe l’EHQF à des valeurs ν = 1/(2s + 1), où ν désigne maintenant le facteur de remplissage partiel de n = 1. Les électrons dans le plus bas niveau n = 0, qui est complètement rempli, restent inertes. Contrairement au cas n = 0, l’EHQF n’a jusqu’à maintenant jamais été observé pour des remplissages avec p > 1 dans un niveau supérieur. Malgré son succès, la théorie des FCs, proposée en 1989 par Jain, a suscité autant de nouvelles interrogations qu’elle a apporté de réponses. La structure interne du FC demeure aussi mystérieuse que la nature du lien entre l’électron et le vortex. Ces questions constituent un des sujets les plus brûlants de la recherche actuelle en physique de la matière condensée. Solides électroniques Une autre conséquence de la répulsion coulombienne, en plus de la formation de liquides quantiques, peut être envisagée et semble même physiquement plus intuitive : des particules de charge égale, dont le mouvement thermique est supprimé à basse température, forment une structure cristalline pour s’éviter au maximum. La formation d’un tel cristal d’électrons fut effectivement proposée par Wigner en 1934, et l’on parle désormais d’un cristal de Wigner quand on se réfère à un cristal d’électrons (voir figure 3). Néanmoins, de cristal de Wigner phase d’îlots phase de rubans Les systèmes à effet Hall constituent une autre classe de systèmes pour lesquels on s’attend à la formation d’un cristal de Wigner. Même si la densité électronique reste élevée, le champ magnétique « resserre » les fonctions d’ondes de forme gaussienne : leur extension spatiale peut être réduite à la surface minimale 2πl 2B ∝ 1/B . Pour cette raison, les électrons peuvent être traités comme des objets classiques qui s’arrangent donc dans un ordre cristallin à basse température si la séparation moyenne entre deux particules est considérablement plus grande que la longueur magnétique l B . C’est précisément la condition pour pouvoir négliger le recouvrement des fonctions d’onde de deux particules voisines, et cette condition est normalement satisfaite à fort champ magnétique. A des champs plus bas, on peut curieusement aussi satisfaire à cette condition parce que c’est la densité électronique du dernier niveau de Landau seulement qui compte et non pas la densité totale : les électrons dans les plus bas niveaux complètement remplis peuvent être considérés comme inertes. C’est pourquoi le cristal de Wigner est formé autour des facteurs de remplissage ν = n. La vérification expérimentale de la présence d’un tel cristal électronique est pourtant une tâche difficile, et l’on a jusqu’à présent seulement des preuves indirectes de la formation d’un cristal de Wigner dans les systèmes à effet Hall quantique. En raison de l’accrochage de la structure cristalline par des impuretés résiduelles, les électrons du dernier niveau de Landau auraient un comportement isolant qui ne se distinguerait pas de celui d’une phase électronique désordonnée dans laquelle les particules sont piégées individuellement. On a vu plus haut que ce comportement isolant donne lieu à l’EHQE. Comment est-il donc possible de distinguer la phase qui est à l’origine du comportement isolant ? Réentrance de l’EHQE Figure 3 - Cristaux électroniques. Gauche : cristal de Wigner à basse densité ; milieu : phase d’îlots pour ν < 1/2 ; droite : phase de rubans réalisée à ν = 1/2. tels cristaux n’étaient pendant longtemps qu’une construction théorique car même à très basse température, les électrons libres, qu’on trouve par exemple dans les métaux, ne cristallisent pas mais restent dans un état liquide. Ceci est dû à la mécanique quantique qui empêche une telle cristallisation : les fonctions d’onde des électrons se recouvrent de façon significative aux densités électroniques caractéristiques des métaux. La description des électrons comme étant des objets classiques, qui pourraient s’arranger dans une structure cristalline, n’est donc plus valable. Il a fallu attendre 35 ans avant que la prédiction de Wigner fût vérifiée expérimentalement par Grimes et Adams. Ils ont pu réaliser un système électronique bidimensionnel de densité suffisamment basse pour pouvoir négliger le recouvrement des fonctions d’ondes des électrons sur une surface d’hélium. 108 Dans une expérience récente de Eisenstein et coll., un phénomène étonnant a été observé : au lieu d’un comportement monotone de la résistance de Hall en fonction du champ magnétique, comme esquissé dans l’encadré 1, on trouve que l’EHQE correspondant à un niveau complètement rempli disparaît quand on abaisse le champ magnétique, puis réapparaît : on appelle cela une « réentrance de l’EHQE ». Cette dernière se trouve à des champs intermédiaires qui correspondent à un remplissage partiel du premier niveau de Landau excité (agrandissement dans la figure de l’encadré 1). Les phases isolantes, qui sont à l’origine de la réentrance de l’EHQE, étant séparées par des phases liquides quantiques, qui exhibent l’EHQF observé à ν = 3 + 1/5, 3 + 1/3, 3 + 2/3 et 3 + 4/5 (figure 1 de l’encadré 1), les interactions entre électrons sont pertinentes pour ce phénomène. Il est donc peu probable que ces phases isolantes soient dues à un piégeage individuel des électrons, et la réentrance de l’EHQE doit être interprétée comme une indication de la présence d’un cristal électronique. Un cristal de Wigner (avec une seule particule par site) n’est pourtant pas le seul cristal électronique possible : Fogler et coll., et indépendamment Moessner et Chalker, Quanta et photons L’énergie des différentes phases Nous avons étudié, de façon théorique, la compétition entre ces phases liquides quantiques responsables de l’EHQF et solides électroniques, qui sont à l’origine de la réentrance de l’EHQE. Nous en donnons ici les résultats pour le niveau de Landau n = 1. Pour décider quelle phase est réalisée à quel remplissage ν de n = 1, il faut comparer les énergies des phases en compétition. C’est la phase d’énergie plus basse qui est réalisée. Tandis que les courbes des phases d’îlots avec M électrons par îlot varient continuement avec ν , l’énergie du liquide quantique a des minimas, qui sont des points anguleux aux valeurs ν = 1/(2s + 1). Celles-ci correspondent au plus bas niveau de Landau de FCs complètement rempli, chaque FC portant 2s quanta de flux, comme il a été décrit précédemment. Quand le facteur de remplissage ne coïncide pas exactement avec ces valeurs « magiques », il faut tenir compte de l’énergie des FCs (ou trous) peuplant le niveau supérieur, qui est séparé par un gap d’énergie du niveau complètement rempli. Cela gouverne la pente des courbes d’énergie de la phase liquide quantique, en fonction du remplissage. Les résultats pour 0 ν 1/2 sont tracés dans la figure 4(a) et comparés aux mesures par Eisenstein et coll. (figure 4(b)). On trouve que la phase liquide quantique est énergétiquement favorable autour de ν = 1/5 et 1/3, et l’on observe donc l’EHQF en accord avec les expériences. Quand le facteur de remplissage s’éloigne de ces valeurs « magiques », des FCs sont promus dans un niveau supérieur, ce qui fait augmenter l’énergie de la phase liquide jusqu’au point où la phase d’îlots commence à avoir une énergie plus basse. C’est pour cette raison qu’on trouve la 1/91/7 1/5 (a) 1/3 Energie par particule -0.05 M=3 M=2 -0.1 M=1 -0.15 n=1 liquide quantique – 0.20 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 Facteur de remplissage partiel 0.1 0.2 0.3 0.4 remplissage du dernier niveau 2 résistance de Hall [h/e ] prédirent en 1996 la formation de phases d’îlots dans les systèmes à effet Hall quantique quand plusieurs niveaux de Landau sont entièrement remplis, et le dernier ne l’est que partiellement. Ces phases sont des structures cristallines comme le cristal de Wigner mais avec plusieurs (M) électrons par site, c.a.d. par îlot (figure 3). C’est pourquoi l’on parle aussi d’un « super » cristal de Wigner, qui est également un isolant à cause de son accrochage par les impuretés dans l’échantillon. La formation d’îlots, malgré la répulsion entre électrons, est due à la forme particulière du potentiel d’interaction entre électrons dans un niveau de Landau √ élevé : ce potentiel a un palier de portée 2 2n + 1l B superposé au potentiel de Coulomb habituel, qui a une dépendance en 1/r, où r est la distance entre charges. A densité électronique élevée, il est donc énergétiquement favorable pour les électrons de se rassembler en amas pour réduire le nombre effectif de voisins avec lesquels ils interagissent fortement. Ces amas, ou îlots, peuvent être considérés comme des objets classiques qui eux-mêmes cristallisent pour minimiser l’énergie d’interaction résiduelle à longue portée. A demi-remplissage d’un niveau élevé, ces amas percolent et forment une phase de rubans (figure 3). 0.5 2 1/3 1/5 1/3 5/1+3 1/3.5 1/2 cristal liquide cristal liquide cristal ?? Figure 4 - (a) Energie par particule (en unités de e2 /l B ) des phases d’îlots à M électrons et des phases liquides quantiques en fonction du remplissage partiel du niveau de Landau n = 1 . (b) Mesure de la réentrance de l’EHQE réentrance de l’EHQE entre ν = 1/5 et 1/3, ainsi qu’audessus de ν = 1/3. Un effet curieux se produit à ν = 1/2 : on y observe un EHQF, mais avec un dénominateur pair, qui ne peut être classé par la séquence ν = p/(2 ps + 1) décrivant les états d’EHQF habituels. A basse densité, nos calculs indiquent une préférence des phases liquides. Or nous avons négligé des effets d’impuretés dans les calculs, et ces effets deviennent plus importants à basse densité : une phase solide peut abaisser son énergie en se déformant pour profiter du potentiel d’impuretés, contrairement à une phase liquide incompressible. C’est pourquoi on observe l’EHQE à bas ν et non pas l’EHQF. Dans des niveaux supérieurs (n = 2 et n = 3), nous avons trouvé des résultats semblables, mais les phases liquides quantiques ne sont réalisées qu’à de plus basses densités partielles quand on augmente n. A ν = 1/3 dans le niveau n = 2, e.g., une phase d’îlots avec deux électrons a une énergie plus basse qu’un liquide quantique, et dans n = 3 un éventuel EHQF disparaîtrait aussi à ν = 1/5. Transitions de phases Nos calculs d’énergie suggèrent que les transitions de phase entre liquide quantique et les différentes phases solides sont de premier ordre : comme les courbes d’énergie 109 Résistance de Hall n=1 h/3e 2 M=1 M=1 liquide quantique (ν=1/3) liquide quantique (ν=1/5) 3+1/5 3.8 Champ magnétique 4.0 Figure 5 - Comme pour une transition du premier ordre habituelle, on s’attend à observer une hystérésis de la résistance de Hall autour des points de transition. (L’expérience reste à faire). u.a. Energie (figure 4(a)) se croisent à un angle fini, la première dérivée de l’énergie aux points de transition est discontinue. C’est précisément le critère d’une transition de premier ordre. Cela implique que l’on devrait être capable d’observer un phénomène qui ressemble à la surfusion de l’eau : si l’on abaisse la température en-dessous de 0 ◦ C, l’eau reste dans son état liquide tant qu’elle n’est pas perturbée mécaniquement. Elle ne se solidifie pas à moins que la température ne soit inférieure à −4 ◦ C. L’origine de cet effet est une métastabilité de la phase liquide. De la même façon, le liquide quantique resterait métastable, par exemple légèrement au-dessus de ν ∼ 0, 22 (figure 4(a)), si l’on augmentait le facteur de remplissage, c.a.d. abaissait le champ magnétique, qui joue le rôle du paramètre de contrôle comme la température dans la solidification de l’eau. Puisque la résistance de Hall est différente dans les états liquides et solides, comme décrit dans les paragraphes précédents, cette « surfusion » quantique donnerait lieu à une hystérésis de la résistance de Hall dans un cycle dans lequel on augmente et diminue successivement le facteur de remplissage autour de sa valeur à la transition. Une telle expérience fictive est esquissée dans la figure 5. Aussi les transitions entre phases d’îlots avec un nombre d’électrons M différent par site apparaissent-elles comme des transitions de premier ordre. Dans ce cas, une phase mixte a une énergie plus basse au voisinage de la transition (figure 6). Cette phase mixte consiste en un mélange de cristaux d’îlots à M électrons et de cristaux à M + 1 électrons par sites. Une telle phase mixte avec des îlots à un et deux électrons, par exemple, est suggérée par nos calculs dans le niveau n = 2 dans un régime de remplissage partiel d’environ 0, 15 < ν < 0, 25. Des expériences récentes par Lewis et coll. ont confirmé l’existence d’une telle phase mixte. Sous irradiation micro-onde de l’échantillon, le mode d’accrochage du cristal électronique peut être excité. Cela se manifeste par une résonance de la conductivité longitudinale quand elle est tracée en fonction de la fréquence de la radiation micro-onde. Nous avons trouvé que la fréquence de cette résonance dépend du nombre d’électrons M par îlot, et l’on devrait donc mesurer une double résonance dans la phase mixte : l’une est causée par les régions avec des îlots à deux électrons par site et l’autre par celles avec un cristal de Wigner (îlots à un électrons par site). Une telle résonance double a été précisément observée dans n = 2 pour des facteurs de remplissage partiel 0, 16 < ν < 0, 28 dans les expériences de Lewis et coll., en très bon accord avec notre prédiction théorique. M+1 M phase mixte M / (M+1) Facteur de remplissage partiel Figure 6 - Phase mixte d’îlots de nombre d’électrons différent par site. Conclusions Les systèmes à effets Hall quantiques ont une grande richesse de phases quantiques, dues à l’importance des interactions de Coulomb à remplissage partiel d’un niveau de Landau. On trouve dans ces systèmes, à part des phases désordonnées, des solides électroniques très particuliers, comme les phases d’îlots et une phase de rubans, ainsi que des phases liquides quantiques, qui persistent à très basse température et qui sont responsables de l’EHQF. L’étude de ces systèmes reste un des domaines de recherche en physique de la matière condensée les plus intéressants, tant sur un plan expérimental que théorique. D’autres exemples de cette classe de systèmes sont les manganites à magnétorésistance colossale, ou les supraconducteurs à haute température critique, qui constituent un domaine très important de la recherche actuelle en physique de la matière condensée. Pour en savoir plus DAS SARMA (S.), PINCZUK (A.), eds., « Perspectives in Quantum Hall Effects », Wiley, (1997). EISENSTEIN (J. P.), et al., « Insulating and Fractional Quantum Hall States in the First Excited Landau Level », Phys. Rev. Lett. 88, 076801, (2002). GOERBIG (M. O.), LEDERER (P.), MORAIS SMITH (C.), « Microscopic theory of the reentrant integer quantum Hall effect », Phys. Rev. B 68, 241302, (2003). GOERBIG (M. O.), LEDERER (P.), MORAIS SMITH (C.), « Competition between quantum-liquid and electron-solid phases in intermediate Landau levels », Phys. Rev. B 69, 115327, (2004). LEWIS (R. M.), et al., « Evidence of a First-Order Phase Transition Between Wigner-Crystal and Bubble Phases of 2D Electrons in Higher Landau Levels », Phys. Rev. Lett. 93, 176808, (2004). 110