André Fontaine, “La Guerre froide”, dans Encyclopaedia Universalis (extraits)
1. La rupture de l’alliance
Le discours de Fulton
On a souvent dit que le coup d’envoi de la guerre froide avait
été donné par Winston Churchill dans son discours du 5 mars
1946 à Fulton (Missouri). Se déclarant convaincu que les
Russes « ne respectaient que la force », il invitait « les
peuples de langue anglaise à s’unir d’urgence pour enlever
toute tentation à l’ambition ou à l’aventure ». Bien qu’il ne
fût plus Premier ministre, il parlait avec l’autorité qui
s’attachait à son nom et avec le complet accord du président
Truman. Staline ne s’y trompa pas et répliqua peu après sur
le même ton. C’était la fin de la conception qui inspirait les
accords anglo-soviéto-américains de Yalta (11 février 1945) :
un monde vivant définitivement en paix, dans le cadre des
Nations unies, sous la surveillance des trois grandes
puissances ; une Allemagne administrée conjointement par
ses vainqueurs jusqu’au jour où elle se serait définitivement
reconvertie à la démocratie.
Les causes de cette détérioration sont multiples. Les
historiens soviétiques et, dans une plus ou moins grande
mesure, les « révisionnistes » américains en attribuent la
responsabilité essentielle à Truman. Celui-ci, devenu
président à la mort de Roosevelt (avril 1945), avait rompu, en
effet, avec la politique de bonne entente avec l’URSS suivie
par son prédécesseur. À ce changement, deux raisons
principales : la crainte du communisme — que rien selon eux
ne justifiait, Staline menant une politique nationale et non
idéologique — et la conviction, née de la possession de l’arme
atomique, que les États-Unis, débarrassés de l’Allemagne
comme du Japon et devenus la plus grande puissance de tous
les temps, n’avaient plus aucune raison de « faire des
cadeaux » aux Russes. Pour les dirigeants américains et leurs
alliés, c’est le refus de Staline d’appliquer l’accord de Yalta
sur le droit des peuples libérés à disposer d’eux-mêmes et la
menace qu’il faisait planer sur ses voisins qui sont à l’origine
de la guerre froide.
Les deux thèses sous-estiment la complexité d’une situation
qui rendait peut-être cette guerre froide inévitable. Les
alliances survivent d’ailleurs rarement à la disparition de la
menace qui les a suscitées. En un sens, on peut dire que c’est
l’ampleur même de sa victoire, conduisant à la capitulation
sans condition de ses communs adversaires et à l’occupation
totale de leurs territoires, qui a provoqué la dissolution de la
coalition antihitlérienne. Pendant la guerre, la nécessité du
combat faisait sinon taire, du moins passer au second plan les
désaccords entre alliés ; avant même la fin des hostilités,
cependant, la gravité de ces désaccords est apparue en
pleine lumière, à propos notamment de la Pologne.
L’accord oublié
Dès octobre 1944, Churchill avait montré le peu de confiance
qu’il faisait à la coopération future entre les Alliés, en se
rendant à Moscou pour négocier un accord secret sur le
partage des zones d’influence dans les Balkans. Pour obtenir
les mains libres en Grèce, où ses troupes intervinrent contre
la résistance de gauche, il laissa toute latitude à Staline en
Roumanie et en Bulgarie, pays que les troupes soviétiques
venaient d’ailleurs tout juste d’occuper. En Hongrie et en
Yougoslavie, il était convenu que l’influence des deux camps
fût partagée.
Staline a d’abord appliqué cet accord. Il a poussé les
communistes grecs à se soumettre aux autorités, il a insisté —
vainement — auprès de Tito pour qu’il rétablisse la
monarchie, il a laissé des élections à l’occidentale se
dérouler en Hongrie. Mais les États-Unis, hostiles à la
politique des zones d’influence, ont obtenu à Yalta, en 1945,
la signature de Staline au bas d’un accord permettant aux
peuples libérés de choisir librement leurs institutions et leurs
gouvernements.
Il paraît évident que, dans la conception des Soviétiques, les
élections tenues chez eux étaient « libres ». Ils ne
s’engageaient donc pas beaucoup. D’où un premier
malentendu : dès l’automne de 1945, les Américains
s’indignent de la façon dont se déroulent les élections — et
les épurations — en Roumanie et en Bulgarie. Moscou, de son
côté, voit dans les démarches et les protestations de
Washington une intrusion inadmissible dans la sphère
d’influence que lui a reconnue Churchill et en conclut que
l’accord d’octobre 1944 n’est plus valable.
Le Kremlin, du coup, soutient matériellement l’extrême
gauche qui déclenche un nouveau soulèvement en Grèce.
Cette initiative, faisant suite à de vives pressions sur la
Turquie pour qu’elle cède des bases à l’URSS et à la tentative
de celle-ci de conserver l’Azerbaïdjan d’Iran, occupé pendant
la guerre, provoque le premier engagement américain dans la
guerre froide : la « doctrine Truman » d’assistance
économique et militaire à la Grèce et à la Turquie (12 mars
1947).
Cette décision marque un véritable tournant dans l’histoire
des États-Unis, à qui le testament de Washington et la
doctrine de Monroe (1823) avaient prescrit de demeurer à
l’écart des querelles européennes. Roosevelt avait tendance
à préférer le « démocratisme » de l’URSS à l’« impérialisme »
de la Grande-Bretagne et à se poser en médiateur dans le
conflit qui, dès 1944-1945, se dessinait entre elles.
La relève de l’Angleterre
La situation change, non seulement parce que Truman,
prévenu contre l’URSS et excédé par son comportement,
rompt avec la politique de son prédécesseur, mais aussi parce
que la Grande-Bretagne, épuisée par sa victoire, est obligée
de se décharger sur l’Amérique d’un certain nombre de ses
responsabilités traditionnelles. Tel est le cas précisément de
la Grèce. Au début de 1947, le gouvernement travailliste
décide qu’il ne peut continuer à soutenir la monarchie
hellénique face à la guerre civile et il demande aux
Américains de le faire à sa place. En acceptant et en
engageant une action qui aboutira, en deux ans, à la victoire
des armées royalistes, les États-Unis accomplissent le
premier pas dans une évolution qui fera d’eux, très
rapidement, grâce à leur force intacte et à leur armement
atomique, le leader incontesté du « monde libre » ou
« atlantique ».
Le problème allemand
Malgré le désaccord sur l’Europe orientale, malgré des
malentendus avivés par la différence des idéologies,
l’entente des vainqueurs se serait peut-être maintenue si,
très vite, ils ne s’étaient pas opposés sur le sort de
l’Allemagne.
À Yalta, il avait été question de la démembrer, de rétablir
l’indépendance de la Bavière, de la Saxe, du Hanovre, etc.,
mais Staline y avait soudain renoncé. À Potsdam (juill. 1945),
il avait conclu avec Truman et Clement Attlee un accord
auquel le général de Gaulle devait s’associer par la suite sous
certaines réserves. Cet accord maintenait le principe de
l’unité allemande sous la souveraineté d’un conseil de
contrôle allié. Le territoire et la capitale étaient divisés en
quatre zones pour les besoins de l’occupation, mais
l’administration devait être quadripartie, les Alliés se
dessaisissant de leurs pouvoirs au profit des Allemands au fur
et à mesure que ceux-ci feraient la preuve qu’ils méritaient
leur confiance. L’ancien Reich serait définitivement
démilitarisé, et son industrie lourde démantelée. Il paierait
de lourdes réparations.
Pour l’URSS ravagée par la guerre, rien ne comptait
davantage que de rebâtir le plus vite possible son économie.
Les États-Unis lui refusant leur concours, la Grande-Bretagne
ne pouvant y songer, la tentation était forte pour elle de se
servir sur sa zone d’occupation, qui fut littéralement mise au
pillage. En même temps, elle y décrétait une réforme agraire