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Journée mondiale de la philosophie
14 novembre 2007 à l’UNESCO
7° colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques
Bruno CHEVAILLIER
Professeur de philosophie à l'IUFM d'Orléans
Quelle littérature philosophique pour l'école primaire ?
Avant propos
Nous souhaiterions, avant de traiter cette question, la situer dans le cadre de réflexion qui lui
donne à la fois son origine et sa destination.
Cette communication est une contribution au travail de production de ressources que je mène
avec mes collègues maîtres formatrices à l'IUFM d'Orléans. Ces ressources sont publiées
depuis quatre ans sur le site de l'IUFM d'Orléans-Tours.
1
Notre objectif de formation est de
théoriser et d'élaborer les outils d'une didactique philosophique de la littérature de jeunesse.
C'est avant tout la "philosophie de la littérature de jeunesse" que je vais interroger ici car elle
est au fondement de notre projet d'aider les maîtres et les élèves à philosopher dans des textes
de fiction. Notre groupe de ressources travaille à l'élaboration des dispositifs didactiques
propre à une lecture philosophique de la littérature de jeunesse. Le contenu de cette
communication doit contribuer à mettre en lumière un certain nombre de critères pour repérer
les livres qui s'y prêtent
2
.
Comment définir une littérature philosophique pour la jeunesse ?
Mon intention est de définir les spécificités de cette littérature philosophique
3
. Ou pour le dire
autrement, traiter la question didactique "qu'est-ce qui fait qu'un livre de jeunesse fait penser
un enfant ?" exige au préalable, de se demander : qu'est-ce qu'une littérature philosophique ?
4
Pour répondre à cette question générale, il est nécessaire d'interroger les rapports que la
Littérature entretient avec la Philosophie. Nous aborderons en premier lieu le problème sous
1
Consultables en ligne :
http://www.orleanstours.iufm.fr/ressources/ucfr/philo/chevaillier/chevaillier1.htm
2
Cette contribution
débouchera donc sur l'élaboration d'une sélection de titres de "Littérature philosophique" qui
complètera les bibliographies thématiques régulièrement actualisée sur le site de l'IUFM d'Orléans-Tours :
- B. Chevaillier, "Littérature d'idées" consultable en ligne :
http://www.orleanstours.iufm.fr/ressources/ucfr/philo/chevaillier/LittBC.pdf
- d'E. Beauquier, conférence du 5 novembre 2004: "Philosopher est-ce possible à partir de la littérature de
jeunesse ?"en ligne :
http://www.orleanstours.iufm.fr/ressources/ucfr/philo/chevaillier/conf_beauquier.htm
3
Sous réserve d'une revue de la question qui reste à mener de manière plus exhaustive; dans le champ de la
philosophie avec les enfants, cette dénomination a déjà été abordée explicitement par : A. Rabany, "La réception
par les jeunes d'une littérature 'philosophique'", Diotime l'Agora, N°20, avril 2004 J.M. Lamarre et A. L. Le
Guern, "Le travail de la pensée dans la discussion entre enfants : entre sens commun et philosophie", Diotime
l'Agora, en ligne www.ac-montpellier.fr/ressources/agora et E. Chirouter, Lire, réfléchir et débattre à l'école
élémentaire. La littérature de jeunesse pour aborder des questions philosophiques, Hachette éducation, 2007,
pp. 17-19.
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Cette approche théorique s'appuie sur l'éclairante présentation générale du statut philosophique de la littérature
que propose P. Sabot dans son livre : Philosophie et littérature Approches et enjeux d'une question, PUF, coll.
Philosophies, 2002, 125 p.
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l'angle de la confrontation et de l'exclusion réciproque des deux disciplines. Puis nous
envisagerons la perspective de leur relation asymétrique qui soumet la littérature à la
philosophie. Enfin nous chercherons à caractériser leur interpénétration en montrant comment
la littérature se noue à la philosophie en pensant.
Littérature ou Philosophie : une disjonction exclusive.
1-Les lignes de partage permettent de situer les rapports d'opposition et de séparation entre la
littérature et la philosophie :
Examinons tout d'abord la confrontation millénaire du philosophe et de l'écrivain qui s'illustre
par une délimitation réciproque. Les lignes de démarcation sont : roman/essai; narration
/spéculation; et toute la gamme de distinctions autour de la forme : forme/sens; forme/fond;
forme/ contenu qui peuvent se rassembler sous la distinction générique : signifiant /signifié.
Cette séparation trouve son fondement philosophique dans le grand partage du logos et du
muthos, du raisonnement et du mythe, du conceptuel et du poétique pour le dire avec
Nietzsche. Nous sommes donc renvoyés à une séparation stricte que l'Ecole entérine dans son
découpage disciplinaire.
Mais si la littérature n'est pas de la philosophie, ne peut-elle pas devenir un objet particulier
de réflexion ? Il nous faut donc maintenant questionner l'intérêt philosophique que nous
portons à la littérature de jeunesse quand nous voulons philosopher à partir d'elle, quand nous
prenons les oeuvres étudiées avec les enfants comme support à la réflexion ou encore support
de pensée. Nous pourrons ainsi éclairer sur le plan didactique, ce qu'il faut entendre par
"lecture philosophique" d'une œuvre littéraire.
Ce travail de définition est rendu d'autant plus urgent que l'intérêt grandissant pour la
philosophie avec les enfants peut détourner notre attention des risques d'une
instrumentalisation de la littérature.
Les usages philosophiques de la littérature :
2-Le texte ne peut pas être, selon nous, un prétexte pour trois raisons essentielles qui ont en
commun le refus d'instrumentaliser la littérature par la philosophie. Ce qui constituerait un
"détournement" de cet art. Nous entendons ici "détournement" au sens de C. Tauveron,
comme une manifestation de faire servir la littérature à la philosophie, "quand elle est avant
tout un art où les mots valent couleurs et pinceaux."
5
un prétexte à philosopher : le risque est alors de considérer la littérature comme un
objet particulier de réflexion, un moyen pour philosopher.
un prétexte pour lire le texte à la lumière de la philosophie. Ce qui consisterait à
interpréter ces œuvres selon des critères et des concepts proprement
philosophiques, déjà constitués ou préconstruits
6
.
un prétexte pour "faire passer en douce" des notions philosophiques.
On comprend le danger de telles démarches. On s'intéresse alors moins à la manière dont un
texte littéraire développe une pensée qusa valeur d'illustration ou d'exemple d'idées ou de
concepts philosophiques. Nous touchons deux dérives actuelles que nous observons dans
les classes et dans les politiques éditoriales.
5
MEN, DESCO, 12 mai 2004, Actes de l'université d'automne- La lecture et la culture au cycle des
approfondissements en ligne : http://www.eduscol.education.fr/DO126/lecture_litterature_tauveron5htm
6
On se reportera aux "Remarques pour l'utilisation" de notre bibliographie thématique : "Littérature d'idées" en
ligne sur le site http://www.orleans-tours.iufm.fr/ressources/ucfr/philo/chevaillier/littBC.pdf
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Dans les classes, gardons-nous de détourner l'attention de nos élèves de ce que dit le livre (et
pas seulement le texte pour ne pas oublier le rôle des images) pour leur faire élaborer, souvent
trop vite, un questionnement à partir du texte.
Dans l'édition, le risque est de produire des textes au service d'idées ou de concepts qu'ils
illustrent. La "mode" de la philosophie avec les enfants peut donc avoir pour effet de "mettre
de la philosophie" dans la littérature… comme on met des éoliennes dans les champs.
Or il s'agit plutôt de chercher à mettre en évidence l'intérêt philosophique d'un texte littéraire :
- Intérêt qu'il suscite de lui-même par la mise en œuvre d'une pratique d'écriture qui est
une pratique de pensée.
- Intérêt qu'il suscite pour la philosophie elle-même qui se trouve par là confrontée à un
autre mode de pensée que le sien propre.
Prendre le texte pour un prétexte revient donc à opérer une lecture philosophique du texte
littéraire à partir de la philosophie. Il s'agit d'une première forme de soumission de la
littérature. Nous voudrions en examiner maintenant une autre forme plus subtile.
3-La littérature hantée par la philosophie :
Une autre forme de soumission de la littérature à la philosophie consiste à penser que la
philosophie a pour tâche d'expliciter et de dévoiler le sens caché de l'œuvre. Plus subtilement,
on soutiendra que la littérature est hantée par la philosophie. Elle porte en elle, à son insu,
dans les replis de sa forme, un contenu spéculatif que seule la philosophie peut mettre à jour.
La littérature a besoin de la philosophie. C'est le travail de l'herméneutique qui postule qu'il y
a "un sens caché dans l'œuvre qu'il faut dévoiler par le travail d'explicitation de
l'interprétation".
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L'œuvre littéraire est alors considérée comme le support ou le médium d'un
message spéculatif (une vérité) que la philosophie va déchiffrer pour en expliciter la teneur
théorique.
En somme, à chaque fois, le clivage entre la littérature et la philosophie se trouve réactivé de
la pire des manières, par un refus de reconnaître à la littérature la capacité de penser. Or quand
nous parlons de "littérature philosophique", nous envisageons leur relation comme une
interpénétration et une intrication réciproque du littéraire et du philosophique, c'est-à-dire
comment la littérature se "noue" à la philosophie en pensant. Car, sur le plan didactique, nous
cherchons à repérer des œuvres littéraires qui puissent être considérées comme le champ
opératoire de ritables expériences de pensée. Il s'agit donc désormais de théoriser comment
la littérature travaille les idées et les concepts. Autrement dit comment du philosophique peut
être élaboré par le texte littéraire.
La littérature pense
4-La lecture philosophique d'une œuvre de littérature de jeunesse suppose que l'on considère
le texte comme "une machine à penser" :
On l'a compris, si on peut encore parler de lire philosophiquement une œuvre littéraire ce n'est
pas en la haussant jusqu'à une philosophie extérieure dont elle ne serait que l'expression ou le
décalque ni en la rabaissant à n'être, au pire, que la défroque du concept, au mieux, "la
porteuse d'idées" que le lecteur philosophe, tel un Socrate, va accoucher par une
interprétation. Il s'agit bien plutôt de se mettre soi-même à la hauteur du texte pour se rendre
attentif à l'expérience de pensée à laquelle il donne lieu : "à son fonctionnement de machine à
penser" pour reprendre la formule de P. Sabot.
8
Ce qui implique en conséquence que l'on ne
7
P. Sabot, Op. Cit.p.76
8
p.98
4
prenne pas de haut la littérature de jeunesse en la considérant comme une "paralittérature"
9
,
mais qu'on la considère comme une littérature à part entière.
5-La littérature comme lieu d'expérimentation du monde, et lieu d'exploration originale et
plurielle du rapport de l'homme au temps et au monde :
Les travaux de P. Ricoeur sur le récit de fiction nous ouvrent des perspectives théoriques pour
comprendre comment la littérature permet de problématiser notre rapport au monde. Ce qui
constitue un questionnement d'ordre philosophique pour de nombreuses philosophies qui
s'efforcent de produire une "vision du monde", c'est-à-dire le dire et en rendre raison.
Pour le comprendre, il faut rapprocher la fiction narrative de la métaphore. Pour aller vite,
10
on pourrait dire que le récit, à la manière de la métaphore, parvient à figurer la réalité.
Parvenant à dire le monde elle participe à la description et à la compréhension du monde. La
fiction est une puissance signifiante du monde : elle donne du sens au monde. Or le grand
pouvoir de la fiction narrative est d'offrir des possibilités d'expérimentation. En effet, détaché
de la réalité, le récit permet d'explorer des possibles dans l'ordre des valeurs pour rendre le
monde habitable. C'est ce que P. Ricoeur désigne sous le terme de "laboratoire de
l'imaginaire"
11
dans lequel l'homme expérimente en imagination les rapports possibles au
temps et au monde.
Si donc, par la littérature, l'enfant peut faire l'expérience des grandes questions humaines, cela
prouve que la littérature explore des modalités de l'expérience humaine qui échappe aux
modes d'approche strictement philosophiques. En un sens, ici, se produit un renversement de
hiérarchie puisque c'est la littérature qui philosophe. Il reste à montrer comment les rapports
de la philosophie et de la littérature se nouent dans une implication mutuelle. Autrement dit,
comment la littérature met en œuvre à son niveau propre une pensée véritable. Il nous faut
pour cela en venir à la notion d'idée qui, malgré sa grande fortune philosophique n'appartient
pas qu'aux philosophes.
6-Des "idées de roman"
12
à la littérature conçue comme un "laboratoire d'idées"
13
:
A quelles conditions la littérature pense-t-elle ?
14
Il n'est plus question désormais d'envisager
que l'auteur d'un roman ou d'un album puisse écrire de la littérature philosophique à partir des
idées contenues dans un essai philosophique.
15
Il nous faut donc concevoir comment la
littérature peut mettre en œuvre une véritable pensée en élaborant de manière originale des
idées dans les mots, l'intrigue, les personnages, les images…Nous pensons qu'il existe bel et
9
E. Chirouter, op. cit. p.20
10
Nous renvoyons aux travaux que P. Ricoeur a consacré au récit de fiction dans son ouvrage Temps et récit (3
T. Paris, Seuil, Coll. "l'ordre philosophique", 1984; rééd. Coll. "Points/essais", 1991) commentés avec une
grande clarté par P. Sabot dans son livre Philosophie et littérature Approches et enjeux d'une question, pp.65 -
75.
11
"Ce sont les possibilités fondamentales de l'existence qui sont explorées dans le roman- aussi j'insiste
beaucoup sur cette idée de "laboratoire imaginaire"; ce que l'on trouve dans le roman, ce sont les variations
imaginaires sur les relations possibles de l'homme avec le temps et le monde." P. Ricoeur, "De la volonté à
l'acte", entretien avec C. Oliveira, in "Temps et Récit" en débat, Paris, Cerf, coll. "Procope", 1989, p. 28. Cité par
P. Sabot, op. cit. p. 70.
12
Selon la formule de V. Descombes, Proust, Philosophie du roman, Minuit, coll. "Critique", 1987, p.24
13
P. Sabot, op.cit.p.88.
14
Pour reprendre l'expression de P. Macherey, A quoi pense la littérature? Exercices de philosophie littéraire,
PUF, coll. "Pratiques théoriques", 1990.
15
C'est à mon sens ce que fait A. Comte-Sponville dans l'album, Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que
rien ? Ill. Natali, Coll. "Pourquoi ? Parce que!", Ed. T. Magnier, 1998.
5
bien des idées dans la littérature et nous concevons la littérature de jeunesse, à l'instar de la
philosophie, comme un laboratoire d'idées.
16
"Cette nouvelle perspective engage la reconnaissance d'un ritable travail des idées dans les
Lettres : ce qui signifie non seulement qu'il y a des idées qui sont mises au travail dans
l'écriture littéraire, et par elle, mais aussi qu'il y en a qui la travaillent."
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Parler de laboratoire
d'idées revient donc à situer le lieu d'une élaboration des idées dans le texte et les images. Les
idées ne préexistent pas aux livres de jeunesse qui seraient chargés de les incarner ou de les
rendre sensibles. La narration ne les traduit pas, ne les transpose pas et les images n'illustrent
pas une pensée. La fiction narrative comme les images sont au service de la pensée. Elles
produisent de la pensée qui se manifeste sous forme d'idées.
C'est à partir de ce cadre théorique que nous pouvons maintenant approcher la question de la
didactique d'une littérature philosophique. Quels sont les enjeux de cette entreprise et
qu'apporte-t-elle aux élèves ?
Les enjeux et les apports d'une lecture philosophique dans les classes
7- Les enjeux :
Le travail de définition de la littérature philosophique nous a permis de repenser les relations
de la Littérature et de la Philosophie en dénouant des rapports hérités de champs disciplinaires
distincts et opposés. Pour autant cela ne doit pas conduire à leur dilution ou à leur confusion,
ni à vouloir soumettre le théorique au littéraire. Nous pouvons désormais envisager la
littérature et la philosophie comme une pratique de pensée
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qui se déploie à partir d'un
paradigme commun : l'élaboration d'idées. Les enjeux de cette définition sont considérables
car le statut du philosopher et/ou du philosophique s'en trouve profondément remanié. Au
moins dans deux directions. D'une part, cela permet d'ouvrir l'activité philosophique à des
domaines qui paraissaient a priori en être exclu : philosopher avec des enfants en est un.
D'autre part, cela offre à la philosophie une émancipation et un renouvellement du corpus des
textes traditionnellement étudiés par les philosophes. Alors pourquoi pas des livres de
littérature de jeunesse ?
8-Les apports :
Arrêtons-nous sur ce que peut apporter aux élèves d'âge primaire cette littérature
philosophique.
- La fonction dévolue à la métaphore permet de comprendre par extension le rôle que peuvent
jouer la narration et l'intrigue dans le livre pour enfants et les images dans le cas d'un album.
N'étant plus relégués au domaine de la pure imagination, ni déliés de tout rapport avec la
réalité du monde, ils sont revalorisés d'un pouvoir référentiel qui "re-décrit"
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la réalité et
prépare la conceptualisation.
- Concevoir la littérature comme le "laboratoire de l'imaginaire" c'est explorer de multiples
possibles ce qui permet à l'enfant d'exercer sa capacité de jugement. Ce qui est explicitement
prescrit par les Documents d'application des programmes, Littérature cycle 3 l'on peut
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C'est d'ailleurs en ce sens que nous parlons de "débat d'idées" pour caractériser le dispositif pédagogique que
nous utilisons en formation.
17
P.Sabot, op.cit. p.88.
18
P. Sabot, op.cit. p. 94
19
P. Ricoeur, Temps et récit I. L'intrigue et le récit historique, Seuil, "Points/Essais", 1991, p.11-12.
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