"Qui a le bâton, a le buffle".
Le corporatisme économique de l'armée pakistanaise
Amélie Blom
Chercheur associé au Centre de Recherches Internationales de la Sorbonne (CRIS)
Résumé
"Qui a le bâton, a le buffle". Ce proverbe du Pendjab s'applique admirablement aux forces armées du
Pakistan, par ailleurs majoritairement originaires de cette province. Celles-ci se sont, en effet, transformées,
au fil des années, en un groupe d'intérêt économique. Leurs activités industrielles et commerciales sont
désormais partie intégrante de la vie quotidienne de la société. L'ampleur de cet état de fait et sa visibilité
tranchent avec l'attention marginale, ou strictement descriptive, que la recherche sur le Pakistan lui a
accordée. Pour expliquer la transformation de l'armée pakistanaise en un acteur économique de premier plan,
cette étude revisite les théories de Charles Tilly sur la militarisation "dépendante" des Etats du Sud. Elle
insiste sur l'importance des capitaux locaux, la terre en particulier, et sur les facteurs endogènes du
corporatisme, historique (legs colonial) et politique (recherche d'une autonomie maximale à l'égard des
acteurs politiques civils) qui ont permis à l'armée de se consolider institutionnellement. Depuis les années 80
toutefois, l'approfondissement du corporatisme économique des militaires génère des tensions croissantes
dans les relations que ceux-ci entretiennent avec les acteurs civils, principalement la bureaucratie, première
lésée, ainsi qu’avec la société, provoquant des mouvements de désobéissance civile paysanne sans
précédent ou bien encore réveillant d'anciennes revendications nationalistes parmi les groupes ethniques
sous-représentés au sein de l'armée. Le phénomène est également source de frictions au sein même des
forces armées. Ces tensions sont, cependant, contrebalancées par le soutien dont continue de disposer
l'armée au sein de nombreux secteurs de la société. Surtout, elles ne sont pas en mesure de gêner une
logique corporatiste bien trop efficace et fonctionnelle pour s'atténuer: paradoxalement, la "privatisation" de
l'armée contribue à sa cohésion. Le patrimonialisme militaire au Pakistan peut, en effet, être interprété comme
un processus qui, parmi d'autres bien sûr, a aidé l'armée à maintenir un fort esprit de corps; dynamique qui
s'apparente, de plus en plus, à un véritable "syndicalisme militaire".
Abstract
"He who has the stick, has the buffalo". This Punjabi proverb applies well to Pakistan's armed forces, a
majority of which, in fact, hail from this province. They have gradually formed an economic interest group with
many industrial and commercial activities that have become an integral part of Pakistan’s everyday life. Oddly
enough, this patent fact has been neglected by the academic research on Pakistan or, at best, has only been
addressed in a descriptive manner. The present study attempts to explain the transformation of Pakistan's
armed forces into a significant economic actor by reinterpreting Charles Tilly's thesis about the dependent
militarization of Third World states. It emphasizes the crucial role played by local capital, especially land. It
also stresses how endogenous historical factors (the colonial legacy) and political factors (the delicate civil-
military balance of power) have helped the army to consolidate itself institutionally. Yet, since the 1980s, the
expansion of military economic corporatism has provoked increased tensions between the army and its civilian
partners, primarily the bureaucracy, which is the main loser in this unfair competition for state property. It also
produces social resistance: unprecedented civil disobedience movements have appeared, and old grievances
emanating from ethnic groups under-represented within the army have been reawakened. The phenomenon
also creates friction within the armed forces themselves. Nevertheless, these tensions do not seriously
undermine a corporatist rationale that is far too effective and functional to disappear. Paradoxically, the
military's "privatisation" contributes to its internal cohesion. Indeed, military patrimonialism in Pakistan can
usefully be analysed as one of the many processes that has helped the armed forces maintain a strong "esprit
de corps" and which has given rise to what can be termed "military syndicalism".
Questions de recherche / Research in question – n° 16 – Décembre 2005
http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm 2