la transformation par le voyage : les routes du bouddhisme

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François-Bernard Huyghe
Ecrivain
LA TRANSFORMATION PAR LE VOYAGE :
LES ROUTES DU BOUDDHISME CHINOIS
« En marchant solitaire au delà des Portes de fer, on circulait parmi dix mille montagnes et
on tombait dans des précipices ; en naviguant seul au large des Colonnes de cuivre, on traversait
les millefleuveset on perdait la vie... C'est pourquoi ceux qui partirent furent plus de cinquante ;
ceux qui subsistèrent à peine quelques-uns »1 Dans son style fleuri, le Mémoire composé à
l'époque de la grande dynastie T'ang sur les religieux éminents qui allèrent chercher la loi dans les
pays d'Occident2 exalte l'aventure des religieux bouddhistes chinois (parfois coréens ou japonais) qui, duIVeauXVIIIesiècles, suivent la Route de la soie3 jusqu'en Inde et y réitèrent l'itinéraire
terrestre du Gautama Bouddha4 au péril de leur vie.
L'impact de ce mouvement qui s'interrompt auVIIIesiècle, au moment de la poussée arabe
en Sérinde5, est décisif. Impact spirituel, puisqu'il provoque la régénération du bouddhisme
chinois6 ; impact politique (des empereurs Tang Taizong7 au milieu du VIIe siècle honorent
ostensiblement ces voyageurs, d'autres en font leurs ambassadeurs) ; impact littéraire (un des
plus célèbres romans chinois le Xijou Ji8 prête au roi des singes des exploits fantasmagoriques
alors qu'il accompagne en Inde Xuanzan9, authentique pèlerin historique) ; impact artistique
(avec leurs 45 000 m2 de peintures rupestres et leurs milliers de manuscrits, les fameuses grottes
de Dunhuang 10 témoignent d'un chemin séculaire dont elles formaient l'étape clef).
Cet épisode éclaire surtout comment se propagent les croyances durant ce que nous
appelons le « cycle du portage ». Entendez la période où, avant que l'imprimé ne multiplie les
traces ou que les techniques ne permettent de communiquer à distance, ni idée, ni information
n'allait plus vite qu'un homme, ni ne circulait sans un homme. Pas de transmission sans
transport, pas de transport sans accompagnateur. Des millénaires durant, une idée (tout produit
d'un esprit humain qu'un autre peut s'approprier) ne parvenait, de fait, à franchir les frontières
que de trois manières : ou dans le cerveau d'un individu qui se déplaçait, ou représentée par un
objet (sculpture, icône...), lui-même dans des fontes ou des cales, ou enfin inscrite sur une
tablette, un rouleau, également portés par un homme. Concrètement, le sort de cette idée
HERMÈS 22, 1998
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dépendait de celui de son porteur qui se faisait énonciateur, traducteur, commentateur, prescripteur, censeur, de son rôle et de son statut.
Pour une croyance d'ordre religieux, il importe davantage encore qu'elle se répande par la
conquête, via des contacts commerciaux ou grâce à des prêcheurs ambulants, les trois modes
immémoriaux de diffusion, guerrier, marchand, missionnaire. Chaque moyen de portage,
souvent pédestre et toujours aléatoire, implique des percées territoriales brusques, des moments
de retrait, une temporalité propre, des retards, ruptures de rythme, pertes et parasitages. La
corrélation entre expansion spirituelle et transport physique a d'autres conséquences : la carte
de la dissémination d'une foi ne se dessine jamais comme une suite de cercles concentriques
irradiant d'un centre initial. Elle reflète les hasards des reliefs, obstacles, frontières et grands axes
de circulation (ici, les Routes de la soie11). Si, reprenant la même métaphore, nous plaquons une
carte des invisibles, les idées en mouvement, sur la carte physique, nous distinguerons moins des
territoires isomorphes que des étapes et nœuds, villes marchés ou cités cosmopolites séparées
par des vides (ainsi à Kyonju, Malacca, ou Macao, le bouddhisme Mahâyâna, l'islam ou le
christianisme prêché par les jésuites progressent suivant l'itinéraire des navires marchands bien
avant de s'implanter dans l'arrière-pays). Puis, avec le temps, la topologie de la propagation subit
la dynamique de l'attraction, celle qu'exercent centres intellectuels et spirituels où l'on converge
de partout en quête de reliques, de sanctification ou d'enseignement et qui à leur tour reforment
le dessin réticulaire de la croyance implantée, transplantée.
Pour expliquer la conversion, cette novation par laquelle un homme ou une foule adoptent
soudain une nouvelle vision du monde, il est souvent fait appel à un modèle « contagieux » voire
épidémique, celui d'un phénomène viral : les idées « s'attraperaient » par contact, de l'un à
l'autre, sur un plan horizontal de similitude si ce n'est d'imitation12. S'y oppose une vision de la
transmission qui privilégie les procédures, les agents, les collectifs, les vecteurs de la croyance
définie comme façon d'adhérer à13. La perspective longue que nous avons choisie, plaide pour la
seconde attitude (pour simplifier, l'explication par la médiation plutôt que celle par le mimétisme). Mais le caractère dynamique d'un tel processus implique qu'il n'y ait pas un message
originel qui se dégrade, se parasite ou subisse mécaniquement la loi de hiérarchie et de
réorganisation propre aux voies et moyens qui le déterminent, mais plutôt une incessante
coproduction entre message et médiations.
Pour survivre et proliférer la croyance doit vaincre l'espace par ses porteurs ; elle doit aussi
s'inscrire dans le temps, et enfin s'imposer contre des concurrentes. Cela ne peut se faire sans
mutations. Ce n'est déjà plus le même contenu qui voyage, dure et triomphe ; il se construit dans
son devenir topique et cinétique. Chacun comprend sans peine que ce n'est plus le même
message qui touche les auditeurs de Siddharta Gautama ou les spectateurs de Bertolucci. Pareille
fatalité ne mène pas seulement, entropie aidant, de l'idée pure au formalisme, de l'intention à la
compromission, de la révolution à l'inculturation, de l'idéal à l'institution, de l'originel au
syncrétique, de la spiritualité à la bigoterie et de la transcendance à la superstition. De
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surprenants mouvements de renouvellement ou de ressourcement, tel celui des pèlerins chinois,
sont fréquents.
Le mécanisme de propagation de la croyance ne saurait se réduire unilatéralement au
mystère d'une force persuasive du discours, à l'hypothèse d'un besoin humain de fusion avec le
groupe ou de reproduction des modèles, ni à une échelle de performance des idées, qui seraient
plus ou moins adaptées à leur vecteur de diffusion ou au milieu qui les reçoit. Dans un cas limite
comme celui du bouddhisme chinois (limite, ne serait-ce que par l'amplitude des déformations
et corrections du message originel), la croyance doit successivement se stratifier et se fixer au
moment du choix de ses modes de diffusion, subir les aléas du transport et de la transplantation
(censure, déperdition, déformation) puis enfin subir un processus de récollection, renouvellement, réouverture. Bref, elle a une longue histoire déterminée par les stratégies initiales.
La question des voies et moyens n'est jamais neutre à l'égard de la doctrine et, toujours,
surgit ce que Daniel Bougnoux nomme « dilemme du missionnaire »14 : jusqu'où s'adapter au
milieu, jusqu'où se faire Chinois chez les Chinois, jusqu'où conserver l'énoncé ? Plus généralement, les croyances universalistes ne peuvent éviter de se territorialiser, de se traduire, de se
particulariser. Les modes d'énonciation et de propagation valent des choix cardinaux.
Fondateurs de religion ou hérésiarques, en même temps qu'ils désignent une voie de salut
pensent organisation, représentation, inscription. En avance peut-être sur nos disciplines, ils
savent que l'on ne croit pas seul, que l'on ne croit pas sans répéter et que l'on ne croit pas sans
voir. La puissance de la foi a besoin de se soutenir par l'ordre communautaire des croyants, par
la rectitude des textes canoniques, par le choix des images licites. Corollaire : il n'est guère de
dissension théologique qui ne déborde sur la valeur des textes sacrés, la querelle des images ou
la discipline du corps social médiateur.
La « doctrine de l'Éveil » échappe si peu à la règle que, pour comprendre le mouvement qui
va agiter le bouddhisme chinois neuf siècles plus tard, il faut remonter à la fondation. Et y
constater un premier paradoxe : si le bouddhisme originel est, selon l'heureuse expression de
Roger-Pol Droit, « pragmatique et thérapeutique »15 car « tout est subordonné à la cessation de
la souffrance », si le Moi est une illusion pathogène, s'il n'est d'autre but que d'atteindre à l'Eveil,
au nirvana qui dissipera toute apparence nous rattachant au devenir (et au premier plan, celle des
sens), s'il faut soi-même devenir mimétiquement un Bouddha ou rester, subir le cycle de
transmigration, pourquoi se soucier de ces questions de médiation ? Surtout dans le bouddhisme primitif, que l'on désignera plus tard comme « Petit Véhicule » et qui exalte la figure de
YArhat16 parvenu au seuil de la bouddhéité, l'idéal de l'imitation du fondateur, le Bouddha
historique, exclut toute considération métaphysique jugée inutile et toutes les notions de péché,
volonté divine, prière, vie éternelle, etc. que nos cultures tiennent pour caractéristiques du fait
religieux17.
Sans trancher de ce point de logique théologique, rappelons que le Bouddha lui-même, puis
le concile qui suit sa mort déterminent une configuration de la propagandafideide l'époque. Il y
aura une communauté monastique, la Samgha, dont les membres, organisés selon des règles
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strictes, poursuivront l'Éveil et en indiqueront le chemin aux hommes. Il y aura un canon, le
Tripitaka, littéralement les « trois corbeilles », une première énonçant la règle monastique le
Vinâya, une seconde de sermons ou soutras du Bouddha rapportés par ses disciples, la dernière
étant composée de textes philosophiques et psychologiques. Au besoin trop humain du visible,
est concédé le culte des reliques et la représentation allusive (indicielle au sens de Pierce) du
Bouddha (traces de ses pas, ombrelle l'ayant abrité, arbre de son Eveil) mais non l'icône18.
Notons aussi que le bouddhisme marque son affinité avec le mouvement par ses métaphores
routières : n'est-il pas la Voie du milieu (entre ascétisme excessif et compromis mondain), celle
de « Γ octuple sentier »19, celle des moines errants ? Et sur les routes, il se formera et se
déformera.
L'inévitable se produit : au fil des siècles, la Samgha éclate en écoles, chacune avec son
canon et bientôt naît une querelle qui annonce celle de l'iconoclasme20. Vraisemblablement
après le concile de Jâlândhara, à la fin du premier siècle, apparaissent les premières figurations
du Bouddha. Bientôt l'art du Gandhâra 21 dit gréco-bouddhique incitera au renoncement à la
chair par les séductions d'un corps apollinien et d'un drapé helléniques, tandis que le Grand
Véhicule ouvrira plus largement aux laïcs les voies de la délivrance.
Quand le bouddhisme pénètre en Chine, vers la même période, une légende dont les
composantes illustrent parfaitement cette trilogie, rapporte que l'Empereur Ming-Ti22, à la suite
d'un songe, envoya des messagers sur la Route de la soie et qu'ils y rencontrèrent un cheval blanc
guidé par deux moines et portant une statue du Bouddha et des rouleaux. Bientôt installés dans
un monastère à Lo Yang, statue, soutras et prédicateurs répandirent la doctrine. « C'est ainsi
que, dans le Royaume du Milieu on se mit à figurer des images divines. Jin, roi des Tchou fut le
premier à ajouter foi au bouddhisme... Le peuple se mit graduellement à pratiquer cette religion
qui par la suite devint très florissante » dit la chronique impériale23. Les historiens modernes
attribuent plus ce succès au rôle des communautés étrangères, notamment indo-scythes, et à leur
influence dans les villes marchandes cosmopolites, les cercles lettrés et l'aristocratie qu'à un
douteux animal psychopomge.
Bientôt la doctrine de l'Eveil se heurte à des obstacles spécifiques à la Chine. Le premier est
la concurrence du confucianisme et du taoïsme, opposition qui fera de l'histoire du bouddhisme
en Chine une alternance de périodes de faveur et de persécutions24 au gré de la politique
impériale, phénomène auquel s'ajoutera l'effet du fameux syncrétisme chinois. Le bouddhisme
enseigne en substance que pour échapper au karma, cycle des réincarnations, il faut suivre le
Dharma, la Loi enseignée par Bouddha. Pour les Chinois, cette tierce foi apparaît facilement
comme déracinée et asociale (argument classique : les moines qui ne font pas d'enfants et
mendient menacent la famille et l'ordre), elle paraît anomique ou dysharmonique (contrairement à ses deux rivaux, le bouddhisme est indifférent à toute idée d'ordre équilibré de ce monde,
de correspondance entre actions humaines et principes de la Nature, etc.).
Un autre obstacle, plus surprenant, est d'ordre linguistique : les concepts énoncés en pâli
(pour le Canon du Petit Véhicule) ou en sanscrit (pour le Grand Véhicule) sont quasi intradui76
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sibles en idéogrammes. Quelques siècles avant que les jésuites, pourtant inventeurs de l'inculturation, ne mesurent la difficulté de transcrire « Dieu » en chinois, les bouddhistes se désolent
de devoir rendre Bodhi (Éveil) par dao (Voie), ou nirvana (Extinction) par wuwei (Non-agir)25,
bref ils souffrent de devoir emprunter un vocabulaire aussi inadéquat. Pire, manquant de textes
originaux auxquels se référer, ils subissent une véritable « récupération » par des taoïstes qui
font du prince hindou Siddharta Gautama un vague disciple du vénérable Laozi (Lao Tseu) parti
vers les terres de l'Ouest un demi-millénaire avant notre ère.
Pour les moines chinois, l'absence de traductions devient cruciale. Le bouddhisme a le culte
de l'écrit : ignorant la distinction entre parole révélée et herméneutique, il fonde la rectitude du
dogme et de l'ascèse sur le respect et la compilation des textes. Tout ce qui aide à l'intellection
incite à l'imitation du Bouddha. Pour les futurs voyageurs en Inde, qui, en tant que Chinois, ont
le goût des archives, la question des vrais textes et du sens vrai est vitale : les grands traducteurs
seront vénérés comme de grands saints26. Les compilateurs seront des refondateurs. Menacés
dans leur identité, moins par la répression sporadique que par la rapacité exégétique de leurs
concurrents, incertains de leur orthodoxie, des moines entreprennent donc le retour aux
sources, le voyage vers l'ouest, la grande vérification. Du ive au vme siècle, des centaines d'entre
eux visitent les lieux de la vie du Bouddha, étudient, surtout au grand monastère/université de
Nalanda, apprennent le sanscrit, reviennent chargés de rouleaux originaux, traduisent, révisent.
Si les prédicateurs partis de l'Inde ne laissent pas de trace écrite, les voyageurs de l'est
notent et consignent. Les périples de Faxian (337-422 env.)27, de Song Yun qui voyage de 518 à
522 sur ordre impérial28, du plus célèbre, Xuanzang (600-664)29 le « Saint Jérôme du bouddhisme », de Yijing (634-713) qui relate la vie de divers compagnons de pèlerinage30, du coréen
Hye-ch'o31 qui visite « les cinq régions de l'Inde » de 720 à 727 et y constate l'avancée de l'islam,
sont documentées. Au delà de la valeur historique des textes, du merveilleux bouddhique dont
dragons et miracles valent ceux des mirahilia médiévaux, au delà de l'aventure, des dangers du
voyage avec ses pertes effrayantes, c'est une relation propre entre pèlerinage et quête des textes
qui caractérise cette entreprise.
Le recours au pèlerinage, dont il n'est guère de religion qui fasse l'économie, suppose une
lecture sacrée de l'espace concret, des jeux de reproductions ou redoublement dans l'espace et
le temps. Le but de l'errance, renvoie à une autre dimension, soit par les traces qu'il abrite
(tombeau, relique, sanctuaire liés aux manifestations divines ou aux gestes des saints et prophètes), soit par des lieux, montagne, arbre, source..., qui évoquent un passage vertical au monde
transcendant. La marche elle-même, le trajet pèlerin avec ses étapes et rites, sa lenteur voulue et
sa pénibilité salvatrice, sa rupture au sein du temps profane, par la fusion qu'elle suppose avec la
communauté passée et présente des peregrins, est un transport qui transpose et suggère d'autres
redoublements : la progression physique reflète la transformation intérieure de Y homo viator. Le
marcheur lui-même, entré dans cet autre espace et cet autre temps, vise un autre soi : celui qu'il
deviendra, sanctifié ou guéri, mais toujours transformé, l'itinéraire accompli.
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Aucune de ces composantes ne manque à l'aventure des Faxian et des Xuanzang : refaisant
le trajet du Bouddha historique pour devenir des bouddhas futurs, faisant station en tous les
sanctuaires du trajet, ils ne font que réactiver un principe millénaire de correspondance
géographique, symbolique, initiatique entre mouvement des corps et topologie du sacré. Mais,
hommes de l'écrit, ils reviennent porteurs d'inscriptions et d'instructions et ouvrent un autre
domaine de la mémoire. Valeur et volume des textes rapportés sont impressionnants. Xuanzang
revient avec 657 ouvrages et des milliers de rouleaux. Les chroniques ou les dépôts maintenant
dispersés de Dunhuang laissent imaginer la moisson faite en Inde : soutras inconnus, textes du
Vinâya, savants traités. Avec ces archives, armés d'une science linguistique propre à rétablir les
dénominations correctes, les moines pratiquent un déparasitage sotérologique : pour eux, la
lettre restituée, l'esprit triomphera. Le Mémoire sur les religieux éminents dit : « Si nous
parvenons à réaliser notre unique espoir de répandre la lumière — nous n'aurons plus honte
d'être vivants, fut-ce pendant cent années ». Cela s'accompagne d'un puissant renouvellement
doctrinal et la fondation d'écoles nouvelles dont celle de Xuanzang dite Démonstration quil
η existe rien en dehors de la Connaissance.
Ces pèlerins soucieux de « répandre les Lumières », d'éclairer la Loi et d'atteindre à
l'illumination, nous rappellent que la religion, à supposer que le bouddhisme en soit une, hésite,
suivant une controverse étymologique qui remonte à Rome, entre religere et religare : elle relie
(les hommes entre eux, et ce monde à un autre), mais elles font aussi récollection. Elles
supposent des textes réunis, organisés, classés, hiérarchisés et qui fassent sens. Elles sont
chacune un discours sur le monde et sur les mondes, irréductible à tout autre, résistant au
syncrétisme, rebelle à toutes les grandes catégorisations, mais surtout un discours qui est produit
et autorisé, souvent combattu, toujours élaboré, répété, vérifié. Leur savante déambulation est là
pour nous rappeler combien mystique et tellurique, stratégique et dogmatique se déterminent.
NOTES
1. Porte de fer et Colonnes de cuivre désignent les frontières occidentales de l'Empire au moment du pèlerinage de
Yi Jing en 671 : parti de Canton, il visita le sud-est asiatique et passa vingt ans en Inde, notamment au monastère
de Nalanda, la grande université bouddhique du nord, active du ne au xne siècle.
2. Mémoire composé à l'époque de la grande dynastie Vang sur les religieux éminents qui allèrent chercher la loi dans
les pays d'Occident par Yi Jing, trad. Ε. Chavannes, Ε. Lerous, Paris, 1894. La dynastie des Tang (618 à 907)
compta des empereurs très favorables au bouddhisme (et quelques-uns qui le persécutèrent sporadiquement). Il
est normal dans les récits d'époque de présenter le succès des pèlerinages comme favorisé par l'éclat du règne de
l'empereur. Cela est vrai au sens politique : les Tang menèrent dès 630 une politique d'expansion vers la Route des
oasis et l'Asie centrale, luttèrent contre les tribus turques orientales et occidentales, poussant vers la région des
Pamir, la Transoxiane et l'actuel Afghanistan (« les pays d'Occident ») ; ils facilitèrent les voyages des moines,
parfois chargés de missions de renseignement ou de représentation. Mais cela est vrai aussi au sens symbolique :
dans la mentalité chinoise un règne harmonieux contribue objectivement à tous les événements heureux au sein
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La transformation par le voyage : les routes du bouddhisme chinois
d'un ordre global, des bonnes récoltes aux pèlerinages (cf. M. Granet, La pensée chinoise, Albin Michel, 1968,
Livre deuxième). Les récits de pèlerins cités dans cet article sont extraits de l'anthologie Les pèlerins bouddhistes
présentés par A. Lévy (textes choisis par E. et F.-B. Huyghe), J.-C. Lattes, 1995. Dans L'Inde du Bouddha vue par
les pèlerins chinois, Calman-Lévy, 1968, Etiemble commentait une autre sélection de ces récits de pèlerinages.
3. La définition des Routes de la soie pourrait donner lieu à débat. Plutôt qu'un sens étroit qui désigne les itinéraires
caravaniers par lesquels la soie-matériau a transité depuis la Chine à partir du ne siècle avant notre ère, on prendra
ici un sens large, consacré par l'usage, et qui se réfère à tous les itinéraires y compris maritimes par lesquels
s'effectuent les contacts commerciaux ou intellectuels entre les extrémités de l'Eurasie.
4. Siddhârta Gautama Shâkyamuni (566 ou 563 av. J.-C.-486 ou 483) fondateur du bouddhisme sera nommé ici
« le » Bouddha ou « le Bouddha historique » bien que « Bouddha » désigne un état (littéralement « l'éveillé »)
plutôt qu'une personne. Les lieux de la vie du Bouddha qui donnèrent (ou donnent) lieu à pèlerinage sont surtout
le Kapilavastu (Népal) site de sa naissance, Bodh Gaya au sud de Patna (Bihar) lieu de son illumination, le Parc
aux gazelles de Bénarès, Râjagriha et Vaishâli près de Patna, lieux de sa prédication et Kushinagara (l'actuelle
Kasia dans l'Uttar Pradesh) lieu de sa mort.
5. Le terme de Sérinde correspond à l'Asie centrale, entre Inde et pays des Sères (la Chine était connue comme le
pays de sera, la soie). Cette expression a été réactualisée par l'exposition Sérinde, terre du Bouddha au Grand Palais
(Catalogue Réunion des Musées Nationaux, 1995).
6. On peut sommairement résumer l'histoire du bouddhisme en Chine. Introduit via l'Asie centrale au début de
notre ère, mais souvent confondu avec le taoïsme local, dont il a emprunté la terminologie, le bouddhisme (surtout
du Grand Véhicule) progresse avec les traductions du moine kouchan Kumârajîva (344-413) puis de Paramârtha
(499-569) qui permettent l'éclosion d'écoles proprement chinoises. La période de Tang (618-907) est l'âge d'or
bouddhique, malgré des persécutions en 843 et 845. Sous les Song, du nord et du sud (960-1126 et 1127-1279),
taoïsme, bouddhisme et confucianisme se mêlent, tandis que la domination mongole des Yuan (1271-1368)
favorise syncrétisme religieux et poussée du lamaïsme tibétain. Sous la dynastie Ming (1368-1662), la fusion du
Ch'an (ancêtre du zen japonais et du bouddhisme dit de la Terre Pure (une des variétés piétistes de l'amidisme, les
écoles chinoises et japonaises qui vouent une dévotion particulière au Bouddha Amitâbha, très populaire dans le
Mahâyâna) influence un fort mouvement laïque. Pendant la période des Qing mandchous, (1603-1908), le
Vajrayâna tibétain marque le bouddhisme chinois en attendant son déclin moderne. Voir par exemple Kenneth
Ch'en, Buddhism in China A historical Survey, Princeton, 1964 et François Houang, Le bouddhisme de l'Inde à la
Chine, Fayard, 1963, H. Maspero, « La Religion chinoise dans son développement historique » et « Comment le
bouddhisme s'est introduit en Chine », in Mélanges posthumes sur les religions et l'histoire de la Chine, 1.1, Paris,
1950.
7. L'empereur Taizong (626-649) est considéré comme un des grands organisateurs administratifs et institutionnels
de la Chine.
8. Wu Cheng'en, Xijou Ji La pérégrination vers l'Ouest, Gallimard « Pléiade », 1992. En Occident, on en connaît
souvent une version courte, la légende du Singe pèlerin popularisée par le livre, l'Opéra chinois ou le dessin animé.
9. Xuanzang (Hiouen-Thsang selon une autre transcription) vécut de 600 à 664. Il suivit successivement la route au
nord du Tarim par les Monts Célestes, Tourfan, Talas, Tashkent, Samarcande, la Bactriane, l'Hindou-Kouch, le
Gandhâra, Peshawar, Taxila, le Cachemire, les sites sacrés de l'Inde du nord, et notamment Nalanda, le sud et
l'ouest du sous-continent. Il jouit d'une incroyable popularité chez les bouddhistes.
10. Dunhuang (Touen Houang), dans la province du Gansu, outre son rôle de relais sur la route des pèlerins
bouddhistes était une forteresse importante contrôlant le passage entre la Chine et l'Occident. On y a
notamment découvert le plus ancien livre imprimé connu : le Sûtra du Diamant de 868.
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François-Bernard Huyghe
11. Comme par hasard, chaque tendance du bouddhisme (Véhicule) privilégie une voie géographique. Voir la
tendance « maritime » du Hînayâna (Petit Véhicule) diffusé par mer vers le sud-est (notamment via Ceylan),
tandis que le Grand Véhicule, Mahâyâna, à vocation plus terrestre, s'est propagé sur les routes terrestres de la
soie via la Sérinde. Le Véhicule de Diamant, Vajrayâna, plus tardif et mêlé de tantrisme s'imprègne d'influences
tibétaines en franchissant l'Himalaya, jusque-là principal obstacle à la progression du bouddhisme. (Voir E. et
F.-B. Huyghe, Les Empires du mirage, R. Laffont, 1993, p. 131 sqq.). Chaque véhicule a ses particularités :
contrairement au Hînayâna strict et traditionnel qui met l'accent sur le salut individuel, le Mahâyâna sur la
compassion et sur la reconnaissance de la nature universelle de Bouddha. La figure idéale du Mahâyâna est le
bodhisattva (celui qui, pouvant atteindre à l'état de Bouddha demeure parmi les hommes pour les aider). Le Petit
Véhicule est devenu très nettement minoritaire par rapport à ce concurrent. Quant au Vajrayâna, né du
Mahâyâna vers le milieu du premier millénaire en Inde, il s'étendit vers le Tibet, la Chine et le Japon. Il accorde
beaucoup d'importance aux rituels, aux images, voire aux pratiques magiques. De nos jours, il est très largement
représenté par un lamaïsme très populaire en Europe et aux Etats-Unis.
12. Cf. Dan Sperber, La Contagion des idées, Odile Jacob, 1996. Voir aussi « L'épidémie », Traverses 32, septembre
1984.
13. Telle est la perspective que développe Régis Debray dans Transmettre, Odile Jacob, 1997, insistant sur le rôle de
la matière organisée et de l'organisation matérialisée (mémorables et mémorants) dans la transmission.
14. Daniel Bougnoux, Sciences de l'information et de la communication, Larousse, 1993, consacre des pages
éclairantes à l'exemple de Matteo Ricci.
15. Roger-Pol Droit, Le Culte du néant, Éditions du Seuil, 1997, p. 12.
16. On traduit parfois par « le saint », idéal du bouddhisme primitif : l'homme libéré de toute souillure et de toute
passion qui connaît le Nirvana et atteignant à l'extinction totale après sa mort deviendra Bouddha.
17. Cela n'empêchera pas le bouddhisme d'osciller entre une mystique de la libération proche du solipsisme et une
tendance lourde, sécularisante, dévotionnelle, plus conciliable avec la vie laïque. À l'extrême, surgit un Panthéon
bouddhiste, voire comme une croyance en la Terre Pure promise aux dévots et qui ressemble au Paradis de la foi
du charbonnier.
18. Si les spécialistes du bouddhisme expliquent assez bien le passage à la représentation physique de « l'Éveillé »,
à la fois sous la pression de pratiques populaires qui favorisaient la personnalisation du culte et de courants
intellectuels liés au Grand Véhicule, les raisons de la prohibition primitive de l'image du Bouddha sont moins
claires : véritable interdit doctrinal, simple logique d'un bouddhisme indifférent à la représentation in corpore de
celui qui s'était effacé dans l'ineffable ?
19. L'expression « octuple sentier » ou « noble sentier octuple » désigne les huit composantes de la technique de
libération bouddhiste : l'opinion juste, la volonté juste, la parole juste, l'action juste, la vie juste, l'effort juste,
l'attention juste et la concentration juste.
20. La première scission du bouddhisme, prologue à celle du Grand et Petit Véhicules, divise notamment
Sthaviravada, voie des anciens et Mahâsânghika, tendance novatrice autour de cette question : les Arhat
peuvent-ils avoir des pollutions nocturnes dues à des images oniriques ? Le Grand Véhicule développera plus
tard une doctrine favorable à l'image.
21. Voir D. Seckel, L'Art du bouddhisme : devenir, migration, transformation, Paris, Albin Michel, 1964 et D. L.
Snellgrove dir., The Image of the Buddha, New Delhi, UNESCO, 1978. Dans la région du Gandhâra, nord-ouest
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La transformation par le voyage : les routes du bouddhisme chinois
de l'Inde, correspondant à une partie du Pakistan et au sud de l'Afghanistan apparurent au milieu du 11e siècle de
notre ère les premières représentations mahayanistes du Bouddha. Jusque vers le milieu du ve siècle, il s'y
développe un art très imprégné d'hellénisme (les conquêtes d'Alexandre sont allées jusque-là) qui exalte et
idéalise la figure humaine.
22. Ming-Ti des Han postérieurs règne de 58 à 75.
23. Le Hou Han shu par Fan-Ye. On notera qu'en dépit de sa réputation de religion égalitaire, le bouddhisme se
répand par l'intermédiaire des princes (après Ashoka, Kanishka, en Inde et en Bactriane, etc.) et par les voies
marchandes comme chez les intellectuels.
24. En 845, le bouddhisme est encore frappé par un décret de proscription en tant que « religion étrangère ». Les
destructions et fermetures de couvents qui s'ensuivront lui porteront un coup rude, même si la persécution ne
dure pas longtemps.
25. Exemples empruntés à P. Demiéville, Choix d'études bouddhiques, Leiden, Brill, 1973, et commentés par André
Lévy dans Les Pèlerins bouddhistes présentés par A. Lévy (textes choisis par E. et F.-B. Huyghe), J.-C. Lattes,
1995, p. 54.
26. De nombreux traducteurs, souvent indo-scythes ou originaires de Transoxiane, célébrés autant pour l'élégance
ou la justesse sémantique de leurs traductions que pour leur créativité doctrinale, leur prédication ou leur
puissance d'ascèse sont révérés par le bouddhisme chinois.
27. Foe Kouo Ki, Relation des Royaumes bouddhiques, trad. A. Rémusat, Imprimerie Royale, 1836.
28. Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, 1903, t. III.
29. Siyuki, Mémoire sur les contrées occidentales, trad. St. Julien, Imprimerie Impériale, 1857.
30. Yijing, précité.
31. The Hye-ch'o Diary, Asian Humanity Press (Corée), 1984.
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