Position de thèse - Université Paris

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Université Paris Sorbonne (Paris IV)
École doctorale 5 : « Concepts et langages »
THESE DE DOCTORAT
DISCIPLINE : PHILOSOPHIE
En cotutelle avec la Ludwig-Maximilians-Universität München (LMU)
Présentée et soutenue par :
Laure CAHEN-MAUREL
Le 22 janvier 2014
L’ART DE ROMANTISER LE MONDE
CASPAR DAVID FRIEDRICH ET LA PHILOSOPHIE ROMANTIQUE
Sous la direction de :
Madame Jacqueline LICHTENSTEIN, professeur, Université Paris Sorbonne (Paris IV)
Monsieur Günter ZÖLLER, professeur, Ludwig-Maximilians-Universität München (LMU)
Jury :
Madame Danièle COHN, professeur, Université Panthéon-Sorbonne (Paris I)
Madame Jacqueline LICHTENSTEIN, professeur, Université Paris Sorbonne (Paris IV)
Monsieur Ives RADRIZZANI, professeur, Académie bavaroise des sciences (Munich)
Monsieur Günter ZÖLLER, professeur, Ludwig-Maximilians-Universität München (LMU)
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La peinture de Caspar David Friedrich (1774-1840), connue pour être une peinture
« métaphysique », ayant une forte charge symbolique, donne lieu à toutes sortes de
constructions idéologiques. C’est du moins ce que l’historien allemand Werner Busch
reprochait très vivement, en 2003, aux divers commentaires de cet art dans la préface de son
livre Caspar David Friedrich. Ästhetik und Religion : ils se retrancheraient davantage sur des
interprétations allégoriques ou des montages de citations empruntées à la poétique romantique
que sur un véritable examen de fond de l’élaboration formelle des paysages friedriciens.
Il y a de cela dans la lecture exclusivement eschatologique des thèmes de cette
peinture par Helmut Börsch-Supan, l’auteur, en 1973, du premier catalogue raisonné de
l’Œuvre peint et graphique de Friedrich : il s’agissait de montrer que l’artiste se servait de tout
un vocabulaire de formes pour peindre des idées et de s’opposer ainsi à l’hypothèse de
l’irrationalisme de cet art qui aurait permis sa récupération par le nazisme. Mais il y a de cela
encore dans les approches théologisantes du style et de la forme avancées plus récemment par
Werner Hofmann ou Johannes Grave. Hofmann proposait ainsi, en 2000, de regarder
Friedrich comme l’inventeur du « paysage-icône » et de ne voir dans ses paysages qu’une
seule structure, celle du triptyque, caché ou patent. Grave, dans un livre de 2011 intitulé À
l’œuvre. La théologie de l’image de Caspar David Friedrich, va quant à lui jusqu’à présenter
Friedrich comme un fervent adepte d’un luthéranisme orthodoxe ; ses tableaux de paysage
seraient alors une critique théologique de la figuration. Il y a de cela, enfin, dans le
rapprochement souvent fait entre la vacuité jusque là inédite de la représentation, à quoi vient
s’ajouter un traitement original de la surface picturale comme un champ sans profondeur, à la
planéité affichée, et le sublime postmoderne de l’expressionnisme abstrait des peintres
américains d’avant-garde. C’est là l’origine du débat majeur dont la peinture de Friedrich fait
l’objet dans la recherche : doit-on considérer la révolution qu’elle constitue comme régressive
— une résistance à la sécularisation de la peinture moderne — ou progressive — l’annonce
visionnaire de la peinture abstraite — et quel est son rapport au sublime ?
L’idée directrice de notre travail a été une réflexion, au travers de cet art et de ses
interprétations, sur la notion même de « romantisme ». Notre propos est de montrer qu’un
examen précis de la représentation que le romantisme allemand a de lui-même offre des
possibilités herméneutiques encore en partie inédites. C’est ce que nous avons tâché de faire
apparaître dans une approche philosophique qui associe présence au tableau comme objet
capable de produire lui-même son sens ; inscription dans le contexte des pensées contem-
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poraines de cet art : le criticisme de Kant, le premier romantisme et l’idéalisme allemands
(Fichte et Hegel essentiellement), mais aussi la Klassik de Goethe ; et examen des résonances
de ce romantisme dans l’art d’aujourd’hui, celui d’Anish Kapoor notamment, qui se dit
l’héritier de Friedrich pour tenter de restituer à l’art son caractère et sa fonction
métaphysiques.
Le sujet n’est pas neuf, loin de là. Explicitement ou implicitement, la question de
savoir ce que signifie de dire de Friedrich qu’il est la quintessence du peintre romantique
guide toute étude qui lui est consacrée. Mais si le sujet est ancien, le débat est loin (là aussi)
d’être clos, tout le problème étant de déterminer et de définir le romantisme allemand, un
terme chargé de trop de connotations dans le discours commun : celles principalement
négatives d’irrationalisme, de mysticisme au sens d’exaltation (Schwärmerei), de
conservatisme sinon de régression, de nationalisme ou encore de kitsch, qui suscitent des
réactions de défiance ou de rejet.
A l’encontre d’interprétations réductrices notre conviction est que la nature du
romantisme allemand et son étude sont bien plus complexes. Il est d’ailleurs revenu à toute
une génération de philosophes des années 1970 de faire tomber quelques préjugés à son sujet.
Les travaux novateurs de Manfred Frank en Allemagne, de Philippe Lacoue-Labarthe et JeanLuc Nancy en France et de Frederick Beiser aux Etats-Unis ont reconnu l’existence d’une
philosophie romantique : aussi syncrétique soit-elle, elle porte l’influence d’un idéalisme
hérité de Kant et de Fichte, mais aussi de Platon.
L’un des enjeux de notre thèse est alors de clarifier le sens philosophique de l’exigence
romantique allemande, à entendre comme un idéal esthétique, donc comme un concept
normatif. Nous ne cherchons pas à montrer que Friedrich est un philosophe romantique, ni
même à dégager une prétendue philosophie de Friedrich. Ce à quoi nous nous employons
dans ce travail répond à un objectif précis : cerner ce qui, sous ce mot porteur aussi bien d’une
fausse évidence que de fausses certitudes, est vraiment conforme au concept du romantisme.
A ce titre, notre thèse n’est pas une monographie sur Friedrich, elle interroge, par son prisme,
la philosophie romantique.
Il ne s’est agi pour nous ni de discréditer ni de réhabiliter la philosophie romantique de
l’art, sans doute durablement marquée par l’interprétation polémique qu’en a faite le
philosophe analytique Jean-Marie Schaeffer. Dans L’art de l’âge moderne (1992) notamment,
J.-M. Schaeffer a en effet contribué à établir la mauvaise réputation de la poétique
romantique, théorie spéculative de l’Art qui sacraliserait son essence même et ne serait pas
directement concernée par la réalité effective des œuvres ; ainsi que du romantisme allemand,
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de manière plus large, révolution « conservatrice », synonyme de réaction aux Lumières et au
criticisme de Kant.
Recentrant l’interprétation du romantisme allemand sur la pensée de Novalis, nous
avons, à la différence de J.-M. Schaeffer, suivi ce fil conducteur : la définition novalissienne
du romantisme comme concept opératoire, comme opération ou technique — « art de ». C’est
en effet Novalis qui a formulé le programme explicite de ce qu’il nomme lui-même la
« philosophie romantique » dans un fragment célèbre : « Le monde doit être romantisé. C’est
ainsi que l’on retrouvera le sens originel. Romantiser n’est rien d’autre qu’une potentialisation
qualitative. » Notre choix de mettre en valeur cet aspect particulier de la pensée de Novalis est
implicite dans le titre général de notre thèse « L’art de romantiser le monde ». Ce choix
permet d’opérer un déplacement d’accent dans l’approche de la peinture de paysage de
Friedrich, du contenu de ses œuvres, de leur « quoi », à leur « comment », à la manière dont
elles se présentent dans leur singularité et leur construction formelle. Si Friedrich est dans
tous les esprits indissociable des motifs du clair de lune, de la croix, des ruines, des tombes ou
des célèbres Rückenfiguren (figures peintes de dos), reste que le romantisme est autant une
approche de la réalité et une méthode de production d’un imaginaire qu’un style identifiable
par un répertoire de thèmes. Nous tenons ainsi compte des deux aspects à la fois, du contenu
et de la forme de la représentation.
Un de nos buts a aussi été de chercher à explorer dans la philosophie romantique de
l’art le thème à nos yeux négligé de la peinture comme art visuel. La référence à l’art
contenue dans le titre de cette thèse comporte ainsi un double sens, notre travail
d’interprétation étant destiné à examiner si, et dans quelle mesure, l’articulation entre un
discours sur l’idée même d’art et un discours sur un art particulier, la peinture, est ici possible.
Les recherches philosophiques sur le romantisme allemand ont certes mis en lumière le rôle
central de l’art pour les penseurs romantiques, mais la dimension de l’imaginaire et a fortiori
le statut de la peinture ont été relativement peu approfondis. On ne compte plus les
couvertures d’études sur le romantisme allemand qui convoquent l’univers de Caspar David
Friedrich. Une façon, sans doute, de jouer sur une préséance qui existerait déjà dans
l’imaginaire du lecteur. Mais si le peintre figure en couverture de ces études, il est ensuite
généralement absent de leurs analyses. Ce travail vise donc aussi à combler une lacune : il
met en lumière les idées originales de Novalis sur les arts plastiques en général, et la peinture
de paysage en particulier, en dépit du logocentrisme qui est le sien ; il justifie un
rapprochement entre la pratique picturale de Friedrich et la définition novalissienne du
romantisme, même si le terme de « romantisation » ou de « potentialisation », fil directeur de
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notre étude, ne fait pas partie du vocabulaire de Friedrich et que leurs œuvres divergent aussi
à bien des égards.
La perspective adoptée dans les trois premiers chapitres de notre thèse est critique. En
articulant les principaux reproches faits à l’artiste, selon des arguments qui reviennent dans le
temps, nous interrogeons son identité de « peintre mystique » et le sens précis des faits
évoqués sous ce vocable. Nous décomposons la critique du mysticisme de son art en trois
aspects que nous présentons de façon successive pour les besoins de l’analyse, même s’ils
sont en réalité solidaires. Un premier chapitre examine le thème de la « religion de l’art » : les
arguments de la querelle qui a opposé publiquement, en 1808/09, le peintre au critique
d’obédience classique Basilius von Ramdohr sont ici discutés ; il en ressort que l’attaque de
Ramdohr a trait surtout à la définition de l’imagination (chapitre 1). Nous abordons ensuite la
question de l’hermétisme, conscient et voulu, du symbolisme propre à Friedrich ; nous
l’explorons notamment à travers le jugement porté par Hegel sur l’artiste dans son premier
cours d’esthétique à l’université de Berlin en 1820/21, jugement qui a été jusqu’ici peu
mentionné et examiné par la critique (chapitre 2). Hegel reproche à cette peinture
plastiquement froide, abstraite, et énigmatique quant au fond, sa fausse profondeur. Mais on
voit s’affronter ici deux positions contraires : Friedrich revendique, à l’encontre de la
conception hégélienne du sens d’une œuvre consistant en son contenu immanent, verrouillé
en soi et supposant seulement d’être expliqué en fonction de lois de structure, une
herméneutique de l’interprétation, entre dissimulation et révélation d’un sens débordant
l’arrangement interne de l’œuvre. Le troisième chapitre se penche enfin sur la dimension
proprement visuelle de ce mysticisme (chapitre 3). Dans cette perspective, nous montrons que
la peinture de Friedrich ne se situe pas seulement en rupture avec la tradition de la peinture de
paysage occidentale comme reproduction des apparences sensibles, mais qu’avec elle l’art
paysager bascule dans quelque chose d’inédit : elle ébranle la catégorie même du paysage,
habituellement conçu comme un découpage visuel, une partie de la nature cadrée et mise en
perspective par le regard. On distinguera ici trois causes de cet hermétisme visuel : la perte de
référence du lieu de l’origine du regard ; la perte du lieu géographique, soit de tout signe
visuel objectif de reconnaissance du pays ou du territoire comme fond du paysage ; la perte
enfin de l’horizon.
Les trois chapitres suivants nous font aller de la logique de l’image friedricienne à la
romantisation du monde dont Novalis fait une méthode d’universalisation. Nous nous
donnons pour tâche d’élucider le célèbre fragment 105 des Poéticismes de 1798 (« Le monde
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doit être romantisé ») où Novalis définit le romantisme comme opération de « potentialisation
qualitative » (chapitre 4). Ce chapitre précise l’arrière-plan théorique de cette définition sur
les points suivants : la conception novalissienne de l’histoire ; une réflexion sur la notion de
monde qui émerge en partie de l’étude de la première Critique de Kant, plus précisément de la
« Dialectique transcendantale » ; un déplacement du concept kantien de pratique vers le
concept d’inspiration fichtéenne de poïétique. Nous clarifions la signification et les conséquences des trois concepts organisateurs de la définition novalissiennne du romantisme :
« sens originel », « potentialisation qualitative » et « mystère ».
Le sens originel du monde, c’est pour Novalis la présence de l’esprit divin dans
l’existence, soit la nature divine du monde. C’est cette unité originaire de l’esprit et de la
matière, ancien âge d’or d’un monde théophanique irrémédiablement révolu, que le
romantisme s’efforce de recomposer à un niveau supérieur, dans les conditions qui sont celles
de la modernité : en plaçant à son départ l’esprit, et donc la conscience du sujet humain. Il
s’agira, pour l’artiste romantique, d’inventer pour surmonter la fragmentation du sens de
nouveaux liens entre les deux pôles de l’esprit et de la nature, de l’interne et de l’externe, du
subjectif et de l’objectif. En d’autres termes, le romantisme relève le défi de déployer une
nouvelle approche compréhensive à même de surmonter le dualisme objet-sujet et de
nouvelles formes artistiques propres à révéler à notre conscience moderne la présence de l’Un
dans la diversité éclatée des apparences phénoménales.
La romantisation du monde est pensée par Novalis à partir du double modèle des
mathématiques et de la philosophie de la nature. Le terme didactique de « potentialisation »
renvoie ici à une méthode appliquée normalement dans le domaine quantitatif des
mathématiques. Ce n’est toutefois pas un artifice inventé, mais un procédé tiré de la nature
elle-même, mis en lumière notamment par la morphologie de Goethe. Il s’agit d’une logique
exponentielle de prolongement/dépassement qui n’est pas la simple addition de termes
extérieurs les uns aux autres, mais l’approfondissement des uns dans les autres en un
continuum qui peut toujours se prendre à revers : dans l’opération contraire, appelée
logarithmisation, il est question de retrouver la constante qui sert de base à la progression.
Le prolongement qualitatif « encore totalement inconn[u] » que Novalis cherche à
donner à cette méthode mathématique comporte deux volets : un volet éthique et plus
proprement philosophique, qui opère avec le Soi de l’homme ; et un volet artistique qui opère
avec toutes les choses du monde empirique pour autant qu’elles comportent une part
d’indétermination qui les rendent ouvertes et variables à l’infini. En outre, ce deuxième volet
est aussi esthétique puisqu’il agit, sinon sur nos émotions, du moins sur nos réactions. D’où le
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troisième concept-clé de mystère. Le mystère entre en effet dans la définition du romantisme
comme mise en forme supérieure du monde par l’activité de l’imagination qui doit approcher
au plus près de la synthèse parfaite de la nature et de l’esprit. Avec le mystère c’est toute une
esthétique de l’excitation ou une physiologie de l’art que Novalis déploie ; il dresse en effet
une analogie entre le mystère et le Reiz (le stimulus, l’excitant). Toutefois, il s’agit pour lui de
rapatrier l’excitation, et avec elle la sensibilité et la vie, dans le domaine de la spontanéité et
de la spiritualité. A l’instar du stimulus sensible qui provoque une réaction intime chez qui en
jouit, le mystère, l’Autre, l’Inconnu exerce sur l’esprit une puissance attractive, l’excite à
vouloir s’approprier l’étranger, à vouloir l’assimiler. Autrement dit, le mystère n’est pas ce
qui nous rejette de son chiffre mais ce qui nous attire ; non plus ce que nous ne comprenons
pas, mais le moteur positif de la connaissance. Dans le romantisme novalissien, l’étrangeté ne
demeure pas un reste intraduisible dès lors qu’elle est intériorisée. D’autre part, la
potentialisation étant inséparable de sa réciproque, la logarithmisation, il doit y avoir une
traduction possible de l’inconnu en connu, du haut en bas, du mystérieux en familier.
Après avoir montré dans « l’art de » romantiser le monde une méthode d’universalisation, nous remontons jusqu’à son moyen, à savoir l’imagination artistique elle-même
(chapitre 5). D’une part, nous interrogeons ici le lien entre romantisme et poésie au sens
étroit. Mais d’autre part, nous nous attachons à rendre compte de l’extension que Novalis et
Friedrich Schlegel ont fait subir au concept de poésie, en reconduisant le mot à sa
signification strictement étymologique de poïésis, de création, dans ce qu’ils dénomment la
« poésie transcendantale ». Celle-ci concerne l’activité du sujet fichtéen, pure activité
thétique, ainsi que nous le montrons en nous appuyant sur une analyse de l’écrit soi-disant
populaire Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie [Ueber Geist und Buchstab in der
Philosophie] de 1795, le seul écrit de Fichte qui soit de manière explicite consacré dans son
entier à la question de l’art. Mais la philosophie romantique de l’art dépasse l’idéalisme
transcendantal : elle articule cette réflexion sur l’Einbildungskraft avec une psychologisation
de l’imagination, la Fantasie.
Qui plus est, une réflexion sur la sphère totale des arts et leur possible synthèse (l’idéal
avant la lettre de l’œuvre d’art totale) sous-tend la « romantisation » du monde ; Novalis la
propose pour surmonter la fragmentation des arts positifs et leur division historique, sans
réduire pour autant leurs différences spécifiques (chapitre 6). Il développe, dans la perspective
d’une esthétique pygmalionesque de la présence incarnée, de la beauté animée, et de
l’étreinte, du contact, une conception plus plastique que pittoresque de la peinture de paysage.
Pour lui, le sentiment pour la nature doit avoir un rapport avec le sens haptique du toucher
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plutôt qu’avec le sens optique de la vue. Car l’unité visée par et dans la romantisation du
monde consiste en une réunification en quelque sorte tactile de l’âme et du corps, de l’esprit
et de la nature. Or la vue est un sens externe, tandis que le toucher est un organe
structurellement réflexif, bipolaire, à la fois externe et interne : toucher un corps extérieur
c’est en même temps ressentir son corps propre. Ce faisant Novalis détourne, en l’appliquant
à la peinture de paysage, le concept herdérien de plastique, élaboré dans une réflexion sur
l’expérience esthétique de la sculpture, seule à même selon Herder de retrouver la réalité
sensible de l’origine. Il dépasse ainsi la grande opposition romantique entre la peinture
comme art moderne et la sculpture, art des Anciens. Il se distingue de August Wilhelm
Schlegel qui fait de la peinture de paysage l’essence même de la peinture parce qu’elle
magnifie l’apparence des choses, et fait voir ce qu’est voir.
Le dernier moment de ce travail (chapitre 7) opère un retour aux problématiques
présentées dans les trois premiers chapitres à propos de l’art de Friedrich (pathos religieux,
hermétisme et anti-paysages), pour inverser le sens des critiques. Nous nous attachons à faire
apparaître comment Friedrich donne du sens, de la profondeur, de l’intérêt à un paysage
ordinaire, profondément réaliste, par un art du mystère qui joue du double statut de certains
éléments du tableau, à la fois motifs et procédés picturaux, pour susciter une triple
subjectivation, perceptive, émotive et réflexive, de la part du spectateur. Notre approche de la
peinture de Friedrich insiste ainsi sur le regard ou plutôt sur l’attention requise par ses
œuvres. Les détails, le voilement du brouillard, l’occultation des formes par la nuit, mais aussi
la Rückenfigur, les cycles et les séries incitent le spectateur à voir plus : à pénétrer en
profondeur l’œuvre, et à travers elle le monde, pour en extraire les formes et le sens cachés ; à
voir la totalité par delà les fragments.
Nous soutenons ainsi que les paysages de Friedrich tels qu’ils se livrent dans la plus
grande partie de son œuvre sans histoire, sans drame, sans rien en eux de romanesque, ou
alors seulement de manière minimale, ont d’abord en commun avec la « philosophie
romantique » de Novalis une élévation du réel ordinaire qui porte aux frontières du particulier
et de l’universel, du dehors et du dedans, du visible et de l’invisible, et dont la finalité est
identique : retrouver le sens originel, ce « divin » dont Friedrich dit qu’il est « partout, même
dans un grain de sable ». C’est cette élévation qui prend le nom de sublime chez Friedrich, en
un sens différent de celui que Kant donne à la notion ; nous nous opposons, en cela, à
l’interprétation dominante.
Et de même que notre relecture du romantisme allemand par le biais de la pensée de
Novalis le montre moins lié à l’idée d’une réflexion à l’infini impliquant une distance (ce
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qu’il est chez Friedrich Schlegel) qu’à l’invention de nouveaux liens presque charnels entre
l’esprit et le corps, l’intelligible et le sensible, de même notre compréhension de la peinture de
Friedrich met en évidence qu’elle n’est pas seulement une peinture des lointains qui figurerait
l’écart, la transcendance infinie du divin et, en ce sens, l’étrangeté radicale du paysage à l’être
humain, comme l’affirmait une lecture traditionnelle. Friedrich joue autant de la familiarité et
de la proximité essentielle de l’objet à mon regard et de mon regard à l’objet pour l’inciter à
percer le voile des apparences, à cerner la vérité métaphysique d’arrière-plan qu’elles
dissimulent, et à s’en pénétrer.
Comprendre cette romantisation du monde, c’est donc comprendre que certains
éléments des paysages de Friedrich sont plus que de simples motifs allégoriques, de purs
points de passage vers quelque chose d’extérieur à la représentation, la débordant, la
dépassant et l’annulant presque. C’est comprendre qu’ils sont aussi des procédés picturaux
qui font au contraire tout l’intérêt de la représentation même et qui supposent une vraie
présence au tableau.
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