Religions et laïcité
Le 18 novembre dernier, le groupe Débats du secteur de Palaiseau avait organisé autour de Pierre
Manent, philosophe et historien, un débat sur Religions et laïcité.
Au cours du siècle dernier, la France a connu diverses vagues d’immigration : Italiens,
Espagnols, Portugais, Polonais. Même avec des coutumes différentes, ces nouveaux arrivés
pratiquant la même religion que nous ont été « assimilés ».
L’arrière-plan de l’immigration actuelle est très différent. En quoi consiste une nation
européenne de nos jours ? Plusieurs décennies après la seconde guerre mondiale et après la
fondation de l’Europe, nous avons peine à comprendre les communautés, à leur reconnaître
une gitimité. De plus en plus est apparue la primauté de l’individu et de ses droits : c’est
« moi et les autres ». Cela affecte toutes les associations humaines : familles, nation, Eglises.
D’une certaine façon, les droits de l’individu sont opposables à toutes les demandes des
communautés. La tendance est d’aller vers un modèle qui est l’organisation des droits et des
intérêts individuels. Avec la construction européenne, nous sommes passés d’une organisation
nationale exigeante à une société qui perd son emprise sur les individus, et qui est moins
exigeante. Avec l’étiolement des nations, l’Europe nous laisse dans l’incertitude quant à notre
orientation. Que veut dire maintenant être Français ?
Une immigration différente.
C’est dans cette incertitude qu’est venue l’installation des Maghrébins. Cette dernière
immigration concerne des populations qui ont avec nous une histoire douloureuse :
colonisation, puis décolonisation malheureuse. Cela a entraîné chez les Français un sentiment
mélangé de méfiance, de remords et de culpabilité. Et les Maghrébins ressentaient humiliation
et méfiance.
S’y sont ajoutés des paramètres religieux. La religion musulmane ne nous était pas familière
et nous avions avec elle une longue histoire conflictuelle. Ces éléments d’inquiétude ont été
longtemps surmontés grâce à la perspective progressiste qui dominait en France : on rêvait
d’une humanité pacifiée dans le cadre de la démocratie, du socialisme et de l’indépendance
des peuples. Les partisans français de l’indépendance algérienne ignoraient totalement la
composante islamique. La religion musulmane était absente de nos représentations. Elle
devait disparaître, de façon analogue à la déchristianisation, ou elle n’était plus qu’un facteur
individuel, elle n’avait pas d’impact social.
L’islam nous a heurtés de plein fouet. Dans une société de plus en plus individualiste militant
entre autres pour la libération de la femme et la priorité aux droits individuels sont venus
s’installer des groupes musulmans attachés à des aspects collectifs, indifférents à ce qui nous
semblait le plus important et pour qui la seule loi est la loi de Dieu, que l’on n’abroge pas.
Difficultés avec la France, nation coloniale, européenne, déchristianisée, individualiste qui
découvre une population à la religion et aux principes sociaux abrupts. Nous ne savons plus
comment réagir dans ce choc des deux civilisations.
L’extension de la laïcité peut-elle être une solution ?
Jusque dans les années 2000, la laïcité a été une manière de nous bander les yeux : la religion
chrétienne n’a pas d’importance, donc, l’Islam autre religion ne doit rien changer à notre
organisation collective.
Cet argument apaisant n’est plus satisfaisant. La vieille religion devient de moins en moins
visible (y compris les vêtements des religieux) en face d’une religion qui le devient de plus en
plus. La laïcité qui fonctionnait bien se trouve en face d’une présence publique de la religion
qui met en cause la séparation sans que les règles ne soient changées. La laïcité doit se
réarmer pour faire face et revenir à une neutralité politique avec des réglementations plus ou
moins accommodantes.
Pierre Manent conteste l’idée qui voudrait faire de la laïcité la solution à ce problème.
Personne, hors des islamistes, ne veut revenir sur la laïcité : l’Etat ne s’occupe pas des
communautés religieuses et vice versa. La laïcité sépare les commandements politiques des
commandements religieux. Certains pensent qu’une extension de la laïcité est nécessaire pour
assurer la séparation de la société (et non simplement de la politique) et de la religion. Dans
cette optique, pour assurer cette séparation, ils pensent qu’elle doit intervenir là où elle
n’intervenait pas : habits féminins, voile, nourriture dans les cantines, horaires dans les
piscines… C’est-à-dire dans une multitude d’éléments de la vie quotidienne qui n’étaient pas
concernés par la laïcité. Ce n’est pas la meilleure manière de poser le problème.
Bien sûr, certains problèmes posés par les mœurs musulmanes doivent être réglés par la loi,
car ils mettent en cause les principes-mêmes de la vie collective. Par exemple, la burka doit
être interdite dans l’espace public : en société on ne peut partager avec quelqu’un qui ne
montre pas son visage. De même pour la polygamie. Les libertés de conscience ou de
changement de religion doivent être garanties. Mais il s’agit d’interventions au nom de la
société et non de la laïcité.
D’autres éléments ont aussi attiré le regard ces derniers temps. Pierre Manent ne voit aucune
raison valable pour que les repas des cantines ne proposent pas d’alternative au porc. Le port
du foulard dans les établissements publics a fait l’objet d’une loi, d’une bonne loi car elle
concernait les personnes qui avaient une position d’autorité. Mais pourquoi vouloir étendre
cette loi aux mères de famille qui accompagnent leurs enfants dans les sorties scolaires ?
Dans quelle direction s’engager ?
L’Islam pose donc un gros problème à la France. Et actuellement nous ne voyons guère de
solution pour sortir de ces difficultés.
Pierre Manent propose d’aller dans la direction de l’engagement collectif plutôt que dans celle
des droits individuels. Déjà membres de leur communauté, il faut aussi en faire les membres
de la France. Il faut offrir énergiquement aux Maghrébins l’option française (plutôt que
l’option européenne). Il serait mauvais de leur faciliter l’apprentissage de l’arabe plutôt que
de celui du français. Cela les enfermerait dans une incertitude radicale sur ce qu’ils sont et sur
l’espace dans lequel leur vie s’inscrit. Il nous faut rendre la société française plus accueillante
et les inciter à faire le choix de la France, c’est-à-dire à rompre leur dépendance de leurs pays
d’origine arabo-musulmans.
Mais cela ne saurait être efficace que dans le cadre d’un effectif musulman à peu près stable.
Une trop grande croissance ne pourrait amener qu’à une méfiance exacerbée des non-
musulmans et les musulmans auraient de moins en moins de raisons de s’intégrer à une
communauté de plus en plus désarmée.
Ne serait-ce pas seulement l’islam radical qui pose problème ?
Certes pendant longtemps, l’islam n’a pas posé de problèmes, et il est difficile de parler
actuellement de l’islam tout court, car il est très divers. N’est-ce donc pas plutôt l’islam
radical qui pose problème ?
D’un point de vue citoyen, le problème posé quotidiennement est l’installation de plus en plus
visible et contraignante des mœurs musulmanes : dans certains quartiers, on ne trouve plus
que des boutiques musulmanes, la télévision est celle du Maghreb, seuls les hommes occupent
tout l’espace public, le ramadan devient obligatoire. Il est bien difficile d’empêcher de tels
regroupements qui se font naturellement et qui sont interprétés comme : « les musulmans ne
veulent pas de nous ». La méfiance s’accroît encore. Ces phénomènes irréversibles ont leur
part de légitimité, mais il est normal que nous posions aussi, par exemple, la question de
l’égalité des droits pour la femme, de la polygamie... La solution doit être dans la recherche
d’une participation à la vie collective plutôt que dans une fixation tout à fait contre
productive.
L’islam en France est aussi très divers puisqu’il y a maintenant des communautés
musulmanes indonésiennes, afghanes, africaines qui arrivent chacune avec leur culture, mais
il reste essentiellement maghrébin (80% des mosquées). Mais ils sont encore bien peu
nombreux, ceux qui pensent que l’islam est avant tout une religion verticale et que les
musulmans doivent suivre les mœurs du pays d’accueil.
Pierre Manent ne voit pas la nécessité des différents observatoires : laïcité, islamophobie.
Certains sont entièrement manipulés. Les enquêtes des journalistes, de la police, les
poursuites de la justice devraient résoudre les divers problèmes. La vraie question serait plutôt
dans la représentation de l’Islam au niveau de l’Etat, car l’essai fait par Sarkozy a échoué en
raison des divergences entre les communautés musulmanes des divers pays. Une telle
association serait cependant très utile pour traiter du problème du financement des cultes et de
le faciliter. Le grand danger est de voir les musulmans se refermer sur eux-mêmes. C’est
pourquoi il est souhaitable qu’ils participent à la vie publique. Il est vrai qu’ils ne sont guère
habitués à la libre parole. Au même titre que tous les Français, ils devraient s’engager sur tous
les sujets : juger la politique française et s’exprimer même sur les sujets les plus brûlants tels
que la Syrie, Israël.
Allons-nous vers une radicalisation de la laïcité ?
La question se pose, entre autres, à la suite des plaintes contre les expositions de crèches dans
les mairies. Il est vrai que mettre une crèche dans une mairie, c’est lui donner une certaine
autorité politique. Le Conseil d’Etat a tranché en faisant appel à la notion de tradition.
comme ailleurs, il convient de ne pas être trop scrupuleux. Par contre, il faut éviter une
véritable course à l’occupation de l’espace public sous prétexte de redonner de la visibilité. Ici
encore, il faut agir avec doigté, avoir des « accommodements raisonnables ».
Une laïcité pure et dure ne résoudrait pas les problèmes. Elle pourrait mener outre
l’interdiction des crèches, à l’arrêt des sonneries de cloches, la fin des processions, des fêtes à
connotation religieuse… et surtout à beaucoup de tensions.
Cependant les catholiques sont bien placés pour faire avancer les choses. Pour un musulman,
Dieu existe évidemment. Et une société laïque, c’est-à-dire sans Dieu, est difficile à admettre
pour lui. Les catholiques français qui ont l’expérience de la laïcité, pourraient être des guides
pour leur insertion. Il existe déjà heureusement des rencontres de groupes catholiques-
musulmans, mais certains imams rechignent encore à participer même à des rencontres de vie
collective.
Bernard Coutin
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