Représentations du mythe du village gaulois dans le discours

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Espace et Sociétés – UMR 6590, Université Rennes 2
Colloque International « L’espace en partage »
9-11 Avril 2014
Représentations du mythe du village gaulois dans le discours politique grec :
le clivage socio-spatial et sa condamnation morale
Irène Micha Architecte-Urbaniste, maître-assistante
Université Technique Nationale d’Athènes, École des Ingénieurs Architectes
Département de l’Urbanisme et Aménagement du Territoire, mél. [email protected]
Il y a désormais cinq ans que nous vivons en Grèce les douloureuses conséquences d’une crise
qui ne prend pas seulement des dimensions économiques, mais qui est aussi une crise
sociopolitique et, de façon plus accentuée encore, idéologique. Il y a plus que dix ans que Chantal
Mouffe a fait observer que le développement du populisme de droite est dû à la fusion de la
social-démocratie et de la droite au bénéfice d’une politique de consensus du centre. Cette fusion
(et non pas la crise, à mon avis) a affaibli le fonctionnement démocratique de la vie politique, et
elle a aplani le chemin au remplacement des identités politiques par des identifications de nature
religieuse et nationaliste. Finalement en adaptant les principes du néo-libéralisme elle conduit à
un modèle d’autoritarisme gouvernemental inédit. La domination d’un discours politique
idéologiquement souple qui fabrique des distinctions morales (et non politiques) concerne aussi
les significations spatiales, les valeurs sociales et avant tout l’idée et le fonctionnement de la
démocratie.
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L’objectif de cet exposé est d’explorer comment, dans le cadre de ce déplacement du politique
vers la morale, l’espace est interprété et représenté. Le matériel utilisé pour cette recherche est
constitué
d’un
grand
nombre
de
publications
récentes
parues
dans
les
journaux,
les
hebdomadaires et sur le Web grec, dans lesquelles l’espace présenté renvoie aux histoires
d’Astérix et particulièrement au dessin du village gaulois résistant à l’envahisseur romain ─ une
représentation très familière aux lecteurs français, mais pas tellement utilisée dans le discours
politique. Au total, dix variantes de ce dessin ont été choisies ainsi que 25 textes. Leur approche
s’appuie sur l’hypothèse de travail que leurs auteurs (journalistes, figures de la vie politique et
al.) adoptent une interprétation précise de l’espace qui construit la séparation socio-spatiale. En
explorant donc un mythe ou une « tradition inventée », ainsi qu’Eric Hobsbawm aurait pu
qualifier les manifestations de résistance, d’insoumission, d’héroïsme et d’isolement spatial
intégrés à la représentation du « village gaulois » (de ses avatars grecs tous au moins), je vais
tenter de mettre en évidence une interprétation de l’espace dominante, un piège qui semble
entraver notre capacité à affronter collectivement la crise ainsi que le cadre politique et social qui
la fonde et la maintient.
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Les deux premières références, publiées à dix ans de distance, n’ont pas de caractère satirique.
Le village gaulois a l’aspect d’un refuge loin du monde « extérieur» des « autres », menaçant et
déteint ; il est pris dans un discours d’émotion nostalgique qui décrit, dans le premier cas, le
« paradis terrestre » du quartier athénien de Philothéi, bâti selon le modèle de la ville-jardin
européenne et habité actuellement par des classes sociales assez élevées. Dans le second cas il
décrit un quartier assez différent et plus « populaire », celui de Néa Philadelphia. Dans ces deux
références, le terme « village gaulois » exprime formellement le désir de protéger un idéal spatial
préexistant. Les questions qu’elle soulève sont nombreuses et concernent tant l’idéalisation du
passé que la conception de cette cuirasse protectrice, laquelle influe d’une part sur la façon dont
vivent aussi ces « autres » et sur les espérances qu’ils entretiennent, mais qui, de l’autre, semble
assez irréalisable dans notre monde contemporain mondialisé et fluctuant.
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Dans la seconde altération du dessin de René Goscinny, le village gaulois acquiert un accent
négatif. Les communautés « idéales » des « riches irréductibles », dans les banlieues nord de la
ville, sont montrées comme épargnées par la crise. La représentation esquisse une réalité qui
trouve sans aucun doute une résonnance auprès de la majorité de ceux qui vivent hors des
murailles mentales du luxe ostentatoire et de l’indifférence hautaine. Mais elle ne dit pas toute la
vérité, et certaines connotations de son contexte ne sont pas évidentes. Dans l’espace, il existe
toujours des extrêmes qui ne se rejoignent pas. Mais leurs limites ne sont pas forcément
percevables et bien tracées.
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Particulièrement à Athènes, des études sur les retombées socio-spatiales de la crise signalent que
l’inégalité la plus marquée est vécue par les immigré(e)s qui habitent aux quartiers peuplés et
socialement mêlés du centre de la ville. On pourrait dire que la division sans heurts de l’espace se
réfère davantage à des symbolismes familiers qui tracent des emplacements moraux et non réels.
Elle construit néanmoins une bipolarisation rigide entre un certain « nous autres » et certains
« autres » ─ bipolarisation impliquant une condition spatiale polysémique.
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Dans la presse grecque, la signification symbolique du « village gaulois » a été principalement
reliée à des pratiques de protestation et de revendication dans des quartiers comme Kératéa,
dans le sud de l’Attique, où les habitants se sont heurtés avec violence à la police lors de leur
tentative d’empêcher la création d’un site d’ensevelissement de déchets. Plus récemment, le
terme de « village gaulois » fut aussi utilisé de manière accusatrice par le Ministre de l’Intérieur
lui-même au sujet de Iérissos de Chalcidique dont les habitants protestaient contre l’exploitation
des mines d’or, qualification qui fait ressortir les pratiques de répression, de surveillance policière
et de poursuites pénales que le Ministre met en œuvre.
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Les réactions provenant de Iérissos sont variées. Nous nous fondons ici sur certains articles de
journaux penchant à gauche, qui ont reproduit le symbolisme du village gaulois. Les narrations,
développées sur une base reconnaissable et affective, sont enfermées dans le désir du Ministre
que la discussion ne s’étende pas à un niveau politique, tandis qu’elles mettent parallèlement en
avant la conviction de l’idéalité retranchée.
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Au cours des années de crise, les références à des communautés insoumises au système vont se
multipliant et couvrent un large éventail idéologique. Des petites communes, des groups sociaux,
des parties politiques, des villes, ou même des pays ont été appelés ainsi. Les enjeux politiques
dans tous ces cas ne sont pas communs. Cependant, dans les textes, il ne semble pas que la
question soit celle de la suppression de la consultation publique, de l’hypocrite absence d’une
politique d’immigration, du système fiscal de l’austérité ou des « jeux » financiers de l’économie
de marché (ni bien sûr de la compréhension de leur cadre socio-spatial), mais la désobéissance,
la résistance et l’héroïsme en tant que valeurs morales qui dépassent le discours politique (de
toute façon dévalorisé). En sous-estimant le réseau complexe des relations socio-spatiales, la
représentation d’une communauté émancipée comme lieu spatialement isolé épouse un type de
morale qui sépare le « mauvais » de l’« autre » conçu comme pur et absolu. D’ailleurs, le
retranchement de local confirme probablement sa marginalisation.
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Le dessin du village gaulois a été également utilisé pour caractériser deux quartiers particuliers
du centre d’Athènes : Exarchia (région très marquée par son histoire politique, fréquenté par les
étudiants, les artistes et les intellectuels et champ d’action de nombreuses communautés
sociales) et Aghios Pantéléimonas (où l’organisation fasciste Aube Dorée a fait sentir très
fortement sa présence au cours des dernières années). La nette séparation des différents
quartiers du centre de la ville est en construction ces dernières années dans le discours politique
─ d’ordinaire accompagnée de qualifications négatives.
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Les quartiers en question ont été désignés par le maire d’Athènes sous les termes de « lieux
inaccessible », possédant une « identité politique diamétralement opposée » et ayant en commun
une « atmosphère de menace diffuse ». Dès les années quatre-vingt-dix déjà, les pratiques
politiques concernant la sécurité, et plus récemment la théorie des deux extrêmes, intensifiant la
polarisation sociale, composent des limites beaucoup plus rigides que celles de l’enceinte d’une
communauté retranchée. Cette idéologie de la protection soumise recycle la peur, affermit la
phobie du mélange et, plus important peut-être, déplace les oppositions et les conflits sociaux de
la scène de la confrontation politique à celle de l’affrontement moral, ouvrant ainsi la voie à
l’idéologie et à la violence nationaliste et raciste.
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Le village gaulois des histoires d’Astérix a été créé afin de railler la modernisation de la société
française, portant entre autres la satire sur la conviction que la démocratie et la liberté peuvent
se retrancher dans un village, une ville ou un pays. Sa tradition inventée dans la Grèce de la
crise, bien qu’elle soit souvent prise comme véhicule pour porter aux nues la vertu de la solidarité
communautaire et de la revendication collective, est enfermée dans la conception d’une société
idéale préexistante dont l’identité est statique, « pure », homogène et androcentrée. Société de
« cow-boys » qui, en défendant les idéaux traditionnels de leur société, établissent l’idéologie de la
cuirasse protectrice tout en culpabilisant les lâches et les craintifs. Dans le même cadre, la riposte
autoritaire qui met l’accent sur l’existence de catastrophes imminentes si le quartier se transforme
en « communauté insoumise » devient d’autant plus convaincante qu’elle ne culpabilise pas la peur,
mais au contraire la fortifie. La nécessité de se dégager de ces formulations bipolaires qui
fabriquent ce piège invisible (et ses conséquences plus visibles sur l’espace) nous conduisent aux
deux brèves assertions suivantes :
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La première concerne le dégagement de
la confrontation spatiale entre un « dedans » et un
« dehors » authentiques et statiques. Cela exige que l’on lise différemment l’unité du « nous » et
l’altérité de l’ « autre », non pour que s’installe une relation dialogique parmi les sociétés
géographiquement distinctes, mais pour que deviennent visibles (et négociables) les processus de
production de la différence et des privilèges dans un monde de liaisons réciproques au plan
sociopolitique, économique et culturel. Affronter d’emblée l’« autre » dominant en tant qu’ennemi
consolide son pouvoir au lieu de l’en dépouiller. Lecture différente signifie également que nous
sommes ouverts à des transformations de notre identité, que nous créons des passerelles afin de
faire ressortir ces espaces intermédiaires dans lesquels quotidiennement des myriades d’attitudes
et de pratiques, d’ordinaire éloignées des feux de l’actualité, déterminent à nouveau les sens
socio-spatiaux et déplacent leurs limites. Cela signifie, ainsi que l’explique souvent Doreen
Massey, de changer notre façon de penser l’espace et principalement le mode suivant lequel nous
composons les petites histoires locales à l’aide de l’image globale.
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La seconde assertion concerne l’éviction du discours moral. Afin que changent les termes par
lesquels se réalise le dialogue public, il faut développer un discours politique qui n’exige pas le
consentement absolu. Au contraire, en reconnaissant que l’espace est un champ conflictuel qui a
besoin de la multiplicité, il faut tracer des limites non à l’aide d’objets qui nous réduisent à des
identités figées, mais d’arguments qui mettent en évidence le politiquement « autre ». Il faut
aussi reconnaître le droit de tous à la participation au discours public, mais en comprenant bien
et en signalant à chaque fois que les possibilités et les modes de participation de chacune et de
chacun diffèrent.
Historiquement, il n’y a jamais eu le village gaulois d’Astérix, ni de démocratie idéale, et en outre
leur interprétation n’est pas un « lieu commun ». La société démocratique se construit chaque
jour à l’intérieur de divergences plus ou moins grandes d’une normalité moralement construite.
Pour ébranler cette normalité, il est besoin d’une politique qui viserait à conférer durée et espace
à ces divergences. Le grand pari de notre époque est l’apaisement de la tourmente qui recycle la
peur, et cela ne se fait pas en inventant des mythes et des traditions, ni en discourant avec
faconde sur le sauvetage de la nation, mais par l’édification, dans un effort quotidien et pressant,
d’alternatives de choix.
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