Mécanique Quantique et philosophie Dissoudre quelques Paradoxes Plan 1. La philosophie et les “mystères” de la mécanique quantique 2. Retour sur une question historique : - La dualité onde-corpuscule 3. La décohérence: sur trois interprétations 4. L’Information Quantique: au-delà de la dualité sujet-objet Variétés de de “Mystères” en Physique Quantique Roger Penrose: 1) Puzzles et 2) Paradoxes: « Z-mysteries and Xmysteries » (Shadows of the Mind, p. 237) Définition et exemples - Z: “Expérimentalement corroborés”, “Vérités quantiques sur le monde où nous vivons”, “ Choses auxquelles nous pourrions nous habituer et finir par accepter comme naturelles” Type: Corrélations EPR -X: “(…) philosophiquement inacceptables (…) surgissent parce que la MQ est une théorie incomplète” Type: Paradoxe du chat de Schrödinger (superposition macroscopique) Le rôle de la philosophie D’abord, quelle espèce de philosophie? Spéculative: Formuler en langage ordinaire une image (métaphysique) du monde qui rende raison de nos pratiques ordinaires et de la forme de nos théories scientifiques. Critique: “La philosophie (…) est une lutte contre la fascination qu’exercent sur nous les formes d’expression” (Wittgenstein, Cahier bleu) Une libre généralisation de la définition de Wittgenstein: ‘La philosophie des sciences est une lutte contre la fascination que d’anciens modes de théorisation exercent sur nous’ Dissiper les fascinations Chaque « mystère » de Penrose est conditionné par au moins une de ces “fascinations” dont la philosophie a pour but de nous libérer - Le « mystère » des corrélations EPR est lié à une fascination pour le mode classique de théorisation • Connecter les phénomènes spatio-temporels par le biais de processus euxmêmes spatio-temporels - Une part du « mystère » du chat de Schrödinger est lié à une fascination pour le langage et/ou le mode de théorisation classiques • Le mot “état” et le mode de théorisation probabiliste Les corrélations EPR et le mode classique de théorisation - En physique classique, prédire un phénomène qui apparaît dans l’espace-temps exige la description de processus spatio-temporels intermédiaires (trajectoires, ou évolutions de champs). • Expliquer les phénomènes signifie habituellement utiliser une version inversée dans le temps des processus spatio-temporels prédictifs. - En physique quantique, les phénomènes spatio-temporels sont prédits au moyen d’un formalisme pré-probabiliste qui se déploie dans un espace de Hilbert. Ce formalisme prédit indifféremment des valeurs d’observables locales ou globales (d’où les corrélations). Ces prédictions ne sont que secondairement connectées à travers l’espacetemps. • Comment expliquer les corrélations dans ce cas? Les deux types d’explications standard (causes communes ou signaux) comprennent des processus spatio-temporels. Le paradoxe du chat et le langage classique Le mot “ETAT”. • Phrase 1: “Après la préparation de Schrödinger, le chat est dans l’ETAT: 2-1/2(vivant mort ” • Phrase 2: “On trouve expérimentalement que le chat est soit dans l’ETAT « vivant » soit dans l’ETAT « mort »”. Sans le mot commun “état”, les deux phrases ne se contrediraient pas • B. Van Fraassen (Quantum Mechanics, An Empiricist View). o Etat dynamique= “Comment le système évoluerait s’il était isolé” o Etat de valeur= “Quelles observables ont une valeur, et quelle est cette valeur” Paradoxe du Chat 2: Le mode de théorisation • “Quelle est la solution du problème de la mesure? Je dis que c’est celle-ci: lorsqu’on mesure X avec des états propres xile résultat xi est observé avec la probabilité: xi , où est l’état initial. C’est ce à quoi nous en revenons, et cela conviendra aussi comme point de départ” (S. Saunders, 1994) • Bien sûr, il s’agit là d’une dissolution, pas d’une solution du problème de la mesure Le paradoxe du chat 3: Le noyau résiduel du problème de la mesure L’accord mutuel du langage de la prédiction et du langage de ce à propos de quoi est faite la prédiction. P. Mittelstaedt: accord mutuel entre la théorie (quantique) et sa méta-theorie. Retour à l’histoire: La “Révolution Quantique” Planck: La théorie quantique est un « explosif puissant et dangereux pour nos concepts physiques » Heisenberg: « Le changement de concept de réalité qui se manifeste dans la théorie quantique n’est pas qu’un prolongement du passé; il semble être une rupture réelle dans la structure de la science moderne » Schrödinger: « Nos idées sur la matière ont changé de manière radicale durant les 50 dernières années » De quoi est faite la “Révolution quantique”? Quatre composantes, ou quatre conceptions, de cette révolution: 1) Introduction d’une discontinuité « quantique » dans l’espace des états des objets microscopiques 2) Dualité onde-corpuscule 3) Probabilités, Indéterminisme, Incertitudes etc. 4) D’une vision statique de l’objectivité à une conception dynamique de l’objectivation. La contextualité. Contextualité and objectivation (point 4) soustendent les moments révolutionnaires 1-3 La dualité onde-corpuscule réévaluée 1. Einstein 1905-1911 Einstein 1905: Dans le rayonnement électromagnétique, “l’énergie n’est pas distribuée uniformément sur des régions de plus en plus vastes de l’espace mais est constituée d’un nombre fini de quanta d’énergie localisés” Einstein 1909: “L’étape suivante en physique théorique nous fournira une sorte de fusion de la théorie ondulatoire avec la théorie de l’émission (corpusculaire)”. “Je tends à imaginer ces points singuliers comme s’ils étaient entourés d’un champ de forces ayant essentiellement la nature des ondes planes, mais possédant une amplitude qui décroît avec la distance à l’égard de ces points” Einstein 1910: “Peut-on réconcilier les quanta d’énergie avec le principe de Huyghens? Cela semble impossible, mais Dieu semble avoir trouvé une astuce!” Einstein 1911: (Congrès Solvay): “J’insiste sur le fait que cette conception (des quanta de rayonnement électromagnétique) est provisoire, puisqu’elle ne semble pas pouvoir être réconciliée avec les conséquences expérimentales de la théorie ondulatoire” La dualité onde-corpuscule réévaluée. 2. L. de Broglie 1923-1924 La dualité onde-corpuscule réévaluée. 2. L. de Broglie 1923-1924 La dualité onde-corpuscule réévaluée. 3. E. Schrödinger 1925-1926 E. Schrödinger 1926: “Les règles usuelles de quantification peuvent être remplacées par une autre condition dans laquelle la mention de ‘nombres entiers’ ne figure même pas. Au lieu de cela, les nombres entiers apparaissent de la même manière naturelles que ceux qui spécifient le nombre de modes sur une corde vibrante” Quel est le statut des ondes de de Broglie? 1. 2. Une partie du monde réel, inextricablement associée aux corpuscules (de Broglie et Bohm, théorie de l’onde Pilote) La totalité du réel, puisque les phénomènes d’allure corpusculaire peuvent être décrits par des paquets d’ondes (Schrödinger 1926); Mais les paquets d’ondes se dispersent, sauf dans le cas des oscillateurs harmoniques. (Everett: Théorie interprétée sur le mode de Schrödinger. Décoherence: voir H.D. Zeh, 1993 “There are no particles nor are there quantum jumps!”) 3. Un outil mathématique pour calculer les probabilités de trouver des particules réelles ici ou là (Born 1926) Ondes: réalité, demi-réalité, sans réalité Corpuscules: sans réalité, demi-réalité, réalité Aucune de ces trois interprétations n’est pleinement acceptable ni ne peut se réserver l’exclusivité. Sur une “preuve” de l’existence des ondes de de Broglie Davisson et Germer (1927): Figures de Diffraction de flux d’électrons. “Elles ont fourni la confirmation la plus simple possible de l’hypothèse de de Broglie sur le caractère ondulatoire des particules de matière” (Kramers) “Elles ont prouvé que les ondes de de Broglie ont une réalité physique” (Gamow) Mais cela “prouve-t-il” la nature ondulatoire de quoi que ce soit, voire la réalité des ondes? Preuves et Sous-détermination Pour prouver l’existence d’une entité par une expérience, on se base sur une “inférence vers la meilleure explication (d’un résultat expérimental)” Mais: • Sur le plan logique, cela n’est pas suffisant. Une véritable preuve demanderait une “inférence vers la seule explication possible”. • Sur le plan épistémologique, c’est généralement faux en raison de la sous-détermination des théories par l’expérience. Plusieurs théories, et plusieurs interprétations de ces théories, peuvent rendre raison des mêmes données. Explications alternatives (1) Une explication alternative de la distribution d’aspect ondulatoire des impacts (figures de diffraction-interférence) • Duane (1923), Bohm (1951), Landé (1961): La distribution angulaire d’aspect ondulatoire des particules peut être expliquée en supposant que l’échange de quantité de mouvement entre particules incidentes et réseau de diffraction est quantifiée. • Discussion par Bohm (1951): “Etant donné que nous pouvons expliquer l’expérience de Davisson-Germer à l’aide de la théorie de BohrSommerfeld, nous pourrions être tentés de ne pas franchir un pas aussi radical que d’affirmer que les électrons ont certaines propriétés des ondes”. Mais ce doute sur l’existence des « ondes de matière » est vite étouffé: les théories ondulatoires sont plus générales que les conditions de quantification de Bohr-Sommerfeld. Plus général encore : un theorème sur la contextualité • Remarque: L’explication de Duane-Bohm-Landé n’implique pas seulement les propriétés des particules incidentes, mais aussi leur interaction avec le contexte expérimental (le réseau de diffraction). • Un formalisme probabiliste capable de rendre raison de phénomènes relatifs à des contextes mutuellement exclusifs, prédit des distributions d’allure ondulatoire (J.L. Destouches, P. Destouches-Février, 1939) Explications alternatives (2) Compton 1923. On ne rend pas raison de la diffusion des rayons X sur un flux d’électrons, si les rayons X sont décrits comme des ondes et les électrons comme des particules. Mais on y arrive si les rayons X sont (aussi) décrits comme des particules obéissant au principe de conservation de la quantité de mouvement. ‘Par conséquent’, les rayons X sont des particules (?) Explications alternatives de la diffusion de Compton • Schrödinger 1927. La diffusion de Compton est prise en compte si les ondes électromagnétiques du rayonnement X traversent un réseau de diffraction fait d’ondes Psi électroniques. ‘Par conséquent’, les rayons X sont des ondes (?) • Mécanique quantique standard. Vecteur d’état intriqué du système Rayons X + électron. La conservation de la quantité de mouvement est automatiquement assurée (L’opérateur d’évolution commute avec l’opérateur quantité de mouvement) Généralisation • Kidd, Ardini, Anton, Strnad (1985-1986). Toute description incorporant les lois de conservation rend raison de l’effet Compton. • Les ontologies sont indéterminées, pas les structures Interpréter la Décohérence U. Mohrhoff (2000) “ La décohérence n’est pas un élément pour une stratégie interprétative. Elle est un phénomène physique prévu par la mécanique quantique, et en quête d’interprétation comme le reste de la mécanique quantique”. Deux interprétations dominantes: réalisme et empirisme… ou un mélange des deux. Une interprétation alternative: l’interprétation néo-kantienne. Une interprétation réaliste de la décohérence Le vecteur d’état est conçu comme la représentation d’une caractéristique intrinsèque des systèmes physiques appelée leur “état” Le but de la décohérence est de montrer que la structure des états quantiques implique la structure macrospique qui est observée au laboratoire et dans la vie ordinaire Selon cette interprétation, la décohérence accomplit rien moins que déduire les apparences classiques à partir d’une réalité quantiques. Kant 1770 (avant la Critique de la raison pure!): Nos sens nous montrent les choses telles qu’elles apparaissent, tandis que la raison représente les choses telles qu’elles sont. Trois problèmes Pour une interprétation réaliste de la Décohérence 1. Persistance et récurrence de termes d’interférence 2. Pas de vrai mélange statistique, seulement un mélange impropre (d’Espagnat). Donc, pas de vraie “réduction de l’état” (Sans parler du problème et/ou!) 3. Qu’elle est l’origine de l’hypothèse que l’univers est divisé en sous-systèmes? Une origine classique! Il y a là un cercle délétère pour la lecture réaliste de la décohérence Une interprétation empiriste de la décohérence Les vecteurs d’état ne représentent pas une réalité plus profonde que les faits qu’ils permettent de prédire. Ils sont seulement des outils d’évaluation des probabilités des phénomènes contextuels La décohérence décrit comment une approximation de la forme standard, kolmogorovienne, des probabilités, émerge de la forme quantique des probabilités (du contextuel au non-contextuel ) Ici, l’environnement classique n’est pas du tout une pure apparence. Il est la seule réalité, la réalité factuelle! Retour sur les trois problèmes de la décohérence La persistance de petits termes d’interférence signifie seulement que le détachement des systèmes vis-à-vis de leur environnement est une idéalisation Puisque la théorie quantique n’est qu’un genre particulier de formalisme probabiliste, il est absurde de penser qu’elle puisse sélectionner d’elle-même un résultat donné. La circularité n’est pas choquante pour un empiriste. On ne peut pas éviter de partir de faits mésoscopiques tangibles pour élaborer une théorie physique. La seule condition à imposer à la théorie est d’être compatible avec cette réalité tangible qui a été prise comme son point de départ naturel. S’agit-il là d’une explication? Une interprétation néo-kantienne de la décohérence Dans un cadre néo-kantien, ce qui est réel n’est ni un universel formel, ni des particuliers factuels pris à part, mais le processus même de leur définition mutuelle • Les empiristes ont raison quand ils suggèrent que l’organisation classique du monde macroscopique est une pré-condition du formalisme quantique (Si ce n’était pas le cas, nul ne pourrait dire sur quoi portent les évaluations probabistes de la MQ!) • Les réalistes ont raison d’affirmer que la signification même des faits leur est conférée par le formalisme qui les ordonne Mais un philosophe néo-kantien est aussi peu attiré par le biais empiriste que par le biais réaliste. Selon lui, le contenu ne peut pas plus être rendu indépendant de la forme que la forme ne peut être dérivée du contenu. Pour paraphraser Kant, Les faits sans formalismes sont aveugles et les formalismes sans faits sont vides Un regard néo-kantien sur les trois problèmes de la décohérence Les deux premières difficultés de la lecture réaliste de la décohérence sont dissoutes à la manière empiriste. Qu’en est-il de la troisième? Selon un philosophe néo-kantien, Les faits ne sont pas plus réels que les formes et les formes pas plus réelles que les faits La décohérence prouve la validité de l’une des deux étapes de la dialectique constitutive par laquelle faits et formalismes sont mutuellement définis dans le paradigme quantique. La décohérence au sens néo-kantien ne se réduit pas à une preuve de non-contradiction. Elle montre comment faits et formalismes se façonnent l’un l’autre de manière cohérente. Au sens de causalité, ou de dérivation linéaire, la décohérence n’explique pas l’organisation classique des faits. Mais au sens de relations de définition mutuelle, la décohérence, prise avec le mouvement réciproque d’élaboration du formalisme à partir du principe de correspondance sur les observables, est explicative. Sur quelques phrases de Joos (1999) “La décohérence résout-elle le problème de la mesure ? Certainement pas. A une étape ou à une autre nous devrons encore appliquer les règles probabilistes habituelles de la théorie quantique. Elles sont par exemple cachées dans les matrices densité” “Les propriétés classiques locales sont expliquées par les caractéristiques non-locales des états quantiques” “La décohérence explique pourquoi certains objets microscopiques (les ‘particules’) semblent être localisées dans l’espace Il n’existe pas de particules” “La décohérence explique pourquoi les systèmes microscopiques sont habituellement trouvés dans leurs états propres d’énergie (et semblent donc sauter entre eux) Il n’existe pas de sauts quantiques” L’information comme Interface Zeilinger, 2003: “Tout prédicat que nous pourrions attribuer à un système quantique, en nous basant toujours sur l’observation de propriétés de l’appareil classique utilisé, représente notre connaissance, ou information, sur le système, telle que nous l’avons obtenue par l’expérimentation”. • Information = Connaissance-sur-un-système (sans séparation) • L’information est Relationnelle; elle n’est ni une reproduction de la nature, ni une création des observateurs Heisenberg, 1956: “La science de la nature ne décrit ni n’explique simplement la nature; elle est une partie du rapport entre la nature et nous-mêmes; elle décrit la nature en tant qu’exposée à notre méthode d’interrogation”. Les termes de la relation cognitive devraient et pourraient être redéfinis en termes d’information Zeilinger, 2003: “Le système le plus simple représente seulement un bit d’information. Pour nous, un système est une construction basée sur l’information”. Le cercle des théories et des métathéories Une théorie physique requiert une métathéorie. Exemple: La mécanique quantique fournit des probabilités à propos d’événements expérimentaux. L’énoncé des événements expérimentaux utilise un langage métathéorique. Le niveau métathéorique n’est pas un fondement absolu de la théorie. Il représente seulement un rôle qui doit être tenu. Grinbaum 2004: Le cercle de la théorie physique et de sa métathéorie La MQ à partir d’axiomes sur l’information Wheeler (1988) a été le premier à formuler le programme consistant à dériver le formalisme quantique à partir de principes informationnels. Josza : ”Placer la notion d’information à un niveau primaire et fondamental dans la formulation de la physique quantique” Axiome 1 : Rovelli: ”Il existe une quantité maximale d’information pertinente qui peut être extraite d’un système.” Fuchs:”Il y a une information maximale à propos d’un système.” Brukner et Zeilinger: ”Le contenu d’information d’un système quantique est fini” Axiome 2 : Rovelli: ”Il est toujours possible d’acquérir de l’information nouvelle sur un système.” Fuchs: ”Il y a toujours des questions que nous pouvons poser au sujet d’un système mais dont nous ne pouvons pas prédire les résultats.” Brukner and Zeilinger: Enoncer qu’il y a des propositions mutuellement complémentaires; et que le contenu total d’information du système est invariant sous un changement de l’ensemble des propositions mutuellement complémentaires. Et quelques autres axiomes Grinbaum arXiv:quant-ph/0306079. Bub et al. 2001 Conclusions Pas d’‘Etats’. Pas de particules. Pas d’ondes. Pas de fondement absolu (ni formel ni factuel) PAS DE PARADOXES …Mais quelle thérapeutique de choc! Wittgenstein: “Le traitement philosophique d’une question est comme le traitement d’une maladie” Chaque révolution en physique implique une nouvelle conception de ce qu’est la physique, pas (seulement) de la nature