Le Monde Hors Serie N 11/2014 Parution irrégulière Un Occident, Des Occidents Variations concept Georges Corm Depuis mes études universitaires à Paris au milieu du siècle dernier, j’avais été frappé par l’intensité de l’usage du concept d’Occident et des nombreux qualificatifs élogieux accompagnant ce mot devenu « totémique ». Les valeurs occidentales, la civilisation occidentale, l’héritage gréco-romain de cette civilisation, l’héritage chrétien, l’héritage aryen ou indo-germanique, l’épanouissement de la raison et de l’individualisme : autant de tentatives de cerner une identité dite occidentale, qui forge un « nous occidentaux » opposé à une altérité orientale, qu’elle soit arabe, islamique, indoue, chinoise, japonaise. C’est ainsi qu’aujourd’hui un théoricien reconnu de la notion d’Occident énumère les différentes racines prestigieuses de cette l’identité occidentale de la façon suivante : « 1) L’invention de la Cité, de la liberté sous la loi, de la science et de l’école par les Grecs ; 2) l’invention du droit, de la propriété privée, de la “personne” et de l’humanisme par Rome ; 3) la révolution éthique et eschatologique de la Bible : la charité dépassant la justice, la mise sous tension eschatologique d’un temps linéaire, le temps de l’Histoire ; 4) la “Révolution papale” des VIe-XIIIe siècles, qui a choisi d’utiliser la raison humaine sous les deux figures de la science grecque et du droit romain pour inscrire dans l’histoire l’éthique et l’eschatologie bibliques, réalisant ainsi la première véritable synthèse entre “Athènes”, “Rome” et “Jérusalem” ; 5) la promotion de la démocratie libérale accomplie par ce qu’il est convenu d’appeler les grandes révolutions démocratiques (Hollande, Angleterre, États-Unis, France, puis, sous une forme ou une autre, tous les autres pays de l’Europe occidentale) »1. Pourtant, les cinq événements « fondateurs » identifiés ici ne sont-ils pas de nature totalement hétéroclite et n’est-il pas artificiel de les amalgamer ainsi dans une seule et même identité ? En effet, les temporalités de chacun d’entre eux apparaissent sans aucun rapport les unes avec les autres, tant elles sont éloignées dans le temps et dans l’espace : des anciens Hébreux aux Grecs de l’Antiquité, en passant par la papauté romaine, les libéraux anglais, hollandais, américains et français. En réalité, dans la notion d’Occident nous avons une construction historique et idéologique magnifiée et dogmatiquement solidifiée et essentialisée, en dépit de l’extrême diversité des moments ou évènements ou patrimoines intellectuels choisis et considérés comme fondateurs dans la « morphogenèse » de l’Occident. 1 Philippe NEMO, Qu’est-ce que l’Occident ? PUF, Paris, 2004. 1 C’est pourquoi, j’ai qualifié la notion d’Occident de « méga identité », tant elle recouvre de façon paradoxale des réalités culturelles, historiques et géographiques différentes2. Cette notion pourrait être la résultante des « mythi-déologies » nationales européennes, si bien décrites par Marcel Detienne, nées selon lui des « grands feux de forêts allumés par des « mythologies nationales » »3. Elle est fonction du besoin de racines. Il est donc naturel – mais en même temps paradoxal - qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale et devant l’horreur des ravages meurtriers des grands nationalismes européens qui se sont répétés, amplifiés une seconde fois après ceux de la Grande guerre (1914-1918), les mythi-déologies nationales aient eu tendance à reculer. C’est ce recul même qui a permis de donner corps à une supra et méga mythi-déologie : celle de l’identité supposée unique et spécifique de l’Occident. Paradoxal, disons-nous, car c’est bien le règne d’une très grande diversité des cultures, des langues, des milieux géographiques, des systèmes politiques, des croyances, des systèmes de penser et d’appréhender le monde et son évolution, qui caractérise l’histoire du petit continent européen, comparé au gigantisme géographique des autres quatre continents du monde et des grandes civilisations qui y ont fleuri. C’est bien cette grande diversité qui contraste avec la forte croyance dans l’unité d’une civilisation européenne, support et origine d’une civilisation occidentale, ce qui doit nous amener à nous interroger sur la formation de la méga identité Occident4. Rappelons ici qu’Occident et Orient sont de banales notions géographiques et astronomiques. En conséquence parvenir à leur donner un tel contenu idéologique, émotionnel et identitaire mythique constitue un phénomène majeur qui mérite une critique déconstructiviste, si l’on veut éviter que ne se répètent sur une plus grande échelle les ravages des deux guerres mondiales, les tensions extrêmes de la Guerre froide et, aujourd’hui, celles résultant de la théorie du choc des civilisations, popularisée depuis la fin de cette dernière guerre à travers le succès de l’ouvrage de Samuel Huntington sur ce thème5. Les anciens Grecs évoquaient la ligne de fracture entre eux et les « barbares », essentiellement les Perses, mais l’expression alors signifiait plus les peuples en dehors de la culture grecque et de ses institutions, qu’une altérité irréductible et de nature inférieure. En fait, et c’est encore un paradoxe à noter, c’est la division de l’empire romain en deux entités géographiques séparées et rivales, l’empire d’Occident et celui de l’Orient, qui installe les premiers éléments de « fracture ». Cette dernière sera confirmée et amplifiée par la division de l’Eglise entre une église d’Occident, siégeant à Rome et se voulant la tête dirigeante de toutes les autres et une église d’Orient, siégeant à Constantinople, étroitement alliée au pouvoir politique de l’empire d’Orient qui deviendra, l’empire byzantin. 2 Georges CORM, Orient-Occident. La fracture imaginaire, La Découverte, Paris, 2002. Marcel DETIENNE, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Seuil, Paris, 2003, ainsi que du même auteur, L’invention de la mythologie, Gallimard, Paris, 1981. 4 Georges CORM, L’Europe et le mythe de l’Occident. La construction d’une histoire, La Découverte, Paris, 2009. 5 Samuel HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997. 3 2 La ligne de fracture Orient/Occident naît donc en fait à l’intérieur d’une même civilisation, celle des Romains - ou celle de la civilisation gréco-romaine progressivement investie par le christianisme naissant. Ce christianisme a d’ailleurs ses racines en Orient syro-mésopotamien et il a sécrété un grand nombre d’églises aux croyances théologiques différentes (monophysisme, nestorianisme, arianisme, donatisme, etc…). Nous souffrons aujourd’hui, sur les deux rives de la Méditerranée, de l’oubli de la richesse du christianisme des premiers siècles, de la révolution culturelle à laquelle il a donné lieu par l’écrasement, souvent violent du paganisme, du recul de la philosophie grecque durant de longs siècles. Byzance et Rome imposeront une structure impériale et hiérarchisé à leur christianisme ; l’Egypte devenue chrétienne deviendra le centre le plus actif de résistance à la domination de l’Eglise byzantine et de sa théologie, cependant que dans le bassin syro-mésopotamien on assiste à l’éclosion d’une floraison d’églises qui se développeront jusqu’en Inde, ce dont en Europe on a même perdu le souvenir. Cette floraison et les furieuses querelles théologiques qu’elle entraîne prépareront le terrain à la venue de la prophétie coranique. Celle-ci en effet entend régler par son message le très profond différent entre judaïsme et christianisme, mais aussi les contentieux théologiques divers de la chrétienté sur la nature du Christ. L’Islam naissant se considère comme étant dans la continuité des deux premiers monothéismes, ses aînés. Juifs, chrétiens et musulmans sont tous considérés dans le texte coranique descendants d’Abraham et en conséquence des peuples ayant reçu une révélation divine à travers le prophétisme (« gens du Livre »)6. Un très grand nombre de sourates du Coran reprennent les récits de l’Ancien Testament. Bien plus, le Nouveau Testament est tout aussi familier que l’Ancien dans le texte coranique. La Vierge Marie y est particulièrement honorée, le récit de l’Annonciation par l’Archange Gabriel y est repris et l’esprit de Dieu est déclaré avoir soufflé sur le Christ. C’est pourquoi, le grand orientaliste français Louis Massignon aura à cœur de développer ce lien unissant les croyants des trois religions monothéistes dans un « Abrahamisme » commun permettant de réduire l’hostilité traditionnelle entre Islam et Chrétienté, soit en fait aussi entre Orient et Occident7. A la lumière de ces rappels on peut difficilement donner crédit à la thèse de Renan qui considère que ce qui a bâti le succès du christianisme, c’est la civilisation grecque et celle de l’esprit aryen de l’Europe qui en aurait fait cette grande religion. Cependant qu’il considère que « l’Islamisme » incarne la lourdeur de l’esprit sémite, opposé au raffinement de l’esprit aryen et qu’il est un ennemi à abattre8. Certes, l’apparition de la 6 Sur la notion de « gens du Livre » dans le Coran, on se reportera à Georges CORM, Histoire du pluralisme religieux dans le Bassin Méditerranéen, Geuthner, Paris, 1998. 7 Le thème de la racine abrahamique commune aux trois religions monothéistes développé par Louis Massignon (1883-1962) a été repris par son disciple lui aussi très grand islamologue, Youakim Moubarac (1924-1995), prêtre libanais, qui enseigna longtemps l’islamologie à la Sorbonne à Paris et à l’Université Catholique de Louvain. Sur ces deux personnalités, on peut consulter utilement le site http://louismassignon.org et http://youakimmoubarc.org 8 Voir Ernest RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ? Et autres essais politiques, Press Pocket, Paris, 1992 qui contient le texte de son discours d’ouverture du cours de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France en 1862, discours qui est un « manifeste aryen » particulièrement virulent ; ainsi que notre analyse de ce texte dans L’Europe et le mythe de l’Occident…, op.cit., pp.33-36. 3 religion musulmane sur la rive sud de la Méditerranée va contribuer par la suite à étendre la fracture déjà dessinée à l’intérieur du monde chrétien méditerranéen entre les deux rives de cette mer commune. Mais du VIIIè siècle à la chute de Grenade, la « civilisation » au sens de richesse de la culture et du savoir, mais aussi du raffinement est arabo-musulmane (ou orientale), plus qu’européenne (occidentale). C’est par la suite que l’Europe renaissante devient puissante, repousse les envahisseurs Ottomans musulmans, après avoir expulsé de la péninsule ibérique et du sud de l’Italie les implantations arabo-berbères. Désormais, le centre de gravité de l’Europe va basculer vers les espaces atlantiques, l’océan indien et le pacifique. L’économie méditerranéenne décline et avec elle la bordure nord de la Méditerranée. Toutefois, la nouvelle force acquise par le petit continent lui permettra aussi d’étendre à partir du XIXè siècle sa domination politique et militaire sur tout le bassin méditerranéen, comme si l’empire Romain s’était reconstitué. Mais cette force scientifique, technique, économique (la Révolution industrielle) qu’acquière l’Europe ne l’empêche pas d’être un continent où les Etats et les civilisations qu’ils entendent représenter s’affrontent avec cruauté. La conversion forcée au christianisme par Charlemagne, la Guerre de cent ans, puis la cruauté des longues guerres de religion qui va creuser un clivage entre une Europe protestante où se pratique une multiplicité d’Eglises et une Europe catholique où le pouvoir politique s’affranchit progressivement de la tutelle de l’Eglise romaine. La philosophie des Lumières puis les principes de la Révolution française vont entraîner une marginalisation progressive de cette église. L’unité de l’Eglise européenne brisée, la voie est ouverte au développement puis à l’explosion des nationalismes et des fanatismes qu’ils entraînent, ainsi qu’à la production de grands systèmes philosophiques et politiques qui constitueront autant de facteurs qui forgent des perceptions contradictoires de l’évolution du monde, au point de créer une profonde cassure même au sein de l’Europe. La lecture de Thomas Mann ou d’Oswald Spengler et même de Nietzsche nous montre une Europe furieusement déchirée à la fin du XIXe siècle entre son versant Ouest (Angleterre, France, Italie) et son versant Est (Europe allemande)9. L’Ouest est considéré par l’Est comme la partie matérialiste, individualiste, démocratique et impérialiste marchande. L’Est se considère conservateur des valeurs traditionnelles de l’Europe, celle des « terroirs », des communautés organiques traditionnelles, de la religion et de la mystique. Aux yeux de ces auteurs phares, l’impérialisme marchand, le matérialisme et l’individualisme libéral amènent immanquablement à la décadence. Seuls les terroirs sont les réservoirs d’énergie, de créativité et de puissance d’un peuple, ainsi que de ses grandes actions nobles et héroïques10. 9 Particulièrement éclairante est la lecture de Thomas MANN, Considérations d’un apolitique, Grasset, Paris, 2002 qui est un journal tenu par le grand romancier durant la Grande guerre 14-18. Voir aussi Oswald SPENGLER, Le déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, 2 vol., Gallimard, Paris, 1976. 10 Sur ce point, voir Georges CORM, L’Europe et le mythe de l’Occident…, op. cit., chapitre V « Le choc des visions du monde en Europe », pp.171-208 (édition de poche 2012). 4 Cette querelle qui déchire l’Europe se répand en Russie. Aux « slavophiles », partisans de la préservation de l’âme russe, de la mystique religieuse, de la sacralité de la famille impériale et de l’Eglise orthodoxe, gardienne des valeurs profondes du peuple d’un côté, s’opposent de l’autre côté les « occidentaux », c'est-à-dire les partisans d’une européanisation/modernisation accélérée de la société russe qui demeure « arriérée » et en retard sur le plan du développement scientifique, économique et technologique11. En réalité, un peu partout dans le monde, au fur et à mesure qu’elle se répand grâce à l’expansion de la puissance politique et militaire européenne, la dualité contradictoire de la « civilisation » européenne entraîne ce même type de conflits, dans le monde arabe dès l’expédition de Napoléon Bonaparte, en Chine, au Japon et ailleurs hors d’Europe12. L’expansion de l’idéologie marxiste hors d’Europe et de la Russie, grâce à la Révolution russe, ne fera que complexifier encore plus la notion d’Occident. Où classer le marxisme et les systèmes politiques qui s’en sont réclamés ? Est-il vraiment une partie intégrante de l’Occident ou bien son échec au cœur de l’Europe l’a-t-il repoussé sur les périphéries russes et le continent asiatique, avant de le voir disparaître presque totalement du paysage intellectuel européen après l’effondrement de l’URSS ? Où donc trouver cet Occident totémique et obsessionnel, alors même que la marche vers les deux grandes guerres européennes (14-18 et 39-45) a été mise en route du fait de ces conceptions opposées, religieuses, philosophiques, incarnées aussi dans des nationalismes culturels exacerbés, autant de facteurs de déchirures de l’Europe ? Rappelons que l’émergence puis le développement de la puissance soviétique dans l’ancien empire des Tsars donnera naissance à la fracture plus volontiers dénommée « Est-Ouest », gardant ainsi un caractère géographique accusé, à une époque où l’utilisation intensive de la notion d’Occident n’est pas encore totalement installée les esprits européens. L’Ouest de l’Europe parce que ouvert sur la mer serait démocratique, navigateur, marchand et libéral, l’Est continental serait en revanche totalitaire, comme l’a théorisé l’historien Jacques Pirenne13. C’est aussi et en même temps une vision essentialiste et déterministe de la division géographique du monde. On rappellera ici que le vocabulaire anglo-saxon ne fait pas vraiment de différence entre la notion géographique d’Ouest (the West) et celle d’Occident (Western civilisation), ce qui n’est pas le cas de la langue française par exemple. Malheureusement, cette fracture, loin de s’effacer avec l’effondrement de l’URSS, se renforce et s’épanouit dans une notion d’identité occidentale, toujours aussi dogmatique. 11 Voir Martin MALIA, L’Occident et l’énigme russe, Seuil, Paris, 2003, ainsi que Alexandre KOYRE, La Philosophie et le problème national en Russie au début du XXè siècle, Seuil, Paris, 1976. 12 Georges CORM, L’Europe et le mythe de l’Occident…, op. cit., pp. 197-205. 13 Jacques PIRENNE, Les grands courants de l’histoire universelle, Editions de la Baconnière, Neuchatel, 1959. « Ainsi, apparaît-il que plus on se rapproche de la mer, plus grande est l’influence du libéralisme et plus profonde son action, comme générateur de puissance et de richesse. Si l’on s’enfonce sur le continent, c’est l’autoritarisme, au contraire, que l’on trouve à la base de toute l’évolution politique et sociale, mitigé en Europe centrale par l’opposition féodale, dominant en Russie où aucune force ne peut enrayer sa grandissante entreprise » (Tome 3, page XXXIX) 5 Il faut aussi noter que désormais, dans la définition de l’identité de l’Occident, on insiste beaucoup moins sur les racines gréco-romaines de la civilisation occidentale. Ce sont les racines dites judéo-chrétiennes qui s’imposent et qui sont le plus évoquées. D’abord parce qu’il faut absolument surmonter le traumatisme du génocide des communautés juives d’Europe sous la régime de la barbarie nazie et donc réconcilier ces deux monothéismes ennemis. Ce n’est que progressivement à partir des années 1970 que la question de l’Holocauste est ouverte dans toute son ampleur. En dépit du fait que le christianisme se soit construit dans l’hostilité absolue au judaïsme et en opposition par rapport à lui, l’expression de valeurs judéo-chrétiennes devient très courante pour caractériser l’identité de l’Occident. Ensuite, par ce que l’Etat d’Israël, nouveau venu sur la scène internationale, est considéré comme une juste réparation aux tourments infligés au judaïsme par l’Europe chrétienne (l’anti-judaïsme théologique), puis par l’Europe raciste anti-sémite de la fin du XIXè siècle et de la première moitié du XXè siècle, idéologie encore plus redoutable que celle de l’Europe chrétienne. La naissance d’Israël aux yeux européens et américains, est donc considérée comme un juste accomplissement de l’Histoire, au sens hégélien du terme. Bien plus, sur l’autre rive de la Méditerranée, la décolonisation n’apparaît-elle pas aux yeux européens comme un réveil de l’Islam et donc comme le danger futur, tel que Renan et plus près de nous Bernard Lewis, Jacques Ellul et Samuel Huntington l’ont abondamment décrit14. Les évènements du 11 septembre 2001 viendront cristalliser cette fracture entre un monde judéo-chrétien et un monde arabo-musulman dont les civilisations respectives seraient condamnées à l’hostilité permanente. On peut d’ailleurs s’interroger pour tenter de comprendre pourquoi le concept d’occidentalité a fini par prévaloir sur celui d’européanité. La conception gaullienne d’une Europe des nations apaisées n’aurait-elle pas dû consacrer une européanité prévalente sur une conception atlantiste de l’Occident, dont le centre n’est plus l’Europe, mais les Etats-Unis et leurs autres alliés dans le monde (Japon, Corée du Sud, Australie). Car « le monde libre » autre expression favorite du vocabulaire anglo-saxon, intensivement employé durant la Guerre froide, est bien celle qui recoupe le mieux la notion d’Ouest (the West) opposé à l’Est. Tout ce qui est démocratie libérale tend à devenir l’Occident, sous la direction des Etats-Unis, cependant que tout ce qui ne reproduit pas les institutions démocratiques « à l’occidentale », telles que pratiquées de façon fort variée d’ailleurs, reste enfermé dans la notion d’Orient. En réalité, s’il y a une alliance des civilisations et non un choc de civilisations, c’est bien l’Europe d’aujourd’hui qui en donne l’exemple. L’Europe désormais pacifiée est en effet une magnifique mosaïque de civilisations et de cultures (française, britannique, italienne, espagnole et portugaise, germanique, slave, scandinave). Il est bien sûr dommage que l’Union européenne soit surtout une construction d’ordre économique, gangrenée depuis quelques années par l’idéologie du néolibéralisme et du monétarisme étriqué, ce qui affaiblit cette construction, en particulier depuis le début de la crise financière des années 14 Bernard LEWIS, Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité, Gallimard, Paris, 2002 ; Jacques ELLUL, Islam et judéo-christianisme, PUF, Paris, 2004 ; Samuel HUNTINGTON, Le choc des civilisations, op. cit. 6 200-2009. L’Union s’est en effet construite par la mise en place du marché commun, puis du marché unique, puis de l’union monétaire. Le petit continent européen est désormais unifié économiquement, sinon politiquement. Car le domaine du politique est celui dont les Etats-Unis détiennent désormais le monopole avec l’assentiment des Etats membres de l’Union européenne qui a lié sa politique étrangère à celle de l’OTAN, alliance militaire. Ce sont les Etats-Unis qui ont mené le monde libre à la victoire sur l’URSS, c’est eux qui ont maintenu et même revigoré l’OTAN après la disparition de l’Etat soviétique et de ses institutions, ce qui leur a permis d’intégrer militairement au sein de cette alliance les Etats européens libérés de la domination soviétique. On en est ainsi revenu insensiblement à la politique du « containment » ou de l’encerclement à but préventif de la Russie, sous différentes formes et, en particulier, de lui barrer l’accès aux « mers chaudes », notamment la Méditerranée. Il s’agit là d’une politique antérieure à la Révolution bolchevique et qui existait déjà au XIXè siècle envers la Russie tsariste. Position peu rationnelle, lorsque l’Angleterre et encore plus les EtatsUnis si loin géographiquement de la Méditerranée prétendent dominer cette mer et en exclure la Russie qui pourtant en est si proche. Aussi est-il donc légitime de se poser la question de savoir mais qu’est donc est l’Occident aujourd’hui. Quelle est son identité, quelles sont ses valeurs, quelles sont ses institutions ? Comme on l’a vu, il n’y a guère une définition unique de l’Occident, son cœur ancien qui est l’Europe a été déchiré par tant de conflits, de guerres, de systèmes philosophiques et de conceptions contradictoires du monde, que l’on peut douter d’une européanité qui serait l’origine d’une occidentalité qui intègre désormais et place en son centre les Etats-Unis, définis comme « hyper puissance ». Certes, les valeurs à vocation universelle produite par la philosophie des Lumières et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen demeurent un socle majeur d’éthique politique. Mais même ce socle a été contesté par de nombreux philosophes européens et américains qui l’ont mis en accusation comme source des totalitarismes modernes15. L’Occident institutionnel lui n’est-il pas réduit à l’OTAN, alliance militaire où prédomine largement la doctrine américaine de sécurité mondiale ? N’est-il pas aussi le centre de production de l’idéologie si excessive du néolibéralisme et de la nécessaire globalisation économique du monde que répandent les grandes universités « occidentales », c'est-à-dire européennes et américaines ? Faut-il véritablement continuer d’alimenter cette ligne de fracture de l’imaginaire, « géographie de l’esprit » qui érige des barrières bien plus épaisses et infranchissables que les frontières terrestres16 ? Les sciences humaines doivent-elles continuer de couper le monde en deux : sociétés occidentales d’un côté et toutes les autres par ailleurs, sans 15 Ainsi par exemple l’historien François FURET, Penser la Révolution française, Gallimard, Paris, 1978, mais aussi Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXè siècle, Laffont, Paris, 1995 ; ainsi que le philosophe Leo STRAUSS, La Cité et l’Homme, Le livre de Poche, Paris, 2005. 16 Ce beau terme de « géographie de l’esprit » est dû à Marcel CREPON, Les géographies de l’esprit, Payot, Paris, 1996, ouvrage remarquable par sa déconstruction des grands clichés anthropologiques sur les races, les peuples, les nations. On pourra aussi se reporte à Carole REYNAUD-PALIGOT, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux Etats-Unis. XIXè-XXè s., PUF, Paris, 2011. 7 que l’on sache très bien où classer le Japon ou les différentes sociétés d’Amérique latine et de l’Afrique sub-saharienne, contribuant de la sorte à contraindre les recherches en les enfermant dans des catégories anthropologiques fermées et artificielles ? La richesse et la diversité des patrimoines européens et américains méritent mieux que cet enfermement dans une méga identité dénommée Occident, catégorie devenue fourre tout et dont l’utilité semble être exclusivement de nature géopolitique, au service d’intérêts de puissance politique, économique et militaire. La persistance d’un Occident se définissant comme judéo-chrétien, démocratique et individualiste, opposé à des sociétés dites « holistes » ou « magiques » ou « patriarcales » ou religieuses, ne peut que continuer d’entraîner la crispation des nombreux Orients : arabo-musulman, chinois et indo-chinois, indo-musulman. Dans un monde désormais aussi ouvert, avons-nous encore besoin de mithy-déologies, de méga-identités, de fanatismes de nature civilisationnels remplaçant les anciens nationalismes et venant compenser le parfum des terroirs perdus ? Ou bien faut-il travailler à redonner cohérence et cohésion à des territoires partout déstructurés et mis à mal par une mondialisation qui a tendance à échapper à ses initiateurs « occidentaux » ? Cette question mérite ici d’être posée. 8