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Cette querelle qui déchire l’Europe se répand en Russie. Aux « slavophiles », partisans de
la préservation de l’âme russe, de la mystique religieuse, de la sacralité de la famille
impériale et de l’Eglise orthodoxe, gardienne des valeurs profondes du peuple d’un côté,
s’opposent de l’autre côté les « occidentaux », c'est-à-dire les partisans d’une
européanisation/modernisation accélérée de la société russe qui demeure « arriérée » et en
retard sur le plan du développement scientifique, économique et technologique11. En
réalité, un peu partout dans le monde, au fur et à mesure qu’elle se répand grâce à
l’expansion de la puissance politique et militaire européenne, la dualité contradictoire de
la « civilisation » européenne entraîne ce même type de conflits, dans le monde arabe dès
l’expédition de Napoléon Bonaparte, en Chine, au Japon et ailleurs hors d’Europe12.
L’expansion de l’idéologie marxiste hors d’Europe et de la Russie, grâce à la Révolution
russe, ne fera que complexifier encore plus la notion d’Occident. Où classer le
marxisme et les systèmes politiques qui s’en sont réclamés ? Est-il vraiment une partie
intégrante de l’Occident ou bien son échec au cœur de l’Europe l’a-t-il repoussé sur les
périphéries russes et le continent asiatique, avant de le voir disparaître presque totalement
du paysage intellectuel européen après l’effondrement de l’URSS ?
Où donc trouver cet Occident totémique et obsessionnel, alors même que la marche vers
les deux grandes guerres européennes (14-18 et 39-45) a été mise en route du fait de ces
conceptions opposées, religieuses, philosophiques, incarnées aussi dans des nationalismes
culturels exacerbés, autant de facteurs de déchirures de l’Europe ? Rappelons que
l’émergence puis le développement de la puissance soviétique dans l’ancien empire des
Tsars donnera naissance à la fracture plus volontiers dénommée « Est-Ouest », gardant
ainsi un caractère géographique accusé, à une époque où l’utilisation intensive de la
notion d’Occident n’est pas encore totalement installée les esprits européens. L’Ouest de
l’Europe parce que ouvert sur la mer serait démocratique, navigateur, marchand et libéral,
l’Est continental serait en revanche totalitaire, comme l’a théorisé l’historien Jacques
Pirenne13. C’est aussi et en même temps une vision essentialiste et déterministe de la
division géographique du monde.
On rappellera ici que le vocabulaire anglo-saxon ne fait pas vraiment de différence entre
la notion géographique d’Ouest (the West) et celle d’Occident (Western civilisation), ce
qui n’est pas le cas de la langue française par exemple. Malheureusement, cette fracture,
loin de s’effacer avec l’effondrement de l’URSS, se renforce et s’épanouit dans une
notion d’identité occidentale, toujours aussi dogmatique.
11 Voir Martin MALIA, L’Occident et l’énigme russe, Seuil, Paris, 2003, ainsi que Alexandre KOYRE, La
Philosophie et le problème national en Russie au début du XXè siècle, Seuil, Paris, 1976.
12 Georges CORM, L’Europe et le mythe de l’Occident…, op. cit., pp. 197-205.
13 Jacques PIRENNE, Les grands courants de l’histoire universelle, Editions de la Baconnière, Neuchatel,
1959. « Ainsi, apparaît-il que plus on se rapproche de la mer, plus grande est l’influence du libéralisme et
plus profonde son action, comme générateur de puissance et de richesse. Si l’on s’enfonce sur le continent,
c’est l’autoritarisme, au contraire, que l’on trouve à la base de toute l’évolution politique et sociale, mitigé
en Europe centrale par l’opposition féodale, dominant en Russie où aucune force ne peut enrayer sa
grandissante entreprise » (Tome 3, page XXXIX)