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Le Monde Hors Serie
N 11/2014
Parution irrégulière
Un Occident, Des Occidents
Variations concept
Georges Corm
Depuis mes études universitaires à Paris au milieu du siècle dernier, j’avais été frappé par
l’intensité de l’usage du concept d’Occident et des nombreux qualificatifs élogieux
accompagnant ce mot devenu « totémique ». Les valeurs occidentales, la civilisation
occidentale, l’héritage gréco-romain de cette civilisation, l’héritage chrétien, l’héritage
aryen ou indo-germanique, l’épanouissement de la raison et de l’individualisme : autant
de tentatives de cerner une identité dite occidentale, qui forge un « nous occidentaux »
opposé à une altérité orientale, qu’elle soit arabe, islamique, indoue, chinoise, japonaise.
C’est ainsi qu’aujourd’hui un théoricien reconnu de la notion d’Occident énumère les
différentes racines prestigieuses de cette l’identité occidentale de la façon suivante : « 1)
L’invention de la Cité, de la liberté sous la loi, de la science et de l’école par les Grecs ;
2) l’invention du droit, de la propriété privée, de la “personne” et de l’humanisme par
Rome ; 3) la révolution éthique et eschatologique de la Bible : la charité dépassant la
justice, la mise sous tension eschatologique d’un temps linéaire, le temps de l’Histoire ;
4) la “Révolution papale” des VIe-XIIIe siècles, qui a choisi d’utiliser la raison humaine
sous les deux figures de la science grecque et du droit romain pour inscrire dans l’histoire
l’éthique et l’eschatologie bibliques, réalisant ainsi la première véritable synthèse entre
“Athènes”, “Rome” et “Jérusalem” ; 5) la promotion de la démocratie libérale accomplie
par ce qu’il est convenu d’appeler les grandes révolutions démocratiques (Hollande,
Angleterre, États-Unis, France, puis, sous une forme ou une autre, tous les autres pays de
l’Europe occidentale) »1.
Pourtant, les cinq événements « fondateurs » identifiés ici ne sont-ils pas de nature
totalement hétéroclite et n’est-il pas artificiel de les amalgamer ainsi dans une seule et
même identité ? En effet, les temporalités de chacun d’entre eux apparaissent sans aucun
rapport les unes avec les autres, tant elles sont éloignées dans le temps et dans l’espace :
des anciens Hébreux aux Grecs de l’Antiquité, en passant par la papauté romaine, les
libéraux anglais, hollandais, américains et français. En réalité, dans la notion d’Occident
nous avons une construction historique et idéologique magnifiée et dogmatiquement
solidifiée et essentialisée, en dépit de l’extrême diversité des moments ou évènements ou
patrimoines intellectuels choisis et considérés comme fondateurs dans la
« morphogenèse » de l’Occident.
1 Philippe NEMO, Qu’est-ce que l’Occident ? PUF, Paris, 2004.
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C’est pourquoi, j’ai qualifié la notion d’Occident de « méga identité », tant elle recouvre
de façon paradoxale des réalités culturelles, historiques et géographiques différentes2.
Cette notion pourrait être la résultante des « mythi-déologies » nationales européennes, si
bien décrites par Marcel Detienne, nées selon lui des « grands feux de forêts allumés par
des « mythologies nationales » »3. Elle est fonction du besoin de racines. Il est donc
naturel – mais en même temps paradoxal - qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale
et devant l’horreur des ravages meurtriers des grands nationalismes européens qui se sont
répétés, amplifiés une seconde fois après ceux de la Grande guerre (1914-1918), les
mythi-déologies nationales aient eu tendance à reculer. C’est ce recul même qui a permis
de donner corps à une supra et méga mythi-déologie : celle de l’identité supposée unique
et spécifique de l’Occident.
Paradoxal, disons-nous, car c’est bien le règne d’une très grande diversité des cultures,
des langues, des milieux géographiques, des systèmes politiques, des croyances, des
systèmes de penser et d’appréhender le monde et son évolution, qui caractérise l’histoire
du petit continent européen, comparé au gigantisme géographique des autres quatre
continents du monde et des grandes civilisations qui y ont fleuri. C’est bien cette grande
diversité qui contraste avec la forte croyance dans l’unité d’une civilisation européenne,
support et origine d’une civilisation occidentale, ce qui doit nous amener à nous
interroger sur la formation de la méga identité Occident4.
Rappelons ici qu’Occident et Orient sont de banales notions géographiques et
astronomiques. En conséquence parvenir à leur donner un tel contenu idéologique,
émotionnel et identitaire mythique constitue un phénomène majeur qui mérite une
critique déconstructiviste, si l’on veut éviter que ne se répètent sur une plus grande
échelle les ravages des deux guerres mondiales, les tensions extrêmes de la Guerre froide
et, aujourd’hui, celles résultant de la théorie du choc des civilisations, popularisée depuis
la fin de cette dernière guerre à travers le succès de l’ouvrage de Samuel Huntington sur
ce thème5.
Les anciens Grecs évoquaient la ligne de fracture entre eux et les « barbares »,
essentiellement les Perses, mais l’expression alors signifiait plus les peuples en dehors de
la culture grecque et de ses institutions, qu’une altérité irréductible et de nature inférieure.
En fait, et c’est encore un paradoxe à noter, c’est la division de l’empire romain en deux
entités géographiques séparées et rivales, l’empire d’Occident et celui de l’Orient, qui
installe les premiers éléments de « fracture ». Cette dernière sera confirmée et amplifiée
par la division de l’Eglise entre une église d’Occident, siégeant à Rome et se voulant la
tête dirigeante de toutes les autres et une église d’Orient, siégeant à Constantinople,
étroitement alliée au pouvoir politique de l’empire d’Orient qui deviendra, l’empire
byzantin.
2 Georges CORM, Orient-Occident. La fracture imaginaire, La Découverte, Paris, 2002.
3 Marcel DETIENNE, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Seuil, Paris, 2003,
ainsi que du même auteur, L’invention de la mythologie, Gallimard, Paris, 1981.
4 Georges CORM, L’Europe et le mythe de l’Occident. La construction d’une histoire, La Découverte,
Paris, 2009.
5 Samuel HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997.
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La ligne de fracture Orient/Occident naît donc en fait à l’intérieur d’une même
civilisation, celle des Romains - ou celle de la civilisation gréco-romaine -
progressivement investie par le christianisme naissant. Ce christianisme a d’ailleurs ses
racines en Orient syro-mésopotamien et il a sécrété un grand nombre d’églises aux
croyances théologiques différentes (monophysisme, nestorianisme, arianisme, donatisme,
etc…). Nous souffrons aujourd’hui, sur les deux rives de la Méditerranée, de l’oubli de la
richesse du christianisme des premiers siècles, de la révolution culturelle à laquelle il a
donné lieu par l’écrasement, souvent violent du paganisme, du recul de la philosophie
grecque durant de longs siècles. Byzance et Rome imposeront une structure impériale et
hiérarchisé à leur christianisme ; l’Egypte devenue chrétienne deviendra le centre le plus
actif de résistance à la domination de l’Eglise byzantine et de sa théologie, cependant que
dans le bassin syro-mésopotamien on assiste à l’éclosion d’une floraison d’églises qui se
développeront jusqu’en Inde, ce dont en Europe on a même perdu le souvenir.
Cette floraison et les furieuses querelles théologiques qu’elle entraîne prépareront le
terrain à la venue de la prophétie coranique. Celle-ci en effet entend régler par son
message le très profond différent entre judaïsme et christianisme, mais aussi les
contentieux théologiques divers de la chrétienté sur la nature du Christ. L’Islam naissant
se considère comme étant dans la continuité des deux premiers monothéismes, ses aînés.
Juifs, chrétiens et musulmans sont tous considérés dans le texte coranique descendants
d’Abraham et en conséquence des peuples ayant reçu une révélation divine à travers le
prophétisme (« gens du Livre »)6. Un très grand nombre de sourates du Coran reprennent
les récits de l’Ancien Testament. Bien plus, le Nouveau Testament est tout aussi familier
que l’Ancien dans le texte coranique. La Vierge Marie y est particulièrement honorée, le
récit de l’Annonciation par l’Archange Gabriel y est repris et l’esprit de Dieu est déclaré
avoir soufflé sur le Christ. C’est pourquoi, le grand orientaliste français Louis Massignon
aura à cœur de développer ce lien unissant les croyants des trois religions monothéistes
dans un « Abrahamisme » commun permettant de réduire l’hostilité traditionnelle entre
Islam et Chrétienté, soit en fait aussi entre Orient et Occident7.
A la lumière de ces rappels on peut difficilement donner crédit à la thèse de Renan qui
considère que ce qui a bâti le succès du christianisme, c’est la civilisation grecque et celle
de l’esprit aryen de l’Europe qui en aurait fait cette grande religion. Cependant qu’il
considère que « l’Islamisme » incarne la lourdeur de l’esprit sémite, opposé au
raffinement de l’esprit aryen et qu’il est un ennemi à abattre8. Certes, l’apparition de la
6 Sur la notion de « gens du Livre » dans le Coran, on se reportera à Georges CORM, Histoire du
pluralisme religieux dans le Bassin Méditerranéen, Geuthner, Paris, 1998.
7 Le thème de la racine abrahamique commune aux trois religions monothéistes développé par Louis
Massignon (1883-1962) a été repris par son disciple lui aussi très grand islamologue, Youakim Moubarac
(1924-1995), prêtre libanais, qui enseigna longtemps l’islamologie à la Sorbonne à Paris et à l’Université
Catholique de Louvain. Sur ces deux personnalités, on peut consulter utilement le site
http://louismassignon.org et http://youakimmoubarc.org
8 Voir Ernest RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ? Et autres essais politiques, Press Pocket, Paris, 1992 qui
contient le texte de son discours d’ouverture du cours de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque au
Collège de France en 1862, discours qui est un « manifeste aryen » particulièrement virulent ; ainsi que
notre analyse de ce texte dans L’Europe et le mythe de l’Occident…, op.cit., pp.33-36.
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religion musulmane sur la rive sud de la Méditerranée va contribuer par la suite à étendre
la fracture déjà dessinée à l’intérieur du monde chrétien méditerranéen entre les deux
rives de cette mer commune. Mais du VIIIè siècle à la chute de Grenade, la
« civilisation » au sens de richesse de la culture et du savoir, mais aussi du raffinement
est arabo-musulmane (ou orientale), plus qu’européenne (occidentale).
C’est par la suite que l’Europe renaissante devient puissante, repousse les envahisseurs
Ottomans musulmans, après avoir expulsé de la péninsule ibérique et du sud de l’Italie
les implantations arabo-berbères. Désormais, le centre de gravité de l’Europe va basculer
vers les espaces atlantiques, l’océan indien et le pacifique. L’économie méditerranéenne
décline et avec elle la bordure nord de la Méditerranée. Toutefois, la nouvelle force
acquise par le petit continent lui permettra aussi d’étendre à partir du XIXè siècle sa
domination politique et militaire sur tout le bassin méditerranéen, comme si l’empire
Romain s’était reconstitué.
Mais cette force scientifique, technique, économique (la Révolution industrielle)
qu’acquière l’Europe ne l’empêche pas d’être un continent où les Etats et les civilisations
qu’ils entendent représenter s’affrontent avec cruauté. La conversion forcée au
christianisme par Charlemagne, la Guerre de cent ans, puis la cruauté des longues guerres
de religion qui va creuser un clivage entre une Europe protestante où se pratique une
multiplicité d’Eglises et une Europe catholique où le pouvoir politique s’affranchit
progressivement de la tutelle de l’Eglise romaine. La philosophie des Lumières puis les
principes de la Révolution française vont entraîner une marginalisation progressive de
cette église.
L’unité de l’Eglise européenne brisée, la voie est ouverte au développement puis à
l’explosion des nationalismes et des fanatismes qu’ils entraînent, ainsi qu’à la production
de grands systèmes philosophiques et politiques qui constitueront autant de facteurs qui
forgent des perceptions contradictoires de l’évolution du monde, au point de créer une
profonde cassure même au sein de l’Europe. La lecture de Thomas Mann ou d’Oswald
Spengler et même de Nietzsche nous montre une Europe furieusement déchirée à la fin
du XIXe siècle entre son versant Ouest (Angleterre, France, Italie) et son versant Est
(Europe allemande)9. L’Ouest est considéré par l’Est comme la partie matérialiste,
individualiste, démocratique et impérialiste marchande. L’Est se considère conservateur
des valeurs traditionnelles de l’Europe, celle des « terroirs », des communautés
organiques traditionnelles, de la religion et de la mystique. Aux yeux de ces auteurs
phares, l’impérialisme marchand, le matérialisme et l’individualisme libéral amènent
immanquablement à la décadence. Seuls les terroirs sont les réservoirs d’énergie, de
créativité et de puissance d’un peuple, ainsi que de ses grandes actions nobles et
héroïques10.
9 Particulièrement éclairante est la lecture de Thomas MANN, Considérations d’un apolitique, Grasset,
Paris, 2002 qui est un journal tenu par le grand romancier durant la Grande guerre 14-18. Voir aussi
Oswald SPENGLER, Le déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, 2 vol.,
Gallimard, Paris, 1976.
10 Sur ce point, voir Georges CORM, L’Europe et le mythe de l’Occident…, op. cit., chapitre V « Le choc
des visions du monde en Europe », pp.171-208 (édition de poche 2012).
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Cette querelle qui déchire l’Europe se répand en Russie. Aux « slavophiles », partisans de
la préservation de l’âme russe, de la mystique religieuse, de la sacralité de la famille
impériale et de l’Eglise orthodoxe, gardienne des valeurs profondes du peuple d’un côté,
s’opposent de l’autre côté les « occidentaux », c'est-à-dire les partisans d’une
européanisation/modernisation accélérée de la société russe qui demeure « arriérée » et en
retard sur le plan du développement scientifique, économique et technologique11. En
réalité, un peu partout dans le monde, au fur et à mesure qu’elle se répand grâce à
l’expansion de la puissance politique et militaire européenne, la dualité contradictoire de
la « civilisation » européenne entraîne ce même type de conflits, dans le monde arabe dès
l’expédition de Napoléon Bonaparte, en Chine, au Japon et ailleurs hors d’Europe12.
L’expansion de l’idéologie marxiste hors d’Europe et de la Russie, grâce à la Révolution
russe, ne fera que complexifier encore plus la notion d’Occident. Où classer le
marxisme et les systèmes politiques qui s’en sont réclamés ? Est-il vraiment une partie
intégrante de l’Occident ou bien son échec au cœur de l’Europe l’a-t-il repoussé sur les
périphéries russes et le continent asiatique, avant de le voir disparaître presque totalement
du paysage intellectuel européen après l’effondrement de l’URSS ?
Où donc trouver cet Occident totémique et obsessionnel, alors même que la marche vers
les deux grandes guerres européennes (14-18 et 39-45) a été mise en route du fait de ces
conceptions opposées, religieuses, philosophiques, incarnées aussi dans des nationalismes
culturels exacerbés, autant de facteurs de déchirures de l’Europe ? Rappelons que
l’émergence puis le développement de la puissance soviétique dans l’ancien empire des
Tsars donnera naissance à la fracture plus volontiers dénommée « Est-Ouest », gardant
ainsi un caractère géographique accusé, à une époque où l’utilisation intensive de la
notion d’Occident n’est pas encore totalement installée les esprits européens. L’Ouest de
l’Europe parce que ouvert sur la mer serait démocratique, navigateur, marchand et libéral,
l’Est continental serait en revanche totalitaire, comme l’a théorisé l’historien Jacques
Pirenne13. C’est aussi et en même temps une vision essentialiste et déterministe de la
division géographique du monde.
On rappellera ici que le vocabulaire anglo-saxon ne fait pas vraiment de différence entre
la notion géographique d’Ouest (the West) et celle d’Occident (Western civilisation), ce
qui n’est pas le cas de la langue française par exemple. Malheureusement, cette fracture,
loin de s’effacer avec l’effondrement de l’URSS, se renforce et s’épanouit dans une
notion d’identité occidentale, toujours aussi dogmatique.
11 Voir Martin MALIA, L’Occident et l’énigme russe, Seuil, Paris, 2003, ainsi que Alexandre KOYRE, La
Philosophie et le problème national en Russie au début du XXè siècle, Seuil, Paris, 1976.
12 Georges CORM, L’Europe et le mythe de l’Occident…, op. cit., pp. 197-205.
13 Jacques PIRENNE, Les grands courants de l’histoire universelle, Editions de la Baconnière, Neuchatel,
1959. « Ainsi, apparaît-il que plus on se rapproche de la mer, plus grande est l’influence du libéralisme et
plus profonde son action, comme générateur de puissance et de richesse. Si l’on s’enfonce sur le continent,
c’est l’autoritarisme, au contraire, que l’on trouve à la base de toute l’évolution politique et sociale, mitigé
en Europe centrale par l’opposition féodale, dominant en Russie où aucune force ne peut enrayer sa
grandissante entreprise » (Tome 3, page XXXIX)
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