marché comme une institution sociale

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LES ANALYSES
SOCIOLOGIQUES DU
FONCTIONNEMENT
DES MARCHES
1- COMMENT NAIT UN MARCHE ?
 Réflexion préalable sur l’échange et sa logique
« Cette division du travail, de laquelle découlent tant
d'avantages, ne doit pas être regardée dans son origine
comme l'effet d'une sagesse humaine qui ait prévu et qui
ait eu pour but cette opulence générale qui en est le
résultat, elle est la conséquence nécessaire, quoique lente
et graduelle, d'un certain penchant naturel à tous les
hommes, qui ne se proposent pas des vues d'utilité aussi
étendues : c'est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire
des trocs et des échanges d'une chose pour une autre. »
Adam Smith – Essai sur la nature et les causes de la richesse des
nations
1. 1 – Questions sur la nature de l’échange
1- Analyse de Karl Polanyi autour de la diversité des formes de l’échange
- Réciprocité
- Redistribution
- Echange marchand
 Formes présentes simultanément dans une société donnée
(rejet d’une logique évolutionniste)
2 - Interrogations sur le lien entre don et logique marchande
 Première lecture : don est fondamental dans les sociétés traditionnelles et
tend à disparaître dans les sociétés marchandes modernes
Exemples du potlach et de la kula
Triple dimension : donner – recevoir - rendre
Mise en jeu de l’ensemble des relations sociales dans ces
logiques de don
 Deuxième lecture : don persiste dans les sociétés modernes mais tend
à changer de nature
 Question de l’obligation à l’œuvre dans le don et de son rapport
avec l’individualisme et la liberté
 Question de l’anonymat et de la gratuité du don contemporain (cf.
analyses du don du sang - Richard Titmuss)
3 - Complexité des mécanismes à l’œuvre dans l’échange
Cette scène primitive qui se déroule dans une ferme plantée au beau milieu du maquis
corse à soixante kilomètres d'Ajaccio. La saison du brocciu vient juste de démarrer. Dans la
pièce où Madame Casalta fabrique le fromage se pressent les voisins et amis qui papotent
en attendant leur part de brocciu. Madame Paoli, vieille dame de quatre-vingts ans,
intervient de sa voix haut perchée dans toutes les discussions. Elle est visiblement
chez elle puisque la patronne l'appelle par son petit nom, comme quelqu'un de la
famille. Vient le moment de payer. Madame Paoli s'arrange pour se présenter la dernière
en rejoignant Madame Casalta dans la pièce voisine où une table a été installée, sorte de
comptoir qui cadre la transaction marchande. Le brocciu est pesé, enveloppé dans un sac
de plastique, et change de main en même temps que le billet de 50F tendu par Madame
Paoli pour solde de tout compte. Une fois le billet enfermé dans la boîte de fer blanc
qui sert de caisse, Madame Casalta conclut l'échange par un sonore: "Merci
Madame Paoli; est-ce que vous en reprendrez demain?".
La phrase touche juste et fait rosir d'indignation le visage de la vieille dame qui se
tourne vers le sociologue: "C'est chaque fois la même chose. Elle sait que ça me met en
rage. Rendez-vous compte, je la connais depuis qu'elle est toute petite. Je suis même la
commère de sa fille. Commère en corse ça veut dire marraine, monsieur, mais c'est
bien plus fort qu'en français. Je suis comme la mère de sa fille. Et voilà elle me traite
de Madame Paoli quand je la paye!". L'indignation est la seule ressource dont elle
dispose pour tenter un formatage alternatif, pour rendre inopérants le
cadrage et l'internalisation si soigneusement préparés par Madame Casalta,
avec la remise transformée en salle de vente, la table-comptoir, la boîte-tiroir
caisse, et la formule de politesse qui en établissant la relation entre étrangers
se révèle offensante.
Confrontée à ce formatage marchand auquel elle entend résister, la vieille
dame n'a d'autre ressource que de faire proliférer les relations, les
associations, de manière à faire basculer la transaction dans le régime du don:
"je suis la mère de sa fille". On voit que la transaction peut être indifféremment
formatée dans le mode marchand ou dans le mode du don. Mais le formatage, quel
qu'il soit, est coûteux et suppose un minimum d'investissements, l'indignation et
l'appel à témoin étant le seul qui soit à cet instant à portée de la vieille dame que son
mari silencieux soutient d'un hochement de tête.
Michel CALLON et Bruno LATOUR, - chapitre d'un livre collectif dirigé par Alain Caillé - Le
capitalisme aujourd'hui, La Découverte, MAUSS n°9 (1997)
1. 2 – Le marché comme institution sociale
1 - Conception du marché comme une institution sociale
 Opposition entre analyse de Durkheim sur la division du travail et celle de
Smith
« Rien ne paraît facile, au premier abord, comme de déterminer
le rôle de la division du travail. Ses efforts ne sont-ils pas connus
de tout le monde ? Parce qu'elle augmente à la fois la force
productive et l'habileté du travailleur, elle est la condition
nécessaire du développement intellectuel et matériel des
sociétés; elle est la source de la civilisation. D'autre part,
comme on prête assez volontiers à la civilisation une valeur
absolue, on ne songe même pas à chercher une autre fonction à
la division du travail. (...) C'est parce qu'on n'a généralement
pas vu d'autre fonction à la division du travail que les théories
qu'on en a proposées sont à ce point inconsistantes. »
E. Durkheim – De la division du travail social
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2 - Identification de trois éléments clés dans l’affirmation du processus
marchand
 droit
 monnaie
 Etat
Exemples :
Industrie électrique aux Etats-Unis au début du 20ème siècle
Marché de la maison individuelle (P. Bourdieu)
« Ce qui s'affirme tacitement à travers la création d'une maison, c'est la volonté de créer
un groupe permanent, uni par des relations sociales stables, une lignée capable de se perpétuer
durablement, à la façon de la demeure, durable et stable, immuable; c'est un projet ou un pari
collectif sur l'avenir de l'unité domestique, c'est-à-dire sur sa cohésion, son intégration,
ou, si l'on préfère, sur sa capacité de résister à la désagrégation et à la dispersion. Et
l'entreprise même qui consiste à choisir ensemble une maison, à l'aménager, à la décorer, bref,
à en faire un "chez soi" que l'on sent "bien à soi", entre autres raisons parce qu'on aime en lui
les sacrifices en temps et en travail qu'il a coûtés et aussi parce que, en tant qu'attestation
visible de la réussite d'un projet commun accompli en commun, il est la source toujours
renouvelée d'une satisfaction partagée, est un produit de la cohésion affective qui redouble et
renforce la cohésion affective,. [ ... ] la plupart des agents économiques ont, en ce qui concerne
la maison, une préférence en matière de technologie de fabrication dont on ne trouve
l'équivalent que pour certains produits alimentaires et, plus généralement, pour tous les biens
de luxe : attachés à un mode de production dit traditionnel qui est conçu comme une
garantie non seulement de qualité technique mais aussi d'authenticité symbolique, ils
sont presque toujours enclins à privilégier la maison "faite main", à l'ancienne, réellement
ou sur le mode du simili (la "maison de maçons" en parpaings, produite selon un mode
d'organisation industriel), possédée en propriété individuelle et située dans un environnement
authentiquement ou fictivement campagnard (lotissement) - cela au détriment de la maison
industrielle (ou du logement dans un immeuble collectif). »
Pierre BOURDIEU - Les Structures sociales de l'économie - Paris, Seuil, 2000, coll. « Liber », p. 35. Éditions du Seuil.
« Bref, le marché des maisons individuelles (comme, sans doute à des degrés
différents, tout marché) est le produit d'une double construction sociale, à laquelle
l'État contribue pour une part décisive : construction de la demande, à travers la
production des dispositions individuelles et, plus précisément, des systèmes de
préférences individuels - en matière de propriété ou de location notamment - et aussi à
travers l'attribution des ressources nécessaires, c'est-à-dire les aides étatiques à la
construction ou au logement définies par des lois et des règlements dont on peut aussi
décrire la genèse; construction de l'offre, à travers la politique de l'État (ou des
banques) en matière de crédit aux constructeurs qui contribue, avec la nature des
moyens de production utilisés, à définir les conditions d'accès au marché. [ ... ] Et il suffit de
pousser plus loin le travail d'analyse pour découvrir encore que la demande ne se spécifie et
ne se définit complètement qu'en relation avec un état particulier de l'offre et aussi des
conditions sociales, juridiques notamment (règlements en matière de construction, permis
de construire, etc.), qui lui permettent de se satisfaire. »
Pierre BOURDIEU, ibid., p. 30.
Musique en ligne
3 - Exemple de construction d’un marché
Marché aux fraises en Sologne
Actes de la Recherche en Sciences
Sociales - 1986
1. 3 – Les analyses de Karl Polanyi autour de la mise en place
d’une économie de marché
1 - Analyse des conditions historiques d’émergence
d’une économie de marché
Economie de marché définie comme « un système
autorégulé de marchés »
« les faits économiques sont originellement encastrés (embedded) » dans
des situations qui ne sont pas en elles-mêmes de nature économique, ni
leurs fins ni leurs moyens. L’apparition du concept d’économie est une
question de temps et d’histoire, mais ni le temps ni l’histoire ne nous
fournissent les outils pour pénétrer la masse des rapports sociaux au sein
desquels l’économie est encastrée (souligné par nous). C’est la tâche de ce
qu’on peut appeler l’analyse des institutions. »
K. Polanyi et al. – Les systèmes économiques dans l’histoire
2 - Economie de marché suppose l’émergence de marchés
pour trois « quasi-marchandises » (terre, monnaie, travail)
date clé pour Polanyi : abolition du « Speenhamland Act » - 1834
référence à la « Grande Transformation » autour de
l’instabilité du système auto régulé de marché
 Thèse de Polanyi est soumise à des interrogations et des critiques
2- LE MARCHE ET SES REGLES DE FONCTIONNEMENT
2. 1 – L’analyse du marché de l’emploi par
Granovetter
1 - Essai de validation de l’analyse
« classique » du fonctionnement du
marché du travail
Enquête sur 300 cadres des environs de
Boston
Conclusion : les liens personnels sont le moyen le plus
fréquent pour trouver un emploi
2 - Interprétation à partir de l’importance des réseaux et des
liens sociaux
Distinction entre liens forts (strong ties) et liens faibles (weak ties)
2. 2 – Marchés, réseaux et développement
1 - Etude du développement économique de l’Asie du Sud Est en
fonction des appartenances à différents groupes ethniques
Constat : question clé est celle de la durée de vie d’une entreprise
Importance des liens forts dans une communauté pour garantir la cohésion
d’un groupe économique
Mais spécificité de la diaspora chinoise qui articule liens forts à l’intérieur
du groupe et liens faibles avec d’autres familles facilitant l’expansion
commerciale
2 - Prolongements de l’analyse autour de la référence à la confiance
Fukuyama (Trust – 1995) :
confiance est un moyen essentiel dont dispose une firme pour se
développer (réduction des coûts de transaction)
confiance se noue d’abord dans le groupe restreint (famille)
question de la confiance passe par l’articulation famille - Etat
Algan et Cahuc (La société de défiance – 2008) :
difficultés de la croissance française sont liées à une confiance
insuffisante entre les acteurs
rôle négatif de la réglementation qui limite les possibilités
d’établissement de liens de confiance
2. 3 – « L’invention » du marketing
1 - Volonté de contrôler et de stabiliser le lien client - entreprise
internalisation par les entreprises de la fonction de distribution
« invention » des marques
généralisation du procédé et affaiblissement de l’avantage des firmes
pionnières conduit à une évolution continuelle des techniques
commerciales
2 - Mise en place de normes et/ou labels permettant de réduire les
problèmes d’information imparfaite
3- ARGENT ET FINANCE : ENTRE RATIONALITE ET
FACTEURS SOCIAUX
3. 1 – Les sociologies de l’argent
1 - Analyse fondatrice de Georg Simmel
Développement de l’utilisation de la monnaie a
un impact sur l’ensemble des relations sociales
 Complexité du lien argent – relations sociales
Relations plus impersonnelles, fonctionnelles et
objectives
Mais complexité de la dynamique liée à la monnaie
Utilisation de la monnaie influe également sur les
conceptions du temps et de l’espace
2 - Analyses de Viviane Zelizer
 Lecture critique de Simmel
 Importance des relations sociales dans la
circulation et l’utilisation de la monnaie
 Etude de trois domaines : circulation de
l’argent dans le couple, monétarisation des
cadeaux, question de la charité
3. 2 – Comment fonctionnent les marchés financiers ?
1 - Analyse des acteurs sociaux à l’origine du développement des
marchés financiers
 Développement des marchés financiers autour de certaines
catégories (rôle des marchands juifs ou plus largement de minorités
religieuses)
 Importance des acteurs publics dans l’apparition des marchés
financiers (cf. financement des dettes publiques au début du 19ème
siècle, dérèglementation années 90, question des rapports entre
acteurs des marchés et pouvoir politique)
2 - Processus sociaux d’interaction derrière les échanges sur les
marchés financiers
Réflexion sur les comportements mimétiques (Keynes – finance
comportementale)
Question des modalités de contrôle des acteurs sur les marchés (travaux
d’Abolafia)
Diversité des processus de décision par les acteurs des marchés financiers
– « Bazar de la rationalité » - O. Godechot
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