La science de la thermodynamique
dans la deuxième moitié du dix-neuvième
siècle
S B
Università di Bologna
Abstract
In the last decades of the XIX century, we can nd two kinds of Me-
chanics: mechanics as mechanical models and machinery on the one hand,
and mechanics as a formal language for physical sciences, on the other. As a
consequence, two dierent traditions of research emerged from classical ther-
modynamics. While James Clerk Maxwell and Ludwig Boltzmann pursued
the integration of thermodynamics with the kinetic theory of gases, others
relied on a macroscopic and more abstract approach that set aside specic
mechanical models. is second approach blossomed in two decades in dif-
ferent countries of Europe and in the United States. François Massieu, Josiah
Willard Gibbs, Hermann Helmholtz, and then Pierre Duhem explored the
connections between the contents of thermodynamics and the formal struc-
tures of analytical mechanics.
. Certains contenus de cet article ont été développés dans des livres et articles que j’ai écrits
en anglais. Voir, par exemple, Bordoni a, Bordoni b, Bordoni c, Bordoni
a et Bordoni b.
. Email : stefano.bordoni@gmail.com, stefano.bordoni@unibo.it
Revue des Questions Scientiques, ,  () : -

   
Introduction
La deuxième moitié du XIXe siècle fut le théâtre dune importante trans-
formation dans le domaine des sciences naturelles. La professionnalisation de
la physique, de la chimie, des sciences de la terre, et des sciences de la vie fut
accompagnée par lémergence de nouvelles théories et de nouvelles pratiques
scientiques. Méthodes et contenus spéciques de la science acquirent une
pertinence philosophique et la science prit la première place dans le débat
culturel. Des questions philosophiques signicatives émergèrent spontané-
ment des théories et pratiques scientiques: parfois les philosophes durent se
protéger contre la prétention que la pratique scientique représentât la seule
source able de connaissance. En même temps, certains scientiques réalisè-
rent que l’entreprise scientique impliquait une interaction complexe entre les
pratiques rationnelles et empiriques plutôt quune alliance automatique entre
expériences et lois mathématiques.
La physique, considérée comme un corps déni de connaissances, une
formation universitaire spécique, et une profession déterminée, fut la consé-
quence dun processus historique qui eut lieu dans la seconde moitié du XIXe
siècle. Jusquaux premières années du XXe siècle, la physique fut pratiquée par
des chercheurs appartenant à diverses catégories académiques: mathémati-
ciens, physiciens, ingénieurs, et philosophes naturels. Si lémergence de la
physique en tant que discipline universitaire spécique peut être considérée
comme un des héritages de la n du XIXe siècle, lémergence dune nouvelle
pratique théorique et lintroduction de l’enseignement de la physique théo-
rique furent les résultats les plus intéressants de ce processus. La nouvelle
pratique théorique découla de lalliance fructueuse entre la plus récente tradi-
tion de la physique mathématique et le composant plus spéculatif de la plus
ancienne tradition de la philosophie naturelle.
Dans les dernières décennies du siècle, électromagnétisme et thermody-
namique émergèrent comme de nouveaux ensembles systématiques de
connaissances, et le lien conceptuel entre eux et la tradition de la mécanique
se révéla très problématique. L’interprétation mécanique des nouveaux
concepts dentropie et de champ électromagnétique apparut assez dicile,
comme la souligné Ernst Cassirer il y a quelques décennies et plus récemment
Jürgen Renn [Cassirer , p.; Renn et Rauchhaupt , pp. -].
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Après la première systématisation de la thermodynamique dans les an-
nées , diverses interprétations du lien problématique entre la thermody-
namique et la mécanique furent avancées. Deux diérentes traditions de
recherche émergèrent de la version de Rudolf Clausius de la thermodyna-
mique. Bien que James Clerk Maxwell et Ludwig Boltzmann poursuivirent
l’intégration de la thermodynamique avec la théorie cinétique des gaz, dautres
comptèrent sur une approche macroscopique plus abstraite qui refusait les
modèles mécaniques spéciques. Cette deuxième approche sépanouit, pen-
dant une vingtaine dannées, dans diérents pays d’Europe et aux États-Unis.
François Massieu, Josiah Willard Gibbs, Hermann Helmholtz, et ensuite
Pierre Duhem explorèrent les liens entre le contenu de la thermodynamique
et les structures formelles de la mécanique analytique. D’autres, comme le
jeune Max Planck et Arthur von Oettingen, poursuivirent une sorte de symé-
trie formelle entre les variables thermiques et mécaniques. Dans les îles bri-
tanniques, Joseph John omson développa une approche dynamique de la
physique et de la chimie, en utilisant les outils de la mécanique abstraite mais
sans exclure des mouvements microscopiques. Certains développements sont
logiquement reliés entre eux, comme dans le cas de Massieu, Gibbs, Hel-
mholtz et Duhem, même sils se sont produits dune manière largement indé-
pendante. Duhem avança la réinterprétation la plus originale et la plus
systématique de la thermodynamique, qui a impliqué une audacieuse mise à
jour de la mécanique analytique et une aussi audacieuse unication mathé-
matique entre la physique et la chimie. Un engagement fort pour lunication
de la physique était une des caractéristiques essentielles de toutes ces re-
cherches théoriques.
* * *
Physique théorique, histoire de la physique, et remarques métathéoriques
sur la science étaient mutuellement interconnectées dans la praxis scientique
de Pierre Duhem. En particulier, il garda ensemble ce que les spécialistes
allaient ensuite diviser en deux sujets diérents, à savoir lhistoire et la philo-
sophie des sciences. Son but d’unication entre la mécanique, la thermodyna-
mique et la chimie, ainsi que sa réinterprétation de la philosophie naturelle
aristotélicienne, pouvait être poursuivi seulement par un scientique doté
dune maîtrise profonde de la physique, dune bonne connaissance de lhis-
toire, et dune subtile sensibilité philosophique. Les remarques historiques et
épistémologiques quil avait commencées à publier systématiquement dans les
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années  furent ensuite recueillies dans le livre quil publia en , La
théorie physique, son objet et sa structure. Les articles les plus importants sur
lhistoire et la philosophie de la science avaient été publiés par la Revue des
Questions Scientiques.
Duhem vécut dans une période caractérisée par la chute du Second Em-
pire, la guerre contre la Prusse, la défaite, l’insurrection de la Commune, les
luttes idéologiques à propos de la laïcité de l’État, et le cas Dreyfus. Il était un
croyant convaincu et, en même temps, un penseur indépendant: il se refusait
de transformer des contenus scientiques spéciques en des arguments apolo-
gétiques. Il pensait que les liens subtils entre la pratique scientique, les enga-
gements philosophiques et la religion ne pouvaient être compris quà partir
dune séparation nette entre les trois domaines. Il reconnut la fécondité de
certains aspects de la tradition aristotélicienne, à la fois la théorie de la
connaissance et la philosophie naturelle, et en même temps il refusa dêtre
impliqué dans la renaissance du néo-thomisme.
Le but de cet article est danalyser les racines et les contenus de lapproche
abstraite de la thermodynamique qui conua dans les théories que Pierre
Duhem élabora au début des années . Cette analyse et cette histoire
commencent au milieu du XIXe siècle, suivent les développements qui eurent
lieu dans les années  et , et conduisirent à la théorie très générale par
laquelle Duhem réalisa lunication formelle entre la mécanique et la thermo-
dynamique, et ensuite entre la physique et la chimie.
Une pluralité de voies théoriques pour la thermodynamique
Dans les années  et , la récente thermodynamique se ramia
dans deux directions diérentes: dun côté, il y avait le ranement de la
théorie cinétique des gaz qui conduisit à une alliance discutable entre les lois
mécaniques et les procédures statistiques, et de lautre la tentative de baser la
thermodynamique sur les structures mathématiques de la mécanique analy-
tique. Gce à Joseph Louis Lagrange et à sa Mécanique Analytique (), la
mécanique avait subi une remarquable généralisation, et un espace physique
abstrait avait remplacé lespace euclidien ordinaire dans la tradition de la phy-
sique mathématique. Dans les années , William Rowan Hamilton avait
envisagé une mécanique très abstraite basée sur un ensemble de principes
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
variationnels exprimés en coordonnées généralisées. En , le mathémati-
cien et philosophe naturel irlandais James MacCullagh avait développé une
théorie mathématique de loptique par des méthodes lagrangiennes. Un autre
physicien irlandais, George Francis FitzGerald, formula une théorie lagran-
gienne des champs électromagnétiques en  [MacCullagh  ; FitzGe-
rald  ; Hankins , pp. -, - et - ; Darrigol ,
pp. - et-].
La thermodynamique orit non seulement de nouvelles améliorations
technologiques, mais aussi de nouveaux horizons théoriques, à savoir: le vaste
débat philosophique et cosmologique sur la seconde loi, leveloppement de
la thermochimie, et une nouvelle mathématisation des théories. Des voies
théoriques diérentes furent suivies par les physiciens, même si nous pouvons
distinguer deux grandes traditions: James Clerk Maxwell et Ludwig Boltz-
mann poursuivirent l’intégration de la thermodynamique avec la théorie ci-
nétique des gaz, tandis que dautres scientiques comptaient sur une approche
macroscopique en termes de variables continues, mettant de côté les modèles
mécaniques spéciques. Une des caractéristiques essentielles de la thermody-
namique, l’irréversibilité de ses lois par rapport à linversion du temps, rendait
cette partie de la physique très diérente de la mécanique. Néanmoins, la
théorie cinétique de Maxwell et Boltzmann réussit à combler l’écart entre les
domaines mécaniques et thermiques. Vers la n du siècle, elle fut appliquée
avec succès à dautres domaines, y compris le rayonnement électromagnétique
[Maxwell  ; Maxwell ; Boltzmann  ; Boltzmann  ; Darri-
gol et Renn , pp.  et ].
* * *
En , Rudolf Clausius, qui était alors professeur à l’École dartillerie
et dingénierie royale à Berlin, avait déclaré que léquivalence entre la chaleur
et le travail, et « la loi de Carnot » nétaient pas nécessairement incompatibles,
à condition que cette dernière fût légèrement modiée. À la loi d’équivalence
mentionnée ci-dessus, il en associait une autre, an de maintenir une sorte de
symétrie dans la structure axiomatique de la thermodynamique : une loi
déquivalence entre les « transformations ». Il précisait que deux types de
transformations étaient en jeu dans les machines thermiques: la transforma-
tion de la chaleur en travail, et la transformation dune quantité de chaleur
dQ
, qui était stockée dans la chaudière à une température élevée
T2
, en cha-
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