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Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (4) : 399-420
La science de la thermodynamique
dans la deuxième moitié du dix-neuvième
siècle1
Stefano Bordoni2
Università di Bologna
Abstract
In the last decades of the XIX century, we can find two kinds of Mechanics: mechanics as mechanical models and machinery on the one hand,
and mechanics as a formal language for physical sciences, on the other. As a
consequence, two different traditions of research emerged from classical thermodynamics. While James Clerk Maxwell and Ludwig Boltzmann pursued
the integration of thermodynamics with the kinetic theory of gases, others
relied on a macroscopic and more abstract approach that set aside specific
mechanical models. This second approach blossomed in two decades in different countries of Europe and in the United States. François Massieu, Josiah
Willard Gibbs, Hermann Helmholtz, and then Pierre Duhem explored the
connections between the contents of thermodynamics and the formal structures of analytical mechanics.
1.
2.
Certains contenus de cet article ont été développés dans des livres et articles que j’ai écrits
en anglais. Voir, par exemple, Bordoni 2012a, Bordoni 2012b, Bordoni 2012c, Bordoni
2013a et Bordoni 2013b.
Email : [email protected], [email protected]
400
revue des questions scientifiques
Introduction
La deuxième moitié du XIXe siècle fut le théâtre d’une importante transformation dans le domaine des sciences naturelles. La professionnalisation de
la physique, de la chimie, des sciences de la terre, et des sciences de la vie fut
accompagnée par l’émergence de nouvelles théories et de nouvelles pratiques
scientifiques. Méthodes et contenus spécifiques de la science acquirent une
pertinence philosophique et la science prit la première place dans le débat
culturel. Des questions philosophiques significatives émergèrent spontanément des théories et pratiques scientifiques : parfois les philosophes durent se
protéger contre la prétention que la pratique scientifique représentât la seule
source fiable de connaissance. En même temps, certains scientifiques réalisèrent que l’entreprise scientifique impliquait une interaction complexe entre les
pratiques rationnelles et empiriques plutôt qu’une alliance automatique entre
expériences et lois mathématiques.
La physique, considérée comme un corps défini de connaissances, une
formation universitaire spécifique, et une profession déterminée, fut la conséquence d’un processus historique qui eut lieu dans la seconde moitié du XIXe
siècle. Jusqu’aux premières années du XXe siècle, la physique fut pratiquée par
des chercheurs appartenant à diverses catégories académiques : mathématiciens, physiciens, ingénieurs, et philosophes naturels. Si l’émergence de la
physique en tant que discipline universitaire spécifique peut être considérée
comme un des héritages de la fin du XIXe siècle, l’émergence d’une nouvelle
pratique théorique et l’introduction de l’enseignement de la physique théorique furent les résultats les plus intéressants de ce processus. La nouvelle
pratique théorique découla de l’alliance fructueuse entre la plus récente tradition de la physique mathématique et le composant plus spéculatif de la plus
ancienne tradition de la philosophie naturelle.
Dans les dernières décennies du siècle, électromagnétisme et thermodynamique émergèrent comme de nouveaux ensembles systématiques de
connaissances, et le lien conceptuel entre eux et la tradition de la mécanique
se révéla très problématique. L’interprétation mécanique des nouveaux
concepts d’entropie et de champ électromagnétique apparut assez difficile,
comme l’a souligné Ernst Cassirer il y a quelques décennies et plus récemment
Jürgen Renn [Cassirer 1950, p. 85 ; Renn et Rauchhaupt 2005, pp. 31-2].
la science de la thermodynamique
401
Après la première systématisation de la thermodynamique dans les années 1860, diverses interprétations du lien problématique entre la thermodynamique et la mécanique furent avancées. Deux différentes traditions de
recherche émergèrent de la version de Rudolf Clausius de la thermodynamique. Bien que James Clerk Maxwell et Ludwig Boltzmann poursuivirent
l’intégration de la thermodynamique avec la théorie cinétique des gaz, d’autres
comptèrent sur une approche macroscopique plus abstraite qui refusait les
modèles mécaniques spécifiques. Cette deuxième approche s’épanouit, pendant une vingtaine d’années, dans différents pays d’Europe et aux États-Unis.
François Massieu, Josiah Willard Gibbs, Hermann Helmholtz, et ensuite
Pierre Duhem explorèrent les liens entre le contenu de la thermodynamique
et les structures formelles de la mécanique analytique. D’autres, comme le
jeune Max Planck et Arthur von Oettingen, poursuivirent une sorte de symétrie formelle entre les variables thermiques et mécaniques. Dans les îles britanniques, Joseph John Thomson développa une approche dynamique de la
physique et de la chimie, en utilisant les outils de la mécanique abstraite mais
sans exclure des mouvements microscopiques. Certains développements sont
logiquement reliés entre eux, comme dans le cas de Massieu, Gibbs, Helmholtz et Duhem, même s’ils se sont produits d’une manière largement indépendante. Duhem avança la réinterprétation la plus originale et la plus
systématique de la thermodynamique, qui a impliqué une audacieuse mise à
jour de la mécanique analytique et une aussi audacieuse unification mathématique entre la physique et la chimie. Un engagement fort pour l’unification
de la physique était une des caractéristiques essentielles de toutes ces recherches théoriques.
***
Physique théorique, histoire de la physique, et remarques métathéoriques
sur la science étaient mutuellement interconnectées dans la praxis scientifique
de Pierre Duhem. En particulier, il garda ensemble ce que les spécialistes
allaient ensuite diviser en deux sujets différents, à savoir l’histoire et la philosophie des sciences. Son but d’unification entre la mécanique, la thermodynamique et la chimie, ainsi que sa réinterprétation de la philosophie naturelle
aristotélicienne, pouvait être poursuivi seulement par un scientifique doté
d’une maîtrise profonde de la physique, d’une bonne connaissance de l’histoire, et d’une subtile sensibilité philosophique. Les remarques historiques et
épistémologiques qu’il avait commencées à publier systématiquement dans les
402
revue des questions scientifiques
années 1890 furent ensuite recueillies dans le livre qu’il publia en 1906, La
théorie physique, son objet et sa structure. Les articles les plus importants sur
l’histoire et la philosophie de la science avaient été publiés par la Revue des
Questions Scientifiques.
Duhem vécut dans une période caractérisée par la chute du Second Empire, la guerre contre la Prusse, la défaite, l’insurrection de la Commune, les
luttes idéologiques à propos de la laïcité de l’État, et le cas Dreyfus. Il était un
croyant convaincu et, en même temps, un penseur indépendant : il se refusait
de transformer des contenus scientifiques spécifiques en des arguments apologétiques. Il pensait que les liens subtils entre la pratique scientifique, les engagements philosophiques et la religion ne pouvaient être compris qu’à partir
d’une séparation nette entre les trois domaines. Il reconnut la fécondité de
certains aspects de la tradition aristotélicienne, à la fois la théorie de la
connaissance et la philosophie naturelle, et en même temps il refusa d’être
impliqué dans la renaissance du néo-thomisme.
Le but de cet article est d’analyser les racines et les contenus de l’approche
abstraite de la thermodynamique qui conflua dans les théories que Pierre
Duhem élabora au début des années 1890. Cette analyse et cette histoire
commencent au milieu du XIXe siècle, suivent les développements qui eurent
lieu dans les années 1870 et 1880, et conduisirent à la théorie très générale par
laquelle Duhem réalisa l’unification formelle entre la mécanique et la thermodynamique, et ensuite entre la physique et la chimie.
Une pluralité de voies théoriques pour la thermodynamique
Dans les années 1860 et 1870, la récente thermodynamique se ramifia
dans deux directions différentes : d’un côté, il y avait le raffinement de la
théorie cinétique des gaz qui conduisit à une alliance discutable entre les lois
mécaniques et les procédures statistiques, et de l’autre la tentative de baser la
thermodynamique sur les structures mathématiques de la mécanique analytique. Grâce à Joseph Louis Lagrange et à sa Mécanique Analytique (1788), la
mécanique avait subi une remarquable généralisation, et un espace physique
abstrait avait remplacé l’espace euclidien ordinaire dans la tradition de la physique mathématique. Dans les années 1830, William Rowan Hamilton avait
envisagé une mécanique très abstraite basée sur un ensemble de principes
la science de la thermodynamique
403
variationnels exprimés en coordonnées généralisées. En 1839, le mathématicien et philosophe naturel irlandais James MacCullagh avait développé une
théorie mathématique de l’optique par des méthodes lagrangiennes. Un autre
physicien irlandais, George Francis FitzGerald, formula une théorie lagrangienne des champs électromagnétiques en 1880 [MacCullagh 1848 ; FitzGerald 1880 ; Hankins 1980, pp. xv-xviii, 61-87 et 172-209 ; Darrigol 2010,
pp. 145-54 et 157-9].
La thermodynamique offrit non seulement de nouvelles améliorations
technologiques, mais aussi de nouveaux horizons théoriques, à savoir : le vaste
débat philosophique et cosmologique sur la seconde loi, le développement de
la thermochimie, et une nouvelle mathématisation des théories. Des voies
théoriques différentes furent suivies par les physiciens, même si nous pouvons
distinguer deux grandes traditions : James Clerk Maxwell et Ludwig Boltzmann poursuivirent l’intégration de la thermodynamique avec la théorie cinétique des gaz, tandis que d’autres scientifiques comptaient sur ​​une approche
macroscopique en termes de variables continues, mettant de côté les modèles
mécaniques spécifiques. Une des caractéristiques essentielles de la thermodynamique, l’irréversibilité de ses lois par rapport à l’inversion du temps, rendait
cette partie de la physique très différente de la mécanique. Néanmoins, la
théorie cinétique de Maxwell et Boltzmann réussit à combler l’écart entre les
domaines mécaniques et thermiques. Vers la fin du siècle, elle fut appliquée
avec succès à d’autres domaines, y compris le rayonnement électromagnétique
[Maxwell 1860 ; Maxwell 1867 ; Boltzmann 1872 ; Boltzmann 1877 ; Darrigol et Renn 2003, pp. 498 et 505].
***
En 1854, Rudolf Clausius, qui était alors professeur à l’École d’artillerie
et d’ingénierie royale à Berlin, avait déclaré que l’équivalence entre la chaleur
et le travail, et « la loi de Carnot » n’étaient pas nécessairement incompatibles,
à condition que cette dernière fût légèrement modifiée. À la loi d’équivalence
mentionnée ci-dessus, il en associait une autre, afin de maintenir une sorte de
symétrie dans la structure axiomatique de la thermodynamique : une loi
d’équivalence entre les « transformations ». Il précisait que deux types de
transformations étaient en jeu dans les machines thermiques : la transformation de la chaleur en travail, et la transformation d’une quantité de chaleur
dQ, qui était stockée dans la chaudière à une température élevée T2 , en cha-
�
�
404
revue des questions scientifiques
leur qui était reçue par le refroidisseur à une température inférieure T1 .
Clausius soulignait que les deux types de transformation étaient étroitement
liés les uns aux autres : l’un ne pouvait pas avoir lieu sans l’autre [Clausius
1854, p. 133].
�
Une analogie formelle entre la mécanique et la thermodynamique avait
donc été établie dans le deuxième type de transformation. La somme des
« contenus de transformation » [Verwandlungsinhalt] devait avoir une valeur
nulle dans les processus thermodynamiques parfaitement « réversibles », ainsi
que la somme des travaux mécaniques le long d’un chemin fermé devait disparaître dans la mécanique sans dissipation. Lorsque les processus devenaient
irréversibles, il y avait une perte de contenu de transformation : les conditions
initiales ne pouvaient pas être restaurées, et la transformation était « non compensée ».3
En 1862, il essaya d’approfondir l’approche de 1854, et en 1865 il proposa une synthèse théorique qui allait bientôt être bien connue. Dans le cas
de transformations réversibles, la quantité dQ /T était « le différentiel total »
d’une nouvelle entité physique S. Pour elle, Clausius choisit le mot « Entropie »
comme une translittération allemande du mot grec dont le champ sémantique contient les significations de
� transformation et de conversion. Il souligna que les « significations physiques » des deux mots « Énergie » et « Entropie »
étaient « si étroitement liées les unes aux autres qu’une certaine similitude
linguistique » entre eux apparaissait particulièrement « utile ». L’analogie formelle entre la première et la deuxième loi de la thermodynamique, qui avait
été mise en évidence en 1854, était une fois de plus sur le devant de la scène.
[Clausius 1865, pp. 31-5]4.
« La théorie de la chaleur » de Clausius était « mécanique » au sens structurel : l’analogie entre la mécanique et la science de la chaleur était une analogie entre les lois correspondantes. L’adjectif « mécanique » faisait référence
aux structures formelles plutôt qu’aux modèles mécaniques spécifiques de la
chaleur. Dans la dernière partie de son article scientifique, il avança une remarquable synthèse cosmologique : la symétrie formelle entre l’énergie et l’entropie aurait été partiellement brisée, tandis que les deux lois devenaient des
3.
4.
Clausius 1854, pp. 151-2.
En 1855, Clausius était devenu professeur de physique mathématique à l’École polytechnique de Zurich.
la science de la thermodynamique
405
propriétés fondamentales du monde dans sa totalité. Les énoncés suivants
sont bien connus :
1) L’énergie de l’univers est constante.
2) L’entropie de l’univers tend vers un maximum.5
Bien que d’abord les physiciens Britanniques critiquèrent et comprirent
mal l’entropie de Clausius, après quelque temps les scientifiques ainsi que les
philosophes acceptèrent le mot « entropie » et le concept d’augmentation de
l’entropie. Ils entrèrent dans les débats scientifiques, philosophiques, théologiques, tandis que le mot « contenu de transformation » [Verwandlungsinhalt]
fut lentement oublié. [Deltete 2012, p. 123 ; Daub 1970, pp. 330-8 ; Klein
1969, pp. 129 et 139-44 ; Gibbs 1889 ; Maxwell 1878 ; Tait 1877]
***
La tradition de la mécanique offrit aussi des analogies structurelles à
l’ingénieur écossais Rankine. En 1855, quand il fut nommé à la chaire d’ingénierie de l’Université de Glasgow, une position qu’il conserva jusqu’à sa
mort, il avait déjà fait des recherches significatives dans le domaine de la
« science pure », en particulier dans le domaine de la thermodynamique émergente. Durant la même année, il publia un article scientifique de grande ampleur, Plan pour une Science de l’Énergétique dans les Actes de la Société
philosophique de Glasgow. Selon Rankine, toute la physique pourrait être
unifiée par la généralisation des concepts de « substance », « masse », « travail »,
et énergie. Il souligna que ces concepts devaient être regardés comme « purement abstraits » ou des « noms » qui faisaient référence à des « classes très
amples d’objets et de phénomènes », plutôt qu’à « un objet particulier » ou à
« un phénomène particulier ». Il atteignit une nouvelle généralisation en introduisant les termes d’« accident » et d’« effort ». Si le premier pouvait être identifié comme « chaque variable état d’une substance », le deuxième était une
généralisation des notions de force et de pression [Rankine 1855, pp. 214-6].
Le concept de travail englobait les accidents et les efforts, et était un
concept clé dans la théorie de Rankine. Le nouveau sens du mot « travail »
découla de la généralisation du produit entre force et déplacement, qui correspondaient aux nouveaux concepts d’effort et d’accident. La généralisation de la
notion de travail impliquait la généralisation de la notion d’énergie, qui était
5.
Clausius 1865, p. 44.
406
revue des questions scientifiques
au cœur de l’Énergétique de Rankine. Le concept de « l’énergie actuelle » ou
cinétique était une généralisation de la force vive mécanique traditionnelle :
elle comprenait « la chaleur, la lumière, le courant électrique », et ainsi de
suite. Le concept d’« énergie potentielle » devait être étendu bien au-delà de la
gravitation, de l’élasticité, de l’électricité et du magnétisme. Il comprenait
« l’affinité chimique des éléments non combinés », et « les actions mutuelles
des corps, et des parties des corps » [Rankine 1855, pp. 216-7 et 222].
Dès le départ, des remarques métathéoriques explicites émergent de l’article scientifique de Rankine. Il faisait la distinction entre deux types de pratique scientifique : l’une « abstractive », l’autre « hypothétique ». Dans la
première, les scientifiques se limitaient à une réinterprétation et à une classification mathématique des phénomènes physiques ; dans la deuxième, ils comptaient sur des modèles et des analogies, afin de capturer la nature intime des
phénomènes ou les structures cachées sous-jacentes [Rankine 1855, p. 210].
De toute évidence, la référence de Rankine à la possibilité de pratiquer la
science sans faire recours à « tout élément hypothétique » n’est pas compatible
avec toute pratique scientifique réelle : une telle possibilité semble être une
idéalisation ou un artifice rhétorique plutôt qu’un plan réellement poursuivi.
Néanmoins, la distinction avancée par Rankine n’était pas dénuée de sens, et
son énergétique était une sorte de phénoménologie mathématique interconnectée avec un engagement fort pour l’unification théorique. En réalité, il ne
dédaignait pas les modèles mécaniques : en 1851, il avait consacré un article
scientifique à la relation entre la chaleur et la force centrifuge résultant de
tourbillons microscopiques. En 1853, dans l’article Sur l’action mécanique de
la chaleur : Section VI, il développa l’hypothèse que « la chaleur consiste en
révolutions de ce qu’on appelle les tourbillons moléculaires », et plus précisément il avança l’hypothèse que « l’élasticité résultant de la chaleur est en fait
la force centrifuge » [Rankine 1855, pp. 210 et 213 ; Rankine 1853, p. 310].
***
En 1860, James Clerk Maxwell, professeur de philosophie naturelle à
l’université de Marischal à Aberdeen, publia un article scientifique intitulé
Illustration de la théorie dynamique des gaz dans le Philosophical Magazine, une
revue scientifique qui avait déjà accueilli des théories mécaniques de la matière et de la chaleur. Le point de départ était l’hypothèse de base de toute
théorie cinétique de la chaleur : la matière se compose d’un grand nombre de
la science de la thermodynamique
407
particules microscopiques. Après avoir analysé une collision entre deux
sphères « mobiles en sens inverse avec des vitesses inverses de leurs masses »,
Maxwell s’enquit de l’effet de nombreuses collisions sur la répartition de la
force vive entre les particules d’un gaz. Il cherchait une loi mathématique qui
lui permettait de calculer « le nombre moyen de particules dont la vitesse est
comprise entre certaines limites ». La loi mathématique pour la distribution
des vitesses dans un gaz n’était rien d’autre que la loi statistique de distribution des erreurs aléatoires dans tous les processus de mesure physique [Maxwell
1860, pp. 380-1].6
Après sept ans, Maxwell publia un article plus massif et détaillé, Sur la
théorie dynamique des gaz dans The Philosophical Transactions, la revue officielle de la Royal Society. Même si la déduction de la loi de répartition était
différente de sa déduction de 1860, elle faisait usage des mêmes hypothèses
probabilistes, en particulier le produit des probabilités pour des événements
indépendants. Il supposa l’absence de la moindre corrélation dynamique entre
les molécules. Il semble que Maxwell croyait fermement en la nécessité d’une
distribution des vitesses du même genre que celle de la loi gaussienne de la
théorie des erreurs, et il fut à la recherche de la meilleure façon de la déduire.
Le mouvement des molécules apparaissait localement prévisible, et régi par les
lois de la mécanique, mais imprévisible à l’échelle globale, même si l’imprévisibilité conduit à une distribution statistiquement uniforme pendant le temps
[Maxwell 1867, pp. 43-4 ; Brush, Everitt et Garber 1986b, pp. xvii et xxiii].7
***
Dans les années 1870, le physicien autrichien Ludwig Boltzmann essaya
d’aller au-delà de l’interprétation microscopique de l’équilibre dans les gaz
raréfiés de Maxwell : il visa à enquêter sur les processus conduisant à l’équilibre. Il occupait la chaire de physique théorique à Graz et il avait déjà publié
beaucoup d’articles scientifiques sur différents sujets. En 1872, dans les premières lignes de son article Weiteren Studien über das unter Wärmegleichgewicht
Gasmolekülen, il rappela aux lecteurs les fondements de la théorie mécanique
de la chaleur. Les molécules étaient toujours en mouvement, mais le mouvement était invisible et indétectable : seules les « valeurs moyennes » pouvaient
6.
7.
Sur la relation entre la théorie cinétique des gaz et les différents modèles atomiques, voir
Brush 1976, book 1, p. 204.
En 1860, Maxwell fut nommé à la chaire de Philosophie naturelle au King’s College,
Londres, mais en 1865 il quitta Londres et retourna à son domaine en Écosse.
408
revue des questions scientifiques
être détectées par les sens humains. Ces motions microscopiques indétectables donnaient lieu à des « lois bien définies » au niveau macroscopique, qui
conduisaient aux valeurs moyennes observées [Boltzmann 1872, p. 316].8
Une théorie thermodynamique exigeait donc deux niveaux d’investigation différents : l’un invisible et microscopique, l’autre visible et macroscopique. La statistique et la probabilité pouvaient combler l’écart entre les deux
niveaux. Boltzmann insistait fortement sur la thèse selon laquelle « les problèmes découlant de la théorie mécanique de la chaleur sont des problèmes
probabilistes ». Il soulignait que probabilité ne signifiait pas incertitude sur la
validité des lois physiques : la présence des lois de la probabilité dans la théorie
mécanique de la chaleur ne représentait pas une faille dans les fondements de
la théorie. Les lois probabilistes étaient des lois mathématiques normales :
elles étaient aussi certaines que les autres lois mathématiques. Il ne fallait pas
confondre une « démonstration incomplète » avec une « loi parfaitement démontrée de la théorie des probabilités » [Boltzmann 1872, pp. 317-8].
En 1877, il publia un article scientifique encore plus long, où il rappela
aux lecteurs que la fonction E qu’il avait introduite en 1872 ne pourrait jamais
augmenter, et qu’elle atteignait sa valeur minimale au niveau de l’équilibre
thermique. Son modèle physique de gaz n’était pas différent du modèle qu’il
avait mis en avant cinq ans auparavant. Le gaz était « contenu dans un récipient avec des parois rigides et élastiques », et les molécules en interaction
l’une avec l’autre pouvaient être représentées comme des billes également rigides et élastiques. Un autre modèle possible était celui des « centres de force »
dotés d’une loi spécifique de la force : lorsque leurs distances réciproques devenaient « inférieures à une valeur donnée », ils auraient connu un certain
type d’interaction. Cela permettait à Boltzmann de combiner deux modèles
théoriques différents, qui découlaient de deux traditions différentes de la mécanique : la continuité des trajectoires et la discontinuité des collisions [Boltzmann 1877, p. 166].9
8.
9.
Ensuite Boltzmann (avec d’autres physiciens, comme August Föppl par exemple) aurait
présenté la théorie électromagnétique de Maxwell à la communauté scientifique de langue allemande [Dugas 1959, p. 135 ; Brush 1976, book 1, p. 244 ; Buchwald 1985, pp. 189
et 197].
La représentation théorique des atomes de Boltzmann se modifia au fil du temps [Dugas
1959, pp. 25 et 79 (note 5 comprise)].
la science de la thermodynamique
409
Il explora deux modèles de distribution de l’énergie, l’un continu et
l’autre discret. Dans le second, les molécules ne pouvaient prendre que des
valeurs discrètes de la force vive. Le modèle était qualifié par Boltzmann luimême comme « fictif », et il « ne correspondait pas à un problème mécanique
réel », bien qu’il fût « beaucoup plus facile à manipuler mathématiquement ».
Ces valeurs de l’énergie pourraient être « distribuées parmi les n molécules de
toutes les manières possibles », à condition que la somme de toutes les énergies
fût préservée au cours du temps. Boltzmann arriva essentiellement à l’expression déjà trouvée en 1872, mais dans ce cas il essaya de calculer soigneusement
l’entropie, à partir d’une expression particulière du premier principe et de
l’équation d’état des gaz parfaits. Il a souligné la similarité structurelle entre
qui représentait la probabilité d’un état ​​donné, et l’entropie
la fonction
dQ /T dans tout « changement d’état réversible » [Boltzmann 1872, pp. 399400 ; Boltzmann 1877, pp. 167-9 et 216-7].
�
En réalité, dans les années 1880, sur le continent européen, certains
scientifiques émirent des doutes sur l’atomisme et les interprétations microscopiques du deuxième principe de la thermodynamique : ils poursuivaient
une approche phénoménologique et macroscopique, qui évitait des modèles
mécaniques spécifiques. En 1893, Poincaré remarquait que pour la mécanique
« tous les phénomènes sont réversibles », même si de simples expériences
contrastaient cette exigence : la conduction thermique était un exemple bien
connu d’irréversibilité. Qu’un scientifique puisse s’attendre à l’irréversibilité
thermique découlant des lois de la mécanique, semblait illogique à Poincaré.
Comment pourrions-nous compter sur une théorie dans laquelle « nous trouvons la réversibilité au départ, et l’irréversibilité à la fin ? » [Poincaré 1893,
pp. 534-7].10
En 1894, Boltzmann prit part à la réunion annuelle de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, et ses communications soulevèrent un
débat, qui continua dans les pages de la revue scientifique Nature en 1895. Les
physiciens britanniques Edward P. Culverwell, Joseph Larmor, Samuel H.
Bunbury, George H. Bryan et Henry W. Watson discutèrent et critiquèrent la
théorie de Boltzmann. Le journal britannique reçut aussi un article scienti10. En 1896 et 1897, Boltzmann répondit systématiquement aux critiques de Poincaré et
Zermelo [Boltzmann 1896, p. 571 ; Boltzmann 1897, p. 595 ; Dugas 1959, pp. 207-8 et
212-3 ; Brush 1976, book 1, p. 96 ; Brush 1976, book 2, pp. 356-63 ; Cercignani 1997,
pp. 98-9, 103 et 149].
410
revue des questions scientifiques
fique où Boltzmann essaya de clarifier son approche probabiliste de la thermodynamique [Culverwell 1895, p. 246 ; Boltzmann 1895, p. 535 ; Brush
1976, book 2, p. 622].
***
Cependant, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une voie différente
pour la thermodynamique fut poursuivie par des ingénieurs qui étaient familiers avec les généralisations abstraites et la mécanique analytique. La différence la plus importante entre cette voie et celle de Maxwell et Boltzmann
était liée à la relation entre la thermodynamique et la mécanique. Selon la voie
abstraite, un cadre mathématique général devait être mis en place, sans aucune référence à une hypothétique structure microscopique sous-jacente au
système physique considéré. Selon l’autre démarche, on s’attendait à expliquer
le comportement thermodynamique des systèmes macroscopiques par des
modèles mécaniques microscopiques, mélangés avec des hypothèses extramécaniques de nature probabiliste. Des expressions comme « théorie mécanique de la chaleur » avaient des significations différentes lorsqu’elles étaient
interprétées selon les deux points de vue différents : nous rencontrons des similitudes formelles entre les structures mathématiques de la thermodynamique et de la mécanique dans le premier cas, et des modèles mécaniques
spécifiques dans le deuxième.
Quatorze ans après l’article scientifique de Rankine, l’ingénieur des
mines et professeur à l’Université de Rennes François Massieu entreprit la
voie d’une généralisation mathématique de la thermodynamique. Après avoir
suivi l’École Polytechnique et l’École des Mines, il reçut un doctorat en mathématiques. Dans deux brefs articles publiés dans les Comptes Rendus de
l’Académie des sciences, il essaya de donner à la thermodynamique la structure
formelle d’une théorie très générale. Après avoir choisi le volume et la température comme variables indépendantes, il arriva à une fonction dont la différentielle était une différentielle exacte des mêmes variables. Massieu étiquetait
L’étape mathématique et
« fonction caractéristique du corps » sa fonction
physique la plus importante consistait à tirer « toutes les propriétés du corps
que l’on considère dans la thermodynamique » de et ses dérivées. Pas seulement l’énergie interne et l’entropie mais aussi les chaleurs spécifiques et les
coefficients de dilatation à pression ou à volume constant pouvaient être déri-
la science de la thermodynamique
vés du potentiel thermodynamique
1869b, pp. 1058 et 1060-1].
411
[Massieu 1869a, p. 859, and Massieu
Après sept ans, dans un essai de près d’une centaine de pages publié dans
les Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des Sciences de l’Institut
National de France, il revint sur le sujet, et il généralisa et approfondit son
approche théorique. En effet, par rapport aux brefs articles précédents, l’essai
avait une portée plus vaste et témoignait d’un explicite engagement métathéorique. Au début, il regrettait « l’absence de liaison qui a si longtemps existé
entre les diverses propriétés des corps et entre les lois générales de la physique ». Néanmoins, selon Massieu, cet écart avait commencé à être comblé
par la force unificatrice de la thermodynamique, qu’il identifia à « la théorie
mécanique de la chaleur » :
« En ce qui concerne les propriétés mécaniques et calorifiques des corps, la
thermodynamique, ou théorie mécanique de la chaleur, a comblé la lacune. En effet, des deux principes généraux qui servent de base à cette
science nouvelle découlent des relations qui n’avaient pu trouver antérieurement une expression nette et vraiment scientifique. »11
Il faut souligner que, dans le contexte de la pratique théorique et métathéorique de Massieu, « la mécanique » ne signifiait pas les modèles mécaniques microscopiques au sens de Maxwell et Boltzmann, mais une démarche
mathématique sur la voie de la mécanique analytique. Selon Massieu, la
« théorie mécanique de la chaleur » avait permis aux mathématiciens et aux
ingénieurs d’« établir un lien entre certaines propriétés analogues de corps
différents ». La thermodynamique pouvait compter sur un ensemble cohérent
de lois générales et spécifiques, et ses « fonctions caractéristiques » pouvaient
être considérées comme le lien mathématique et conceptuel entre les lois générales et spécifiques. Une double stratégie, à la fois mathématique et physique, était en jeu. D’une part, la connaissance des paramètres spécifiques et
des lois spécifiques décrivant le système physique considéré permettait au
chercheur d’écrire l’expression explicite de la chaleur, de l’énergie et de l’entropie, et ensuite du potentiel thermodynamique. D’autre part, tous les paramètres et les équations spécifiques décrivant le système pourraient être dérivés
de la connaissance du potentiel. Selon les propos de Massieu, après avoir mis
en marche le moteur mathématique, « c’est seulement une question de calcul »
[Massieu 1876, pp. 2-3, 29 et 43].
11. Massieu 1876, p. 2.
412
revue des questions scientifiques
***
Une formulation abstraite et une grande généralisation étaient également
les caractéristiques principales des recherches théoriques de Josiah Willard
Gibbs sur la thermodynamique. C’était un ingénieur américain qui avait accompli sa formation scientifique à Paris, Berlin et Heidelberg. Après avoir été
nommé à la chaire de physique mathématique à l’Université Yale en 1871, il
publia une série d’articles scientifiques fondamentaux sous le titre commun
Sur l’ équilibre des substances hétérogènes dans les Transactions of the Connecticut Academy dans les années 1875-78. Dans les premières lignes de sa collection de mémoires scientifiques, Gibbs déclarait que son approche théorique
était basée sur les deux principes fondamentaux de la thermodynamique, qui
avaient été proposés par Clausius en 1865. À partir des deux entités de base,
l’énergie et l’entropie, il aurait formulé « des lois qui régissent tout système
matériel » : les valeurs de l’énergie et l’entropie auraient « caractérisé dans tout
ce qui est essentiel » les transformations de chaque système matériel. Dans la
construction de sa théorie générale, il aurait suivi l’analogie avec « la mécanique théorique », qui prenait en compte seulement « les systèmes mécaniques... qui sont capables d’un seul type d’action », à savoir « la production du
travail mécanique ». Dans sa mécanique plus générale, il y avait deux fonctions correspondant à « la double capacité du système », et les deux fonctions
d’énergie et d’entropie offraient « un critère presque aussi simple pour l’équilibre » [Gibbs 1875-8, pp. 55-6].
En effet, il proposa deux critères complémentaires d’équilibre pour les
systèmes isolés, le premier sous la condition d’une énergie constante, et le
deuxième sous la condition d’une entropie constante. En d’autres termes,
dans les transformations qui avaient lieu à énergie constante, l’équilibre correspondait à l’entropie maximale, tandis que dans les transformations qui
avaient lieu à entropie constante, l’équilibre correspondait à l’énergie minimale. Comme première application, il considérait le cas très simplifié d’une
« masse de matière de genres différents enfermés dans une enveloppe rigide et
fixe », qui était imperméable à la matière et au flux de chaleur. En outre, Gibbs
proposa d’autres « équations fondamentales » pour un système thermodynamique, qui impliquait des nouvelles fonctions thermodynamiques. L’adjectif
« fondamental » signifiait que « toutes les propriétés thermiques, mécaniques
et chimiques » du système pourraient être dérivées de celles des fonctions potentielles. Il définit trois fonctions : sous certaines conditions, les fonctions
la science de la thermodynamique
413
et prenaient une signification particulière, et conduisaient à de nouvelles conditions d’équilibre [Gibbs 1875-8, pp. 56, 62 et 89]12.
Gibbs tissait la trame d’une mécanique plus générale de l’équilibre : il
suivit la voie de la mécanique analytique, mais visait à une mécanique de plus
large portée, qui englobait la mécanique traditionnelle, la thermodynamique
et la chimie. Il n’a pas cherché à décrire les systèmes thermodynamiques complexes au moyen de modèles mécaniques : au contraire, des systèmes purement mécaniques pouvaient être considérés comme des cas particuliers des
systèmes thermodynamiques. La relation entre la mécanique et la thermodynamique consistait en une analogie formelle : la structure mathématique de la
mécanique offrit un cadre formel pour la structure mathématique de la thermodynamique.
***
Le rôle de l’entropie, l’analogie structurelle entre la thermodynamique et
la mécanique analytique, et un cadre théorique unificateur pour la physique
et la chimie étaient aussi les caractéristiques principales de l’approche de Helmholtz. Au début des années 1880, il était une autorité scientifique : il convient
de souligner que, dans la communauté scientifique de l’époque, il a joué un
rôle tout à fait différent de Massieu, Rankine et Gibbs. Après une carrière
universitaire comme physiologiste à l’université de Königsberg et d’Heidelberg, il avait été nommé professeur de physique à l’université de Berlin en
1871, avant de devenir son recteur pour l’année académique 1877-8. Il avait
donné des conférences scientifiques dans de nombreuses universités allemandes et même dans des universités et institutions anglaises, pour ne pas
mentionner les honneurs reçus des institutions scientifiques françaises et anglaises. Après avoir apporté d’importantes contributions à la physique et à la
physiologie, Helmholtz présenta, en 1882, une théorie mathématique de la
chaleur s’appuyant sur le concept d’« énergie libre » [Cahan 1993b, p. 3 ; Bierhalter 1993 ; Kragh 1993].
Dès le début, il proposa une approche théorique unifiée pour les processus physiques et chimiques sur la base des deux principes de la thermodynamique. Il avait constaté que les processus thermochimiques, en particulier la
12. Les noms et symboles modernes des fonctions de Gibbs , et sont énergie libre
F=U-TS, enthalpie H = U + pV , et enthalpie libre ou énergie libre de Gibbs G=U-TS+pV
[Müller 2007, pp. 70, 131-2 et 147-8; Kragh et Weininger 1996, p. 99].
�
414
revue des questions scientifiques
production ou la dissolution des composés chimiques, ne pouvaient pas être
interprétés en termes de simple production ou consommation de chaleur. Une
théorie plus satisfaisante devait tenir compte du fait que la quantité de chaleur
n’était pas indéfiniment convertible en une quantité équivalente de travail,
selon l’interprétation de Clausius de la loi de Carnot. Il faut remarquer que,
depuis les années 1860, la thermochimie « reposait sur le principe ThomsenBerthelot » ou « principe du travail maximal », qui ne dépendait que de l’énergie impliquée dans les transformations chimiques. Selon ce principe, les
réactions chimiques « étaient accompagnées par la production de chaleur », et
dans ces processus « la quantité maximale de chaleur » était produite. Dans
cette « thermo-chimie classique », le deuxième principe de la thermodynamique était sous-estimé, et l’entropie apparaît comme un concept obscur et
infructueux. Dans les mêmes années, Helmholtz lui-même et W. Thomson
avaient mis en avant « l’idée générale que, dans une cellule galvanique, l’énergie chimique était complètement transformée en énergie électrique ». Ensuite
Helmholtz s’était rendu compte que le deuxième principe de la thermodynamique était nécessaire, ce qui conduisit à une réévaluation de son point de vue
précédent. Les historiens ont souligné le lien étroit entre l’émergence de la
chimique physique et l’application de la thermodynamique à la chimie : la
notion d’entropie a joué un rôle important dans ce processus [Helmholtz
1882, pp. 958-9 ; Servos 1990, pp. 18-20 ; Kragh 1993, pp. 404 et 409 ; Kragh
et Weininger 1996, pp. 92, 94-8 et 102 ; Müller 2007, pp. 155 et 128-9].
Helmholtz réalisa qu’il y avait une fonction F qui jouait le rôle d’un
potentiel généralisé pour les forces généralisées : elle représentait l’énergie potentielle ou « Ergal » dans le contexte thermodynamique. Les fonctions énergie interne U et S pouvaient être obtenues
� à partir d’une simple dérivation
F
. En même temps, cette fonction représentait « l’énergie
de la fonction
libre », à savoir la composante de l’énergie interne qui pouvait actuellement
être
en travail mécanique. Si U représentait l’énergie interne to� transformée
�
tale, la�différence entre U et F représentait « l’énergie liée », à savoir l’énergie
stockée dans le système comme une sorte de chaleur entropique qui ne pouvait pas être utilisée. Helmholtz ne semblait pas au courant des résultats de
Massieu, qui probablement
n’avaient pas réussi à dépasser les frontières de la
�
France. Clausius avait déjà inventé les termes « ergal » et « ergon » pour représenter « la fonction de la force » et le travail mécanique [Helmholtz 1882,
pp. 968-9 et 971 ; Daub 1970, p. 332 note 56].
la science de la thermodynamique
415
Cette approche mécanique de Helmholtz à la thermodynamique est
conforme à la tradition de la mécanique théorique. Dans les années suivantes,
il aurait essayé de suivre une voie légèrement différente, dans laquelle il exploitait des hypothèses sur la nature microscopique de la chaleur.
***
En 1880, le jeune physicien allemand Max Planck avait poursuivi un but
légèrement différent. Il était alors Privatdocent à l’Université de Munich et il
fut nommé professeur extraordinaire de physique à l’Université de Kiel en
1885. En 1889, deux ans après la mort de Kirchhoff, il devint professeur assistant à l’Université de Berlin et ensuite directeur de l’Institut pour la physique
théorique [McCormmach et Jungnickel 1986, vol. 2, pp. 51-2, 152 et 254 ;
Gillispie (ed.) 1970-80, vol. XI, p. 8]. Il déplorait que la théorie des processus
mécaniques, en particulier l’élasticité mécanique, eût été formulée sans aucun
lien avec les propriétés thermiques du corps, et les actions thermiques qui s’y
exercent. Il visait à combler l’écart entre la thermodynamique et la théorie de
l’élasticité. Dans sa thèse Gleichgewichtzustände isotroper Körper in verschiedenen Temperaturen, publiée pour obtenir la venia legendi, il présenta une théorie mathématique où la mécanique des milieux continus se combinait avec les
lois des transformations thermiques.
Il s’appuyait sur les deux principes de « la théorie mécanique de la chaleur », tandis que les « hypothèses spécifiques sur la structure moléculaire [Beschaffenheit] des corps » n’étaient « pas nécessaires ». Conformément à cette
option théorique, il supposait que les corps isotropes étaient composés de
« matière continue ». La matière pouvait être soumise à « une pression externe », et l’état d’équilibre était assuré par la neutralisation de « forces élastiques internes ». Les coordonnées géométriques d’un point à l’intérieur du
corps subissaient une transformation en accord avec les équations de la « théorie de l’élasticité ». Le travail mécanique et le flux de chaleur pouvaient agir
simultanément sur les corps : comme conséquence, à la fois l’inverse de la
densité et la température pourraient changer. En bref, l’énergie, l’entropie, et
les stress élastiques dépendaient d’une combinaison de variables mécaniques
et thermiques [Planck 1880, pp. 3-4]13.
13. Sur les développements de la théorie de l’élasticité dans la première moitié du XIXe
siècle, voir Darrigol 2002, en particulier les sections 2 à 6.
416
revue des questions scientifiques
Deux ans plus tard, dans l’article La vaporisation, la fusion et la sublimation, il affirma une fois de plus que son approche théorique était fondée sur
« les deux principes de la théorie mécanique de la chaleur », et qu’elle était
« totalement indépendante de toute hypothèse sur la structure interne du
corps ». Dans les transformations physico-chimiques, il y avait « plusieurs
états correspondant à des maxima relatifs de l’entropie », mais il y avait un
seul « état d’équilibre
​​
stable », ce qui correspondait au « maximum absolu de
l’entropie » : les autres états n’étaient rien de plus que d’« instables états d’équilibre » [Planck 1882, pp. 452 et 472].
Planck publia une série d’articles et d’essais sur la thermodynamique
entre 1880 et 1892. En 1879, dans sa thèse de doctorat, il avait souligné que
l’augmentation de l’entropie concernait tous les processus naturels : elle n’était
pas confinée aux phénomènes thermiques. Il confirma sa position sur la thermodynamique pendant de nombreuses années. En 1891, dans un article qu’il
avait présenté à l’assemblée annuelle des scientifiques allemands, il affirma
que « l’analyse du mouvement moléculaire » de Maxwell et Boltzmann n’avait
pas été « dûment récompensées par la fécondité des résultats obtenus ». En
particulier, il souligna que la théorie cinétique n’était pas compatible avec les
phénomènes se situant à la frontière entre la physique et la chimie : il ne s’attendait pas qu’elle puisse « contribuer à un progrès » dans ce domaine. Des
remarques similaires peuvent être trouvées dans le livre sur le fondement de la
thermochimie que Planck publia en 1893. Comme Darrigol et Renn l’ont
souligné il y a quelques années, « Helmholtz et Planck ont préféré une approche macroscopique en termes d’équations différentielles, qui impliquaient
des entités observables ». Néanmoins, ils avaient des attitudes différentes à
l’égard des hypothèses moléculaires : alors que Helmholtz ne niait pas la réalité moléculaire, Planck a longtemps rejeté toute forme d’atomisme [Deltete
2012, pp. 3-4 ; Darrigol et Renn 2003, pp. 503 et 505 ; Kuhn 1987, p. 22 ; Born
1948, p. 163 ; Planck 1891].
(à suivre)
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