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L'environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions
sur la ‘géographie ouvrière' à partir du changement climatique
FELLI, Romain, RAMUZ, Raphaël
Abstract
Après des décennies durant lesquelles la chape de plomb de la pensée néolibérale a étouffé
la pensée critique, il semble que les théories alternatives (et critiques) fassent leur retour,
certes timide, dans le monde académique. Stimulées par les diverses contestations de l'ordre
établi, la littérature en sciences sociales, notamment en géographie, compte toujours plus de
recherches et de réflexions sur les alternatives politiques. Discuter de projets de transition,
notamment dans le cadre de la crise écologique (e.g.: vers une société post-carbone)
(re)devient possible. La contrepartie de ces contributions multiples est l'éclatement inévitable
des cadres d'analyse, ce qui introduit beaucoup de confusion. Pourtant, la poursuite d'un
projet politique qui inclut des dimensions analytiques et donc des pratiques scientifiques
suppose la clarification des concepts et des théories qu'il recouvre. Cet article découle d'une
recherche en cours sur les stratégies syndicales en matière de changement climatique.
Néanmoins, nous profitons de celle-ci pour traiter de problèmes conceptuels plus
fondamentaux. Le [...]
Reference
FELLI, Romain, RAMUZ, Raphaël. L'environnement comme stratégie syndicale internationale :
réflexions sur la ‘géographie ouvrière' à partir du changement climatique. In: Clerval, A., Fleury,
A., Rebotier, J. et Weber, S. Espace et Rapports de domination. Rennes : Presses
Universitaires de Rennes, 2015. p. 367-376
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:55392
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L’environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions
sur la ‘géographie ouvrière’ à partir du changement climatique.
Romain Felli, chercheur au Département de science politique et relations internationales,
Université de Genève
Raphaël Ramuz, chercheur à l’Observatoire Science, Politique, Société, Université de
Lausanne
4.10.2013
A paraître dans Clerval, Anne ; Fleury, Antoine ; Rebotier, Julien ; Weber, Serge, Espace et
rapports sociaux de domination : chantiers de recherche, Presses universitaires de Rennes, Rennes,
2014
Après des décennies durant lesquelles la chape de plomb de la pensée néolibérale a étouffé la
pensée critique, il semble que les théories alternatives (et critiques) fassent leur retour, certes timide,
dans le monde académique. Stimulées par les diverses contestations de l’ordre établi, la littérature
en sciences sociales, notamment en géographie, compte toujours plus de recherches et de réflexions
sur les alternatives politiques.
Discuter de projets de transition, notamment dans le cadre de la crise écologique (e.g.: vers
une société post-carbone) (re)devient possible. La contrepartie de ces contributions multiples est
l’éclatement inévitable des cadres d’analyse, ce qui introduit beaucoup de confusion. Pourtant, la
poursuite d’un projet politique qui inclut des dimensions analytiques et donc des pratiques
scientifiques suppose la clarification des concepts et des théories qu’il recouvre.
Cet article découle d’une recherche en cours sur les stratégies syndicales en matière de
changement climatique 1 . Néanmoins, nous profitons de celle-ci pour traiter de problèmes
conceptuels plus fondamentaux. Le présent article tente d’évaluer les apports récents de la dite
« géographie ouvrière » (labor/labour geography), issue de la géographie radicale anglo-saxonne.
Nous nous reconnaissons dans cette riche tradition scientifique et dans son origine marxiste. Notre
propos est de contribuer à l’intégration et au développement de la théorie de la valeur dans la
géographie radicale. 2 Nous commençons par présenter brièvement le champ de la géographie
ouvrière anglo-saxonne, et en soulignons des aspects problématiques ou contradictoires. Puis nous
proposons une conceptualisation alternative, fondée notamment sur l’approche stratégiquerelationnelle, que nous appliquons enfin aux stratégies syndicales internationales en matière de
changement climatique.
ENJEUX DE LA « LABOUR GEOGRAPHY »
En réponse aux débats sur ladite « globalisation », la géographie radicale anglophone connaît
un intéressant renouvellement théorique depuis une vingtaine d’années. En particulier, sous
l’impulsion d’Andrew Herod (2001), le concept de « géographie ouvrière » a été développé afin de
souligner le pouvoir des travailleur/euse-s, notamment dans et sur l’espace. Ces auteurs opposent à
la classique « géographie du travail » (geography of labour) qui tend à être descriptive et/ou
positiviste (localisation du travail comme facteur de production dans un cadre d’analyse
néoclassique) une « labour geography » qui part, elle, de la reconnaissance matérialiste du travail
1
Romain Felli remercie la School of Environment and Development de l’Université de Manchester qui l’a accueilli
pendant cette recherche, ainsi que le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) qui l’a financé au moyen
d’une bourse post-doctorale de jeune chercheur (n°134448).
2
Plus précisément, il s’agit d’une perspective partant de la forme-valeur (Reuten et Williams, 1989) pour analyser la
question écologique. Cette perspective se différencie de la théorie ricardienne de la valeur-travail que certains marxistes
adoptent. Pour une analyse de la crise écologique en terme de forme-valeur, voir Felli (2011).
1
comme classe fondamentale dans le capitalisme et qui, dans l’analyse comme dans l’action, se place
à ses côtés et/ou en son sein. 3 Cette reconnaissance ne réduit pas l’analyse du capitalisme à celle du
processus de production au sens étroit, mais relève au contraire du « mode de sociétalisation
capitaliste » qui intègre, de manière contradictoire, l’ensemble des rapports sociaux. Ce
questionnement n’est pas complètement étranger à la géographie francophone. En réponse à un
ouvrage de Pierre George illustratif d’une géographie descriptive et régionaliste du travail, JeanBernard Racine et Josiane Rouyre (1982) affirment la nécessité d’une analyse marxiste qui partirait
du rapport social capitaliste et intégrerait l’espace comme élément d’une analyse dialectique de ce
rapport plutôt que comme simple réceptacle des rapports sociaux.
Ce domaine de recherche foisonnant dans le monde anglophone dispose d’ores et déjà d’ouvrages
classiques (Herod 1998; Mitchell 1996), de manuels (Castree et al., 2004), et de nombreuses
rétrospectives (Castree, 2007). Coe et Jordhus-Lier (2011) ont produit un résumé des différentes
étapes de la géographie ouvrière dont on relève deux points. Premièrement, cette géographie visait à
contrer certains arguments produits dans les années 1990 lors des débats sur la globalisation et les
délocalisations, qui affirmaient unilatéralement le pouvoir de domination du capital. Plusieurs
auteurs ont alors insisté sur le caractère toujours territorialisé de l’investissement capitaliste, et donc
de la capacité différenciée des travailleur/euse-s et de leurs organisations syndicales de coordonner
à différentes échelles (du local à l’international), une résistance aux décisions industrielles.
Deuxièmement, il s’agissait d’affirmer une autonomie des travailleur/euse-s dans la production de
l’espace, par opposition à une tradition plus structuraliste où primait l’analyse de la domination du
capital. Les études produites alors visaient à montrer le pouvoir et/ou l’autonomie des
travailleur/euse-s dans la production du « paysage » (landscape) économique et socio-naturel. Cette
tradition concerne la géographie de la domination puisque, précisément, elle tente de replacer les
rapports sociaux dans une perspective dialectique en soulignant combien une vision unilatérale de la
domination par le capital serait erronée pour faire sens des dynamiques du capitalisme.
REFORMULATIONS ANALYTIQUES
Plus récemment s’est ouvert un débat central au sein de la géographie ouvrière sur la
catégorie de « capacité d’action » (agency). Les principaux enjeux de ce débat portent sur la
difficulté à déterminer empiriquement l’étendue de cette capacité et à l’accroître. Il s’agit d’une
limitation que nous voulons discuter, et à laquelle nous proposons une solution.
Quelques limites de la géographie ouvrière
Noel Castree identifie clairement le problème lorsqu’il écrit :
Néanmoins, et paradoxalement, la capacité d’action est à la fois sous-théorisée et sous-déterminée dans la
plupart des analyses que la géographie ouvrière en fait. A mon sens, le terme de « capacité d’action » (agency)
est devenu un fourre-tout utilisé dès lors que n’importe quel groupe de travailleurs entreprend une action en son
nom ou pour autrui. [...] l’absence de distinction entre les différents types de capacité d’action, ainsi que les
conditions qui les permettent ou les inhibent, empêche les analystes de dire quoi que ce soit d’intelligent sur les
stratégies des travailleurs, d’un point de vue normatif (Castree, 2007, p.858 ; notre traduction).
3
En ce sens là, notre traduction de l’adjectif « labour » par « ouvrière » ne peut pas être assimilée à une réduction de la
conception du prolétariat à sa frange industrielle (masculine, blanche, stable, etc.). Si nous pouvons faire nos adieux à
une telle compréhension de la classe ouvrière, nous nous refusons à jeter le bébé marxiste avec l’eau du bain structurostaliniste. Par ouvrier/ouvrière nous renvoyons à l’ensemble des « sujets de la valeur » (Dyer-Witheford, 2002) dont la
condition, dans le cadre du rapport de production capitaliste, est d’être séparés des moyens de production. Que, par
ailleurs, la classe ouvrière ne relève pas de l’unité des identités ou des situations est une évidence (cf. Thompson 1988).
Tout l’enjeu est justement de rendre compte de la « composition » de cette classe à partir des différences qui la
produisent et la divisent en même temps. En ce sens là, dans le cadre du mode de sociétalisation capitaliste, les luttes
féministes, anti-racistes, écologistes, etc. doivent être comprises comme participant de la (dé-/re-) composition de la
classe ouvrière.
2
Castree critique la géographie radicale pour son manque de théorisation ainsi que son absence
d’analyse systématique des formes de capacité d’action (forms of agency). Or la théorisation ne
relève pas d’un formalisme pédant. Elle est nécessaire pour situer les types d’action observés par le
chercheur. Sans une telle théorisation, les sciences sociales sont confrontées à deux écueils en
apparence opposés, mais qui ne sont que les deux faces d’une même pièce : le structuralisme et le
spontanéisme. Le structuralisme fournit la théorisation de ce qui est fixe, tandis que la « liberté »
d’agir est la variable résiduelle de l’équation. Indéterminée, cette liberté d’agir est associée à la pure
émergence de la créativité, une forme de spontanéité humaine, un surgissement, une création, dont
la science sociale serait impuissante à rendre compte.
Vers une approche stratégique-relationnelle
La question du rapport capacités d’action / structures est un enjeu récurrent en sciences
sociales. Il est crucial pour quiconque veut analyser le rapport capital – travail et les différentes
formes au travers desquelles il s’exprime. Penser la capacité d’action suppose de comprendre et
d’expliquer le processus qui inspire ces mots de Marx : « les hommes font leur propre histoire, mais
ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions
directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un
poids très lourd sur le cerveau des vivants ». Ainsi, penser les formes de capacité d’action requiert
une approche qui conçoit la dialectique structure / capacités d’action en tant que dialectique des
relations internes (Ollman, 2003) dans laquelle les structures sont la condition nécessaire de l’action
mais n’existent qu’en tant qu’elles sont (re)produites et transformées par l’action (Bhaskar, 1998).
L’« approche stratégique-relationnelle » (ASR) de Bob Jessop (2001) offre une solution
théorique particulièrement utile. L’ASR est une approche réaliste (critique) et relationnelle. Elle
analyse simultanément les structures en relation avec les actions et les actions en relation avec les
structures. Plus encore, elle permet de distinguer entre différents degrés de structuration et de
comprendre comment les capacités d’action s’articulent à ces degrés de structuration.
Cette dialectisation présente deux avancées. D’une part, elle permet de montrer la manière
dont les structures avantagent certains agents et leurs stratégies, notamment en étant congruentes
avec leurs horizons spatio-temporels. D’autre part, elle permet de voir la manière dont les agents
prennent en compte (ou non) cette asymétrie de marge de manœuvre générée par l’agencement
structurel lorsqu’ils analysent le contexte stratégique et agissent. C’est ainsi liés que les deux
éléments de la dialectique structures / capacités d’action sont conceptualisés. Le changement
structurel n’apparaît plus comme la seule conséquence inattendue de l’action de reproduction «
simple », mais également comme la résultante des multiples actions stratégiques des agents.
Dans cette terminologie, la sélectivité-stratégique structurellement-inscrite souligne que les
structures tendent à renforcer des formes d’actions et à en affaiblir d’autres. Le calcul stratégique
orienté structurellement montre la réflexion possible des agents, individuels ou collectifs, par
rapport aux sélectivités stratégiques inscrites dans les structures. Cela explique qu’ils orientent leurs
stratégies et tactiques dans les termes de leur compréhension de la conjoncture en cours, de manière
réflexive ou plus immédiatement.
Etant donné que l’ASR est un mode d’appréhension conceptuel très abstrait de tout
phénomène social, il doit être actualisé par le développement de concepts plus concrets et adéquats
aux types de processus sociaux analysés et rendre ainsi compte de la stratification ontologique
spécifique à une période historique. Dans le cadre de notre questionnement sur les concepts
développés par la géographie ouvrière, nous nous appuyons sur la conception marxienne du mode
de sociétalisation capitaliste. En son sein, nous proposons de distinguer le niveau des formes
sociales de celui des institutions (Hirsch, 1994 ; Ramuz, 2011). Les formes sociales constituent le
niveau le plus abstrait d’un type particulier de société et elles acquièrent une détermination concrète
dans des institutions particulières qui s’actualisent dans un processus de (re)production/
transformation par les actions humaines. Dans le cas de la société capitaliste, les formes sociales
fondamentales sont la forme-valeur et la forme-Etat (Tran 2003 ; Reuten et Williams, 1989). Ces
formes sociales ne se donnent pas à voir en tant que telles, elles ne sont que les déterminations
3
abstraites, simples et essentielles des sociétés capitalistes. Elles sont donc sous-déterminées et
n’existent que sous la forme d’institutions particulières telles que les régimes monétaires, les modes
de régulation du rapport salarial ou les régimes politiques. Ces institutions étant elles-mêmes enjeu
de lutte et constamment (re)produites/transformées par les actions humaines qui seules peuvent
rendre ces différentes strates structurelles actuelles.
Ce double niveau de structuration implique que les capacités d’action doivent être conçues en
rapport à la fois aux formes sociales et aux institutions. Ainsi, les effets de l’action peuvent être
paradoxaux : transformer les institutions et reproduire les formes sociales. Par exemple, la remise
en cause de politiques monétaires (keynésianisme vs monétarisme) remet en cause les institutions
de gestion monétaire tout en reproduisant la forme-monnaie en tant que telle.
Dès lors, dans l’analyse des stratégies syndicales, il importe de prendre en compte la manière
(explicite, ou implicite) dont les organisations analysées se représentent le contexte stratégiquement
sélectif au sein duquel elles interviennent, et comment elles en tirent des stratégies visant à agir au
sein de ce contexte et/ou à le transformer, et dans quel sens.
UN EXEMPLE : LES STRATEGIES ENVIRONNEMENTALES DES SYNDICATS
Depuis une quinzaine d’années les organisations syndicales internationales sont actives dans
le domaine du réchauffement climatique 4 . Elles envoient des délégations aux négociations
internationales sur le climat (comme aux conférences annuelles des parties du protocole de Kyoto),
organisent des conférences, publient des rapports et des stratégies, ont des permanents spécialisés
sur ces questions. Cet activisme peut sembler étrange car le réchauffement climatique n’est
généralement pas identifié comme une priorité de l’action syndicale internationale.
Pour comprendre les raisons qui poussent ces organisations à dédier des ressources afin de
traiter de ce problème, il faut saisir le calcul stratégique auquel elles se livrent. L’étude de leurs
motivations peut nous renseigner sur la manière dont elles internalisent dans leurs stratégies leur
perception de l’environnement stratégiquement sélectif dans lequel elles se trouvent, et le degré
auquel elles sont prêtes à mettre en œuvre une stratégie politique de transformation de ce contexte,
ou au contraire d’adaptation. Ainsi face à un même contexte, et à partir d’une perception semblable
de celui-ci, deux organisations ont la capacité de faire des choix différents en fonction de leurs
analyses de la possibilité de transformation de ce contexte, à différentes échelles (soit de leur calcul
stratégique orienté structurellement).
Notre étude montre qu’au-delà d’un accord général sur la manière de traiter le problème du
réchauffement climatique, les organisations syndicales internationales développent des stratégies
relativement différentes qui s’expliquent notamment par une orientation politique d’ampleur et
d’échelle différenciée.
Premièrement, pourquoi les organisations syndicales internationales s’engagent-elles sur ce
sujet? Elles le font en réponse à la perception de deux risques. Le premier découle des
conséquences attendues du changement climatique qui seront dévastatrices pour les populations les
plus pauvres et les plus vulnérables à l’échelle de la planète. Les syndicats en tant qu’organisations
de solidarité des travailleurs/euse-s auraient un devoir moral d’être à la pointe du combat pour la
transition vers une économie à bas carbone. Deuxièmement, les organisations syndicales tentent de
répondre à un autre risque, celui de la régulation. L’imposition de réductions des émissions de gaz à
effet de serre, en l’absence de mesures compensatoires, touchera durement certains secteurs
fortement consommateurs d’énergies fossiles (transport routier notamment, industrie, etc.) ainsi que
les secteurs d’extraction et production énergétique. Les conséquences d’une transition énergétique
non planifiée seront vraisemblablement payées par les travailleurs de ces secteurs (fermeture de
sites, chômage). A l’exception partielle des quelques pays où un Etat social développé peut servir
4
Cette partie résume les analyses proposées dans Felli (2013). Par organisations syndicales internationales, nous
entendons la Confédération syndicale internationale (CSI-ITUC), confédération des confédérations syndicales
nationales, ainsi que la dizaine de secrétariats syndicaux internationaux qui fédère les fédérations syndicales nationales
implantées dans un domaine d’activité, par exemple l’Internationale des services publics (ISP).
4
d’amortisseur à des chocs de transition économique, la perte d’emplois salariés a des conséquences
dramatiques pour les travailleurs qui les occupent, leurs communautés et généralement le territoire
au sein duquel elles vivent.
Les organisations syndicales internationales tentent donc d’intervenir en soutenant des
mesures de réductions drastiques des émissions de gaz à effet de serre, mais conditionnent ce
soutien au développement d’une « transition juste » vers une économie à bas carbone qui permette
une planification négociée, une réorientation professionnelle pour les travailleurs affectés, ainsi que
des compensations matérielles.
De surcroît, sur le terrain façonné par la sélectivité stratégique des institutions internationales
en faveur de mesures de développement durable (selon la norme de l’environnementalisme libéral,
cf. Bernstein 2001) les syndicats utilisent la nécessité d’une transition écologique pour reformuler
des demandes « classiques » du mouvement syndical (des emplois décents, bien payés, etc.) dans
une perspective écologique (développement des « emplois verts », négociation d’un « Green New
Deal », développement de la sécurité sociale afin de répondre aux risques sociaux du changement
climatique, etc.).
Néanmoins, au-delà de cet accord sur des objectifs généraux, les organisations syndicales
internationales différent dans leurs objectifs en matière de changement climatique. On peut
identifier trois grands types de stratégies parmi elles.
La stratégie dominante consiste à mettre l’accent sur la possibilité pour les organisations
syndicales de porter la « voix » des travailleurs dans les processus de transition. Cette stratégie
s’oriente essentiellement vers l’espace des relations internationales et cherche à affirmer
l’importance des syndicats par des méthodes non antagonistes: lobbying, expertise technique,
intégration des groupes d’experts, intégration des cercles formels de délibération, manifestations,
etc. Le but de cette stratégie est l’inscription des demandes particulières du mouvement syndical
dans les documents résultant des négociations internationales (accords, traités, déclarations, etc.),
afin de légitimer ces demandes et de servir de point d’appui aux mouvements syndicaux à un niveau
national. Les tenants de cette stratégie cherchent également à influencer les positions des
organisations internationales, notamment l’Organisation Internationale du Travail (qui de par sa
structure tripartite reconnaît une participation formelle des organisations syndicales) et le
Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). En reprenant notre typologie, le
calcul stratégique orienté structurellement que dénote cette stratégie consiste essentiellement à
accepter les formes sociales ainsi que les institutions existantes. Le mouvement syndical
international n’y apparaît pas comme ayant la possibilité de les transformer, et la stratégie vise alors
essentiellement à une amélioration de la position relative des travailleurs (et de leurs organisations)
au sein de formes sociales et d’institutions inchangées (stratégie d’adaptation).
La seconde stratégie discernable est essentiellement portée par les organisations qui
organisent les travailleurs des secteurs fortement vulnérables à des régulations environnementales
drastiques (mines, énergie, chimie, industrie, etc.). Ces secteurs ont été historiquement au cœur du
mouvement syndical dans les pays industrialisés et les principales forces de démocratisation de ces
pays au cours du siècle et demi passé (Mitchell 2011). L’analyse faite par ces organisations consiste
à remarquer que la mise en œuvre de régulations environnementales qui ne seraient pas nocives
pour les droits des travailleurs est rendue hautement improbable par la forme néolibérale du
capitalisme contemporain. Du fait de la volonté perçue de dérégulation généralisée et de retrait de
l’Etat national de ses fonctions redistributives, les régulations environnementales sont devenues
socialement régressives (utilisation des instruments de marché, abolition des subventions à la
consommation, etc.). De surcroît, l’Etat national s’est largement désengagé des secteurs où il avait
un contrôle opérationnel (énergie, transport, etc.), ce qui lui aurait permis de mettre en œuvre luimême une stratégie de transition, d’investir dans le développement de sources alternatives d’énergie,
et dans le financement de la recherche de solutions techniques aux problèmes environnementaux
(e.g. : la capture et le stockage du CO2). En conséquence, cette stratégie vise à retourner à une
forme de capitalisme plus régulé – sur le modèle de l’Etat social de l’après-guerre – ayant la
capacité de mettre en œuvre des politiques économiques keynésiennes et à assurer une
5
redistribution des richesses produites. Elle se concentre sur le niveau auquel les syndicats (du moins
dans les pays industrialisés) ont pu construire, et institutionnaliser, le rapport de force le plus
favorable au travail – l’Etat national –, notamment sous la forme de relations industrielles tripartites,
et de relations étroites avec les partis politiques de la classe ouvrière. Ce capitalisme re-régulé
devrait permettre d’organiser une transition vers une économie à bas-carbone dans des formes plus
favorables aux travailleurs.
Selon notre typologie, cette stratégie ne vise pas à la transformation des formes sociales, elle
est en revanche clairement orientée vers une réforme des institutions actuelles de régulation du
capitalisme, ciblant essentiellement le niveau de l’Etat nation. Elle remet ainsi en cause les
institutions du capitalisme, ses formes institutionnelles néolibérales mais pas ses formes sociales
fondamentales, i.e. le capitalisme en lui-même.
Finalement, une troisième stratégie existe, qui est surtout portée par la Fédération
internationale des travailleurs des transports (ITF) mais trouve des échos dans différents autres
syndicats internationaux. Elle se caractérise par une prise en compte plus radicale des impératifs
écologiques et repose sur la nécessité de réduire la consommation et la production, de changer les
modalités de production et d’améliorer les systèmes existants (modèle « reduce-shift-improve »).
Pour cette stratégie, il est impératif de reconnaître les obstacles posés par le capitalisme lui-même à
une transition écologique et sociale : la propriété privée des moyens de production subordonne les
décisions d’investissement au critère du profit, plutôt qu’aux conditions de vie, et de survie, des
habitants de la planète. Dès lors, il est nécessaire de conquérir le pouvoir économique, afin de le
démocratiser. Seule une démocratie économique pourra planifier démocratiquement et de manière
juste une telle transition, notamment en imposant la réduction de certaines productions et
consommations tout en permettant de satisfaire des besoins aujourd’hui insolvables (par exemple en
faisant passer massivement le transport routier sur le rail, en développant les transports collectifs, et
en réduisant la nécessité de transporter des marchandises à une échelle internationale). Pour mettre
en œuvre un tel changement de rapport de force, cette troisième stratégie s’oriente au niveau des
lieux de travail eux-mêmes ainsi que des communautés de vie (échelle locale/régionale, mais dans
une perspective internationaliste) et vise à accroître l’éducation et l’implication politique des
militants syndicaux à ces échelles. Il s’agit donc d’une stratégie politique de lutte de classe, fondée
sur la possibilité de développer l’éducation et la mobilisation politique des travailleurs, et elle vise à
plus long terme à un renversement des rapports de force. Selon notre typologie, cette perspective
s’oriente donc à la fois vers une transformation des institutions, mais plus profondément vers une
transformation des formes sociales elles-mêmes visant à une abolition de la loi de la valeur dans la
production/reproduction des conditions d’existence humaines sur la planète. Elle remet donc non
seulement en cause le néoliberalisme, mais également le capitalisme.
5. CONCLUSION
Ce bref survol empirique ne visait qu’à souligner l’intérêt heuristique d’une approche en
termes stratégiques-relationnels des stratégies syndicales internationales. Il nous semble qu’une
telle approche permet de sortir de l’impasse théorique dans laquelle se trouve une partie de la
géographie ouvrière lorsqu’elle se trouve confrontée à la question de la « capacité d’agir ».
Confronté à une situation structurellement semblable, des organisations peuvent faire des choix
stratégiques différents, dont il est possible de rendre compte. Or une telle solution ne mériterait pas
qu’on s’y arrête si son intérêt était limité à une pure question académique. Il nous semble au
contraire que la géographie ouvrière constitue au sein du renouveau de la géographie radicale
l’approche la plus riche et la plus prometteuse, théoriquement et politiquement. En s’intéressant aux
manières dont les sujets de la valeur ne sont pas simplement « agis » par les stratégies du capital
comme forme de domination externe, mais au contraire participent du rapport social qu’est le
capital, la géographie ouvrière nous donne des pistes pour penser les conditions d’une action
politique transformatrice et émancipatrice.
6
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