LE RELIGIEUX DES SOCIOLOGUES

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LE RELIGIEUX DES SOCIOLOGUES
Trajectoires personnelles et débats scientifiques
@ L'Hannattan,
1997
ISBN: 2-7384-5561-1
rdigion & sciences humaines
section l : Faits religieux & société
sous la direction de
Yves LAMBERT, Guy MICHELAT
et Albert PIETTE
LE RELIGIEUX DES SOCIOLOGUES
Trajectoires personnelles et débats scientifiques
Colloque de l'Association française de sociologie
Paris 3-4 février 1997
L'Harmattan
5-7, rue de J'École Polytechnique
75005 Paris - France
L'Harmattan,
religieuse
Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - Canada H2Y lK9
COLLECTION
refigion & sciences fiumaines
sous la direction
de
avec la collaboration de
François Houtart
et Jean Remy
Marie-Pierre Goisis
et Vassilis Saroglou
Dans les sociétés contemporaines, le phénomène religieux est remis en valeur, sous des formes très diverses. Il s'agit, dans le cadre du
christianisme,
de la naissance de nouveaux mouvements religieux,
aussi bien à l'intérieur des Églises classiques, qu'en dehors d'elles.
Pour ce qui est de l'Islam: les mouvements islamiques dans les pays
musulmans, la place que prend l'Islam dans les pays européens et un
renouveau de la pensée islamique dans les questions sociales, sont des
faits qui revêtent une grande importance. Par ailleurs, l'évolution des
institutions religieuses se situe également à la croisée des chemins.
Bref, les phénomènes religieux sont reconnus aujourd'hui comme des
faits sociaux significatifs. Par ailleurs, l'angle d'approche des sciences
humaines est aussi utile pour ceux qui recherchent dans l'adhésion religieuse une spiritualité ou des motifs d'action.
Dans cette perspective, la collection Religion et sciences humaines
possède deux séries:
1.
Faits religieux et société
Les ouvrages publiés dans cette série sont des travaux de sciences
humaines analysant les faits religieux, dans les domaines de l'histoire,
de la sociologie, de la psychologie ou de l'anthropologie.
2.
Sciences humaines et spiritualité
Il s'agit d'ouvrages où des croyants s'expriment sur des problèmes
en relation avec les diverses sociétés dans lesquelles ils vivent et jettent
un regard, avec l'aide des sciences humaines sur l'évolution des faits
religieux, la relecture des écritures fondatrices ou l'engagement des
croyants.
Régine AZRJA
Jean-Pierre BASTIAN
Jean BAUBÉROT
Pierre BRÉCHON
Françoise
CHAMPION
Elisabeth
CLA VERIE
Martine COHEN
Fanny COLONNA
Karel DOBBELAERE
Bruno DURIEZ
Danièle HER VlEU-LÉGER
Yves LAMBERT
Claude LANGLOIS
Michaël LOWY
René LUNEAU
Jacques MAÎTRE
André MARY
Patrick MICHEL
GuyMlCHELAT
Albert PlETTE
Freddy RAPHAËL
Jean REMY
Gilles TARABOUT
Olivier TSCHANNEN
Jean-Paul WILLAIME
(CNRS), Centre d'études interdisciplinaires des faits
religieux, Paris
(Université de Strasbourg Il), Centre de sociologie
des religions, Strasbourg
(EPHE), Groupe de sociologie des religions et de la
laïci té, Paris
(lEP de Grenoble), Centre d'informatisation des
dOlmées socio-politiques, Grenoble
(CNRS), Groupe de sociologie des religions et de la
laïcité, Paris
(CNRS), Groupe de sociologie politique et morale,
Paris
(CNRS), Groupe de sociologie des religions et de la
laïcité, Paris
(CNRS), Groupe de sociologie politique et morale
(Université de Leuven), Belgique
(CNRS), Centre lillois d'études et de recherches
sociologiques et économiques, Lille
(EHESS), Centre d'études interdisciplinaires des
faits religieux, Paris
(CNRS-INRA), Groupe de sociologie des religions
et de la laïcité, Paris
(EPHE), Groupe de sociologie des religions et de la
laïcité, Paris
(CNRS), Centre d'études interdisciplinaires des faits
religieux, Paris
(CNRS), Groupe de sociologie des religions et de la
laïcité, Paris
(CNRS), Laboratoire savoirs et pratiques dans le
champ médical, Paris
(CNRS), Laboratoire sociologie, histoire,
anthropologie des dynamiques culturelles, Marseille
(CNRS), Centre d'études interdisciplinaires des faits
religieux, Paris
(CNRS), Centre d'étude de la vie politique
française, Paris
(Université de Paris VIll), Centre d'études interdisciplinaires des faits religieux, Paris
(Université de Strasbourg Il), Laboratoire de
sociologie de la culture européelme, Strasbourg
(Université de Louvain-la-Neuve), Belgique
(CNRS), Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du
sud, Paris
(Université de Neuchâtel), Suisse
(EPHE), Laboratoire société, droit et religion en
Europe, Strasbourg
TABLE DES MATIÈRES
Présentation,
par Yves LAMBERT, Guy MICHELAT et Albert PIETTE
Entre rétrospective
et prospective,
Un enjeu théorique:
9
13
par Jean REMY
le religieux dans l'univers du symbolique
De l'utopie à la tradition: retour sur une trajectoire de recherche,
par Danièle HERVIEU-LÉGER
21
Le fait religieux: détour, contour, retour, par Albert PIETTE
33
Emancipation des sociétés européennes à l'égard de la religion et
décomposition du religieux, par FrançoiseCHAMPION
45
De Limerzel au tournant axial, par Yves LAMBERT
55
Le religieux dans l'univers du symbolique, par Jean BAUBÉROT
67
Questions d'inteq)rétation, questions de méthode
(terrains européens)
De l'intégration au catholicisme
par Guy MICHELA T
aux croyances parallèles,
77
Lourdes, San Damiano, Aledjugorje et retour,
par Elisabeth CLAVERIE
89
La construction des liens socio-religieux : essai de typologie à partir
des modes de médiation du charisme, par Jean-Paul WILLAlME
97
Religion et politique:
par Patrick MICHEL
d'Est en Ouest, les recompositions
L'incidence de l'autobiographie dans l'élaboration
du judaïsme ji'ançais, par Freddy RAPHAËL
du croire,
109
d'une sociologie
Le « religieux» : réglage des concepts et dérégulation
par Jacques MAÎTRE
119
du champ,
127
Autres tcrrains, autrcs problématiqucs
: Ic détour
Les protestantismes
latino-américains.
Un détour pertinent pour la
sociologie des protestantismes,
par Jean-Pierre BASTIAN
137
De l'Europe centrale à l'Amérique
électives, par Michael LOWY
149
latine:
à la recherche
De la communauté des initiés à la religion des convertis:
religieux anthropologique
en question, par André MARY
Evangile et langue maternelle,
d'affinités
le
157
169
par René LUNEAU
181
Les leçons du détour, par Bruno DURJEZ
« Paris est aussi grand que Aladras »... le « détour»
l'hindouisme, par Gilles TARABOUT
par
187
L'islam, la théorie de la religion et l'impensé du champ académique
ji'ançais, par Fanny COLONNA
197
Une sociologue face aux recompositions
contemporaines. par Régine AZRIA
207
des identités juives
Autres détours, autres leçons, par Martine COHEN
219
Unc mise cn })crspcctiyc
Point de vue d'un marginal,
par Karel DOBBELAERE
Sociologues des religions et historiens
par Claude LANGLOIS
du religieux,
233
Constructions sociales et sociologiques du religieux: état des lieux
d'une discipline en mutation, par Olivier TSCHANNEN
Variations conclusives.'
par Pierre BRÉCHON
227
de l'itinéraire
à la pratique,
8
239
245
PRÉSENTATION
L'avancement normal de toute discipline la conduit à réviser et à
perfectionner sans cesse ses outils et ses problématiques face à
l'accumulation
de nouvelles données et à travers la dynamique
interactionnelle entre chercheurs. Il se peut qu'en plus l'évolution même du
cours des choses y incite par ses démentis, ses inédits ou ses accélérés,
obligeant à réajuster ou même à repenser les définitions, les concepts, les
problématiques et les méthodes. C'est ce qui arrive à la sociologie de la
religion. Alors qu'on voyait jusqu'il y a peu l'évolution religieuse en termes
de processus linéaire de sécularisation, bien des choses sont venues
compliquer ou bousculer le paysage: l'apparition d'une forte différenciation
intergénérationnelle, l'émergence des «nouveaux mouvements religieux »,
la diffusion des « croyances parallèles », la poussée des fondamentalismes et
des nationalismes religieux, la mondialisation du « marché du spirituel ».
Du coup peuvent être soutenus à la fois une thèse et son contraire.
Face à cette situation, nous avons déjà échangé sur l'état des lieux et sur
nos interprétations. Cette fois, nous souhaitons aller plus loin et susciter un
débat de fond à partir d'une démarche d'auto-réflexion. Qu'est-ce qui
motive les chercheurs? Que cherchent-ils à savoir ou à démontrer?
Comment s'y prennent-ils? Quels problèmes et quels écueils rencontrentils? Il ne s'agit pas de faire une analyse de l'évolution religieuse en tant que
telle, ni de traiter pour eux-mêmes des problèmes de définitions, de concepts
et de méthodes, mais d'établir un lien entre les deux à partir de ce qui
motive la démarche de recherche. Nous sommes habitués à exposer nos
résultats, il s'agirait ici d'aller jusqu'à leurs élaborations et jusqu'à leurs
fondements, y compris biographiques dans la mesure où la démarche
scientifique n'est pas indépendante des évolutions personnelles.
Le contexte intellectuel de la sociologie française des religions nous
semble favorable à un tel questionnement parce que les conditions d'une
confrontation constructive y sont rassemblées: les approches sont
relativement diverses, l'interconnaissance
est assez grande et le
fonctionnement interne est plutôt satisfaisant. On sait que la démarche
scientifique a tout à gagner d'une explicitation de ses tenants et de ses
aboutissants, à une prise de recul vis-à-vis d'elle-même et d'un échange
généralisé de critiques. On sait aussi quelles entraves y opposent
habituellement les querelles d'écoles, les polémiques rituelles ou les
9
questions d'amour-propre, la structuration de la sociologie française en offre
maints exemples. A nous de relever le défi et de montrer que c'est possible.
Le colloque à la base de ce livre a été divisé en trois parties qui
correspondent à trois entrées différentes: les problématiques concernant
spécifiquement la place du religieux dans les sociétés occidentales, les
approches conceptuelles et méthodologiques suscitées par l'évolution des
choses ou de la recherche, les enrichissements apportés par le détour vers
d'autres terrains (non européens). Mais nous savons bien que chaque
démarche forme un tout et qu'il existe une certaine circularité entre les
séances. Il a semblé important que les présidents de séance soient en fait des
« discutants » ayant au préalable pris connaissance de l'ensemble des textes,
avec l'objectif d'en faire une synthèse critique et de stimuler les
confrontations et les approfondissements. Leur propre intervention constitue
un article à part entière du présent volume.
Ce colloque s'est terminé par une table ronde au cours de laquelle trois
participants extérieurs ont donné leur propre point de vue sur les
interventions et les débats suscités par celles-ci. Cette mise en perspective fut
accomplie par un historien du religieux comparant sa propre discipline et la
sociologie (Claude Langlois), par un spécialiste de la sociologie anglosaxonne des religions (Karel Dobbelaere) et par un sociologue de la
sociologie des religions (Olivier Tschannen).
Nous commençons donc par un enjeu théorique qui nous semble très
présent actuellement: la place du religieux dans l'ensemble du symbolique,
dans l'éventail des univers de sens et de valeurs. Où le religieux reste-t-il ?
Jusqu'où va-t-il? Où n'est-il plus? Quelles sont les conséquences de
l'existence d'autres systèmes de référence sur son évolution? Ces questions
sont bien sûr liées à celles de la définition du religieux. C'est dans cette
perspective que l'on s'interroge sur ce qui pousse à élargir ses frontières, à
s'intéresser au religieux en marge des instances socio-culturellement
labellisées comme telles, à interpréter la modernité en terme d' « âge axial»
c'est-à-dire de période de refondation des systèmes de référence, à repérer
comment la construction actuelle du religieux, du séculier et du laïque s'est
historiquement constituée en Europe.
C'est un autre fil directeur qui sous-tend la deuxième partie:
l'élaboration de modèles conceptuels et d'outils méthodologiques nouveaux
parce que les précédents ne semblent plus suffisamment pertinents face aux
nouvelles données ou à l'avancement de la discipline. Par exemple, la
nécessité de construire de nouveaux indicateurs pour préciser la dimension
religieuse des croyances aux phénomènes paranormaux (parasciences); le
besoin d'enrichir les grilles idéal-typiques de Weber et de Troeltsch pour
10
mieux coller à la réalité complexifiée des rôles du charisme; la
confrontation des pays de l'Est à de nouvelles donnes obligeant à repenser
les jeux du politique et du religieux; telle autre recherche s'intéressant
désormais aux dispositifs interactionnels dans les situations de croire; ou
encore les implications d'un travail de terrain sur son propre milieu
confessionnel. Voici quelques questions qui se posent: y a-t-il vraiment de
nouveaux objets ou simplement de nouveaux regards, et les nouveaux objets
suscitent-ils de nouveaux concepts et outils applicables avec profit aux objets
habituels de la discipline? Et quelles seraient les conséquences de cette
lecture?
Enfin, il existe une autre source décisive de mise à l'épreuve et de
renouvellement des problématiques et des méthodes, et nous lui réservons la
part la plus importante, en durée, du colloque: c'est le détour accompli par
des sociologues et anthropologues français en terrains non occidentaux.
Nous laissons libres les interprétations que les uns et les autres peuvent
donner à la notion de détour. Et de nouvelles questions surgissent: qu'est-ce
qui motive un tel détour? Comment nos approches sortent-elles de cette
épreuve? Quels enrichissements et innovations en résulte-t-il ? Quel intérêt
peut avoir ce détour pour la sociologie de la religion en Europe occidentale?
Autant de questions que nous poserons à travers des démarches étudiant, par
exemple, l'expansion du protestantisme en Amérique latine, la théologie de
la libération au Brésil, l'implantation de nouveaux mouvements religieux ou
les enjeux de l'inculturation catholique en Afrique, la complexité religieuse
en Inde, les identités juives contemporaines ou encore le statut de l'islam
dans la sociologie actuelle des religionsl.
Nous avons demandé à Jean Remy, qui a longtemps côtoyé les
sociologues français des religions et qui est en même temps un spécialiste de
sociologie urbaine, d'introduire ce livre et de repérer l'ensemble des enjeux
spécifiques qui ont alimenté l'ensemble des débats.
Yves Lambert, Guy Michelat, Albert Piette
1 Un absent volontaire, les sectes ou nouveaux mouvements religieux en Europe
occidentale, qui ont fait l'objet du précédent colloque de l'Association française de
sociologie religieuse et dont les actes, coordOllilés par Françoise Champion et
Martine Cohen, vont paraître aux éditions du Seuil.
11
ENTRE RÉTROSPECTIVE ET PROSPECTIVE
Jean Remy
Les textes qui constituent ce livre présentent des parcours de recherche
ainsi que les modes d'analyse qui y sont associés. Le propos est original et
son intérêt grandit lorsque se mettent en perspective réciproque une multiplicité de parcours. La comparaison devient un élément clé d'une lecture
fructueuse qui peut se faire de diverses manières.
Ainsi peut-on épouser le point de vue des divers parcours et voir les éléments imprévus qui les ont fait évoluer. En passant de l'un à l'autre, on est
amené progressivement à se décentrer et à construire un espace de comparaison où les divers points de vue s'éclairent l'un l'autre, pour mieux se
comprendre dans leur différence. La nouvelle collection « Religion et sciences humaines» accueille d'autant plus volontiers cet ouvrage qu'elle voudrait contribuer à développer un tel esprit. Notre intérêt pour ce type
d'exercice est d'autant plus grand que nous avons été mêlé à l'histoire de la
sociologie de la religion ces dernières décennies depuis nos collaborations
avec le Chanoine Boulard, continuant pour notre part à travailler principalement dans d'autres contextes nationaux que la France.
Différents axes sont parus féconds pour situer les trajectoires les unes par
rapport aux autres. Tout d'abord, les chercheurs peuvent adopter deux attitudes différentes. La première tendance est soucieuse de proposer un axe
d'interprétation autour duquel différents terrains de recherche sont sélectionnés. Ainsi peut-on s'intéresser au leader charismatique et à la manière
de créer des légitimités nouvelles dépassant les clivages antérieurs. D'autres
peuvent se préoccuper de l'émergence des langages symboliques et des liens
qu'ils entretiennent avec l'éthique et les croyances. D'autres encore peuvent
expliciter les processus de transmission passant à travers une mémoire autorisée. La seconde tendance privilégie une entrée par le terrain: un pèlerinage à tel endroit, la vie paroissiale dans une campagne. Face à un terrain
qui déroute, il faut éviter d'interpréter ce que l'on voit à travers ce que l'on
connaît, éviter les macro-concepts tant qu'ils n'ont pas fait la preuve de leur
utilité. Pour saisir le fait social dans sa complexité, on ne peut définir les
outils d'interprétation a priori.
Les premiers vont reprocher aux seconds les risques d'une observation
naïve qui se croit sans a priori. Les seconds vont mettre en garde contre un
13
souci de généralisation hâtive très réductrice donnant priorité à la cohérence
logique sur l'intelligence du social. Les deux sensibilités coexistent chez
chacun des chercheurs à des degrés divers. La mise en perspective des points
de vue accroît la lucidité critique et la chance de créer un outil facilitant un
bilan cumulatif.
La comparaison peut se faire d'une autre manière en considérant les contextes dans lesquels les recherches se sont insérées. Ceci permet d'expliciter
les présupposés qui inspirent le propos scientifique. La prise de conscience
de ceux-ci peut être décisive dans l'écoute de l'autre. L'anthropologie réciproque valorise le regard croisé où l'image que l'autre a de nous a autant
d'importance que l'image que nous avons de lui. Ainsi peut se fonder un
régime d'échanges multipolaires entre le Sud et le Nord, entre l'Est et
l'Ouest, entre l'Islam et la Chrétienté.
Il est ainsi important de s'interroger sur l'origine de nos catégorisations
et sur leur fondement symbolique. Dès que la mise en question porte sur des
éléments profondément intériorisés, le regard que l'autre porte sur nous risque d'être invalidé si quelques informations sont défectueuses. Le jeu est
délicat et demande beaucoup de discernement. Le sens du relatif ne doit pas
induire le relativisme, mais le polycentrisme est probablement décisif dans le
monde qui se constitue.
Les trajectoires gagnent à être comparées sur un troisième axe, celui du
statut donné à la vérification d'après le type d'informations recueillies. Les
recherches quantitatives permettent de mesurer l'extension d'un phénomène
et les liens de probabilité entre divers aspects de la vie sociale. Pour ce faire,
elles passent par des indicateurs empiriques non ambigus même si
l'interprétation peut être variée. Des recherches plus qualitatives sont axées
sur la compréhension des phénomènes. Le statut de la vérification y est plus
flou. Il est néanmoins important de l'expliciter. La vérification peut se faire
par saturation permettant de dégager des logiques d'action ainsi que des
modalités à travers lesquelles elles interfèrent. Les deux types d'approche
peuvent simplement coexister et s'échanger des informations utiles. Leur
mise en comparaison incite à dépasser ces modes de juxtaposition. Ces textes nous ont fait réfléchir à l'intérêt d'une certaine vision du social où la
référence aux théories des probabilités serait plus centrale. Dans ce cas, les
séquences interactives se comprendront par rapport à des situations semistructurées où plusieurs réactions sont probables. L'histoire n'est pas écrite à
l'avance même si n'importe quoi ne peut advenir. La référence aux théories
des probabilités permet de créer des connivences plus profondes entre les
différents types d'approche. Mais elle met aussi l'incertitude comme événement fondateur du social. Cette vision nous ramène au' problème des présupposés.
14
Une autre clé de lecture consiste pour nous à comparer les diverses séquences de manière à construire une matrice analytique et interprétative à
plusieurs entrées se composant de façon souple d'après les préoccupations ou
les terrains à observer. Elaborer ce genre de comparaisons entre ces textes
représente un des apports importants du colloque. La matrice qui en résulte
est l'inverse d'une théorie, dans la mesure où elle aide à poser des questions
dont la réponse n'est pas donnée d'avance. Pourtant en comparant des
résultats, on peut dégager des processus. Intégrer l'incertitude n'équivaut
pas à considérer que l'observation de la vie sociale se déroule à la manière
d'un jeu de hasard. L'exercice est à faire et nous y engageons le lecteur.
Quelques points ont particulièrement retenu notre attention. Divers
textes ont souligné le lien entre le religieux et le langage symbolique. Le
symbolique incite à croire en anticipant la vérification, pourtant celle-ci fait
partie de la genèse du symbolique. Symbolique et plausibilité s'engendrent
dans un mouvement où les deux niveaux d'intelligibilité se transforment
réciproquement.
La religion est aussi associée à la présence d'un maître éduquant au
discernement. Lien affectif et vision du monde sont fortement entremêlés.
Les figures sont variées depuis les « énonciateurs », pour parler comme les
linguistes, jusqu'aux leaders charismatiques. La religion est aussi reliée à la
référence à une mémoire autorisée qui aide à saisir la continuité comme la
rupture. Cette mémoire autorisée permet d'authentifier les innovations
quelques fois contre les autorités instituées. Ainsi se crée un mouvement se
constituant autour d'un conflit de légitimité. Par ailleurs, la forte implication
affective amène un risque d'excès. On est toujours quelque part entre le
fanatisme et la sérénité, l'aveuglement et le discernement. Comment se fait
la régulation? À travers quel type de lien social et d'autorité? La religion
est impliquée dans un dynamisme communautaire. L'autonomie personnelle
suppose-t-elle une certaine distance ou au contraire la communauté crée-telle un espace de liberté? Ce lien social est-il indépendant du groupe statutaire ou, au contraire, les groupes sociaux peuvent-ils rebricoler leur histoire
pour se donner un statut ou une mission? Ceci pour donner quelques entrées
possibles d'un ouvrage qu'on a intérêt à lire dans une perspective comparative.
Selon nos hypothèses, élaborer une telle matrice à plusieurs entrées est
une attitude méthodologique décisive, autant pour ceux qui veulent élaborer
un axe interprétatif que pour ceux qui cherchent à décrypter un terrain concret. Dans le premier cas, cela permet de situer l'axe choisi par rapport aux
autres et de voir les affinités électives qu'ils peuvent entretenir entre eux.
L'explicitation de ces affinités électives serait par ailleurs une contribution à
une explicitation des liaisons entre les divers angles d'analyse. Dans le
second cas où l'on veut se laisser dérouter par le terrain, il vaut mieux ne
15
pas avoir de schéma d'induction probable préalable à l'observation. Pourtant
la mise en ordre d'informations suppose des catégories analytiques même
révisables. La matrice sert alors de boîte à outils. L'utilisation d'une entrée
préférentielle peut varier, la pondération entre les éléments pouvant être
conjoncturelle. En outre, ces repères peuvent aider à construire un espace de
comparaison entre divers cas concrets et contribuent à enrichir la matrice
utile à l'élaboration des approches plus interprétatives. Ainsi peut se renforcer un espace d'ouverture réciproque régi par la critique et la cumulativité.
Elle relie ce qui est proposé dans le cadre de ce volume avec ce que l'on
pourrait trouver ailleurs.
Ce livre a confirmé un étonnement que nous avons plusieurs fois ressenti. Il est relatif au poids de l'héritage théorique dans la sociologie française
de la religion. On a vu monter en force la légitimité de Weber, une fois relativisés les apports de Durkheim ou de Marx. Ceci m'a d'autant plus étonné
que j'étais en même temps impliqué en sociologie urbaine. Cette double insertion me permettait de comparer les deux ambiances. Même si Weber a
écrit un ouvrage sur la ville, si l'école de Chicago a fait de la ville le laboratoire privilégié pour élaborer des analyses de processus sociaux, l'attitude
des chercheurs vis-à-vis des héritages théoriques paraissait beaucoup plus
autonome, sauf au moment où l'analyse marxiste a voulu délégitimer une
approche de la vie sociale par l'abordage spatio-temporel. Même les hypothèses sur la métropolisation ou sur la définition des villes n'avaient pas le
même poids que la théorie de la sécularisation qui disait à l'avance ce que
l'avenir nous réservait. Les recherches étaient marquées par l'incertitude, ce
qui crée une ouverture à des paradigmes nouveaux. En sociologie urbaine, la
problématique s'élabore de façon plus autonome par rapport aux cohérences
engendrées par une macro-interprétation. La ville apparaît comme une catégorie de vie courante qui, à certains égards, a d'autant plus de pertinence
qu'elle est plurivoque sans être équivoque. A contrario, il fallait se battre
contre la définition des urbanistes relayés par l'appareil étatique et qui
s'accrochaient à des critères pour réaliser la bonne ville.
Par ailleurs, le lien entre recherche et action y est plus affirmé. Même si
cela demande bien des précautions méthodologiques, la bicentration est féconde. La bicentration peut prendre des formes multiples. Elle suppose souvent une insertion prioritaire. Le problème se pose-t-il de la même manière
en sociologie de la religion? Ainsi sur le terrain religieux, peut-on se demander quels avantages comporte le fait d'être à la fois théologien et sociologue. La réponse plus ou moins explicite nous paraît valoriser la monocentration dans une situation de relative incroyance. Une balance est à faire des
avantages et des inconvénients. Nous nous demandons quelquefois si la position implicitement adoptée n'aboutit pas à un relatif enfermement dans la
sociologie de la religion. L'attitude ne diminue-t-elle pas la crédibilité de
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celle-ci en dehors d'elle-même? Dans des débats d'opinion publique sur les
sectes, des sociologues de la religion peuvent refuser d'entrer dans le débat.
Ils peuvent avouer qu'il leur manque des critères pour identifier un phénomène religieux. D'autres vont resituer toute religion devant des critères éthiques de discernement. Que peut signifier l'ouverture dans un domaine aussi
chargé affectivement ?
Mon autre étonnement porte sur la place du catholicisme, voire des
grandes religions organisées. Elles ne nous ont pas semblé un objet central
de recherche. Certes, le problème est abordé à travers des analyses statistiques. On le retrouve de diverses manières dans le cas de Limerzel, où l'on
constate l'effondrement d'une culture paroissiale minée par l'émergence de
nouvelles symboliques. Dans le contexte polonais, on évoque le catholicisme
dans son évolution historique après qu'il soit intervenu pour constituer un
espace de liberté. Mais en général la tendance incite à prendre distance un
peu comme si on considérait que l'épicentre des effervescences religieuses se
trouvait ailleurs. Certes, rien ne garantit que les grandes traditions religieuses aient le monopole d'une recomposition de la scène. Regarder ailleurs est
donc utile, mais faut-il pour cela ne pas regarder dedans. Un jeu de double
regard pourrait être utile. Par ailleurs, considérer les religions instituées du
dedans ne signifie pas que l'on va privilégier les pouvoirs organisés comme
lieu émetteur ou comme référence par rapport à quoi considérer la conformité des représentations et des pratiques. En adoptant ce point de vue officiel, on risque de considérer la vie quotidienne des croyants comme un lieu
de dégradation par rapport à une orthodoxie. On peut très bien analyser de
l'intérieur le jeu de transactions entre différents partenaires qui aboutit à diverses innovations sous contrainte et à des réinterprétations au plan symbolique, comme au plan rituel. A ce moment, l'interrogation doit aller audelà d'une analyse du catholicisme considéré comme patrimoine culturel,
comme référent social ou comme mode d'identité personnelle.
Il ne faut pas faire trop vite l'hypothèse d'un déclin progressif. La réponse à la question reste ouverte si l'on se laisse imprégner par l'incertitude.
La mise en question des théories de la sécularisation doit aller jusque là.
Pour ce faire, il faut prendre le contre-pied de certains présupposés de ces
théories et élaborer les hypothèses falsificatrices. Cela est nécessaire pour
nous donner une liberté d'observer. Ainsi peut-on se demander en quoi les
critères éthiques sur lesquels il y a un relatif consensus peuvent être une
ressource alimentant autant un renouveau des institutions religieuses que
leur influence dans la sphère publique. Cette bifurcation n'est pas exclue,
même si cela apparaît régressif par rapport à une incroyance diffuse plus ou
moins partagée.
L'absence de référence à G. Simmel nous a aussi étonné. Pourtant son
angle d'analyse et sa méthodologie implicite aideraient à prendre distance
17
par rapport à l'héritage de Durkheim et de Weber. Simmel met au centre la
tension entre la religiosité et la forme qui peut être plus ou moins
cristallisée. La forme est une structuration nécessaire tout en étant un risque.
Il ne fait pas de l'institution l'objet central de l'analyse de la même manière
que le surgissement ne peut être analysé comme un agir fermé sur lui-même.
La tension est au centre et naît d'une action réciproque où la réalisation de
soi s'articule sur une socialisation et où l'intelligibilité du monde découle
d'une relation entre l'affectif et le mental. Le mouvement est au centre. La
religion est ainsi une réalité en constante évolution. Dans cette perspective
où tout est mouvement, Simmel s'intéresse particulièrement au contexte
contemporain. N'ayant pas la sécularisation comme visée et n'étant pas
nostalgique d'un passé révolu, il fait ressortir le tragique de la situation
contemporaine où l'individuation renforce l'incertitude. Plus la société
devient complexe, plus elle se caractérise par l'ambiguïté d'un contexte qui
peut être massifiant autant que personnalisant. La religion qui est une issue
parmi d'autres est le produit d'interactions multiples. Elle se développe
autour d'un jeu de transactions. Malheureusement Simmel n'a pas explicité
sa méthodologie (Remy, 1995). Son décryptage est donc difficile, mais on
aurait intérêt à lire les textes publiés en français (Simmel, 1964, 1990), ainsi
que l'édition en langue anglaise de Horst Helle qui vient de paraître
(Simmel, 1996).
Ce livre vient en son temps et marque une étape d'histoire immédiate de
la sociologie de la religion en France.
Bibliographie
REMY Jean, 1995, « Méthodologie implicite de G. Simme1: la fonue et
l'autoorganisation du social », pp. 49-176, in REMY Jean (dir.), G. Simme! : ville et
modemité, Paris, L'HannaUan, 1995.
SIMMEL Georg, « Problèmes de la sociologie des religions », Archives de sociologie des religions, 1964, 17, 12-44.
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UN ENJEU THÉORIQUE:
LE RELIGIEUX
DANS L'UNIVERS DU SYMBOLIQUE
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