ÉQUIPE DESCARTES 4
Ce texte, le plus long que Boyle ait jamais consacré à Descartes, développe assurément une critique, mais
qui est loin d’être unilatérale et sans nuance. L’attaque contre la forme d’agnosticisme préconisé par Descartes en
matière de causalité finale ne peut se comprendre ici si l’on ne voit que Boyle ne se sépare de Descartes que parce
qu’il souhaite protéger, mieux que Descartes ne le faisait, une option philosophique sur la nature qu’il partage avec lui
et que, dans toute son œuvre, il veut défendre contre deux sortes d’adversaires : les uns, qu’il désigne comme
épicuriens, rejettent l’existence même d’un quelconque dessein dans la production des choses naturelles ; les autres se
rangent explicitement, ou implicitement, sous la bannière d’Aristote, considérant que c’est, non pas seulement Dieu,
mais la nature elle-même, qui, dans sa faculté formatrice ou plastique, serait capable de se donner des fins. Un des
points qui importe à Boyle est de rectifier une représentation faussée de Descartes qui commence à être véhiculée en
Angleterre, selon laquelle Descartes, en attaquant les seconds, aurait volontairement ou involontairement donné des
armes aux premiers, c’est-à-dire au matérialisme et à l’athéisme. Boyle qui énonce pour son propre compte les
attendus de la critique cartésienne contre le « concept vulgaire de nature »6, et qui défend une version stricte de la
« philosophie mécanique », assez proche de la version cartésienne7, perçoit que, à bien des égards, c’est sa propre
identité philosophique qui est menacée dans cette distorsion de la figure cartésienne.
Sur ces bases, on peut estimer que l’interlocuteur privilégié est moins directement Descartes ou les
cartésiens français, qu’un auteur comme Henry More avec lequel Boyle est en débat depuis 1671. More, dans son
Enchiridion Metaphysicum (Londres, 1671) estime qu’une résolution purement mécanique des phénomènes physiques, à
la manière cartésienne, est impossible, même dans les cas les plus simples et en apparence les plus favorables au
mécanisme (les phénomènes de réfraction décrits par Descartes, de capillarité et d’hydrostatique décrits par Boyle et
par Robert Hooke, son ancien assistant à Oxford) ; à ses yeux l’explication de ces phénomènes requiert l’existence au
sein de la matière brute de « natures plastiques », capables d’exercer une action formatrice sur les choses. Dans ce
même écrit, More développe une critique sévère de Descartes, jugeant que le refus d’accorder l’extension à l’esprit a
conduit le philosophe français au « nullibisme » : l’esprit, s’il est inétendu, est nulle part, et donc il n’est rien ; ainsi, à
vouloir rapporter l’extension à la matière et à la matière seule, les cartésiens sombrent sans s’en rendre compte dans
le matérialisme de Hobbes et favorisent l’athéisme. Boyle et Hooke répondent aux attaques de l’Enchiridion, le
premier dans son Hydrostatical Discourse (1672)8, le second dans son Lampas (1677), l’un et l’autre en s’efforçant de
montrer que la détermination mécanique des phénomènes concernés suffit bel et bien à leur explication. Dans sa
réponse, Boyle invite More à plus de circonspection dans l’usage qu’il fait du nom de Descartes, et dans l’énoncé des
intentions qu’il lui prête : Descartes, y explique-t-il, était sincère dans son affirmation de l’existence de Dieu et de
l’esprit. Bien que Boyle lui-même ne veuille pas se dire de sa secte, il entend affirmer son respect pour le grand
homme. La discussion de Descartes qu’on trouve dans la Disquisition about the Final Causes, écrite quelques années
plus tard, peut être comprise comme un retour réflexif sur le débat de 1671. Boyle, sans céder à la caricature de
More, tente pour son propre compte de rendre raison des réticences religieuses que peut soulever l’œuvre
cartésienne, et du même coup d’expliquer sinon justifier les distorsions dont elle a pu faire l’objet. Descartes, à avoir
trop voulu mettre à distance l’anthropocentrisme naïf qui s’attache aux discours sur les fins de Dieu et sur sa
providence dans le gouvernement du monde, est passé à côté du thème physico-théologique, aux yeux de Boyle l’un
des principaux instruments pour ramener les hommes à la religion, et l’une des principales légitimations de l’activité
du naturaliste. Descartes a récusé l’accès privilégié à Dieu que nous donne la contemplation des œuvres naturelles, au
bénéfice exclusif de l’accès interieur, celui que donne l’idée d’un être infini et parfait, découverte au terme de quelque
conversion intérieure et méditative. Si Descartes, en conséquence, ne peut être décrit comme un athée, sa
philosophie, orientée vers un monde intérieur, est sous-tendue par une théologie de la puissance de Dieu, elle ne
s’adresse pas assez au monde des œuvres, extérieur et sensible, et du coup ne rend pas suffisamment justice à la
sagesse et à l’intelligence de son Créateur.
Historiquement, ce texte présente l’intérêt d’expliciter et d’exposer de manière articulée un certain nombre
de positions sur les relations du physique et du théologique qui sont appelées à une postérité remarquable dans le
discours anglais sur la science. L’étude des œuvres particulières de Dieu et de leur structure finale constitue une
6 Cf. A Free Inquiry into the Vulgarly received Notion of Nature, (1686 ; écrit en 1665-6) Birch, vol. V, p. 158-254
7 Boyle s’est toujours mis à distance de l’œuvre cartésienne, affirmant même dans son Proëmial Essay (cf. Certain
Physiological Essay, in Birch, vol. I, p. 302) s’être délibérément abstenu de la lire en détail, pour être en mesure de se
forger une opinion propre. Incontestablement, sur bien des points de doctrine ou de méthode (le vide,
l’impénétrabilité, le statut de l’expérience), la distance avec Descartes est considérable. On peut estimer néanmoins
qu’avec Hooke, Boyle représente et défend en Angleterre, une option stricte sur la « mechanical philosophy » qui, par la
rigueur de ses exclusives, s’apparente fortement à l’option cartésienne. L’affirmation célèbre selon laquelle « les deux
principes catholiques » de la nature sont « matière et mouvement » en donne la formule : d’une part, tous les phénomènes
de la nature sont susceptibles d’être rapportés à ces principes et à eux-seuls ; et d’autre part le mouvement, dont la
source est divine, est un principe extrinsèque à la matière, les corps le véhiculent et le transmettent mais ne sont en aucune
façon capables de le créer ou de l’annihiler. En d’autres termes, à l’encontre de ce que pourra penser More il n’existe
pas dans la nature matérielle d’instances plastiques et formatrices, auxquelles serait déléguée une part de la puissance
et de l’intelligence créatrice de Dieu.
8 An Hydrostatical Discourse occasioned by the Objections of the Learned Doctor Henry More, Birch, vol. III p. 587-628