Pour une sociologie politique des compétences Jean

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Pour une sociologie politique des compétences
Jean-Louis Genard et Fabrizio Cantelli
Qu’est-ce une compétence ? Dans le sillage de Pierre Bourdieu, les travaux de Daniel Gaxie
(1978) ont exploré la compétence (politique) en l’articulant aux dynamiques de socialisation
des individus, ce geste étant lui-même répliqué et actualisé par d’autres enquêtes du même
auteur et d’autres sur les performances cognitives des étudiants français (Favre et Offerlé,
2002). La compétence a fait l’objet d’un numéro spécial de la revue française de science
politique (2007). Pourtant, que l’enquête se déploie par entretiens approfondis ou par
questionnaires, le lecteur reste largement sur sa faim : l’élucidation critique du domaine
propre de la compétence reste erratique, sinon faible. Ainsi, la compétence, pour mieux
l’expliquer, est fuie et tue, aussitôt enchâssée dans l’origine sociale, le sexe, ou la profession
des parents. Notre contribution déplacera la focale d’analyse et questionnera particulièrement
la compétence à partir de deux grands axes de réflexion : sous l’angle des théories de l’action,
via l’exploration des dimensions socio-anthropologiques de celle-ci ; sous l’angle politique,
via la mise en lumière des théories du gouvernement et du pouvoir sous-jacentes. Cette
contribution s’inscrit dans le fil d’enquêtes et de travaux ayant déjà ouvert la porte de la
compétence (Genard, 2007 ; Genard et Cantelli, 2008). Nous allons ici examiner le tissu
sociologique interne à la compétence, puis ce qu’elle fait, ce qu’elle désigne, les publics
qu’elle divise et classifie, les asymétries qu’elle creuse une fois qu’elle est déployée dans le
travail politique, dans les institutions, dans les interactions ; bref comment elle entre dans la
coordination de l’action et en modifie le cours, voilà l’intrigue principale. Il ne s’agit donc pas
d’un texte ayant une vocation uniquement descriptive sur la genèse d’une notion, même si la
capacité descriptive du concept de compétence1, ses ramifications, les notions qui voisinent
autour d’elle (capacité, employabilité, pédagogie, performance, gestes, etc.) seront suivies de
près. Nous essayerons de poser les jalons d’une sociologie politique de la capacité, en
s’ouvrant aux manières dont la compétence fait irruption dans plusieurs secteurs d’activités,
touchant à la fois les experts qui les diffusent, les publics qui les reçoivent, et évidemment, les
institutions qui les valident, même si ce schéma est trop statique et gomme la dynamique des
échanges et des ajustements.
Ce qu’est une « compétence »
Le terme « compétence », en même temps d’ailleurs que celui de « capacité », s’est
récemment imposé dans de nombreux domaines, qu’ils soient théoriques, comme c’est le cas
notamment de la, ou faudrait-il plutôt dire des, sociologie(s) pragmatique(s) ou liés à des
savoirs pratiques et opérationnels, comme c’est par exemple le cas du discours et des
pratiques pédagogiques (les seuils de compétences), des pratiques du travail social ou des
pratiques managériales. Plus largement, c’est là une des coordonnées importantes des
manières de gouverner aujourd’hui, dans des secteurs variés, déclinées selon des géométries
variables, donnant à voir un renouvellement des expertises, des vocabulaires et des
instruments des politiques publiques. En plus de faire signe vers un régime discursif d’un
nouveau type, la compétence, nous le verrons plus loin, ouvre à de nouvelles manières d’agir
sur tel ou tel public, tel ou tel problème. La compétence est ainsi un bon indicateur des
transformations actuelles traversant nos sociétés contemporaines et nos manières de
1
Si l’on s’en tient aux travaux des politistes français, il est étonnant de noter le peu de réflexivité et
d’historicisation de la notion même de compétence, à une ou deux exceptions près (Blondiaux, 2007).
gouverner. Ce type de vocabulaire prend place dans des programmes de politiques publiques,
appelle à une évaluation, donne lieu à des formations professionnelles variées, prend forme
tant sur les bancs de l’école, dans les entreprises privées qu’aux guichets des administrations
sociales.
Mais qu’est-ce d’abord qu’une compétence ? Répondre à cette question nous invite plutôt à
nous orienter vers les savoirs théoriques qui ont fait de ce concept un enjeu central. Dans
l’ouvrage qu’ils consacrent au vocabulaire de la sociologie de l’action, A. Ogien et L. Quéré
rappellent la paternité de Chomski par rapport à la mise en évidence du concept de
compétence, et cela au travers de la distinction qu’il opère entre compétence et performance,
une distinction qui, somme toute, chez Chomski, renvoie à l’articulation classique depuis la
philosophie aristotélicienne entre puissance et acte (Ogien, Quéré, 2005, 20s). La compétence
est donc un savoir ou un pouvoir faire qui se concrétise dans l’action. Elle est dispositionnelle
et n’est donc ni un faire ni un être, même si elle les appelle potentiellement. Ce rappel est
intéressant parce qu’il invite immédiatement à rapporter la notion de compétence à la
grammaire classique des distinctions modales dont usent les linguistes, en particulier ici entre
ce qu’ils appellent les modalisations actualisantes (savoir et pouvoir) et réalisantes (faire et
être) de l’action, les compétences, dans l’esprit de Chomski, renvoyant aux premières les
performances aux secondes. Nous mesurerons d’ailleurs plus loin à quel point les usages
actuellement dominants du concept de compétence tendent à tirer celle-ci – à l’inverse donc
de Chomski- au plus près du faire et de l’être et à l’éloigner d’autant de sa dimension
« potentielle » qui pourtant, aux yeux de Chomski, lui donne sens.
Dans les explicitations ultérieures qu’ils proposent du concept de compétences, Ogien et
Quéré suggèrent que les compétences désignent « certaines(s) capacité(s) à agir et à juger de
façon autonome et avisée » (Ogien, Quéré, 2005, 21). Comme on le voit, et comme cela arrive
d’ailleurs extrêmement souvent, la spécification du concept de compétence passe ici par une
référence à celui de capacité, comme à l’inverse, la spécification du concept de capacité
pourrait passer par celui de compétence. La référence aux dimensions modales que nous a
suggérée la distinction chomskienne entre compétence et performance nous suggère d’aller
plus avant. En effet, s’il y a bien une proximité modale entre compétence et capacité dans la
mesure où il s’agit dans les deux cas de dispositions modales autorisant de la part de l’acteur
la position d’actes, il nous semble pertinent d’éclairer la différence entre compétence et
capacité en se référant à celle entre les deux modalisations actualisantes que sont le savoir et
le pouvoir, la compétence accentuant la dimension modale du savoir comme l’illustreraient
les définitions à la fois récentes mais aussi passées du terme (le concept de compétence
occupe une place importante dans le vocabulaire juridique où il désigne l’aptitude d’un juge
ou d’un tribunal à connaître tel ou tel fait à juger), la capacité accentuant plutôt celle du
pouvoir. Et cela sans dénier le fait qu’à certains égards les termes « compétence » et
« capacité » sont de fait relativement interchangeables.
Parler de compétences et de capacités, et attribuer celles-ci à des acteurs n’est évidemment
pas sans implication sur le plan anthropologique. L’introduction de la terminologie des
compétences et des capacités au sein de la sociologie récente, en particulier la sociologie
pragmatique, est d’ailleurs éminemment significative, puisqu’elle constitue un élément
essentiel de la rupture avec ce qu’on nomme souvent le sociologisme, c’est-à-dire cette
propension de la sociologie – notamment bourdieusienne (Bourdieu, 1989) - à dénier
l’autonomie de l’acteur, et à renvoyer les mobiles de l’action à des déterminations ou à des
structures extérieures à l’individu, le déploiement des compétences dans l’action se trouvant à
chaque fois infiltré et déterminé par le milieu social, les catégories socioprofessionnelles, à
l’instar des travaux précédemment évoqués sur la compétence politique. La montée en
puissance du vocabulaire des capacités et des compétences participe donc clairement d’un
changement de perspective anthropologique au sein de la sociologie contemporaine et, en
l’occurrence, d’une réhabilitation, d’une interprétation responsabilisante de l’action (Genard,
1999), prêtant à l’acteur liberté, volonté, intention, tout en prenant donc ces concepts au
sérieux. Considérer les acteurs comme dotés de compétences variées, à saisir dans le vif de
l’action, se traduira par plusieurs stratégies de modélisation. Dans De la justification
(Boltanski et Thévenot, 1991), le modèle des cités/mondes esquisse un modèle du sens
ordinaire du juste, ancré et nourri aux grands textes de philosophie politique ; dans les travaux
de Laurent Thévenot (2006), le modèle des régimes d’engagement vise quant à lui à articuler
le domaine du proche et le domaine public ; les travaux de Nicolas Dodier (2005) explorent
les compétences et les pouvoirs des acteurs qui se révèlent lors des « épreuves ». Elles
partagent un « air de famille ». Mais de ces quelques lignes il ne faudrait pas laisser croire que
ce sont des sociologies politiques de l’hyper-compétence. Dans une belle thèse sur la
participation des citoyens ordinaires en Belgique (Berger, 2009), les défaillances, les erreurs,
les incompétences des acteurs ordinaires ont ainsi été examinées dans le détail.
Ce n’est toutefois pas à cette question relevant de l’épistémologie des sciences sociales –
question que nous avons abordée ailleurs (Genard, Cantelli, 2008) - que nous allons consacrer
les développements de cet article mais bien plutôt à la montée en puissance de la sémantique
des compétences et des capacités dans des domaines d’activités aussi différents a priori que
les politiques sociales, l’enseignement, le management ou la gestion des ressources humaines.
Ce que la compétence peut dire des acteurs
Considérer que les acteurs sont dotés de compétences et de capacités, avec ce que ces termes
portent à la fois de factualité et de potentialités, c’est tout d’abord et en même temps les
assigner à deux types de jugements évaluatifs. D’une part, selon qu’ils possèdent ou non ces
compétences et capacités, d’autre part selon que, les possédant, ils les exercent ou non, les
mettent en pratique ou non. Autrement dit, le vocabulaire de la compétence opère
potentiellement deux types de partages entre les individus. Il différencie d’abord ceux qui sont
capables et compétents de ceux qui ne le sont pas. Il distingue ensuite ceux qui, détenteurs de
capacités et de compétences, les mettent en œuvre de ceux qui s’y refusent, ne s’y emploient
pas, y renoncent, renvoyant donc par exemple à la problématique de la motivation et de ses
déficits, affaiblissement de la volonté, asthénie, atonie, apathie… ou encore à celle de la
mauvaise volonté, de celui qui est récalcitrant, réfractaire.
Comme on le voit, la sémantique de la capacité et de la compétence apparaît potentiellement
comme un formidable vecteur de partage des êtres, un opérateur de classement qui sera
d’autant plus efficient qu’il se trouvera opérationnalisé au travers d’une critériologie
d’indicateurs de compétences ou capacités. Le jugement qui reconnaîtra ou déniera
compétences et capacités ne sera donc pas seulement descriptif, il sera agissant, performatif, il
créera les conditions d’une reconfiguration de la situation envisagée, il modifiera le statut des
êtres ; et c’est bien sûr là, par excellence, que se justifiera la nécessité d’une sociologie
politique des compétences, cherchant à saisir dans l’action, dans les processus de
catégorisation, ce que la compétence fait faire à ceux qui en portent jugement, à ceux qui y
sont assignés.. Pour saisir, dans l’action, la portée de tels processus, le chercheur va ainsi
suivre les opérations critiques et le travail ordinaire de catégorisation des individus et des
situations. Ce jugement s’incarne et prend forme dans les politiques publiques, loin d’être
réductible à un discours, ou à des paroles vides. L’enquête de terrain menée par Isabelle
Lacourt dans les services sociaux bruxellois l’illustre bien, en plus de donner à voir comment
cela fait sens avec un protocole d’enquête, combinant analyse en groupe, entretiens et
observations non participantes des interactions au guichet. En suivant de près des travailleurs
sociaux plongés au cœur des nouvelles politiques d’activation, Isabelle Lacourt montre à quel
point et comment le jugement qui reconnait ou dénie la compétence ou la capacité – mais
aussi d’ailleurs la motivation - est agissant, et, plus que cela, à quel point et comment il est
politique en ce qu’il donne accès à certains droits, habilite ou non les usagers à recevoir
certaines allocations, ouvre la porte de formations en fonction du jugement porté par le
travailleur social sur les compétences des usagers (Lacourt, 2007). Bref, là apparaît avec
netteté en quoi la sémantique des compétences, précisément au travers de son aptitude à
qualifier individuellement les êtres, participe substantiellement de l’outillage des nouvelles
politiques sociales, en ce que précisément celles-ci s’appuient sur des processus
d’individualisation des prestations là où les dispositifs classiques de l’Etat social s’appuyaient
au contraire sur un principe d’octroi inconditionnel de droits. La conditionnalisation des
prestations sociales requiert en effet des opérateurs d’individualisation parmi lesquels la
sémantique des compétences et capacités joue aujourd’hui un rôle tout à fait central. Ce
partage des êtres auquel ouvre la sémantique des compétences est donc de part en part un
opérateur politique, en plus d’être porteur d’un horizon anthropologique. Et, si les
compétences agissent politiquement dans des domaines étendus, il est donc somme toute
logique qu’en retour se forme une sociologie politique capable d’en saisir les traductions dans
l’espace sociopolitique. Et cet article en donne un aperçu trop sommaire.
Par ailleurs, la référence à la compétence et à la capacité, à moins de présupposer leur
innéisme, renvoie très directement à la question de leur formation. Et là encore à deux
niveaux. A la fois à celui, pédagogique, des processus d’apprentissage qui conduisent à cette
formation. Mais aussi à celui, politique, de l’ « outillage » de l’environnement des acteurs, cet
outillage assurant aux acteurs leur capacitation, leur capabilities comme dit Sen, ou leur
« compétenciation ». Les institutions ne sont donc pas loin quand on traite des compétences et
capacités. En effet, construire des compétences ne se réalise pas hors du social, cela appelle
un travail politique, non seulement sur l’ampleur de la reconnaissance de ces dispositifs, ou
encore sur le rôle assigné aux experts et aux méthodes, mais aussi sur l’articulation avec des
logiques extérieures aux compétences ou avec les acteurs étrangers à ce langage. Par exemple,
dans notre enquête sur les politiques publiques de prévention du VIH/sida en Belgique
(Cantelli, 2007), nous avions noté la co-existence, parfois troublante, entre des associations
spécialisées qui pratiquent le travail de capacitation auprès d’usagers vulnérables (prostituées,
migrants, usagers de drogues, etc.) et des services de police qui agissent auprès du même
public à partir de leur logique propre, qui est celle de la lutte contre la criminalité, les trafics
de toute sorte et la délinquance. Mais ce tableau avec deux grandes entités est encore trop
simple et ne rend pas compte des ajustements et des coordinations exigées par ce travail de
capacitation : les associations composent avec le public et en fonction de la situation, mêlent
dans l’action même des équipements insistant tantôt sur les devoirs à respecter (ponctualité,
politesse, etc.), tantôt sur les pouvoirs et compétences à renforcer, tantôt sur la confiance en
soi. Un tel travail sur les compétences apparaît comme la stratégie s’enchâssant aisément avec
un public déjà compétent, mais qui, sans échouer toutefois, bute sur des publics plus
vulnérables qui ne donnent pas de prises et qui appellent davantage une politique
d’accompagnement et d’aide. Le lecteur aura compris la charge critique qui en ressort ; c’est
là une invite à se rappeler l’importance de penser le pluralisme2 (des publics, des dispositifs,
2
D’autres enquêtes (Périlleux et Cultiaux, 2007) sur le droit des patients montrent avec force comment
cohabitent des argumentaires en termes de responsabilisation des patients (contribution financière) et de
capacitation (au travers du renforcement de capacités d’action des patients). Il importe donc de ne pas réifier la
des types et des seuils de la capacitation) au sein même des stratégies politiques de
renforcement des compétences. Cet exemple montre aussi à quel point la sémantique des
compétences circule aujourd’hui, se trouve appropriée par de multiples acteurs et constitue un
enjeu d’interprétations et de disputes. A quel point aussi elle devient un enjeu politique dont il
ne faudrait pas non plus réduire a priori la portée à ses effets de domination. C’est aussi par
exemple au nom de compétences acquises dans des expériences quotidiennes que des citoyens
peuvent revendiquer et obtenir la mise en place de dispositifs participatifs et faire entendre
leur voix. Et, de la même façon, l’horizon des compétences peut aussi tout à fait participer des
équipements au travers desquels des enseignants peuvent être conduits à jeter un nouveau
regard sur leur pratique sans qu’il ne faille préjuger qu’aucune portée émancipatrice ne puisse
s’y faire jour. La reconnaissance des compétences est tout simplement devenue un enjeu de
luttes, ce qui une fois de plus plaide en faveur de l’ouverture à une sociologie politique qui les
prendrait pour objet.
On peut d’ailleurs rappeler que cette double dimension – pédagogique et politique- est au
cœur des discussions théoriques actuelles autour des pratiques de capacitation, notamment au
sein des politiques sociales, entre une conception à dominante socio-psychologique de la
capacitation (appelant prioritairement à de nouvelles pratiques de travail social) et une
conception à dominante politique (appelant à un renouvellement des dispositifs de l’Etat
social). C’est cette dernière dimension sur laquelle insistent Jean De Munck et Bénédicte
Zimmerman dans l’introduction qu’ils proposent du numéro de la revue Raisons pratiques
consacré à la notion de capacité et aux travaux de Sen (De Munck et Zimmerman, 2008, 15)
situant l’originalité de ses positions dans une conception normative des capacités, considérées
bien sûr comme des pouvoir faire, mais surtout – et c’est là l’originalité- associée à une
« devoir pouvoir » faire, renvoyant alors à des exigences politico-institutionnelles,
susceptibles d’ailleurs d’articuler – et non de renvoyer dos à dos - nouvelles pratiques du
travail social et nouveaux dispositifs de l’Etat social. On peut aussi s’étonner que peu de
chercheurs aient véritablement exploré cette double dimension, pédagogique et politique, à
partir des travaux de John Dewey, pourtant déjà discutés de manière critique sur les politiques
de la ville (Stavo-Debauge et Trom, 2004).
Il reste cependant que, à y regarder de près, l’essentiel des occurrences de la sémantique des
capacités et des compétences et ses effets empiriquement les plus tangibles aujourd’hui se
situent dans des domaines variés mais qui tous se caractérisent par l’asymétrie de leurs
interactions constitutives, le domaine de la pédagogie, celui des politiques sociales et donc du
rapport aux acteurs faibles et vulnérables, celui enfin du management, de la gestion des
ressources humaines et des relations de travail.
Ce que la compétence peut faire peser sur les acteurs faibles.
Comme on vient de le voir, la sémantique de la compétence et de la capacité porte en elle un
important potentiel de partage des êtres. A l’instar de ce que nous allons voir, elle paraît
également être un vecteur puissant de classification des éléments pertinents de l’action. Plus
globalement, le caractère « durable » et incrusté de la compétence constitue un élément
fondamental ; d’autres notions la renforcent, d’autres techniques la consolident, d’autres
dispositifs d’évaluation la valident constamment, autant de logiques faiblement saisies quand
on en reste, à l’instar de certains travaux de Michel Chauvière (2005), à une formule clivant
terme à terme compétence versus qualification. La compétence, son domaine de validité et les
compétence mais bien de la redéployer dans un arrière-plan pluraliste, capable d’en saisir les différentes formes
et politiques.
équivalences qu’elle élabore de proche en proche, tient au fait qu’elle est supportée par un
environnement hétéroclite d’outils, d’objets, de codes, de professions. Avec la compétence,
on a bel et bien affaire à un investissement de forme (Thévenot, 1986), se distinguant par la
solidité des mesures, des méthodes et des principes.
Dans l’ouvrage qu’il consacre aux formes sociales de la pensée, Ogien revient sur le concept
de compétence (Ogien, 2007, 114s) tout en poursuivant d’ailleurs sa spécification au travers
de celui de capacité. Dans ces passages, il précise que le sociologue gagnerait à n’user du
concept de compétence que dans le cadre de jugements sur « l’exercice d’une
capacité….acquise par apprentissage… et appelant une évaluation – selon une échelle graduée
en plus ou moins… ». Ce passage est instructif dans la mesure où il permet d’éclairer deux
champs centraux d’usage du concept de compétence moins en sociologie d’ailleurs que dans
des domaines d’activités spécifiques, en particulier celui de la formation d’une part, celui de
la pensée managériale d’autre part, des domaines d’activités dont on verra qu’au travers de la
référence aux compétences ils en viennent à obéir à des logiques fortement convergentes.
Dans ces domaines, le concept de « compétences » occupe aujourd’hui une position
importante, intégré au sein de savoirs techniques, organisant et fondant un ensemble de
pratiques en très large expansion. Nous ne pouvons développer intégralement cette
problématique dans un texte forcément limité, c’est la raison pour laquelle nous nous
contenterons de quelques aperçus.
Dans le domaine de l’enseignement, les concepts de capacités et de compétences occupent
une place centrale. Ainsi les objectifs pédagogiques se déclinent-ils aujourd’hui très
naturellement dans des phrases du type « l’élève sera capable de… » et, notamment sous la
pression de l’Union européenne, les politiques scolaires se trouvent soumises à l’impératif de
définir des « seuils de compétences », dans une logique dont on évoquera quelques détails
plus loin. Ce point n’est pas anecdotique : la compétence contribue à orienter la coordination,
ce que fait le professeur avec sa classe et ses étudiants, les méthodes d’évaluation mais aussi
la manière de donner son cours d’histoire, en insistant moins sur la mémorisation de toutes les
dates, ou son cours de français, en insistant plus sur les compétences d’apprentissage
analytique que sur des aspects proprement liés à la maîtrise grammaticale et syntaxique. Plus
encore, une partie grandissante des actions et activités de l’enseignant deviennent ainsi l’objet
d’une « visée », lourde d’un but, d’un objectif, et ce, dans un plan qui le guide et qui doit
pouvoir répondre, de manière anticipative, à la question suivante : quelles compétences sont
ici visées, dans cet exercice de français ? C’est donc aussi le travail en amont, celui de la
préparation, qui paraît modifié, d’autant que l’évaluation de l’enseignant lui demandera des
comptes face à ces préparations et à leur juste identification des capacités. S’il est devenu
quasi banal de regarder vers les pédagogues, les notions de capacités et de compétences sont
également l’objet d’un travail politique puissant, via plusieurs organisations, institutions et
acteurs de l’Union européenne, en particulier la Commission européenne et sa DG Education
& Culture (DGEAC). Au-delà, le rôle de l’OCDE, ou celui de l’UNESCO, déjà étudié dans
des secteurs proches (Derouet et Normand, 2009) n’est pas à négliger non seulement dans la
diffusion des « bonnes pratiques » et de standards mais aussi dans la création de centres
d’expertises. A nouveau, il apparaît que les vecteurs qui font exister et durer ces notions sont
nombreux et variés et ne se limitent pas à un seul réseau d’acteurs, au seul niveau national, ou
à un seul groupe d’experts.3
3
Ces vecteurs contribuent à un travail croisé d’ajustement, d’affinement et de révision des outils, grilles et
méthodes en termes de capacités et compétences. Cette évolutivité et cette réactivité contribuent sinon à
empêcher, à gêner en tout cas la critique et les conditions de son efficacité.
Ce court texte, pêché sur internet parmi des milliers d’autres illustre très clairement le champ
sémantique et pratique dans lequel naviguent actuellement ces termes : « Les compétences
relatives à l’employabilité constituent les capacités, attitudes et comportements que les
employeurs recherchent chez leurs nouvelles recrues et qu’ils développent au moyen de
programmes de formation à l’intention de leurs employés. Au travail, comme à l’école, les
compétences sont intégrées et on a recours à différentes combinaisons de ces compétences
selon la nature des activités précises de l’emploi ». Dans de nombreux textes aisément
glanables sur Internet, compétences et employabilité fonctionnent comme de quasi
synonymes. La quête de la performance, et ici d’une espèce d’être omni-compétent, est
d’autant plus spécieuse qu’elle est objectivée et standardisée, augmentant son indiscutabilité,
et d’autant plus violente, faut-il le dire, qu’elle accroît encore la sélectivité du marché de
l’emploi. Comme d’ailleurs, le principe même de l’explicitation détaillée des compétences
constitue le présupposé discursif des pratiques d’évaluation des personnels qui se multiplient
au sein des organisations tant privées que publiques. C’est parce que, comme on le verra de
manière plus détaillée plus loin, la définition des compétences se rapproche au plus près de
gestes « objectivables » et « mesurables », que celles-ci acquièrent le pouvoir de fonder des
pratiques d’évaluation supposées se prémunir des risques de « subjectivité » et donc
d’arbitraire. L’univers de la compétence devient ainsi un remarquable pourvoyeur d’outils
managériaux, contribuant à conforter la prétention à l’objectivité qu’ils revendiquent.
Loin d’en rester au niveau du seul discours ou des idées, on voit combien l’exploration de ces
notions, et leurs ressorts, nous achemine vers des configurations et des ambiances marquées
aussi par une certaine violence et par une brutalité sociale. Ces éléments épars, et qu’il
faudrait compléter, plaident clairement pour une saisie de la compétence en propre.
Le lien entre compétences, employabilité et évaluation se marque tout particulièrement au
niveau des tests d’embauche. Là s’est installée une sorte de réciprocité entre compétence et
évaluation, dans une logique où en quelque sorte l’attestation de la compétence renvoie très
directement aux tests chargés de l’évaluer. Encore une fois, l’internet nous offre là des
illustrations multiples du succès de cette sémantique, devenue depuis peu un véritable lieu
commun. En voici un exemple : « Les bilans de compétence sont un outil précieux pour les
chercheurs d'emploi. De leur côté, de plus en plus d'employeurs s'alimentent à ces bilans pour
le recrutement, l'évaluation, la formation et la consolidation des équipes de travail ». Un tel
succès montre combien il s’agit d’un investissement social et politique, qui s’inscrit de
manière durable dans nos sociétés. Son ancrage est incontestable. Plus encore, il participe
d’un air du temps. Certaines luttes visent à améliorer ce genre de dispositifs, à en modifier
certains principes ou applications. Mais nul ne songerait à s’en défaire. Des critiques ont déjà
porté sur les statistiques (Desrosières, 1993), par exemple au niveau du nombre de
demandeurs d’emploi, mais peu de batailles4 sont à dénombrer dans l’espace public sur les
méthodes d’évaluation des compétences, tandis que le domaine éducatif, quant à lui, connaît
des critiques sur ce tournant des compétences, ces critiques se faisant très souvent sur fond de
critiques de mai 1968, des nouvelles pédagogies de « l’enfant-roi », de la perte des devoirs, du
respect et du sens de l’autorité. Les forces de gauche, nous semble-t-il, se montrent sensibles
aux inégalités engendrées par le système, mais semblent éprouver des difficultés à se situer
face à ces transformations autour des compétences, là où les forces de droite disposent d’un
stock de réponses et de repères cohérents, privilégiant tantôt un rétablissement de l’ordre à
4
Le lecteur attentif aura raison de noter que des batailles peuvent également, voire surtout, se mener à bas bruits,
dans des enceintes plus feutrées, dans des forums et des arènes plus faiblement marquées par la publicité des
débats, à l’instar de ce qui a été étudié par plusieurs chercheurs sur les réseaux et communautés de politiques
publiques.
l’ancienne tantôt la mise sur pied d’outils managériaux d’analyse de performance. Toutefois,
le cas récent des mouvements des universitaires en France constitue un bel exemple de
critiques affûtées à l’endroit des volontés du gouvernement de François Fillon et du Ministre
Valérie Pécresse d’évaluer les compétences des enseignants-chercheurs selon d’autres critères
et termes. En plus d’accuser cette réforme de nourrir l’image d’incompétence pesant sur les
enseignants-chercheurs, une des critiques du mouvement des enseignants-chercheurs portait
précisément sur les modalités d’organisation et sur les méthodes d’évaluation des
compétences des enseignants-chercheurs. A nouveau, la logique de cette réforme axée sur les
compétences ne se saisit dans sa dynamique interne qu’une fois rappelée – martelée par les
tenants de la réforme - l’argumentaire de la concurrence avec les universités anglo-saxonnes
et le souci de la performance (à distinguer de celle entendue selon Chomski), notamment en
termes de « rankings » des universités. On verra plus loin que la performance constitue une
modalité de justification du recours à l’univers de la compétence, à côté d’autres
argumentaires qui l’équipent, à côté d’autres propriétés qui la rendent nécessaires.
Sans qu’il faille les multiplier, ces illustrations mettent en évidence l’univers sémantique
auquel participent aujourd’hui de manière dominante les termes de compétence, mais aussi de
capacité. Et pas seulement d’ailleurs l’univers sémantique, mais aussi l’univers des
dispositifs, des objets, des pratiques auxquels cet univers sémantique s’adosse, qu’il justifie
tout en l’activant. Mais aussi l’univers des acteurs spécialistes des compétences, qu’il s’agisse
des nouveaux pédagogues qui s’emploient à ajuster les pratiques pédagogiques aux seuils de
compétences, aux spécialistes de ressources humaines ou aux bureaux de consultance qui
proposent des tests de compétences dans les pratiques d’embauche ou d’évaluation des
personnels.
Compétence et segmentation de l’activité.
Dans le passage précédemment cité qui se présente comme une véritable thérapeutique de
l’usage sociologique du concept de compétence, Ogien ajoute que son usage pertinent devrait
porter essentiellement sur la « réalisation d’une activité particulière » et non pas générale, ce
pour quoi il suggère plutôt l’usage des termes d’aptitude ou de faculté. Et il précise par
ailleurs : « (la notion de compétence) s’applique donc à une action qui requiert un certain
degré d’attention spécifiquement focalisée sur l’application d’une tâche spécialisée et dont
l’accomplissement est évalué sur une échelle de réussite » (Ogien, 2007, 114). Ce faisant,
Ogien s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une propension extrêmement présente dans les
domaines d’activités où le concept de compétence est d’usage courant, à savoir la propension
à la segmentation des activités, renvoyant somme toute à des formes de pensée
contemporaines mais fort proches de celles sous-jacentes à l’organisation scientifique du
travail propre au taylorisme.
Là, sans qu’il ne le théorise, Ogien nous ramène vers un enjeu central tournant actuellement
autour des concepts de capacité et surtout de compétence. En effet, les usages opérationnels
du concept de compétence, tels qu’ils dominent dans les champs précédemment évoqués,
conduisent, précisément en relation avec ce souci d’opérationnalisation, à des logiques de
segmentation et de hiérarchisation des activités, ces deux logiques se complétant d’ailleurs.
Qu’il s’agisse des taxinomies pédagogiques d’évaluation ou des pratiques managériales, la
logique s’impose de faire en sorte de hiérarchiser les objectifs et finalités de l’activité en
passant par exemple, au niveau du management, des lettre de mission, aux objectifs
stratégiques pour décliner ceux-ci en objectifs opérationnels sur lesquels pourra s’opérer et
s’objectiver l’évaluation. Cette hiérarchisation qui en quelque sorte fonde une « descente en
généralité », pour aller du plus général vers une particularisation supposée synonyme
d’opérationnalité s’accompagne naturellement d’une segmentation de l’activité, les objectifs
stratégiques étant par exemple déclinés en une série de tâches opérationnelles supposées
objectivables. Dans le champ pédagogique, il en est de même où la logique des seuils de
compétences conduit le plus souvent à un découpage minutieux des activités. Et cela d’autant
plus que les formations sont pensées sur le mode professionnalisant, ce qui bien entendu nous
ramène aux proximités déjà évoquées entre compétences et employabilité.
Ce découpage en actes ou gestes séquencés trouve sa portée non seulement au niveau de la
formation, au niveau des tests d’embauche, de l’évaluation des acteurs et de leur adéquation
aux postes qu’ils occupent, mais prend également place au niveau des pratiques de
rémunération et de contrôle temporel des activités, pratiques qui se construisent de plus en
plus à partir du référentiel de compétences particularisées. Tel geste prend autant de temps et
vaut telle rémunération. Encore une fois un détour par l’Internet sera particulièrement
édifiant. Voici par exemple, choisi parmi de nombreux autres, un court extrait d’un référentiel
de compétences à usage de travailleurs sociaux5, extrait qui, comme on le constatera, use
conjointement des concepts de capacités et de compétences, ici en prêtant aux premières un
degré de généralité englobant en quelque sorte les secondes qui sont supposées les décliner et
les opérationnaliser. Ce tableau est tout à fait illustratif à la fois de la propension au
fractionnement des tâches dans une logique de descente en généralité, conduisant à se
rapprocher au plus près de l’opérationnalisation, mais aussi des difficultés, pour ne pas dire de
l’inanité de ce processus de descente tant il fait apparaître le caractère pour ainsi dire
tautologique de classements qui pourtant sont supposés révéler des différences de niveau :
quelle différence en effet y a-t-il entre la compétence « utiliser un moyen de communication »
et « maîtriser l’utilisation du téléphone, d’un répondeur…. » ?
Capacité
Communiquer
Compétence
Utiliser
un
adapté
vocabulaire Choisir
un
vocabulaire
adapté au public, à la
situation de communication,
au domaine professionnel,
etc.
Utiliser un moyen de Maîtriser l’utilisation du
communication
téléphone, d’un répondeur,
du courrier électronique.
Présenter oralement un projet Effectuer une soutenance
orale d’un projet à l’aide de
notes mais sans lire ni réciter.
Se présenter
Maîtriser verbalement et
gestuellement sa présentation
Cet exemple est extrêmement révélateur d’une tension qui marque profondément les disputes
actuelles autour du concept de compétence comme d’ailleurs les pratiques qu’il contribue à
mettre en œuvre. Des disputes opposant, pour le dire de manière sans doute exagérément
tranchée, ceux pour qui l’horizon des compétences fonde des pratiques de parcellisation et de
5
trf.education.gouv.fr/pub/edutel/bo/2002/hs5/social.pdf consulté le 14 août 2009
découpage à l’infini des gestes constitutifs de l’action – réactivant par là, comme suggéré
précédemment, le vieil horizon de l’organisation scientifique du travail chère au taylorisme –
et ceux pour qui les gestes, les plus étroits soient-ils, ne peuvent se penser sans référence à un
horizon de sens englobant, dont sans doute la dimension essentielle demeure ce que nous
aurions envie de nommer réflexivité. Si, pour les uns, le geste se résume à lui-même et peut
alors se penser en toute autonomie, pour les autres le geste, le plus limité soit-il, déborde
toujours de lui-même et renvoie à chaque fois à une prise ou une reprise réflexive possible
dont l’horizon ne se réduit pas au geste lui-même. Et le plus inquiétant sans doute dans les
pratiques de fractionnement des compétences qui s’immiscent actuellement au plus profond
des pratiques pédagogiques, jusque et y compris dans l’enseignement supérieur, c’est
précisément que ce fractionnement de l’apprentissage sous l’horizon des compétences ne
s’opère aux dépens de leur nécessaire horizon de sens. Pour faire référence à un domaine de
formation où la sémantique des compétences paraît aujourd’hui fortement agissante, être
infirmier ou infirmière ne saurait se réduire à une addition de compétences particularisées. Au
contraire, les gestes simples que pose l’infirmier ou l’infirmière n’attesteront de son savoirfaire que sous l’horizon réflexif de ce que soigner veut dire. Pour poursuivre cette idée, on
mesurera la profondeur de l’écart entre d’un côté le travail minutieux de segmentation des
compétences qu’opèrent certains pédagogues de la formation des infirmiers et infirmières et
de l’autre les réflexions qui se construisent autour de l’éthique du care. Ou encore la distance
qui s’ouvre entre d’un côté les tentatives de fragmentation des pratiques du travail social
destinées à en objectiver les temporalités et les rémunérations et de l’autre les exigences de
reconnaissance que devraient pouvoir attendre leurs usagers. Ou enfin, les abîmes de
perplexité et d’inquiétude devant lesquels se trouvent les travailleurs de la santé mentale
lorsqu’ils se trouvent confrontés à des exigences d’évaluation de leur travail sur des bases
strictement comportementalistes dont l’horizon est congruent à celui de la sémantique des
compétences.
Le danger auquel devrait être attentif une sociologie critique des compétences serait donc
moins la segmentation des compétences en tant que telle que le processus par lequel cette
segmentation contribuerait à déconnecter les pratiques des horizons de sens qui
nécessairement les fondent et où résonnent des mots comme sollicitude, reconnaissance,
respect, droit.
Pour conclure.
Nous avons d’abord restitué les liens de proximité entre compétences et capacités. Ensuite,
nous avons montré les affinités entre les travaux porteurs de sensibilités pragmatiques et leur
modélisation des compétences. Dans le prolongement, plusieurs secteurs d’activités ont été
explorés en ce qu’ils montrent la force de la compétence dans les politiques publiques. Nous
voudrions ici revenir pour terminer sur quelques tensions et ambivalences qui traversent ce
recours au vocabulaire des compétences. Ce dernier temps sera aussi l’occasion de préciser
quelques éléments en faveur d’une sociologie politique des compétences et de la poser face à
quelques défis et enjeux majeurs. Une fois que les chercheurs dotent les acteurs de
compétences, à l’instar des travaux que nous avons cités ici, encore faut-il s’engager à ne pas
s’arrêter là et montrer comment ils équipent à nouveau frais la critique et ouvrent à une
vigilance. Nous proposons ici quelques pistes de réflexion, à compléter et à étoffer, qui
ouvriront un débat plus qu’elles ne clôtureront une réflexion.
Comme nous avons commencé à l’indiquer, la question centrale d’une sociologie politique
des compétences revient à se demander ce que la projection sociale sur les acteurs d’une
appréhension anthropologique sous l’horizon des compétences fait peser sur ceux-ci. Et, dès
lors que cette sociologie prendrait, comme nous le suggérons, au sérieux cette même
anthropologie, elle ne pourrait éviter de s’inscrire dans un cadre critique.
Quoi qu’il en soit, notre petit cheminement au travers de la sémantique des compétences et
des pratiques qui s’y adossent nous a conduits à rencontrer un certain nombre de questions qui
nous semblent aujourd’hui absolument essentielles parce qu’elles dessinent les contours d’une
appréhension critique de cet investissement de forme qui s’organise aujourd’hui autour de la
sémantique de la compétence :
6
•
Qu’est-ce tout d’abord qu’une action ? Entre une conception segmentée, fragmentée à
l’infini de l’action et son appréciation englobante, écologique, la sémantique des
compétences semble avoir majoritairement choisi en faveur de la première. Agir paraît
de plus en plus devoir se réduire à additionner des gestes au risque que se perde bien
évidemment l’horizon qui donne sens à l’action. Les références faites épisodiquement
dans le texte au taylorisme avec lequel le management des compétences entretient de
fortes connivences en dépit de sa prétention inverse ne sont bien sûr pas anodines.
DSM IV, bilans de compétences, tests d’embauche, etc. Tout cela renvoie à des
formes de rationalité auxquelles l’appellation « computationnelle » convient
particulièrement, tant il s’agit à chaque fois d’additionner des critères d’évaluation
dont l’opérationnalisation a exigé des réponses par oui ou par non. Ce qui se perd dans
les pratiques soumises à de telles logiques, c’est, comme nous l’avons dit, l’horizon
qui seul peut donner sens à l’action. Bref, lorsque la logique des compétences prend ce
tour computationnel le risque est grand que s’ouvre la porte à une perte de sens de
l’activité, le geste infinitésimal en venant à se suffire à lui-même, mettant en quelque
sorte entre parenthèses la réflexivité qui à la fois lui donne sens et ouvre à la
possibilité d’un retour critique.
•
Qu’est-ce que former ? La question mérite d’être posée de manière centrale tant la
question de la compétence ou de la capacité ouvre aujourd’hui à celle de sa formation,
comme en atteste la montée du vocabulaire de l’activation ou de la capacitation. Là
encore, l’horizon dominant de la formation qui se dégage de notre cheminement dans
l’univers des compétences est bien moins celui de la formation comme « bildung »,
comme « culture » ou comme « équipement », que celui où l’advenir au royaume des
compétences se résume à la satisfaction d’exigences de fonctionnement et
d’adaptation à l’outil.
•
Qu’est-ce donc qu’équiper un être ? A l’instar des travaux de Sen sur les capabilities,
il ne nous paraît pas pertinent de réduire simplement les compétences à des
dispositions individuelles, c’est-à-dire à les déconnecter des ressources sociales et
institutionnelles qui les étayent et leur donnent corps. Nous retrouvons là l’appel à un
retour vers une appréhension plus écologique6 de l’action qui envisage les
compétences en les articulant sur ce sur quoi elles ont prise, cette notion de prise,
investiguée dans un autre contexte par F. Chateauraynaud, nous semble intéressante
parce que, contre une lecture individualisante de la compétence, elle nous rapporte aux
équipements, sociaux, institutionnels sur lesquels elle peut s’appuyer. L’univers des
outils auxquels s’adosse la sémantique des compétences n’est donc pas seulement
peuplé de tests, de seuils, de bilans ; il est aussi fait de ressources sociales, de droits,
Tout en s’adossant à une théorie de l’action.
de biens publics, d’exigences éthiques. Sans parler du fait que l’actuelle omniprésence
du vocabulaire des compétences favorise une réduction sémantique ne voyant
qu’incompétence là où peut-être se manifeste erreurs, maladresses, faiblesses,
incapacités.
•
Qui dit les compétences ? En toile de fond des quelques exemples que nous avons
évoqués se sont à chaque fois profilés des acteurs ou des dispositifs opérant la
définition et l’évaluation des compétences, opérant donc le partage d’une part entre les
éléments pertinents de l’action, de l’apprentissage (ceux qui attestent ou non de la
compétence) et d’autre part entre les être eux-mêmes (ceux qui sont ou non
compétents). Cette portée classificatoire de la sémantique des compétences est
politiquement essentielle. Elle appelle un regard critique, comme une attention
particulière aux espaces où se manifestent des luttes pour la reconnaissance des
compétences. Qu’il s’agisse de mise en question des expertises dominantes, de
revendication de compétences spécifiques non reconnues, de dénonciations de
classifications imposées, d’autres manières de former les compétences, là se situe un
champ d’investigation potentiellement très instructif pour une sociologie critique des
compétences.
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