Les multiples conceptions de la justice sociale

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Un système fiscal faiblement progressif ou franchement régressif ?
Les multiples conceptions de la justice
sociale
Igor Martinache
Alternatives Economiques n° 336 - juin 2014
Si la justice sociale apparaît comme un objectif politique largement partagé dans les
programmes et les discours, elle demeure bien délicate à définir. Nombreux sont les
chercheurs qui se sont efforcés d'en préciser le sens, mais ils en proposent des
conceptions différentes, qui s'affrontent. Tour d'horizon.
1. L'égalité, mais de quoi ?
Pour Alexis de Tocqueville, auteur notamment de De la démocratie en Amérique
(1835-1840), la démocratie ne désigne pas seulement un régime politique mais, plus
profondément, un état de la société dans lequel ses membres se considèrent d'égale
condition. Il s'agit d'un idéal dont la réalisation passe par un objectif de justice sociale. Or,
cet idéal est lui-même travaillé par plusieurs tensions. On distingue aujourd'hui en général
trois formes de justice sociale dans les sociétés démocratiques contemporaines selon le
type d'égalité qu'elles cherchent à instaurer.
La justice dite "commutative" ou universaliste vise l'égalité des droits. Il s'agit de veiller à ce
que les règles soient les mêmes pour tous, et donc à exclure toute forme de privilèges
propres aux sociétés d'ordres ou de castes. C'est elle que proclame la Déclaration
universelle des droits de l'homme du 26 août 1789 et la seule que reconnaissent les
libertariens (*) les plus ardents, comme l'économiste Friedrich Hayek ou le philosophe
Robert Nozick. Si le premier considère la justice sociale comme un "vocable vide de sens", il
tient malgré tout le marché comme la seule instance impartiale capable de garantir que
chacun est récompensé suivant ses mérites. Dans cette perspective, les inégalités peuvent
être justes si elles découlent de procédures qui le sont, et elles sont même inévitables.
Chercher à les contrôler conduirait à ses yeux sur la "route de la servitude" d'un totalitarisme
socialiste.
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Déjà promue par Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, la justice distributive, ou
différentialiste, met, elle, l'accent sur l'égalité des chances, ce qui n'exclut pas des inégalités
de traitement, au moins temporaires, pour corriger des handicaps individuels ou collectifs.
Tel est le socle par exemple des politiques dites de "discrimination positive" mises en oeuvre
en Inde, aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud pour corriger les effets toujours sensibles
d'oppressions du passé. Là aussi, la justice réside d'abord dans les procédures et s'inscrit
dans une vision compétitive de la société s'accommodant de fortes inégalités de situations.
Seule la justice correctrice met en avant l'égalité des positions atteintes et non initiales.
Plusieurs sociologues s'en sont récemment faits les avocats face à la promotion du slogan
de l'égalité des chances [1]. Ils pointent ainsi la confusion entourant la définition du mérite,
entre talents "naturels" et efforts personnels, et l'impossibilité de l'isoler d'autres facteurs de
réussite arbitraires (héritages économiques ou culturels, environnement institutionnel,
chance, etc.). Plus encore, ils avancent qu'une méritocratie (*) n'est pas seulement
impossible mais qu'elle est aussi indésirable. Elle impose en effet à tous une certaine
conception de la réussite à l'exclusion d'autres et favorise les "maladies de l'excellence"
(stress, burn-out ou dépression). Concédant au mérite un rôle d'aiguillon, Marie Duru-Bellat
plaide néanmoins pour que l'on reconnaisse ses multiples dimensions et le fait que "le
mérite n'est rien d'autre que ce que la société choisit de rémunérer pour orienter les actions
de ses membres".
2. La justice comme équité
Faut-il dès lors prendre acte de la pluralité des conceptions de la justice et abandonner
l'idée de poser certains principes de portée universelle ? Non, selon John Rawls, qui a
développé à partir de la fin des années 1950 une théorie de la "justice comme équité". Il
entend en particulier dépasser les approches utilitaristes (*) élaborées par des auteurs
divers comme Jeremy Bentham, James Mill ou Henry Sidgwick, qui considèrent qu'une
société juste est celle dont les institutions optimisent la somme des satisfactions
individuelles, quitte à sacrifier les libertés de quelques-uns.
Dans la lignée d'Emmanuel Kant et de Jean-Jacques Rousseau, Rawls défend au contraire
une approche contractualiste (*) de la société, où l'équité désigne la reconnaissance
mutuelle nécessaire entre des membres rationnels. Pour déterminer les principes
acceptables par tous, il propose de partir d'une situation fictive, la "position originelle", où
chacun serait placé derrière un voile d'ignorance, l'empêchant de connaître non seulement
sa place dans la société mais également ses capacités naturelles, son caractère
psychologique et sa propre conception du bien ou son projet de vie.
Dans une telle situation, chacun privilégierait nécessairement deux principes à tout autre,
utilitariste ou libéral notamment : le "principe de liberté" suivant lequel "chaque personnedoit
avoir undroit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit
compatible avec le même système pour les autres" et un "principe de différence" qui pose
que "les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la
fois, (a) l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun
et (b) qu'elles soient attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous".
Ces principes sont eux-mêmes organisés suivant un ordre de priorité absolue où le critère
suivant n'est examiné que si le précédent est satisfait. Le respect des libertés de base vient
ainsi avant l'égalité des chances, laquelle est elle-même devant le fait que toute inégalité de
position ne peut se justifier que si elle profite à tous, et en particulier aux plus défavorisés critère que les économistes qualifient de "maximin", une notion que Rawls conteste, mais
qu'il utilise malgré tout. Le concept de justice ainsi défini, s'appliquant à la structure de base
de la société, constitue le socle indispensable de toute démocratie - que Rawls prend aussi
soin de distinguer de la méritocratie -, sans empêcher le déploiement ensuite en leur sein de
conceptions particulières de la justice ou du bien.
résultantes seraient toutes justes, dans la mesure où elles ne résulteraient que d'arbitrages
individuels, entre travail et loisirs, ou de prise de risque, par exemple, et non des
circonstances.
3. Une égale capacité à choisir notre destin
La théorie de Rawls a depuis 1971 connu de nombreux prolongements, discussions et
appropriations politiques contrastées [2], rappelant que les idées n'ont pas un sens et une
force intrinsèques. On tend ainsi à exagérer l'opposition entre John Rawls et Amartya Sen.
S'il critique son insuffisante attention aux comportements concrets, Sen amende bien plus
qu'il ne réfute la théorie de Rawls. Envisagée comme un idéal vers lequel tendre, la justice
réside d'abord dans la résorption des "injustices intolérables", comme l'esclavage, et dans
l'égalisation des "capabilités", c'est-à-dire l'accès à un ensemble d'états et d'aptitudes
(santé, éducation, logements!) qui lui permettent de réaliser son projet de vie. Il s'agit ainsi
d'aller au-delà des libertés formelles pour se préoccuper des libertés réelles.
Evolution du coefficient de Gini
Répartition du revenu global en France par tranche de niveaux de vie en 2011, en %
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Bien que Rawls ou Sen se disent attentifs à la pluralité des valeurs, les auteurs regroupés
sous l'étiquette de "communautariens" comme Michael Sandel, Charles Taylor ou Alasdair
MacIntyre dénoncent l'individualisme sous-jacent à ces théories libérales. Ils font valoir que
nous sommes chacun déjà inscrits dans des groupes culturels différents au sein d'une
même nation qui nous transmettent un certain nombre de valeurs et de fins auxquelles il
s'agit de reconnaître une égale valeur, sous certaines conditions.
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Au début des années 1980, le juriste Ronald Dworkin va développer dans une série
d'articles une approche de l'union sociale quelque peu distincte de celle de Rawls. La justice
y réside dans le fait de réduire au maximum l'arbitraire, entendu comme tout ce qui ne
relève pas de choix individuels. Pour en esquisser les institutions, il imagine à son tour deux
dispositifs théoriques. Le premier est une vente aux enchères fictive, où seraient proposées
toutes les ressources désirables de l'existence et où chaque participant disposerait du
même pouvoir d'achat. A la fin, chacun doit préférer son propre panier à ceux de tous les
autres, ce que l'auteur qualifie de "test de l'envie". Pour résoudre ensuite le problème de
l'inégale répartition des handicaps naturels, Dworkin propose un système d'assurances fictif.
Placé derrière un voile d'ignorance, chacun exprimerait le montant de la prime qu'il serait
prêt à verser s'il s'avérait affecté d'un tel désavantage, ce qui permet de déduire le montant
des primes à verser. Dans cette conception compensatrice de la justice, les inégalités
Le défi d'une justice globale
La plupart des réflexions sur la justice sociale s'inscrivent plus ou moins implicitement dans
le cadre la communauté nationale. Or, la mondialisation économique et culturelle comme la
montée des enjeux écologiques incitent aujourd'hui à élargir la focale au niveau planétaire.
Dans un récent ouvrage [1], Marie Duru-Bellat relaie ainsi les travaux de Branko Milanovic
qui pointent que les inégalités de revenus sont plus fortes à ce niveau qu'à l'intérieur des
Etats. En considérant le monde comme un seul pays, l'indice ou coefficient de Gini (*) y est
de 0,7, soit plus que celui des pays les plus inégalitaires, Brésil et Afrique du Sud (0,6). Plus
encore, il montre que pas moins de 60 % de notre revenu dépend du pays où l'on naît,
auxquels s'ajoutent 20 % tenant à l'origine sociale, soit une "prime à la naissance" qui
relativise fortement la croyance au mérite.
S'interroger sur la justice revient à se demander qui et quoi comparer, explique alors la
sociologue. La mise en oeuvre d'une justice globale est cependant loin de faire consensus.
Deux courants s'opposent : d'un côté, les "étatistes", pour lesquels le cadre national
demeure l'échelle pertinente de la solidarité, et les "cosmopolitistes", comme Amartya Sen
ou Thomas Pogge, qui considèrent que les principes de justice devant organiser la
distribution des libertés et des biens primordiaux doivent s'appliquer au niveau global.
Prenant aussi acte des diverses externalités des inégalités révélées par plusieurs travaux,
Marie Duru-Bellat appelle à prendre au sérieux la question de la décroissance, qui n'est
autre que celle de la finitude des ressources. Reste, enfin, la question cruciale des espaces
de délibération collective où puissent s'élaborer des règles concrétisant ces principes.
Au-delà des actuelles instances internationales laissant les Etats parler au nom de leurs
citoyens, et sans attendre la constitution d'un hypothétique Etat mondial.
[1] Pour une planète équitable. L'urgence d'une justice globale, La République des idées-Le
Seuil, 2014.
Dans Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l'égalité, publié en 1983, Michael
Walzer défend une approche qu'il qualifie de l'"égalité complexe". Les biens sociaux à
répartir sont pour lui investis de significations et de modes de fonctionnement différents qui
renvoient à des sphères d'activité distinctes qui doivent être autonomes les unes des autres,
comme le marché, la politique ou la religion. Pour Walzer, une distribution inégale peut être
légitime dans certaines sphères, et l'injustice réside essentiellement dans la prétention à
convertir la valeur d'un bien d'une sphère à l'autre, par exemple son patrimoine économique
en influence politique. Ce faisant, il n'existe pas de critère unique pour classer les membres
de la société, ce qui tend aussi à pacifier leurs relations.
Les différentes approches communautariennes ont à leur tour été attaquées, notamment par
certains tenants du marxisme, pour avoir déplacé l'enjeu de la justice sociale du terrain
économique vers le culturel. En accompagnant les revendications à une égale
reconnaissance des identités collectives, nationalistes, "ethniques" ou sexuelles, elles
auraient éclipsé les luttes contre l'exploitation et pour une redistribution (*) plus juste des
ressources matérielles.
Pour Nancy Fraser, l'opposition entre politiques de reconnaissance et politiques de
redistribution est cependant un leurre, le véritable clivage passe en réalité entre politiques
correctrices, qui ne s'attaquent qu'aux symptômes, et politiques de transformation, qui visent
à modifier la structure sociale. Ainsi, il ne s'agit pas simplement, comme le préconisent les
tenants du multiculturalisme, de reconnaître une égale dignité à toutes les identités, mais au
contraire de les déconstruire pour éviter leur essentialisation en attribuant un statut égal à
leurs membres. La justice sociale réside d'abord, pour elle, dans la possibilité de chaque
membre de la société de participer à parts égales aux interactions qui la constituent, et en
particulier aux délibérations par lesquelles se détermine le bien commun. On retrouve ce
faisant l'accent que Rawls mettait sur les libertés politiques et le "pluralisme raisonné" promu
par Sen, pour qui l'approfondissement de la justice sociale est inséparable de celui de la
démocratie.
* Libertariens : penseurs qui ont en commun d'ériger la liberté individuelle en valeur
politique suprême et qui s'opposent notamment à l'existence de l'Etat.
* Méritocratie : société littéralement gouvernée par le mérite. Autrement dit dans
laquelle toutes les places et les biens seraient répartis en fonction du seul mérite de
ses membres.
* Utilitarisme : doctrine philosophico-économique qui se préoccupe avant tout des
conséquences des actions sur le bien-être des agents.
* Contractualisme : doctrine philosophique qui envisage la société comme un contrat
passé entre les différents individus qui la composent.
* Redistribution : dispositifs de prélèvements et de prestations qui modifient la
répartition primaire des revenus. On distingue la redistribution verticale, qui atténue les
inégalités de richesse, et la redistribution horizontale, qui s'exerce de catégories
épargnées par un risque vers celles qui le subissent (bien portants vers malades,
actifs vers retraités, etc.).
En savoir plus
"Les théories contemporaines de la justice sociale : une introduction", par Bertrand
Guillarme, Pouvoirs n° 94, 2000, pp. 31-47.
Théorie de la justice, par John Rawls, Le Seuil, 1997.
L'idée de justice, par Amartya Sen, Flammarion, 2010.
Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, par Nancy Fraser,
La Découverte, 2011.
Les théories de la justice, une introduction. Libéraux, utilitaristes, libertariens,
marxistes, communautariens, féministes..., par Will Kymlicka, La Découverte, 1999.
Igor Martinache
Alternatives Economiques n° 336 - juin 2014
Notes
(1) Voir entre autres Le mérite contre la justice, par Marie Duru-Bellat, coll. Nouveaux
débats, Les Presses de Sciences-Po, 2009 et Les places et les chances. Repenser la
justice sociale, par François Dubet, La République des idées-Le Seuil, 2010.
(2) Voir "Le "professeur Rawls" et le "Nobel des pauvres"", par Mathieu Hauchecorne,
Actes de la recherche en sciences sociales nos 176-177, 2009, pp. 94-113.
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L’État-providence
en débat
L’Étatprovidence : quel
équilibre entre
assurance et
assistance ?
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
32
La lente construction de l’État-providence
en France a paru tout d’abord hésiter entre
une approche assistancielle apportant
un secours aux personnes incapables
de satisfaire à leurs besoins élémentaires
et privées de la solidarité familiale, et
une logique assurantielle liant des droits
sociaux à la place occupée par les
individus dans le processus productif.
C’est ce second modèle, seul à même
de répondre à la précarité de la classe
ouvrière, qui va progressivement s’imposer
– 1945 marquera sa consécration avec la
création de la Sécurité sociale –, non sans
laisser pourtant à l’assistance une place
pour certaines catégories de la population
exclues du monde des actifs, personnes
âgées ou handicapés principalement.
Mais le développement d’un chômage de
masse a remis en question les dispositifs
de protection liés à l’activité, aussi à partir
des années 1980 assiste-t-on à un retour
de plus en plus prononcé, selon des visées
et des modalités renouvelées, des logiques
assistancielles. Robert Lafore explique qu’il
s’agit là d’un véritable renversement des
équilibres : les décloisonnements entre
assurance et assistance se multiplient, la
notion d’« assuré social » ne gardant tout
son sens que pour le noyau central des
actifs protégés, et celle d’« allocataire »
n’étant donc plus du tout circonscrite
à des catégories bien spécifiques.
C. F.
L
’État-providence français est établi sur deux
fondements distincts : d’une part, puisant dans les
longues traditions de la charité et de la philanthropie
tout en voulant les dépasser, les lois d’assistance adoptées
pour l’essentiel entre 1889 et 1914 par les majorités
républicaines ; d’autre part, inspirées par les législations
bismarckiennes de la période 1883-1889, les assurances
sociales qui débouchent en 1945 sur l’institution phare
de notre protection sociale contemporaine, la Sécurité
sociale (1). Ainsi, le système français articule deux logiques tant
du point de vue de leurs fondements conceptuels que des
techniques de mise en œuvre : l’assistance et l’assurance.
Chacune représente, lorsqu’on s’attache à en dégager
les traits caractéristiques, un modèle spécifique bâti
selon un agencement propre d’éléments qui constituent
une forme de « répertoire » (2) dans lequel sont liés
logiquement des principes fondateurs, des conceptions
relatives aux événements ou situations à prendre en
charge, des catégories de bénéficiaires, des formes de
droits à prestations et enfin des dispositifs organisationnels
habilités à les mettre en œuvre.
Si l’on veut bien entendre par « institution » un ensemble
cohérent qui relie des finalités et des valeurs, des visions
relatives aux problèmes à traiter et des organisations
articulant interventions et structures d’action, on peut
dire que deux univers institutionnels se partagent le
champ de la protection sociale française : l’assurantiel et
l’assistanciel.
Quelle place leur revient respectivement et quel est
l’équilibre établi entre eux de façon à conférer à cet
ensemble une certaine cohérence et par là une efficience
minimale ? Tel est l’objet des développements qui
suivent.
La réponse est complexe car loin des constructions
théoriques toujours élaborées a posteriori, les dispositifs
de la protection sociale ont été produits et ont évolué dans
des contextes historiques spécifiques, en réponse à des
problèmes concrets, et ont été établis à travers des nœuds
de contradictions obligeant à des accommodements et des
compromis. Bien plus donc que l’application de systèmes
préalablement pensés qu’il aurait suffi de mettre en œuvre,
les institutions sociales sont le résultat de tâtonnements
et d’expériences multiples, ce qui confère à chaque
dispositif son irréductible originalité et rend toute approche
systématique périlleuse. On peut cependant, au risque du
schématisme, tenter de démêler les parts de l’assurance
et celles de l’assistance dans la protection sociale puisque
d’un côté l’histoire nous a légué un héritage où chacun
des modèles s’est structuré à des périodes différentes et
que de l’autre ils empruntent des formes suffisamment
spécifiques pour que l’on puisse les distinguer et juger de
leurs rapports réciproques.
(1) Renard D. (1995), « Intervention de l’État et genèse de la protection sociale en France (1880-1940) », Lien social et politiques, RIAC,
n° 33, p. 13.
(2) Palier B. (2005), Gouverner la Sécurité sociale, Paris, PUF, not.
p. 21 et s.
Le mouvement historique de l’institutionnalisation
de la protection sociale en France peut fournir un fil
conducteur.
Dans une première phase, la plus longue – de la fin
du XIXe siècle aux années 1970-1980 –, on assiste à la
progressive domination des assurances sociales dont la
victoire est scellée avec l’institution de la Sécurité sociale
en 1945 ; cette dernière renvoie l’assistance à un rôle de
complément, certes restructuré à compter des années
1950-1960, mais de portée limitée. Ces arrangements
entre assistance et assurance constituent naturellement
l’héritage dont il convient de partir si l’on veut apprécier
les mutations qui surviennent à compter de la décennie
1980-1990.
Mutations ouvrant la seconde phase, avec un ensemble de
recompositions entre assurance et assistance qui répondent
à des logiques adaptatives liées aux difficultés rencontrées
dans le cadre des équilibres antérieurs. Il convient d’en
prendre la mesure de façon à évaluer le potentiel de
changements plus profonds qu’elle renferme.
L’héritage : la domination
progressive du modèle
assurantiel
La protection sociale mit en France plusieurs décennies
à se stabiliser en un ensemble couvrant la plus grande
partie de la population, au contraire d’autres pays où les
éléments essentiels de ces politiques furent en place bien
plus précocement (3). Abstenons-nous ici d’examiner les
raisons complexes d’un tel retard qui renvoient à un certain
nombre de déterminations tant économiques que politiques
et idéologiques (4). Ce qui frappe l’observateur, c’est qu’un
des enjeux forts de la création de ces institutions concerna
le rôle à accorder à l’assistance et à l’assurance.
Malgré un renouvellement de ses
formes…
De la fin du XIXe siècle à 1930, date de création d’un
ensemble conséquent d’institutions assurantielles, on peut
lire l’histoire de l’État-providence à la française comme
une tension entre l’assistance et l’assurance : la première,
solidement établie sur un corpus de textes à partir de
1889, épousait la vision républicaine du social mais était
inefficace face aux problèmes sociaux émergeants ; la
seconde, malgré sa pertinence évidente pour affronter les
situations concrètes, se voyait contestée dans son principe
et ne put s’imposer que très difficilement (5).
Certes les lois d’assistance adoptées entre 1889
et 1914 (lois relatives aux « enfants maltraités et
moralement abandonnés » puis aux « enfants assistés », à
l’« assistance médicale gratuite », aux « vieillards, infirmes
et incurables » et enfin aux « femmes en couches » et aux
« familles nombreuses et nécessiteuses ») constituent une
rupture indéniable avec les formes antérieures d’aide et
de secours aux « indigents ». Elles reposent sur l’idée de
« droit à l’assistance » : une obligation juridique pèse sur
les collectivités publiques débitrices des aides qui doivent
en conséquence s’en acquitter à l’égard des personnes
entrant dans les conditions légales pour y prétendre.
Cela implique des prestations matérielles d’entretien et
l’accueil dans des établissements spécialisés (hospices,
orphelinats, asiles). Cette obligation doit être assurée dans
le cadre territorial le plus proche des bénéficiaires, d’où
à l’origine le choix de l’échelon communal. Mais cette
aide publique doit rester subsidiaire : elle ne peut que
suppléer à l’incapacité personnelle à satisfaire des besoins
matériels de base dûment constatés, et à l’incapacité des
alliés et membres de la famille à le faire dans le cadre des
obligations alimentaires civiles.
Le modèle assistanciel reste profondément ancré dans
un état et une vision de la société. Celui-là renvoie à une
économie encore fortement centrée sur la petite propriété
productive, alors même que le capitalisme industriel va
progressivement imposer ses formes de mise au travail
et remettre en cause la protection par le patrimoine ; et
celle-ci à une conception « familialiste » de la solidarité.
Seules les personnes légitimement déliées de l’obligation
du travail et ne disposant pas d’appuis familiaux sont
éligibles à l’aide publique (enfants, invalides, vieillards
et personnes en charge d’enfants). Les dimensions
modernistes des dispositifs originaires de l’assistance
ne doivent donc pas masquer deux faits : d’une part,
l’assistance publique prolonge la conception antérieure des
problèmes sociaux en termes de pauvreté, de « besoin »,
d’« impécuniosité », conçus comme la conséquence de
ratés des modes légitimes d’entretien et de solidarité que
l’État ne doit pallier que minimalement pour ne pas altérer
les obligations sociales de droit commun ; d’autre part,
l’assistance publique, bien que fille de la République et
de la citoyenneté politique, n’assume pas des objectifs de
lutte contre les inégalités, de redistribution massive des
richesses et par là de changement social ; elle s’ancre dans
des logiques tout à la fois libérales et conservatrices, dans
une recherche d’équilibre social et politique (6).
(3) V Merrien. F-X., Parchet R., Kernen A. (2005), L’État social : une
perspective internationale, Paris, A. Colin ; v. aussi, récemment réédité :
Durand P. (2005), La politique contemporaine de Sécurité sociale, Paris,
Dalloz, not. pp. 27-165.
(4) V. les trois volumes publiés par la MIRE : Mire, Rencontres et Recherches, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe, vol.
1 Rencontres d’Oxford, 1995 ; vol. 2 Rencontres de Berlin, 1996 ; vol.
3 Rencontres de Florence, 1997 ; v. aussi, Revue française des affaires
sociales, n° 1, janv-mars 2002, Protection sociale aux États-Unis ; Rev.
franç. aff. sociales, n° 4, oct.-déc. 2003, L’État-providence nordique.
(5) Hesse P.-J., Le Crom J.-P. (2000), « Entre salariat, travail et besoin,
les fondements ambigus de la protection sociale au tournant des années
quarante », Revue française des affaires sociales, n° 3-4, p. 17.
(6) Donzelot J. (1984), L’invention du social, essai sur le déclin des
passions politiques, Paris, Fayard.
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
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… l’assistance inadéquate face à la
« question ouvrière »
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
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L’État-providence
en débat
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Or, la question sociale, centrée dans l’imaginaire
assistanciel sur la figure du pauvre et de l’indigent, va se
concentrer progressivement dans la « question ouvrière ». Et
l’assistance n’est pas conçue pour faire face à la précarité de
la nouvelle classe laborieuse qui a émergé dans le creuset de
l’industrialisation : adossée dans ses principes au patrimoine
et à la propriété productive, elle ne peut rien face aux aléas
qui frappent le salarié (maladie, invalidité, chômage) et
qui annihilent sa capacité de travail en répercutant leurs
effets dévastateurs sur l’ensemble de sa famille. Défini
fondamentalement dans son statut social comme un nonpropriétaire, le salarié de l’industrie ne peut faire fond sur un
dispositif conçu pour une société de possédants (7). Dès lors,
face aux problèmes soulevés par l’insécurité fondamentale
de la situation salariale, deux voies étaient possibles : soit
sortir l’assistance de son cadre restrictif et catégoriel pour
l’étendre vers la généralité des actifs en profilant un système
universel de protection alimenté par l’impôt et établi par
l’État, éventuellement articulé avec des assurances sociales,
comme y procéderont les pays scandinaves ; soit aller vers
la solution allemande et créer des systèmes d’assurances
sociales organisant une solidarité obligatoire au sein du
monde du travail pour étaler en son sein les coûts des risques
propres à l’activité professionnelle.
C’est la seconde solution qui prévalut, mais sa
contestation fut très forte (8). Aussi l’histoire des
assurances sociales françaises est celle d’une suite de textes
partiels (lois de 1898 et 1910) et de constructions concrètes
limitées (régimes propres aux fonctionnaires, aux marins,
aux mineurs…), un système un tant soit peu global et
cohérent n’émergeant qu’en 1928-1930. Il y faudra un
double renversement conceptuel : tout d’abord, penser les
problèmes sociaux non comme des événements extérieurs
au fonctionnement social, mais comme des « risques »
qui lui sont inhérents, notamment du fait des activités
économiques, cela conduisant à internaliser leur coût par
la cotisation obligatoire et à garantir ainsi une certaine
sécurité viagère au travailleur et à sa famille ; ensuite, se
décaler de la gestion des conséquences des difficultés (la
pauvreté ou l’impécuniosité) pour prendre en compte la
situation globale de l’actif et donc intégrer sa protection
dans un statut large, le statut salarial, qui englobe l’activité
ainsi que les incertitudes qui l’affectent (9) d’une part et
d’autre part qui s’élargit à l’ensemble du monde du travail
plutôt qu’à ses seules marges paupérisées.
Un modèle assurantiel…
La conversion difficile aux logiques assurantielles que
traduit l’institution des « assurances sociales » en 19281930 n’avait pas pour autant permis l’émergence d’un
ensemble cohérent : on a assisté davantage, y compris
avec les initiatives prises en la matière par le régime de
Vichy (10), à une extension progressive de la protection,
mais sans vision d’ensemble.
C’est donc bien la création de la Sécurité sociale
par l’ordonnance du 4 octobre 1945 qui entreprit de
dépasser ce dispositif insuffisant, incohérent et peu
démocratique en lui substituant une organisation globale
procédant d’un concept unique : les assurances sociales,
certes distinguées selon les divers « risques sociaux »,
mais gérées dans un cadre organisationnel homogène.
L’appellation de « Sécurité sociale », mal accordée
en principe avec la technique assurantielle, manifeste
une volonté d’universalisation de la protection que les
pouvoirs publics attendaient tant de la possibilité à terme
d’intégrer l’ensemble des actifs dans le dispositif que
d’une disparition de l’assistance du fait de l’extension
des capacités financières du système (11). Surtout, en y
ajoutant l’idée du nécessaire plein-emploi pour que la
Sécurité sociale atteigne ses objectifs, les gouvernements
d’après-guerre entérinent un basculement : l’équilibre
social, loin d’être spontané, suppose au contraire que
l’État, ne s’en tenant pas à la seule protection des marges,
élargisse son action à l’ensemble de la société.
Mais, plutôt qu’une intégration de la totalité des actifs
dans un cadre assurantiel commun, on dut procéder
à une généralisation de la protection (loi du 22 mai
1946) en juxtaposant, à côté du régime général, des
régimes spéciaux et autonomes ; on dut aussi consentir à
l’émergence des régimes complémentaires, tout cela pour
faire droit aux exigences de différenciation entre catégories
socioprofessionnelles.
… avec complément assistanciel
Toutefois, loin de pouvoir en finir avec l’assistance,
il fallut se résoudre à la moderniser (réforme de 19531954 créant « l’aide sociale), à étendre et à multiplier les
prestations afin d’améliorer les formes de prise en charge
définies en fonction des catégories éligibles (développement
progressif de la protection de l’enfance, construction de
la politique du handicap, mise en place de la politique en
direction des personnes âgées), le tout culminant dans la loi
du 30 juin 1975 qui délimite le secteur « social et médicosocial » et l’enserre dans une réglementation articulant
contraintes organisationnelles (normes techniques et
professionnelles) et financements publics pérennes (12).
(7) Aubin G., Delbrel Y., Gallinato-Contino B. (2008), « Assistance et
assurance : heurs et malheurs de la protection sociale en France »,
Cahier d’histoire de la Sécurité sociale, n° 4.
(8) Dreyfus M. et alii (2006), Se protéger, être protégé, une histoire des
assurances sociales en France, Rennes, PUR.
(9) Lafore R. (2009), « Droit du travail et protection sociale : la revanche
de la protection sociale ? », Dr. soc., p. 1076.
(10) Not. Loi du 14 mars 1941 créant l’allocation aux vieux travailleurs
salariés (AVTS), création de l’allocation de salaire unique, du complément
familial pour les fonctionnaires, code de la famille, etc. ; v. Coutrot A.
(1972), « La politique familiale », in Rémond R. (dir), Le gouvernement de
Vichy (1940-1942), Presses de la FNSP, p. 245 ; Hesse P.-J., Le Crom J.-P.
(2001), La protection sociale sous le régime de Vichy, Rennes, PUR.
(11) Valat B. (2001), Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967), Paris,
Economica.
(12) Lafore R. (2008), « Droit et pauvreté : les métamorphoses du modèle
assistanciel français », RDSS, p. 111.
Il est à noter que pour le dénommé « médico-social »,
la politique assistancielle ne se développa que par un
métissage avec les institutions assurantielles qui furent
conduites à prendre en charge diverses catégories de
bénéficiaires (personnes handicapées, personnes âgées)
au travers du financement de services et par le biais des
« prestations non-contributives de Sécurité sociale »,
premières formes de revenus minimaux garantis mais
catégoriels (allocation aux adultes handicapés – AAH,
minimum vieillesse, allocation de parent isolé – API).
Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1970 et au terme
de trois décennies d’enracinement, la protection sociale
se structurait assez clairement en deux ensembles : pour
le plus grand nombre, inclus dans le monde des actifs
(salariés et professions indépendantes), un rattachement
à la Sécurité sociale conçue essentiellement comme
un prolongement des statuts d’activité et visant à leur
garantir ainsi qu’à leur famille une sécurité économique
lorsque surviennent des aléas (maladie, invalidité, décès,
chômage) (13) ou qu’ils vivent des situations (retraites,
charge d’enfants, logement) portant atteinte à leur capacité
productive ou affectant leur revenu ; pour les inactifs
légitimement dispensés de l’obligation du travail, des
dispositifs assistanciels rénovés et élargis visant à assurer
leur prise en charge matérielle au travers d’une offre
d’établissements et de services constituant le secteur
social et médico-social. La Sécurité sociale est constituée
d’organisations socioprofessionnelles et met en œuvre
des financements salariaux (cotisations sociales) ; les
institutions sociales et médico-sociales mobilisent des
acteurs publics et privés (surtout associatifs) et émargent
aux budgets de l’État et des collectivités territoriales
alimentés par l’impôt (14). Dans une société où le salariat
domine largement dans des formes de mise en activité
relativement stables (CDI, temps plein, législation du
travail aménageant un cadre protecteur collectif) et où
existe le plein-emploi, cet arrangement de la protection
sociale parvient à garantir une sécurité matérielle à
tous : les actifs par les montages assurantiels, les marges
relativement faibles d’inactifs légitimes par le droit à une
assistance modernisée.
Les recompositions : la revanche de l’assistance
Le soubassement implicite de la protection sociale
qui atteint une forme d’apogée dans les années 1970
renvoie à un double pari : enserrer la part dominante
de la population dans les statuts protecteurs liés à
l’activité, cela en équilibrant une logique redistributive
et la nécessité de maintenir des différenciations sociales
essentiellement assises sur les situations professionnelles ;
rationaliser et améliorer le plus possible la prise en charge
des « inadaptés » au travers d’une offre d’institutions
spécialisées. L’assurance pour les actifs ainsi que ceux qui
leurs sont rattachés et l’assistance pour les incapables au
travail font système. La première repose sur la politique
de l’emploi et la capacité à insérer tous les actifs potentiels
dans un cadre juridique suffisamment prégnant pour
produire les effets stabilisateurs attendus de la protection
sociale ; la seconde occupe une place de complément dont
les bénéficiaires restent d’autant plus réduits en nombre et
leur prise en charge d’autant plus efficiente que le champ
des activités professionnelles est ouvert, notamment aux
faibles qualifications, stable et protecteur.
Un nouvel âge de l’assistance tant par ses modalités…
On peut dire que c’est pour une large part sur ce dernier
point que l’avenir de la protection sociale s’est joué
à compter des années 1980 : le délitement quantitatif
(nombre des emplois) et qualitatif (qualité et stabilité des
emplois) du marché du travail, a généré des déséquilibres
remettant en cause les arrangements du modèle. Au-delà,
les mutations dans les formes de solidarité, notamment
familiales, et leur difficulté corrélative à prendre en charge
de nouveaux problèmes (vieillissement, dépendance,
instabilité des formes de solidarité et isolement) ont
contribué aussi à une réévaluation des places respectives
de l’assurance et de l’assistance.
On assiste ainsi à un retour des logiques assistancielles
selon diverses voies. Tout d’abord, le cœur même de la
Sécurité sociale est touché lorsqu’au financement par le
salaire (cotisations sociales) est substitué un financement
fiscal avec la contribution sociale généralisée (CSG) ou les
compensations massives liées aux exonérations de charges
sociales ; de même, la logique assurantielle des prestations
familiales est affectée par le fait que, le financement
cotisé étant maintenu, le dispositif se déconnecte du
cadre socioprofessionnel en devenant universel (1978)
et que les prestations sont mises pour la plupart sous
condition de ressources accusant ainsi leur dimension de
lutte contre la pauvreté. Ensuite, on doit à la réforme de
l’assurance chômage de 1984 l’introduction d’un régime
de solidarité qui, du fait de la réduction des droits à
indemnisation, offre un revenu minimal aux bénéficiaires
qui sont exclus de l’assurance ; c’est là purement et
simplement organiser le basculement d’assurés sociaux
dans un système d’assistance. De nouvelles prestations,
dites de « solidarité nationale », sont créées pour pallier
les insuffisances de l’assurance-maladie (couverture
maladie universelle – CMU) ou pour faire face à des
problèmes non pris en compte par la protection sociale
(prestation spécifique dépendance – PSD – puis allocation
personnalisée d’autonomie – APA – pour prendre en
charge la dépendance) à quoi on peut relier aussi la création
de la prestation de compensation du handicap (PCH) pour
les personnes handicapées (2005) ; la dénomination de
(13) Non pris en compte par la Sécurité sociale, le « risque chômage » a
fait l’objet de l’institution du régime d’assurance chômage fondé sur une
convention interprofessionnelle adoptée pour la première fois en 1958 ;
cela dit, ce régime a tous les caractères d’une assurance sociale, en tout
état de cause dans son contenu indemnitaire.
(14) Borgetto M., Lafore R. (2009), Droit de l’aide et de l’action sociales,
Paris, Montchrestien, 7e éd.
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
35
« solidarité nationale », qui marque le décalage par rapport
à l’aide sociale légale, ne peut masquer le fait qu’il s’agit
d’une extension de l’assistance. Enfin, le phénomène
de « l’exclusion » génère à partir des années 1980 toute
une ingénierie d’interventions et d’aides : contrats dits
« aidés » produits à partir des politiques de l’emploi ;
revenu minimum d’insertion (RMI) émergeant du socle
assistanciel, politiques « en faveur des populations en
difficulté » en matière de logement et d’hébergement, de
santé et plus largement d’accès à un ensemble de droits
(loi de 1998).
… que par son élargissement et ses logiques managériales
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
36
Le socle assistanciel, qui débordait déjà le cadre hérité
de l’assistance renommée « aide sociale » en 1954,
connaît donc un élargissement spectaculaire : sa logique
de financement gagne les institutions assurantielles, les
publics traditionnels d’inaptes au travail s’accroissent
en nombre et suscitent la création de prestations
nouvelles ainsi que l’adaptation des modes de prise
en charge ; enfin de nouveaux publics apparaissent,
inattendus dans la conception antérieure : il s’agit
d’actifs potentiels rejetés par le marché du travail
car non adaptés à ses exigences et d’actifs précarisés
par le développement de formes d’emploi instables,
tout cela générant un « précariat » (15) comprenant
dorénavant des personnes « fragiles », « en difficulté »
ou encore « particulièrement démunies ». Le noyau des
« inadaptés » éligibles à l’assistance dans les années
1970 se noie dorénavant dans une masse beaucoup plus
mal définie d’« exclus ».
Au-delà du seul effet d’élargissement, cela pousse à
une transformation du modèle assistanciel (16). Dans le
noyau originaire de l’assistance (handicap et troisième
âge) s’introduit une conception de l’action sociale
comme « service » centré sur « l’usager » ; cette vision,
pour positive qu’elle soit dans les principes, recouvre
le développement de logiques managériales visant à
l’adaptabilité et à la souplesse d’une offre dorénavant
régulée par la demande, seule voie pour rationaliser
et contenir des coûts qui ne peuvent que croître du
fait de l’augmentation du nombre des bénéficiaires.
Dans le champ de l’enfance et de la protection des
majeurs, des formes de contrôle préventif des familles
se développent, les interventions très en amont et
fondées sur la persuasion et l’adhésion mâtinées de
contraintes apparaissant comme la seule parade face à
une inflation des publics « à problèmes ». Enfin, dans
les nouvelles formes de prise en charge attachées à des
revenus minimaux garantis liés aux comportements des
bénéficiaires (RMI et revenu de solidarité active – RSA),
la logique « d’insertion » vient modifier le modèle
prestataire en transformant la prestation en moyen
pour susciter et soutenir un retour des bénéficiaires
aux normes d’emploi et plus largement aux normes
sociales.
Le déplacement des lignes de partage entre assurance et assistance
Ce retour en force des logiques assistancielles n’est pas
uniquement lié à un phénomène de déversement depuis les
assurances sociales qui verraient simplement le nombre
de leurs ayants droit diminuer. Il recouvre un mouvement
de recomposition de leur place respective. À la société
mise en cohésion par un salariat dominant et stabilisé qui
a généré les arrangements hérités a succédé un monde
beaucoup plus fluide et incertain dans lequel les deux
formes de solidarités fondamentales antérieurement – la
solidarité professionnelle et la solidarité familiale – n’ont
plus les mêmes potentialités de mise en ordre.
Le modèle hérité voulait implicitement réaliser
un idéal : intégrer la quasi-totalité de la population
par l’accès à l’activité, salariée principalement mais
aussi indépendante ; l’une et l’autre sont encadrées
par un statut protecteur dont bien des éléments, tout
au moins pour les salariés, reproduisent le cadre légal
progressivement mis en place pour les fonctionnaires ;
d’où le caractère dominant des collectifs professionnels
(monde des cadres, des ouvriers, des employés, ensemble
de corporations différenciées et hiérarchisées) dans
lesquels étaient immergées les dimensions purement
subjectives du travail de façon à les neutraliser en grande
partie ; de là aussi, une protection assurantielle revêtant
une forme « solidariste » affirmée dans laquelle chacun
entrait automatiquement et bénéficiait de prestations sous
« voile d’ignorance », donc sans avoir à s’inquiéter des
équilibres en termes de contributions et droits, et dont
le but était de neutraliser les situations individuelles
en les immergeant dans des avantages collectifs ; d’où
le fait que les prestations constituent, l’exemple des
retraites dans leurs formes initiales étant le plus probant,
une rémunération « continuée » et non le produit de
contributions individuelles initiales (revenu différé).
On comprend alors que l’assistance ait pu, dans cette
conception de la protection sociale, se replier sur la
prise en charge de marges dont le point commun est
qu’elles ne peuvent entrer dans le monde du travail et
dans le cercle protecteur qu’il organise. On aperçoit ainsi
combien la capacité intégratrice du marché du travail
et l’équilibre relativement favorable aux actifs dans le
partage de la richesse constituent les deux conditions du
développement continu et du maintien d’un tel modèle.
Le regain des logiques assistancielles accompagne
l’effritement de ce projet qui ne trouve plus les moyens de
sa continuation. Un renversement des équilibres s’opère.
Les dispositifs assurantiels, sans naturellement disparaître
et alors même d’ailleurs qu’un consensus semble vouloir
(15) Castel R. (2009), La montée des incertitudes, Paris, Seuil, p. 162
et s.
(16) Lafore R. (2008), « La pauvreté saisie par le droit : la construction
juridique de l’assistance », in Du Cheyron P., Gélot D. (dir), Droit et
pauvreté, ONPES – Drees-Mire.
les faire perdurer, changent néanmoins progressivement de
sens : perdant pour une part leur dimension d’intégration
large et collective, ils ne gardent leur pleine efficacité que
pour le noyau central des actifs protégés qui dépendent de
la résistance de leurs statuts collectifs et de leurs capacités
d’accès aux activités concernées ; ils se transforment
aussi en se centrant davantage sur les calculs individuels
et font appel dorénavant à une « responsabilité » des
bénéficiaires que les montages initiaux ignoraient ; ils se
défaussent enfin en s’ouvrant toujours plus à la protection
facultative (mutuelles) et marchande (assurances, fonds
de placement) (17).
Aussi, face à une Sécurité sociale dont l’extension
quantitative se restreint et dont le contenu protecteur se
fragilise, la réponse assistancielle s’impose pour ceux, bien
plus nombreux que les « inadaptés » et autres « indigents »
au sens originaire de l’assistance, qui ne peuvent trouver
leur protection dans l’assurance sociale et ne peuvent non
plus faire fond sur les solutions liées à la valorisation d’un
patrimoine dont ils ne disposent pas.
De complément pour quelques marges relativement
contenues d’inaptes au travail, l’assistance se mue
alors en l’élément premier de la protection sociale, le
« premier pilier » au sens des organisations internationales :
comprenons un socle destiné à constituer le niveau de base,
celui qui est appelé à garantir le minimum à tous, en lieu
et place de la Sécurité sociale qui voulait justement tenir
cette place au temps de son institution.
Les évolutions institutionnelles et organisationnelles de l’assistance
Cette nouvelle position s’accompagne d’un changement
de nature dont les évolutions institutionnelles et
organisationnelles de l’assistance portent la trace.
Tout d’abord, sur le plan de la légitimité et donc des
valeurs fondatrices, elle vient s’enraciner dans les droits
de l’Homme et les droits fondamentaux, évolution
spectaculaire que l’on peut lire tout aussi bien comme
un gage de son affermissement que comme un signe
d’effritement des protections garanties (18), tout cela à la
faveur d’une réactualisation avec changement de sens de
la notion de « solidarité » (19). Ensuite, loin de la logique
catégorielle qui la centrait sur des groupes d’inaptes au
travail assez clairement circonscrits, l’assistance s’ouvre
à des flux d’« exclus » ou de « personnes en difficulté »
définis au travers de manques, de besoins (accès au
logement, aux soins, à la formation, à l’emploi), l’érosion
des protections collectives ne trouvant un remède que
dans des « dispositifs » individualisés et adaptables. Ce
faisant, on renforce les décloisonnements entre assistance
et assurance, entre politique de l’emploi et action sociale,
entre activité et non-activité. Enfin, les formes de prise
en charge s’individualisent et les logiques de « suivi »,
d’accompagnement », ancrées dans un cadre contractuel,
se développent massivement : plutôt que d’enfermer les
bénéficiaires dans des collectifs protecteurs arrimés à
un statut, il s’agit davantage de les faire circuler dans
un continuum organisationnel qui instrumentalise les
prestations soit pour enclencher un processus de sortie
(politiques d’insertion ou d’inclusion), soit selon une
logique de progression lente allant des interventions les
plus légères vers les plus lourdes (logiques de contrôle/
appui préventif).
*
**
La Sécurité sociale dans son modèle de 1945, malgré
l’échec de son projet d’universalisation mais grâce à sa
généralisation articulée à l’extension des statuts d’activité
professionnelle, était pratiquement parvenue à construire
une société où une masse fortement dominante d’actifs
(augmentée de leurs ayants droit) bénéficiait d’une
protection étendue et très collectivisée et ou quelques
groupes d’inaptes légitimes au travail étaient pris en charge
par des institutions assistancielles. Dans ce cadre dominait
l’« assuré social » inscrit dans une redistribution d’essence
salariale flanqué de quelques groupes « d’allocataires »
bénéficiant de transferts fiscalisés non-contributifs alors
que la figure du « rentier » protégé par le patrimoine
accumulé avait presque disparu.
Les recompositions à l’œuvre modifient ce tableau
d’ensemble. Outre que le « rentier » réapparaît, c’est
l’allocataire qui réoccupe le devant de la scène : les
statuts d’activité s’effritent et n’ont plus la même capacité
intégratrice, ce qui pousse à rabattre les problèmes
sociaux sur les questions de pauvreté ou d’exclusion,
notions que justement les assurances sociales avaient
radicalement mises à l’écart. Plutôt que d’embrasser
quasi automatiquement un destin d’« assuré social »,
tout individu a vocation à être ou à devenir d’abord
« allocataire », beaucoup risquant de ne connaître que ce
destin. Cela garantit à n’en pas douter un certain avenir
à l’assistance.
Robert Lafore,
Professeur de droit public,
Institut d’Études Politiques, Université de Bordeaux
(17) Palier B. (2006), « Le système français de protection sociale : architecture et évolution », Cahiers français, Le modèle social français,
n° 330, janvier-février, p. 9.
(18) V. avec l’exemple du « droit au logement opposable », Lafore R.
(2009), « Quelques interrogations sur la portée structurante du droit au
logement », in Conseil d’État, Rapport 2009, Droit au logement, droit
du logement, Paris, La Documentation française.
(19) Lafore R. (2009), « Solidarité et doctrine publiciste : le ‘‘solidarisme
juridique’’ hier et aujourd’hui », in Hecquard-Théron M., Solidarité(s),
perspectives juridiques, Presses de l’Université Toulouse 1 Sciences
sociales, LGDJ, p. 47.
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
37
L’État-providence en
débat
État-providence
et
investissement
social
Dans les années 1970, la crise
économique a mis en échec les relances
de type keynésien et, face à la montée du
chômage, le modèle d’État-providence
instauré après 1945 s’est vu fortement
critiqué par les économistes néoclassiques.
Ils prônaient une politique de l’offre passant
par une réduction des coûts du travail
et des prestations sociales. Le bilan des
politiques néolibérales apparaît cependant
décevant sur le plan économique alors
même que leurs conséquences en
termes d’inégalités sont lourdes. Si les
systèmes traditionnels de protection sont
mal adaptés au contexte économique et
social d’aujourd’hui, Bruno Palier explique
qu’au début des années 2000 une nouvelle
approche des politiques sociales insiste
non pas sur le démantèlement des Étatsprovidence mais sur leur réorientation. Il
s’agit d’intervenir le plus en amont possible
– par la création notamment d’un service
public de la petite enfance et la redéfinition
des priorités du système scolaire – pour
corriger les inégalités et prévenir les
situations d’exclusion professionnelle. Il
s’agit aussi d’œuvrer à l’égalité des sexes
dans le monde du travail et d’y réorganiser
les parcours de carrière. Cette stratégie
d’investissement social répond également
aux exigences de qualification fortement
accrues de l’économie post-industrielle.
C. F.
L
’évolution des conceptions de ce que doit être
l’État-providence, son rôle et ses missions, doit en
partie être comprise en relation avec les évolutions
du capitalisme. Nés avec la révolution industrielle, les
systèmes de protection sociale se sont développés en
congruence avec l’industrie de masse et la consommation
de masse. Alors que le modèle économique des Trente
Glorieuses est fortement remis en cause à partir du milieu
des années 1970 au profit notamment du capitalisme
financier, la protection sociale est elle-même accusée
d’être une des causes de la crise et son adaptation au
contexte d’une compétition internationale accrue est
préconisée afin qu’elle devienne moins coûteuse et plus
favorable à l’emploi. Depuis la fin des années 1990,
cette vision négative de la protection sociale laisse peu
à peu place à une nouvelle approche, qui cherche à
la fois à répondre aux nouveaux besoins sociaux tout
en accompagnant la mutation du capitalisme vers une
économie de la connaissance fondée sur l’innovation et
les services.
Du modèle keynésien…
Les systèmes d’assurance sociale, figure principale de
l’État-providence en Europe continentale, sont l’émanation
et le support de la société industrielle. Ils naissent au
XIXe siècle avec la révolution industrielle et son corrélat
social : l’émergence du salariat (1). Destinés à garantir
la continuité du revenu des ouvriers qui ont perdu les
solidarités familiales et locales de la société agricole, ils
permettent en même temps aux patrons de s’assurer la
fidélité, la stabilité et la qualité de leur main-d’œuvre.
Au cours des trente années qui suivent la Seconde Guerre
mondiale, le fordisme et les approches keynésiennes des
politiques économiques vont permettre une véritable
explosion des dépenses sociales (de 5 à 25 % du PIB
en moyenne, entre 1945 et 1979, pour l’ensemble des
pays de l’Europe de l’Ouest). Pendant cette période, les
politiques économiques et sociales semblent se renforcer
l’une l’autre. Les dispositifs de protection sociale
permettent alors de soutenir et relancer la croissance
économique : ils sont créateurs d’emplois (professions
sanitaires, sociales et d’administration de la protection
sociale) ; ils maintiennent une capacité à consommer
pour ceux qui ne peuvent plus travailler (pour cause de
maladie, chômage, vieillesse, invalidité) ; dans la mesure
où ils garantissent une sécurité du revenu, ils libèrent
l’épargne de protection et permettent de consacrer une
part croissante des revenus à la consommation ; ils sont
aussi des instruments de relance de la consommation
(par le biais d’une augmentation des prestations
sociales ou de créations d’emplois dans les services
sociaux publics). La croissance économique des Trente
(1) Voir Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris,
édition de poche, « Folio essais », 1999.
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
49
Glorieuses (1945-1975) repose en grande partie sur
les interactions vertueuses entre développement de
l’industrie de production de biens standardisés de grande
consommation, consommation de masse et généralisation
de la protection sociale.
… aux remises en cause
néolibérales
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
50
Avec la crise qui commence au milieu des années
1970, et l’échec des politiques keynésiennes de relance
censées y faire face, l’État-providence entre dans une
nouvelle phase. Au cours des années 1980, il devient le
point de mire des critiques des économistes néoclassiques
relayés par les leaders politiques néolibéraux. Ceux-ci
soulignent la nécessité de tourner les efforts non plus
vers la demande (les consommateurs) mais vers l’offre
(les entreprises et les investisseurs) en réduisant les
coûts supportés par les entreprises, notamment le coût
du travail censé être alourdi par les cotisations sociales,
les rigidités du marché du travail censées empêcher les
embauches, et les prestations sociales trop généreuses et
inconditionnelles, censées désinciter les gens à chercher
du travail. Pendant les décennies 1980 et 1990 (voire
2000 pour certains pays d’Europe continentale dont la
France), de nombreuses réformes vont tenter d’adapter
les systèmes de protection sociale à ces nouvelles
approches économiques dominantes, notamment par des
politiques de réduction du niveau des prestations sociales,
de privatisation de certaines assurances sociales (vers
les assurances maladie privées et les fonds de pension)
et de mises sous condition des prestations versées aux
personnes inactives, afin de les inciter à chercher un
emploi (politiques dites d’activation).
Cette adaptation des systèmes de protection sociale à
une politique d’offre vise à mettre l’État-providence au
service de la compétitivité (des entreprises, des États,
des individus). Autre principe général, congruent avec
la nécessité de contrôler les dépenses, il s’agit de cibler
l’intervention publique sur ceux qui en ont le plus
besoin au lieu de promouvoir des politiques sociales
universelles. Il s’agit enfin de faire appel à tous les acteurs
de la protection sociale : État, mais aussi marché, famille,
secteur associatif pour promouvoir une protection sociale
qui serait plus efficace et proche des individus que celle
délivrée par des administrations.
comme un objectif général. L’augmentation des taux
d’activité est devenue un principe d’action commun pour
faire face au chômage et au problème des retraites. Dans
le domaine des retraites, la plupart des pays développent
un système à plusieurs piliers qui inclut les principes de
la répartition et de la capitalisation, et mettent l’accent
sur l’importance de la contributivité (lien entre le niveau
de la pension et le volume de cotisations payées). Les
changements sont particulièrement importants pour
les systèmes fondés sur l’assurance et la répartition,
comme en France ou dans les autres pays de l’Europe
continentale. Dans le secteur de la santé, la concurrence
s’est trouvée accrue, entre les offreurs de soins dans les
systèmes nationaux de santé, entre les assureurs dans les
systèmes d’assurance-maladie. Tous les pays cherchent
désormais à favoriser l’emploi des femmes, notamment
par le développement de politiques de prise en charge
des personnes dépendantes (2). Les politiques d’emploi
et les politiques sociales sont de plus en plus fondées sur
la modération salariale, la limitation de l’augmentation
des dépenses sociales, le développement des emplois
atypiques, et la restructuration des prestations.
… peu efficaces économiquement
et pénalisantes socialement
Si l’on en fait le bilan, toutes ces politiques n’ont
cependant pas permis de réduire le niveau global des
dépenses sociales publiques, mais elles l’ont stabilisé,
alors même que les demandes sociales n’ont cessé de
croître (ce qui signifie dès lors une baisse du niveau
des prestations individuelles). Elles n’ont pas non plus
permis de stimuler une croissance économique forte,
du moins en Europe continentale, et si elles ont permis
de créer des emplois, ce sont souvent des emplois de
mauvaise qualité, atypiques, précaires et mal rémunérés.
Elles se sont traduites par une montée importante de la
pauvreté laborieuse et un accroissement important des
inégalités (3).
Les systèmes traditionnels
de protection au défi
d’un nouveau contexte
économique et social
Une généralisation des politiques de
l’offre…
Alors même que les réformes tentaient de faire bouger
les systèmes de protection sociale, les économies et les
sociétés des pays occidentaux évoluaient rapidement.
Les réformes structurelles de la protection sociale,
mises en œuvre dans les années 1980 en GrandeBretagne, 1990 dans les pays nordiques, et 2000 en
Europe continentale, suivent une orientation similaire.
Si les chemins pour y parvenir restent par ailleurs très
divers, l’activation des politiques d’emploi apparaît
(2) Sur les réformes de l’État-providence, voir Pierson P. (ed.), 2001,
The New Politics of the Welfare State, Oxford, Oxford University Press ;
et Palier, B. (ed.) 2010, A Long Good Bye to Bismarck ? The Politics of
Welfare Reforms in Continental Europe, Amsterdam University Press.
(3) Voir le rapport de l’OCDE, Croissance et inégalités. Distribution des
revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE, OCDE, 2008.
La mondialisation des échanges, la circulation des
capitaux ont déplacé les activités économiques,
délocalisant vers l’Est (ex-États de l’Europe communiste
mais surtout pays d’Asie) les activités industrielles de
masse, reposant sur une main-d’œuvre ouvrière peu
chère et peu qualifiée. Cette évolution amène les pays
anciennement industrialisés à se convertir dans de
nouvelles activités postindustrielles, fondées à la fois sur
l’innovation technologique, les hautes qualifications, le
savoir, et sur les services (qualifiés ou non), notamment
les services à la personne (4). Les protections sociales
fondées sur les assurances sociales, conçues à l’origine
pour protéger les ouvriers industriels peu qualifiés ayant
un contrat à durée indéterminée, le plus souvent dans les
secteurs industriels ou de services classiques, s’avèrent
mal adaptées pour protéger des parcours professionnels
plus mobiles, plus chaotiques, souvent plus précaires,
typiques de la nouvelle économie. De plus en plus
de personnes, mais surtout de nouveaux groupes se
retrouvent en difficulté (les jeunes, les femmes, les
personnes non qualifiées…). Les travailleurs salariés
protégés se retrouvent eux-mêmes dans une situation plus
précaire, du fait des évolutions démographiques comme
des mutations économiques qui risquent d’affaiblir leurs
protections autrefois bien établies.
Si l’économie s’est transformée, les sociétés elles aussi
ont bougé en vingt ans, certaines mutations sociales ayant
un impact direct sur les États-providence. Le vieillissement
de la population dû à la fois à l’allongement de la durée
de vie et à la réduction du nombre des naissances est un
fait majeur qui pèse sur l’équilibre à venir des systèmes
de protection sociale. Ces systèmes sont également
bouleversés par les mutations des structures familiales.
Au cours des dernières décennies, le format très dominant
de la famille où le mari travaille et la femme reste à la
maison a été remis en cause avec la diversification des
modèles de foyers, et notamment l’accroissement des
familles monoparentales. Les systèmes de protection
sociale ont le plus souvent été conçus pour protéger « les
travailleurs et leurs familles », pour reprendre les termes
de l’ordonnance de 1945 créant la Sécurité sociale en
France. Ils donnent accès aux protections par le biais
des droits sociaux du mari qui travaille et ne sont donc
pas à même de fournir une protection adéquate aux
femmes/mères seules, ni aux jeunes sans emploi, ni aux
chômeurs de longue durée.
Les systèmes de protection sociale traditionnels,
fondés sur les assurances sociales et les transferts
sociaux, s’avèrent aussi incapables d’accompagner le
mouvement de fond qui a conduit de plus en plus de
femmes à vouloir travailler. Pour ce faire, celles-ci,
outre la reconnaissance de droits sociaux en propres,
doivent aussi pouvoir bénéficier de services sociaux
(crèches, soins à domicile pour les personnes âgées ou
handicapées), lesquels sont insuffisamment développés.
Et si les débats se focalisent en France sur les nouveaux
besoins engendrés par le vieillissement de la population,
on oublie cependant que la pauvreté s’est déplacée.
Elle n’est plus concentrée chez les personnes âgées,
c’est davantage aujourd’hui le problème des jeunes, des
femmes seules avec enfants, des personnes sans diplômes,
sans qualification, des chômeurs de longue durée. Toutes
ces personnes bénéficient de très peu de protection de la
part des systèmes traditionnels qui se sont focalisés sur
les retraites et la santé, autant de prestations concernant
seulement ou principalement les plus âgés.
Face à ces évolutions, un renouvellement de l’Étatprovidence apparaît nécessaire, afin qu’il puisse
accompagner les mutations de l’économie et de la société
et préparer le futur.
Tourner les politiques
sociales vers l’avenir
Aussi, depuis le début des années 2000, une nouvelle
approche des politiques sociales a émergé, qui prône non
plus le démantèlement des États-providence, mais leur
réorientation vers l’avenir (5). À l’origine destinées à
compenser la perte temporaire ou définitive du revenu
des travailleurs, les politiques sociales interviennent
le plus souvent après coup, une fois le risque advenu.
Les aides sociales visent à soutenir ceux qui sont les
plus en difficulté, une fois qu’ils sont devenus pauvres.
L’indemnisation du chômage, les politiques d’insertion
et de retour sur le marché du travail interviennent en aval,
après que la personne a été licenciée ou exclue du marché
du travail, les dépenses de santé financent souvent plus le
soin curatif que la prévention. La part la plus importante
des dépenses sociales, celle qui est consacrée aux retraites,
intervient en fin de vie, une fois les carrières menées, et
sanctionne ceux qui ont une trajectoire atypique (succession
de contrats précaires, interruption de carrières, temps
partiel). Pour faire face aux enjeux présents et à venir, la
nouvelle approche cherche à changer de perspective sur les
politiques sociales et à situer leur intervention en amont
plutôt qu’en aval. Il s’agit de préparer plutôt que de réparer,
de prévenir, de soutenir, d’« équiper » les individus, et non
pas de laisser jouer le marché puis d’indemniser (plus ou
moins bien) les perdants.
Cette perspective conçoit ces nouvelles dépenses
sociales non plus comme un coût pour l’économie, mais
comme une série d’investissements, nécessaires à la fois
pour garantir une croissance durable, forte et partagée, et
pour répondre aux nouveaux besoins sociaux. La stratégie
d’investissement social définit des priorités inédites pour
l’État-providence afin d’accompagner les individus tout au
long de leur (nouveau) parcours de vie. Il s’agit de mieux
aider les femmes, les jeunes et les enfants. Également
de réorganiser le travail et de transformer les parcours
professionnels.
(4) Cf. Daniel Cohen, 2006, Trois leçons sur la société post-industrielle,
Paris, Seuil, La République des idées.
(5) Voir Gøsta Esping-Andersen (2002), Why We Need a New Welfare
State ?, Oxford, Oxford University Press ; et Gøsta Esping-Andersen
(avec Bruno Palier) (2008), Trois leçons sur l’État-providence, Paris,
Seuil, « La République des idées ».
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
51
Les femmes et les enfants
d’abord
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
52
Alors que les systèmes actuels de protection sociale
entraînent de plus en plus de dépenses pour les personnes
âgées, surtout les hommes, la stratégie d’investissement
social cherche à s’occuper prioritairement des femmes
et des enfants. Elle souligne combien il est nécessaire
aujourd’hui d’investir pour ces derniers. Plutôt que de
lutter contre les situations d’exclusion sociale, plutôt
que de devoir former de nouveau une main-d’œuvre
sur le tard, il vaut mieux concentrer les efforts sur une
démarche préventive centrée sur l’enfance. Lutter contre
la pauvreté des enfants et leur garantir les meilleures
conditions de garde et d’éveil doit à la fois permettre de
prévenir l’exclusion (la pauvreté sévit le plus chez les
adultes issus de milieux pauvres) et de préparer une maind’œuvre mieux formée, qualifiée et mobile (les difficultés
scolaires peuvent être réduites grâce à une socialisation
précoce en crèche).
Créer un service public de la petite
enfance
Pour ce faire, il est nécessaire à la fois de garantir un
revenu minimal à toutes les familles (donc de ne pas
abandonner les anciennes politiques distributives, voire de
les développer : la lutte contre les effets de la pauvreté et de
la précarité des familles reste essentielle) et de favoriser le
développement des modes collectifs de prise en charge des
enfants qui garantissent une bonne socialisation primaire
et des conditions d’apprentissage de nature à préparer
convenablement l’avenir. Aujourd’hui, le chômage touche
d’abord ceux qui n’ont pas de qualification ou bien dont
les qualifications sont devenues obsolètes.
Comme Françoise Dolto l’a souligné, beaucoup se
jouent dès le plus jeune âge. Les capacités cognitives,
communicationnelles et relationnelles nécessaires à la
réussite scolaire et professionnelle s’acquièrent avant
même d’atteindre l’âge de la scolarité. Les enfants nés
dans les milieux favorisés bénéficient de nombreuses
opportunités d’éveil et de développement de ces
capacités, ce qui n’est pas toujours le cas dans des milieux
défavorisés. Donner une chance à tous dès le plus jeune
âge passe par un service public de la petite enfance. De
tels services expriment l’esprit de ce nouveau modèle de
protection sociale de deux façons : ils investissent dans
le capital humain de l’enfant en lui procurant à un âge
très précoce une attention et une éducation stimulantes ;
ils investissent dans le capital humain de la mère en lui
permettant de rester sur le marché du travail.
Développer des structures d’accueil de qualité pour les
plus jeunes enfants permet non seulement de préparer
ceux-ci à leur vie future, mais répond aussi aux besoins
des femmes et des familles. En rendant compatibles vie
familiale et vie professionnelle, ces structures favorisent
l’emploi des femmes. Cela correspond à la volonté de ces
dernières d’acquérir une autonomie financière par rapport
aux hommes, mais également à un double besoin social :
réduire les risques de pauvreté des enfants (leur pauvreté
est toujours moindre dans les ménages où les parents
travaillent) et augmenter les taux généraux d’emploi.
Développer des structures d’accueil de qualité pour les plus
jeunes enfants permet en outre de créer dans ce secteur
des emplois stables, qualifiés et bien protégés, à l’inverse
des emplois privés de services à domicile (subventionnés
en France) qui sont le plus souvent à temps partiel, peu
qualifiés, mal rémunérés et soumis à la précarité.
Favoriser l’égalité professionnelle
entre les sexes
Favoriser le travail de tous aux meilleures conditions
revient aussi à poser la question de l’égalité professionnelle
entre les hommes et les femmes. Alors que les jeunes
filles réussissent mieux les études supérieures que les
garçons, les femmes font de moins bonnes carrières que les
hommes. Elles sont moins bien rémunérées, plus souvent à
temps partiel, avec moins de progression dans la hiérarchie
des responsabilités ; l’ensemble se traduit en France par
des retraites inférieures de moitié pour les femmes par
rapport à celle des hommes. Les femmes doivent payer le
prix professionnel du fait que ce sont elles qui interrompent
ou réduisent leur carrière pour s’occuper des enfants (puis
des personnes âgées dépendantes). Favoriser une plus
grande égalité entre les sexes, permettre aux femmes
d’avoir les carrières qu’elles souhaitent, correspondant à
leur qualification, passe par une politique d’égalité dans
la sphère familiale, par une restructuration profonde des
congés parentaux afin d’inciter les ménages à mieux
partager la prise en charge des jeunes enfants (instauration
d’un congé parental plus court mais beaucoup mieux
rémunéré, et qui bénéficie d’un bonus de mois s’il est
partagé entre les parents).
Repenser le système scolaire
Permettre à tous d’avoir un bon emploi amène aussi à
repenser le fonctionnement de notre système scolaire. Une
stratégie d’investissement social implique non seulement
une augmentation des budgets alloués au système éducatif,
mais encore une reconsidération de l’enseignement et
de son organisation pour faire en sorte que tous puissent
aller le plus loin possible dans leurs études (éviter les
redoublements, favoriser la mixité sociale et les troncs
communs, multiplier les suivis en petits groupes…).
Nous n’avons pas en France l’habitude de considérer les
politiques d’éducation comme relevant des politiques
sociales. On attend pourtant de l’école qu’elle joue un
rôle d’ascenseur social dont tout le monde s’accorde pour
dire qu’il est aujourd’hui en panne. Les comparaisons
internationales montrent que trois éléments expliquent
en France la reproduction massive des inégalités sociales
par l’école. Tout d’abord, beaucoup s’est joué avant le
début de la scolarité. Ensuite, notre système d’éducation
manque d’investissement pour l’enseignement préscolaire
et primaire, de même que pour les études supérieures.
Enfin et surtout, il vise moins la qualification de tous qu’à
sélectionner les meilleurs (6).
Réorganiser le travail et les
parcours professionnels pour
favoriser une économie du
savoir et de l’innovation
Nouvelle économie, économie de la connaissance,
économie immatérielle, capitalisme cognitif…, l’économie
postindustrielle n’a pas encore trouvé son nom. Il reste
que l’on connaît son principal moteur : l’innovation, le
savoir, l’information, la matière grise. Comme le disait Bill
Clinton, alors que l’économie industrielle classique faisait
appel à la productivité des bras, la nouvelle économie
fait appel à la productivité des cerveaux. Dès lors, il est
important non seulement pour les individus mais aussi
pour la croissance économique elle-même d’investir
dans ce qui va permettre d’augmenter le niveau général
de qualification de ceux qui travaillent, à savoir l’accueil
de la petite enfance et le système éducatif, mais aussi la
formation professionnelle tout au long de la vie. Le monde
du travail lui-même se trouve transformé par la nouvelle
économie.
Les nouvelles technologies de l’information et de la
communication ont accéléré le rythme du changement.
Toute connaissance, tout savoir-faire devient désormais
rapidement obsolète. Dans ce contexte, la clé du succès
économique repose sur la capacité de renouveler en
permanence les activités les plus exposées à la compétition
mondiale. Transformer les entreprises en organisations qui
savent apprendre et changer, et permettre aux salariés de
s’inscrire dans un processus de renouvellement constant
des compétences devient essentiel.
Alors que la stratégie de compétitivité fondée sur la
réduction des coûts, l’hyper productivité et le management
par le stress des salariés montre ses limites en France,
on découvre que les économies aujourd’hui les plus
dynamiques et les plus innovantes en Europe sont celles
qui ont su améliorer les conditions de travail pour tous,
réduire les écarts de salaires, favoriser le « travail créatif »
et l’autonomie, développer les logiques d’apprentissage
permanent au sein des entreprises.
Afin d’éviter une polarisation du marché du travail entre
ceux dont les compétences s’accroissent et se renouvellent
et ceux dont les qualifications ne changent pas, voire se
dégradent au fil de la carrière, il est essentiel de développer
une politique de formation professionnelle pour tous et
tout au long de la vie. Chaque année, près d’un tiers des
salariés sont en formation professionnelle au Danemark
ou en Suède, contre seulement 7 % en France.
Parmi les politiques visant à favoriser le retour à
l’emploi des chômeurs, certains pays mettent l’accent
sur le placement et la reprise d’un emploi « à tout
prix », y compris d’un emploi de niveau inférieur aux
qualifications de la personne, d’autres sur la subvention
d’emplois peu qualifiés, notamment par l’exonération
de charge sociale et les compléments de ressources aux
travailleurs pauvres. Misant sur les emplois de qualité, la
stratégie d’investissement social repose sur l’organisation
des transitions professionnelles, l’accès de tous à des
formations longues et qualifiantes tout au long de la vie,
et l’accompagnement des mobilités par une garantie de
revenu élevée en période de formation professionnelle et
de recherche d’emploi, sans perte de droits sociaux. C’est
à ces conditions que deviennent socialement acceptables la
mobilité professionnelle (un tiers des Danois changent de
poste ou d’entreprise par an) ou l’allongement de la durée
des carrières (l’âge effectif de départ en retraite était de
63,8 ans en Suède en 2008, de 59,3 ans en France).
*
**
Depuis une dizaine d’années, les débats internationaux
sur l’avenir de l’État-providence posent moins la question
de savoir s’il faut plus ou moins de dépenses sociales, que
de la manière d’utiliser les fonds sociaux afin de répondre
à la fois aux nouveaux besoins et de préparer l’avenir.
Réaménagement des congés parentaux, service public de la
petite enfance, promotion scolaire pour tous, investissement
dans la recherche et l’éducation, créations d’emplois de
qualité dans les services à la personne, amélioration des
conditions de travail, réduction des disparités salariales,
autonomie et apprentissage permanent dans les entreprises,
formation et requalification professionnelle pour tous
et tout au long de la vie, garantie de revenu élevée sans
perte de droits sociaux en période de recherche d’emploi
et de requalification, telles sont les pistes ouvertes par la
stratégie d’investissement social.
Bruno Palier,
Directeur de recherche du CNRS
au Centre d’études européennes de Sciences Po
(6) Voir C. Baudelot et R. Establet (2009), L’élitisme républicain, Paris,
Seuil, « La République des idées ».
La protection
sociale :
quels débats ?
Quelles réformes ?
Cahiers français
n° 358
L’État-providence
en débat
53
Revenu universel: trois orientations - Telos
http://www.telos-eu.com/fr/politique-economique/revenu-universel...
Revenu universel: trois orientations
Julien Damon / 26 janvier 2016
L’idée d’un revenu universel apparaît ponctuellement dans
les réflexions et propositions politiques. Elle bénéficie,
actuellement, d’un intérêt de plus en plus marqué, en
France comme à l’étranger. Des pays aussi différents que la
Namibie et les Pays-Bas soutiennent des expérimentations
à l’échelle locale. Depuis les années 1970, en raison de la
richesse pétrolière, l’Alaska verse chaque année un
dividende uniforme à tous ses habitants. En 2015, le
gouvernement finlandais a annoncé une refonte de son État-providence pour mettre en place
un revenu universel substantiel. En France, de plus en plus d’experts (de philosophes à des
spécialistes du numérique) et de parlementaires suggèrent une telle option. Ils soutiennent,
au moins, la nécessité de réfléchir avec sérieux à une idée très importante. Celle-ci varie très
significativement selon les projets, eux-mêmes présentés sous des appellations variées. On
parle aussi ainsi, avec des contenus qui ne sont pas forcément les mêmes, de revenu de base,
de citoyenneté ou d’existence.
Ses formes, ses paramètres, ses cibles varient selon les projets. Au nom du revenu universel,
on peut mettre au jour trois orientations bien différentes. Avec un tel outil, certains veulent
compléter le système public de redistribution. D’autres souhaitent le réorienter. D’autres,
encore, y voient un recours pour supprimer l’Etat providence.
Dans le contexte français, des personnalités politiques aussi différentes (par ordre
alphabétique) que Christine Boutin, Arnaud Montebourg, Dominique de Villepin ont, ces
dernières années, proposé la mise en œuvre de ce revenu universel. Il en va, dans ces options,
de lutte contre la pauvreté et de dignité des citoyens. En 2014, le dynamique think tank libéral
Génération Libre a proposé une refonte intégrale, et documentée techniquement, du système
socio-fiscal français. Le propos est de simplifier le modèle social français et de permettre à
tout un chacun un revenu minimum décent. Sans les effets pervers de l’architecture
bureaucratique complexe de la protection sociale contemporaine. Un LIBER (une prestation
de 450 euros par adulte) et une LIBERTAXE (un prélèvement à taux fixe sur l’ensemble des
revenus) incarneraient ce big bang. Très récemment, en ce début 2016, un rapport du Conseil
national du numérique a plaidé pour l’expertise approfondie de différents scénarios de revenu
universel, ceci afin d’adapter la France à la révolution numérique à l’œuvre, et à la
transformation du monde du travail encore à revenir. Au Parlement, un amendement au
projet de loi pour la République numérique a été discuté le 19 janvier. Cet amendement
n’appelle pas à la création ex nihilo d’un revenu universel mais invite le gouvernement à
remettre au Parlement, au plus tard le 30 juin 2016, un rapport sur l’instauration d’un revenu
de base à l’heure de la révolution numérique et des mutations qu’elle entraîne sur le travail.
Ce rapport comprendrait une étude de faisabilité macro-économique, une étude d’impact
comparative des différentes approches de cette proposition ainsi qu’une analyse des
expérimentations en cours, internationales et locales, d’un tel revenu de base.
Bien entendu, une question essentielle, parmi d’autres, relève du montant de ce revenu
universel ou de base. Caricaturons, d’abord. S’il s’agit d’un montant symbolique de 1 ou 2
euros par an et par personne vivant en France, la charge (65 ou 130 millions d’euros) est
supportable mais le revenu est négligeable. À l’inverse, si le montant de ce revenu universel
devait se situer, comme la plupart des propositions l’évoquent, à un niveau moyen entre le
RSA et le SMIC, la perspective n’est plus la même. À 500 euros mensuels, le revenu universel
coûterait 390 milliards d’euros. À 800 euros, 624 milliards d’euros. Certes la fiscalité, avec un
revenu universel nécessairement assujetti à l’impôt, permettrait de récupérer une partie de la
dépense. Celle-ci n’en resterait pas moins substantielle. Admettons qu’il en coûte, en net, avec
un scénario à 800 euros, 450 milliards d’euros. Il s’agit du montant des dépenses de sécurité
sociale ! D’où une nouvelle question essentielle : comment finance-t-on l’opération ? Par des
prélèvement obligatoires supplémentaires ? Par une refonte totale du système de protection
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sociale ?
On le voit, les questions ne manquent pas. Elles relèvent de multiples débats sur les effets
désincitatifs à l’emploi de telles prestations inconditionnelles, de difficultés dans leur
financement, de capacités à soutenir également une protection sociale large. De fait, le sujet
n’est pas neuf. Et pour bien le comprendre, il faut bien avoir à l’esprit qu’il s’incarne à travers
des instruments et, surtout, des objectifs différents.
Qu’il s’agisse d’une allocation mensuelle ou d’une dotation versée une fois, le grand
précurseur souvent cité est Thomas Paine. Dans un court manifeste adressé au Directoire en
1797, La justice agraire, il proposait, outre les bases d’un système de retraite, qu’une somme
de 15 livres – de quoi alors acheter une vache et un peu de terrain – soit versée à tous les
jeunes arrivant à l’âge de vingt-et-un ans, afin de faciliter leur « commencement dans le
monde ».
La proposition s’est considérablement enrichie. Elle dispose maintenant de multiples
variantes, avec des visées différentes.
Une première famille de propositions vise à compléter les systèmes de transferts sociaux en
place. Et l’instrument privilégié n’est pas alors une prestation mensuelle universelle, mais une
dotation initiale en capital. Il s’agit de doter les jeunes, un peu à la Thomas Paine pourrait-on
dire, d’un montant relativement conséquent leur permettant de financer leurs premières
années adultes (qu’ils souhaitent étudier, investir ou voyager). La philosophie de ce type de
mécanismes repose d’abord sur les droits naturels, chacun ayant droit, en quelque sorte, à
une fraction de propriété sur le monde. Elle repose ensuite sur le souci d’égaliser, autant que
faire se peut, les opportunités au moment de la majorité. Faut-il que les fonds versés soient
affectés à des utilisations particulières (formation) ? Faut-il que le système soit à éligibilité
universelle ou ciblée ? Les débats techniques font rage mais la grande interrogation procède
toujours du financement. Va-t-on raisonner à prélèvements obligatoires inchangés ou bien
va-t-on augmenter certains impôts ? Pour financer ces dotations en capital, l’idée, soutenue
autant par des libéraux que par des auteurs plus interventionnistes (dont récemment le
britannique Anthony Atkinson), serait de creuser la veine fiscale de l’augmentation de la
taxation des héritages, donations et successions.
Une deuxième famille de propositions vise non seulement à compléter mais aussi, et plus
fondamentalement, à réorienter la redistribution. Là aussi, l’instrument privilégié serait la
dotation en capital. De fait il y a bien des convergences entre les deux idées. D’ailleurs, il
suffirait de placer la dotation et d’en servir mensuellement les intérêts pour transformer le
système en un revenu universel. Sans contrôle de ressources, sans contrainte de travail,
totalement individualisé, le revenu universel est pour ses partisans une consolidation et une
réorientation du système de redistribution. Les partisans des dotations en capital ont, au
fond, la même visée. Revenu minimum et dotations en capital relèvent, de la sorte, d’une
logique que l’on aime dire aujourd’hui « d’investissement social ». Les politiques sociales ne
doivent plus être organisées de manière à compenser et à réparer, mais fondamentalement à
investir dans la jeunesse, le capital humain et la responsabilité individuelle.
Une troisième famille de propositions consiste à remplacer l’État providence. Charles Murray
incarne cette troisième possibilité. Libertarien américain aux thèses honnies mais très
rarement lues en France, Murray constate que la population américaine n’a jamais été aussi
riche. Chaque année les pouvoirs publics organisent la redistribution de plus de mille
milliards de dollars afin de financer des systèmes collectifs de retraite, d’assurance maladie et
de lutte contre la pauvreté. Or il y a toujours des millions de pauvres, de retraités à très faibles
pensions, et de personnes qui n’accèdent pas aux soins. Pour Murray, seul un gouvernement
peut dépenser autant d’argent de manière aussi inefficace. Et à la déresponsabilisation
individuelle s’ajoute la déréliction collective. La solution, simple, apparaît : il faut donner cet
argent aux gens ! Concrètement, le plan de Murray est de convertir tous les transferts sociaux
en une allocation unique, forfaitaire et uniforme. Le montant des impôts serait divisé par le
nombre d’adultes, et une prestation serait versée directement à chaque Américain. Au total,
Murray imagine qu’il est possible de transférer annuellement à chaque citoyen américain de
plus de 21 ans (sauf en cas d’incarcération…) 10 000 dollars, 2 000 étant pré-affectés à des
fonds de pension, et 3 000 à des sociétés d’assurance.
Le projet de revenu universel nourrit donc des ambitions bien divergentes. Tous les auteurs
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Revenu universel: trois orientations - Telos
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ont conscience du caractère profondément structurel et parfois utopique de leurs
propositions. Il faut cependant noter combien les argumentations se perfectionnent, tant sur
le plan des justifications de principe que sur celui des simulations économiques. Souvent
considérées comme farfelues en France, ces idées et ces outils progressent. Thomas Paine sera
peut-être un jour, en partie, entendu dans un des pays dont il fut citoyen. Avec une prestation
dont il faut fondamentalement savoir si elle vient s’ajouter, en le réformant à la marge, au
système en place. Ou si cette prestation vient totalement transformer le système de protection
sociale.
Une dernière remarque s’impose tout particulièrement dans le contexte français. En effet, la
protection sociale y est, globalement, universelle. Au terme d’un parcours historique long,
assurance maladie et assurance retraite sont aujourd’hui totalement universelles, au sens où
tout le monde peut être pris en charge, au moins à un niveau socle. Le débat le plus essentiel,
avec le revenu universel, en France, est donc bien de savoir s’il vient renforcer ou
concurrencer ce caractère universel de la protection sociale.
Références
Anthony Atkinson, Inequality. What can be done ?, Harvard University Press, 2015 (traduit
sous le titre Inégalités, au Seuil, ce mois de janvier).
Bruce Ackerman, Anne Alstott et Philippe van Parijs (dir.), Redesigning Distribution. Basic
Income and Stakeholder Grants as Cornerstones for an Egalitarian Capitalism, Londres,
Verso, « The Real Utopias Project », 2006.
Charles Murray, In Our Hands. A Plan to Replace the Welfare State, Washington, AEI Press,
2006.
© Telos. Reproduction strictement interdite.
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Le capital selon Thomas Piketty
Pour Thomas Piketty, le rendement du capital est supérieur au taux de croissance de l’économie. C’est ce qui expliquerait l’accroissement exponentiel des inégalités. Sa thèse est discutée dans le monde entier.
Au printemps 2014, il a suffi de quelques semaines pour qu’un jeune économiste français devienne une coqueluche
intellectuelle planétaire. Thomas Piketty, 43 ans, est l’auteur du Capital au 21e siècle, un pavé de 976 pages plutôt arides
dont le succès peut surprendre. Ce livre a été proposé à la traduction dans 25 langues, dont le chinois, le coréen,
l’arabe, le tchèque. Son auteur a fait la une des magazines, a même été reçu à la Maison Blanche. Dans les colloques
économiques, on ne parle plus que de lui. Ses thèses se sont imposées dans les débats du Congrès américain. Le
célèbre magazine Politico, aux États-Unis, le compte même parmi les trois penseurs les plus influents du monde.
Mais qu’y a-il donc dans ce livre ? L’essentiel de la thèse de T. Piketty est précisé dans l’introduction de 68 pages,
précédant la minutieuse analyse historique du capitalisme. L’économiste part d’une question relativement simple :
pourquoi les inégalités, à certains moments de l’histoire, augmentent-elles (ou, à l’inverse, se résorbent-elles) ?
Posséder ou travailler Pour répondre à cette question, T. Piketty a collecté, rassemblé, comparé, synthétisé les données sur l’évolution des
revenus du capital et du travail au cours de trois siècles de capitalisme. Il en déduit une tendance générale : sur le long
terme, le rendement du capital progresse plus vite que celui du travail, poussant ainsi à un creusement des inégalités.
En d’autres termes, pour s’enrichir, mieux vaut posséder du capital (foncier, industriel ou financier) plutôt que de
travailler. T. Piketty pense avoir découvert une véritable loi de répartition du capitalisme : « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le
capital se reproduit tout seul, plus vite que s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir. »
Mais cette tendance peut être infléchie, dans un sens ou dans l’autre. T. Piketty s’intéresse aux forces de convergence,
qui amènent à une réduction des inégalités, et aux forces de divergence, qui conduisent au contraire à leur accroissement. Les premières reposent notamment sur la formation et l’éducation. Par exemple, les pays les moins développés
ont investi dans la formation et la diffusion des connaissances, ce qui a pu leur permettre de rattraper une partie de
leur retard sur les pays les plus riches. L’élévation du niveau de formation contribue à une hausse du capital humain
des travailleurs, ce qui est d’autant plus décisif que l’évolution technologique tend à réduire, au fur et à mesure qu’un
pays se développe, la part du travail non qualifié dans le processus productif.
Le grand retour du capital
À l’inverse, il existe des forces de divergence. La première vient de la répartition inégalitaire des capitaux initiaux : les
revenus du capital étant en partie proportionnels au montant détenu initialement, une petite différence de départ
peut amener à des écarts importants à l’échelle d’une ou de plusieurs générations. C’est ce que l’on nomme « l’effet
saint Matthieu », qui reprend un passage de son Évangile : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à
celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » De même, une croissance économique faible tend à reproduire les inégalités,
car justement il y a peu de transformations dans la structure de l’activité, donc peu de nouveaux emplois et peu
d’opportunités pour les plus démunis.
Aujourd’hui, la principale source de divergence, génératrice d’inégalités croissantes, viendrait de là : les revenus du
capital augmentent toujours plus vite, alors que les revenus du travail ont tendance à stagner, plombés par la faible
croissance économique. Les courbes montrent qu’en ce début de 21e siècle, on est revenu à la situation du début du
20e siècle où une minorité de rentiers accumulent la plus grosse part des revenus et du patrimoine, alors que les
inégalités s’étaient considérablement réduites dans le cours du 20e siècle.
Nous aurions donc affaire à un grand retour du capital, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Quantitativement,
d’abord ; le rapport capital/revenu a pris la forme d’une cloche en U depuis 300 ans. Au début du 18e siècle en
France, le montant total du capital détenu par l’ensemble des agents économiques représentait plus de sept fois le
revenu annuel du pays. Ce montant va rester historiquement stable jusqu’à la Première Guerre mondiale, où les ravages du conflit se traduisent, entre autres, par une destruction nette de capital, dont la valeur tombe alors à seulement trois fois le revenu national ! La Seconde Guerre mondiale n’arrange rien, et ce n’est qu’au début des années 1950 que le rapport capital/revenu se redresse progressivement.
Structurellement, ensuite. S’il y a trois siècles, le capital était majoritairement constitué de terres agricoles, ce sont
aujourd’hui l’immobilier et les actions qui en représentent la quasi-totalité. Un seul chiffre pour illustrer ce fait : actuellement, le revenu annuel moyen par habitant en France s’élève à 30 000 euros environ, et chaque habitant possède en moyenne 180 000 euros de capital, répartis grosso modo en deux grandes moitiés égales : 90 000 euros de capital
logement, et 90 000 euros investis dans les entreprises via des placements financiers.
Selon T. Piketty, ce retour du capital répond à ce qu’il estime être l’une des grandes lois du capitalisme : un pays a
tendance à épargner davantage lorsque sa croissance ralentit. Structurellement, le capital risque donc de prendre une
importance encore plus grande dans les pays riches au cours du 21e siècle. À cela, s’ajoutent deux autres phénomènes : un mouvement de privatisation important de la richesse publique vers la richesse privée depuis les années 1970, et une remontée des prix des actifs immobiliers et boursiers depuis la même période.
Le risque est alors grand de revenir à une société « bloquée » : ceux qui disposent déjà au départ d’un capital élevé
verront leur patrimoine s’accroître durablement, tandis que les autres seront condamnés à faire du surplace. Dès
aujourd’hui, aux États-Unis, les 10 % les plus riches possèdent déjà 72 % du patrimoine total de ce pays. Ils gagnent
sur les deux tableaux, revenus et patrimoine : ils font fructifier leur patrimoine et en tirent des revenus ; et ils augmentent leur patrimoine en épargnant une partie de ces revenus.
Pour une révolution fiscale
Selon T. Piketty, contrairement à ce qu’avançait Simon Kuznets, l’évolution des inégalités n’a donc rien d’un phénomène naturel. Au contraire : il n’y a en ce domaine aucun déterminisme historique, aucune loi universelle s’imposant
en tout lieu et en tout temps. Ces évolutions sont le produit de chocs exogènes pour reprendre le langage des économistes : guerres, crises, choix de politiques économiques… Sans la Première Guerre mondiale et la mise en place
de l’impôt sur le revenu, par exemple, il n’y aurait jamais eu en Europe la baisse des inégalités que l’on a connue au
20e siècle. Et sans la dérégulation des marchés financiers et la mise en concurrence fiscale des États nées de la libre
circulation des hommes et des capitaux, les inégalités ne seraient sans doute pas autant reparties à la hausse.
Alors, que faire ? Introduire une taxe sur la fortune au niveau mondial (pour éviter l’exil fiscal), afin de mieux répartir
les patrimoines, propose T. Piketty. Nulle accointance avec un quelconque collectivisme derrière cette proposition :
si les rendements du capital sont plus élevés que le taux de croissance, ce qui est actuellement le cas, alors le prélèvement d’une partie de ce rendement n’appauvrirait pas les détenteurs du capital ; simplement, il réduirait leur enrichissement. Cette taxe pourrait porter sur les successions et pourrait alors être élevée, ou être annuelle, et dans ce cas
le taux devra être bien plus faible, mais progressif, afin de faire participer davantage les hauts patrimoines. Ainsi, à
titre d’exemple, T. Piketty montre qu’avec un taux nul sur les patrimoines inférieurs à 1 million d’euros, un taux de
1 % sur la partie comprise entre 1 et 5 millions d’euros et 2 % au-delà, au niveau de l’Union européenne, 2,5 % de la
population seraient touchés pour une recette publique annuelle équivalente à 2 % du PIB européen, ce qui redonnerait de réelles marges de manœuvre à l’action publique en matière de financement de d’éducation et
d’investissement.
Un concert de louanges et de critiques
Le livre de T. Piketty peut ainsi se lire comme la preuve scientifique de ce que beaucoup, surtout à gauche, affirment
depuis longtemps : le capitalisme est par nature inégalitaire et il faut imposer davantage les plus riches. Paul Krugman,
prix Nobel d’économie, a salué Le Capital au 21e siècle comme « le livre économique le plus important de l’année, voire de la
décennie ». Joseph Stiglitz, autre prix Nobel d’économie et figure de proue du « nouveau keynésianisme » a, quant à lui,
affirmé : « L’analyse de Piketty soulève des questions fondamentales à la fois sur la théorie économique et sur l’avenir du capitalisme.
Elle met en évidence une importante hausse du rapport capital/production. La théorie standard associe une telle hausse à une chute des
revenus du capital et une hausse des salaires. » La revue Science, qui n’aborde presque jamais les questions économiques, a
mis en couverture un article de T. Piketty et Emmanuel Saez : « Inequality in the long run ». Et pour David Harvey,
chef de file de la géographie critique, l’économiste français montre très bien qu’« en l’absence d’intervention redistributive
massive de la part de l’État, le capitalisme de marché produit nécessairement des oligarchies antidémocratiques ».
Mais le concert de louange ne doit pas cacher les critiques parfois très dures qui ont été émises. La première est venue du Financial Times. Le journal a dépêché deux fins limiers qui ont débusqué des failles et approximations dans la
constitution des courbes historiques construite par T. Piketty. Celui-ci a dû reconnaître certaines erreurs mais en
soulignant qu’elles ne remettaient pas en cause ses conclusions d’ensemble. Bon joueur, le Financial Times a finalement décerné au Capital au 21e siècle le titre de meilleur livre de l’année 2014. Elle ne retire pas ses critiques mais admet que le livre a fait avancer le débat…
Xavier Timbeau et Guillaume Allègre, tous deux économistes à l’OFCE ne contestent pas les données (montrant un
rendement du capital supérieur à la croissance), mais l’ordre des causes : « La causalité est inverse : c’est parce que les entrepreneurs arrivent à se transformer en rentiers qu’ils peuvent tirer un rendement excessif de leur capital. » Pour eux c’est donc le mécanisme global de production des inégalités qui est en cause.
De son côté, Xavier Sala i Martin, économiste américain spécialiste de la croissance endogène, remet en question
l’hypothèse de T. Piketty selon laquelle les taux de croissance par habitant devraient durablement décroître au
21e siècle : selon lui, il n’existe pas de tendance allant dans ce sens. Par ailleurs, pourquoi s’inquiéter que le taux de
rendement du capital soit supérieur au taux de croissance économique ? Pour X. Sala i Martin, c’est l’une des conditions de l’épargne, sans laquelle il ne pourrait y avoir ni investissement ni donc, à terme, croissance.
Étienne Wasmer, qui enseigne la macroéconomie à l’IEP-Paris, récuse aussi l’idée d’un grand « retour du capital », et
particulièrement en France : l’augmentation du capital y est essentiellement liée à une hausse des prix de l’immobilier,
note-t-il, et cette hausse des prix ne se reflète pas dans les revenus du capital (c’est-à-dire les loyers).
Enfin, signalons la critique, marginale mais peut-être la plus agressive, de quelques sociologues français s’inscrivant
dans le sillage de Pierre Bourdieu. Dans des articles publiés respectivement dans Le Monde et dans Libération, Didier
Eribon et Geoffroy de Lagasnerie accusent T. Piketty de promouvoir une « idéologie inégalitaire », puisqu’il dénonce
non pas les inégalités en soi, mais le fait qu’elles soient fondées sur le patrimoine. « Tout le projet du livre pourrait être
résumé ainsi : atténuer les inégalités de patrimoine pour “redonner du sens” aux inégalités de salaires, pour relégitimer et perpétuer ces
inégalités assimilées à des inégalités de mérite », interprète ainsi G. de Lagasnerie. T. Piketty avait, semble-t-il, anticipé cette
critique, puisqu’il écrit dans sa préface : « Je suis vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et paresseux (…). Cela
ne m’intéresse pas de dénoncer les inégalités ou le capitalisme en tant que tels. (…) Les inégalités sociales ne posent pas de problème en soi,
pour peu qu’elles soient justifiées, c’est-à-dire fondées sur l’utilité commune. »
Renaud Chartoire – Sciences Humaines – janvier 2015
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