Un système fiscal faiblement progressif ou franchement régressif ? Les multiples conceptions de la justice sociale Igor Martinache Alternatives Economiques n° 336 - juin 2014 Si la justice sociale apparaît comme un objectif politique largement partagé dans les programmes et les discours, elle demeure bien délicate à définir. Nombreux sont les chercheurs qui se sont efforcés d'en préciser le sens, mais ils en proposent des conceptions différentes, qui s'affrontent. Tour d'horizon. 1. L'égalité, mais de quoi ? Pour Alexis de Tocqueville, auteur notamment de De la démocratie en Amérique (1835-1840), la démocratie ne désigne pas seulement un régime politique mais, plus profondément, un état de la société dans lequel ses membres se considèrent d'égale condition. Il s'agit d'un idéal dont la réalisation passe par un objectif de justice sociale. Or, cet idéal est lui-même travaillé par plusieurs tensions. On distingue aujourd'hui en général trois formes de justice sociale dans les sociétés démocratiques contemporaines selon le type d'égalité qu'elles cherchent à instaurer. La justice dite "commutative" ou universaliste vise l'égalité des droits. Il s'agit de veiller à ce que les règles soient les mêmes pour tous, et donc à exclure toute forme de privilèges propres aux sociétés d'ordres ou de castes. C'est elle que proclame la Déclaration universelle des droits de l'homme du 26 août 1789 et la seule que reconnaissent les libertariens (*) les plus ardents, comme l'économiste Friedrich Hayek ou le philosophe Robert Nozick. Si le premier considère la justice sociale comme un "vocable vide de sens", il tient malgré tout le marché comme la seule instance impartiale capable de garantir que chacun est récompensé suivant ses mérites. Dans cette perspective, les inégalités peuvent être justes si elles découlent de procédures qui le sont, et elles sont même inévitables. Chercher à les contrôler conduirait à ses yeux sur la "route de la servitude" d'un totalitarisme socialiste. Cliquez pour agrandir l'image Déjà promue par Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, la justice distributive, ou différentialiste, met, elle, l'accent sur l'égalité des chances, ce qui n'exclut pas des inégalités de traitement, au moins temporaires, pour corriger des handicaps individuels ou collectifs. Tel est le socle par exemple des politiques dites de "discrimination positive" mises en oeuvre en Inde, aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud pour corriger les effets toujours sensibles d'oppressions du passé. Là aussi, la justice réside d'abord dans les procédures et s'inscrit dans une vision compétitive de la société s'accommodant de fortes inégalités de situations. Seule la justice correctrice met en avant l'égalité des positions atteintes et non initiales. Plusieurs sociologues s'en sont récemment faits les avocats face à la promotion du slogan de l'égalité des chances [1]. Ils pointent ainsi la confusion entourant la définition du mérite, entre talents "naturels" et efforts personnels, et l'impossibilité de l'isoler d'autres facteurs de réussite arbitraires (héritages économiques ou culturels, environnement institutionnel, chance, etc.). Plus encore, ils avancent qu'une méritocratie (*) n'est pas seulement impossible mais qu'elle est aussi indésirable. Elle impose en effet à tous une certaine conception de la réussite à l'exclusion d'autres et favorise les "maladies de l'excellence" (stress, burn-out ou dépression). Concédant au mérite un rôle d'aiguillon, Marie Duru-Bellat plaide néanmoins pour que l'on reconnaisse ses multiples dimensions et le fait que "le mérite n'est rien d'autre que ce que la société choisit de rémunérer pour orienter les actions de ses membres". 2. La justice comme équité Faut-il dès lors prendre acte de la pluralité des conceptions de la justice et abandonner l'idée de poser certains principes de portée universelle ? Non, selon John Rawls, qui a développé à partir de la fin des années 1950 une théorie de la "justice comme équité". Il entend en particulier dépasser les approches utilitaristes (*) élaborées par des auteurs divers comme Jeremy Bentham, James Mill ou Henry Sidgwick, qui considèrent qu'une société juste est celle dont les institutions optimisent la somme des satisfactions individuelles, quitte à sacrifier les libertés de quelques-uns. Dans la lignée d'Emmanuel Kant et de Jean-Jacques Rousseau, Rawls défend au contraire une approche contractualiste (*) de la société, où l'équité désigne la reconnaissance mutuelle nécessaire entre des membres rationnels. Pour déterminer les principes acceptables par tous, il propose de partir d'une situation fictive, la "position originelle", où chacun serait placé derrière un voile d'ignorance, l'empêchant de connaître non seulement sa place dans la société mais également ses capacités naturelles, son caractère psychologique et sa propre conception du bien ou son projet de vie. Dans une telle situation, chacun privilégierait nécessairement deux principes à tout autre, utilitariste ou libéral notamment : le "principe de liberté" suivant lequel "chaque personnedoit avoir undroit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres" et un "principe de différence" qui pose que "les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun et (b) qu'elles soient attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous". Ces principes sont eux-mêmes organisés suivant un ordre de priorité absolue où le critère suivant n'est examiné que si le précédent est satisfait. Le respect des libertés de base vient ainsi avant l'égalité des chances, laquelle est elle-même devant le fait que toute inégalité de position ne peut se justifier que si elle profite à tous, et en particulier aux plus défavorisés critère que les économistes qualifient de "maximin", une notion que Rawls conteste, mais qu'il utilise malgré tout. Le concept de justice ainsi défini, s'appliquant à la structure de base de la société, constitue le socle indispensable de toute démocratie - que Rawls prend aussi soin de distinguer de la méritocratie -, sans empêcher le déploiement ensuite en leur sein de conceptions particulières de la justice ou du bien. résultantes seraient toutes justes, dans la mesure où elles ne résulteraient que d'arbitrages individuels, entre travail et loisirs, ou de prise de risque, par exemple, et non des circonstances. 3. Une égale capacité à choisir notre destin La théorie de Rawls a depuis 1971 connu de nombreux prolongements, discussions et appropriations politiques contrastées [2], rappelant que les idées n'ont pas un sens et une force intrinsèques. On tend ainsi à exagérer l'opposition entre John Rawls et Amartya Sen. S'il critique son insuffisante attention aux comportements concrets, Sen amende bien plus qu'il ne réfute la théorie de Rawls. Envisagée comme un idéal vers lequel tendre, la justice réside d'abord dans la résorption des "injustices intolérables", comme l'esclavage, et dans l'égalisation des "capabilités", c'est-à-dire l'accès à un ensemble d'états et d'aptitudes (santé, éducation, logements!) qui lui permettent de réaliser son projet de vie. Il s'agit ainsi d'aller au-delà des libertés formelles pour se préoccuper des libertés réelles. Evolution du coefficient de Gini Répartition du revenu global en France par tranche de niveaux de vie en 2011, en % Cliquez pour agrandir l'image Bien que Rawls ou Sen se disent attentifs à la pluralité des valeurs, les auteurs regroupés sous l'étiquette de "communautariens" comme Michael Sandel, Charles Taylor ou Alasdair MacIntyre dénoncent l'individualisme sous-jacent à ces théories libérales. Ils font valoir que nous sommes chacun déjà inscrits dans des groupes culturels différents au sein d'une même nation qui nous transmettent un certain nombre de valeurs et de fins auxquelles il s'agit de reconnaître une égale valeur, sous certaines conditions. Cliquez pour agrandir l'image Au début des années 1980, le juriste Ronald Dworkin va développer dans une série d'articles une approche de l'union sociale quelque peu distincte de celle de Rawls. La justice y réside dans le fait de réduire au maximum l'arbitraire, entendu comme tout ce qui ne relève pas de choix individuels. Pour en esquisser les institutions, il imagine à son tour deux dispositifs théoriques. Le premier est une vente aux enchères fictive, où seraient proposées toutes les ressources désirables de l'existence et où chaque participant disposerait du même pouvoir d'achat. A la fin, chacun doit préférer son propre panier à ceux de tous les autres, ce que l'auteur qualifie de "test de l'envie". Pour résoudre ensuite le problème de l'inégale répartition des handicaps naturels, Dworkin propose un système d'assurances fictif. Placé derrière un voile d'ignorance, chacun exprimerait le montant de la prime qu'il serait prêt à verser s'il s'avérait affecté d'un tel désavantage, ce qui permet de déduire le montant des primes à verser. Dans cette conception compensatrice de la justice, les inégalités Le défi d'une justice globale La plupart des réflexions sur la justice sociale s'inscrivent plus ou moins implicitement dans le cadre la communauté nationale. Or, la mondialisation économique et culturelle comme la montée des enjeux écologiques incitent aujourd'hui à élargir la focale au niveau planétaire. Dans un récent ouvrage [1], Marie Duru-Bellat relaie ainsi les travaux de Branko Milanovic qui pointent que les inégalités de revenus sont plus fortes à ce niveau qu'à l'intérieur des Etats. En considérant le monde comme un seul pays, l'indice ou coefficient de Gini (*) y est de 0,7, soit plus que celui des pays les plus inégalitaires, Brésil et Afrique du Sud (0,6). Plus encore, il montre que pas moins de 60 % de notre revenu dépend du pays où l'on naît, auxquels s'ajoutent 20 % tenant à l'origine sociale, soit une "prime à la naissance" qui relativise fortement la croyance au mérite. S'interroger sur la justice revient à se demander qui et quoi comparer, explique alors la sociologue. La mise en oeuvre d'une justice globale est cependant loin de faire consensus. Deux courants s'opposent : d'un côté, les "étatistes", pour lesquels le cadre national demeure l'échelle pertinente de la solidarité, et les "cosmopolitistes", comme Amartya Sen ou Thomas Pogge, qui considèrent que les principes de justice devant organiser la distribution des libertés et des biens primordiaux doivent s'appliquer au niveau global. Prenant aussi acte des diverses externalités des inégalités révélées par plusieurs travaux, Marie Duru-Bellat appelle à prendre au sérieux la question de la décroissance, qui n'est autre que celle de la finitude des ressources. Reste, enfin, la question cruciale des espaces de délibération collective où puissent s'élaborer des règles concrétisant ces principes. Au-delà des actuelles instances internationales laissant les Etats parler au nom de leurs citoyens, et sans attendre la constitution d'un hypothétique Etat mondial. [1] Pour une planète équitable. L'urgence d'une justice globale, La République des idées-Le Seuil, 2014. Dans Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l'égalité, publié en 1983, Michael Walzer défend une approche qu'il qualifie de l'"égalité complexe". Les biens sociaux à répartir sont pour lui investis de significations et de modes de fonctionnement différents qui renvoient à des sphères d'activité distinctes qui doivent être autonomes les unes des autres, comme le marché, la politique ou la religion. Pour Walzer, une distribution inégale peut être légitime dans certaines sphères, et l'injustice réside essentiellement dans la prétention à convertir la valeur d'un bien d'une sphère à l'autre, par exemple son patrimoine économique en influence politique. Ce faisant, il n'existe pas de critère unique pour classer les membres de la société, ce qui tend aussi à pacifier leurs relations. Les différentes approches communautariennes ont à leur tour été attaquées, notamment par certains tenants du marxisme, pour avoir déplacé l'enjeu de la justice sociale du terrain économique vers le culturel. En accompagnant les revendications à une égale reconnaissance des identités collectives, nationalistes, "ethniques" ou sexuelles, elles auraient éclipsé les luttes contre l'exploitation et pour une redistribution (*) plus juste des ressources matérielles. Pour Nancy Fraser, l'opposition entre politiques de reconnaissance et politiques de redistribution est cependant un leurre, le véritable clivage passe en réalité entre politiques correctrices, qui ne s'attaquent qu'aux symptômes, et politiques de transformation, qui visent à modifier la structure sociale. Ainsi, il ne s'agit pas simplement, comme le préconisent les tenants du multiculturalisme, de reconnaître une égale dignité à toutes les identités, mais au contraire de les déconstruire pour éviter leur essentialisation en attribuant un statut égal à leurs membres. La justice sociale réside d'abord, pour elle, dans la possibilité de chaque membre de la société de participer à parts égales aux interactions qui la constituent, et en particulier aux délibérations par lesquelles se détermine le bien commun. On retrouve ce faisant l'accent que Rawls mettait sur les libertés politiques et le "pluralisme raisonné" promu par Sen, pour qui l'approfondissement de la justice sociale est inséparable de celui de la démocratie. * Libertariens : penseurs qui ont en commun d'ériger la liberté individuelle en valeur politique suprême et qui s'opposent notamment à l'existence de l'Etat. * Méritocratie : société littéralement gouvernée par le mérite. Autrement dit dans laquelle toutes les places et les biens seraient répartis en fonction du seul mérite de ses membres. * Utilitarisme : doctrine philosophico-économique qui se préoccupe avant tout des conséquences des actions sur le bien-être des agents. * Contractualisme : doctrine philosophique qui envisage la société comme un contrat passé entre les différents individus qui la composent. * Redistribution : dispositifs de prélèvements et de prestations qui modifient la répartition primaire des revenus. On distingue la redistribution verticale, qui atténue les inégalités de richesse, et la redistribution horizontale, qui s'exerce de catégories épargnées par un risque vers celles qui le subissent (bien portants vers malades, actifs vers retraités, etc.). En savoir plus "Les théories contemporaines de la justice sociale : une introduction", par Bertrand Guillarme, Pouvoirs n° 94, 2000, pp. 31-47. Théorie de la justice, par John Rawls, Le Seuil, 1997. L'idée de justice, par Amartya Sen, Flammarion, 2010. Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, par Nancy Fraser, La Découverte, 2011. Les théories de la justice, une introduction. Libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes, communautariens, féministes..., par Will Kymlicka, La Découverte, 1999. Igor Martinache Alternatives Economiques n° 336 - juin 2014 Notes (1) Voir entre autres Le mérite contre la justice, par Marie Duru-Bellat, coll. Nouveaux débats, Les Presses de Sciences-Po, 2009 et Les places et les chances. Repenser la justice sociale, par François Dubet, La République des idées-Le Seuil, 2010. (2) Voir "Le "professeur Rawls" et le "Nobel des pauvres"", par Mathieu Hauchecorne, Actes de la recherche en sciences sociales nos 176-177, 2009, pp. 94-113. AEWEB © Alternatives Economiques. 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Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 32 La lente construction de l’État-providence en France a paru tout d’abord hésiter entre une approche assistancielle apportant un secours aux personnes incapables de satisfaire à leurs besoins élémentaires et privées de la solidarité familiale, et une logique assurantielle liant des droits sociaux à la place occupée par les individus dans le processus productif. C’est ce second modèle, seul à même de répondre à la précarité de la classe ouvrière, qui va progressivement s’imposer – 1945 marquera sa consécration avec la création de la Sécurité sociale –, non sans laisser pourtant à l’assistance une place pour certaines catégories de la population exclues du monde des actifs, personnes âgées ou handicapés principalement. Mais le développement d’un chômage de masse a remis en question les dispositifs de protection liés à l’activité, aussi à partir des années 1980 assiste-t-on à un retour de plus en plus prononcé, selon des visées et des modalités renouvelées, des logiques assistancielles. Robert Lafore explique qu’il s’agit là d’un véritable renversement des équilibres : les décloisonnements entre assurance et assistance se multiplient, la notion d’« assuré social » ne gardant tout son sens que pour le noyau central des actifs protégés, et celle d’« allocataire » n’étant donc plus du tout circonscrite à des catégories bien spécifiques. C. F. L ’État-providence français est établi sur deux fondements distincts : d’une part, puisant dans les longues traditions de la charité et de la philanthropie tout en voulant les dépasser, les lois d’assistance adoptées pour l’essentiel entre 1889 et 1914 par les majorités républicaines ; d’autre part, inspirées par les législations bismarckiennes de la période 1883-1889, les assurances sociales qui débouchent en 1945 sur l’institution phare de notre protection sociale contemporaine, la Sécurité sociale (1). Ainsi, le système français articule deux logiques tant du point de vue de leurs fondements conceptuels que des techniques de mise en œuvre : l’assistance et l’assurance. Chacune représente, lorsqu’on s’attache à en dégager les traits caractéristiques, un modèle spécifique bâti selon un agencement propre d’éléments qui constituent une forme de « répertoire » (2) dans lequel sont liés logiquement des principes fondateurs, des conceptions relatives aux événements ou situations à prendre en charge, des catégories de bénéficiaires, des formes de droits à prestations et enfin des dispositifs organisationnels habilités à les mettre en œuvre. Si l’on veut bien entendre par « institution » un ensemble cohérent qui relie des finalités et des valeurs, des visions relatives aux problèmes à traiter et des organisations articulant interventions et structures d’action, on peut dire que deux univers institutionnels se partagent le champ de la protection sociale française : l’assurantiel et l’assistanciel. Quelle place leur revient respectivement et quel est l’équilibre établi entre eux de façon à conférer à cet ensemble une certaine cohérence et par là une efficience minimale ? Tel est l’objet des développements qui suivent. La réponse est complexe car loin des constructions théoriques toujours élaborées a posteriori, les dispositifs de la protection sociale ont été produits et ont évolué dans des contextes historiques spécifiques, en réponse à des problèmes concrets, et ont été établis à travers des nœuds de contradictions obligeant à des accommodements et des compromis. Bien plus donc que l’application de systèmes préalablement pensés qu’il aurait suffi de mettre en œuvre, les institutions sociales sont le résultat de tâtonnements et d’expériences multiples, ce qui confère à chaque dispositif son irréductible originalité et rend toute approche systématique périlleuse. On peut cependant, au risque du schématisme, tenter de démêler les parts de l’assurance et celles de l’assistance dans la protection sociale puisque d’un côté l’histoire nous a légué un héritage où chacun des modèles s’est structuré à des périodes différentes et que de l’autre ils empruntent des formes suffisamment spécifiques pour que l’on puisse les distinguer et juger de leurs rapports réciproques. (1) Renard D. (1995), « Intervention de l’État et genèse de la protection sociale en France (1880-1940) », Lien social et politiques, RIAC, n° 33, p. 13. (2) Palier B. (2005), Gouverner la Sécurité sociale, Paris, PUF, not. p. 21 et s. Le mouvement historique de l’institutionnalisation de la protection sociale en France peut fournir un fil conducteur. Dans une première phase, la plus longue – de la fin du XIXe siècle aux années 1970-1980 –, on assiste à la progressive domination des assurances sociales dont la victoire est scellée avec l’institution de la Sécurité sociale en 1945 ; cette dernière renvoie l’assistance à un rôle de complément, certes restructuré à compter des années 1950-1960, mais de portée limitée. Ces arrangements entre assistance et assurance constituent naturellement l’héritage dont il convient de partir si l’on veut apprécier les mutations qui surviennent à compter de la décennie 1980-1990. Mutations ouvrant la seconde phase, avec un ensemble de recompositions entre assurance et assistance qui répondent à des logiques adaptatives liées aux difficultés rencontrées dans le cadre des équilibres antérieurs. Il convient d’en prendre la mesure de façon à évaluer le potentiel de changements plus profonds qu’elle renferme. L’héritage : la domination progressive du modèle assurantiel La protection sociale mit en France plusieurs décennies à se stabiliser en un ensemble couvrant la plus grande partie de la population, au contraire d’autres pays où les éléments essentiels de ces politiques furent en place bien plus précocement (3). Abstenons-nous ici d’examiner les raisons complexes d’un tel retard qui renvoient à un certain nombre de déterminations tant économiques que politiques et idéologiques (4). Ce qui frappe l’observateur, c’est qu’un des enjeux forts de la création de ces institutions concerna le rôle à accorder à l’assistance et à l’assurance. Malgré un renouvellement de ses formes… De la fin du XIXe siècle à 1930, date de création d’un ensemble conséquent d’institutions assurantielles, on peut lire l’histoire de l’État-providence à la française comme une tension entre l’assistance et l’assurance : la première, solidement établie sur un corpus de textes à partir de 1889, épousait la vision républicaine du social mais était inefficace face aux problèmes sociaux émergeants ; la seconde, malgré sa pertinence évidente pour affronter les situations concrètes, se voyait contestée dans son principe et ne put s’imposer que très difficilement (5). Certes les lois d’assistance adoptées entre 1889 et 1914 (lois relatives aux « enfants maltraités et moralement abandonnés » puis aux « enfants assistés », à l’« assistance médicale gratuite », aux « vieillards, infirmes et incurables » et enfin aux « femmes en couches » et aux « familles nombreuses et nécessiteuses ») constituent une rupture indéniable avec les formes antérieures d’aide et de secours aux « indigents ». Elles reposent sur l’idée de « droit à l’assistance » : une obligation juridique pèse sur les collectivités publiques débitrices des aides qui doivent en conséquence s’en acquitter à l’égard des personnes entrant dans les conditions légales pour y prétendre. Cela implique des prestations matérielles d’entretien et l’accueil dans des établissements spécialisés (hospices, orphelinats, asiles). Cette obligation doit être assurée dans le cadre territorial le plus proche des bénéficiaires, d’où à l’origine le choix de l’échelon communal. Mais cette aide publique doit rester subsidiaire : elle ne peut que suppléer à l’incapacité personnelle à satisfaire des besoins matériels de base dûment constatés, et à l’incapacité des alliés et membres de la famille à le faire dans le cadre des obligations alimentaires civiles. Le modèle assistanciel reste profondément ancré dans un état et une vision de la société. Celui-là renvoie à une économie encore fortement centrée sur la petite propriété productive, alors même que le capitalisme industriel va progressivement imposer ses formes de mise au travail et remettre en cause la protection par le patrimoine ; et celle-ci à une conception « familialiste » de la solidarité. Seules les personnes légitimement déliées de l’obligation du travail et ne disposant pas d’appuis familiaux sont éligibles à l’aide publique (enfants, invalides, vieillards et personnes en charge d’enfants). Les dimensions modernistes des dispositifs originaires de l’assistance ne doivent donc pas masquer deux faits : d’une part, l’assistance publique prolonge la conception antérieure des problèmes sociaux en termes de pauvreté, de « besoin », d’« impécuniosité », conçus comme la conséquence de ratés des modes légitimes d’entretien et de solidarité que l’État ne doit pallier que minimalement pour ne pas altérer les obligations sociales de droit commun ; d’autre part, l’assistance publique, bien que fille de la République et de la citoyenneté politique, n’assume pas des objectifs de lutte contre les inégalités, de redistribution massive des richesses et par là de changement social ; elle s’ancre dans des logiques tout à la fois libérales et conservatrices, dans une recherche d’équilibre social et politique (6). (3) V Merrien. F-X., Parchet R., Kernen A. (2005), L’État social : une perspective internationale, Paris, A. Colin ; v. aussi, récemment réédité : Durand P. (2005), La politique contemporaine de Sécurité sociale, Paris, Dalloz, not. pp. 27-165. (4) V. les trois volumes publiés par la MIRE : Mire, Rencontres et Recherches, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe, vol. 1 Rencontres d’Oxford, 1995 ; vol. 2 Rencontres de Berlin, 1996 ; vol. 3 Rencontres de Florence, 1997 ; v. aussi, Revue française des affaires sociales, n° 1, janv-mars 2002, Protection sociale aux États-Unis ; Rev. franç. aff. sociales, n° 4, oct.-déc. 2003, L’État-providence nordique. (5) Hesse P.-J., Le Crom J.-P. (2000), « Entre salariat, travail et besoin, les fondements ambigus de la protection sociale au tournant des années quarante », Revue française des affaires sociales, n° 3-4, p. 17. (6) Donzelot J. (1984), L’invention du social, essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard. La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 33 … l’assistance inadéquate face à la « question ouvrière » La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 34 Or, la question sociale, centrée dans l’imaginaire assistanciel sur la figure du pauvre et de l’indigent, va se concentrer progressivement dans la « question ouvrière ». Et l’assistance n’est pas conçue pour faire face à la précarité de la nouvelle classe laborieuse qui a émergé dans le creuset de l’industrialisation : adossée dans ses principes au patrimoine et à la propriété productive, elle ne peut rien face aux aléas qui frappent le salarié (maladie, invalidité, chômage) et qui annihilent sa capacité de travail en répercutant leurs effets dévastateurs sur l’ensemble de sa famille. Défini fondamentalement dans son statut social comme un nonpropriétaire, le salarié de l’industrie ne peut faire fond sur un dispositif conçu pour une société de possédants (7). Dès lors, face aux problèmes soulevés par l’insécurité fondamentale de la situation salariale, deux voies étaient possibles : soit sortir l’assistance de son cadre restrictif et catégoriel pour l’étendre vers la généralité des actifs en profilant un système universel de protection alimenté par l’impôt et établi par l’État, éventuellement articulé avec des assurances sociales, comme y procéderont les pays scandinaves ; soit aller vers la solution allemande et créer des systèmes d’assurances sociales organisant une solidarité obligatoire au sein du monde du travail pour étaler en son sein les coûts des risques propres à l’activité professionnelle. C’est la seconde solution qui prévalut, mais sa contestation fut très forte (8). Aussi l’histoire des assurances sociales françaises est celle d’une suite de textes partiels (lois de 1898 et 1910) et de constructions concrètes limitées (régimes propres aux fonctionnaires, aux marins, aux mineurs…), un système un tant soit peu global et cohérent n’émergeant qu’en 1928-1930. Il y faudra un double renversement conceptuel : tout d’abord, penser les problèmes sociaux non comme des événements extérieurs au fonctionnement social, mais comme des « risques » qui lui sont inhérents, notamment du fait des activités économiques, cela conduisant à internaliser leur coût par la cotisation obligatoire et à garantir ainsi une certaine sécurité viagère au travailleur et à sa famille ; ensuite, se décaler de la gestion des conséquences des difficultés (la pauvreté ou l’impécuniosité) pour prendre en compte la situation globale de l’actif et donc intégrer sa protection dans un statut large, le statut salarial, qui englobe l’activité ainsi que les incertitudes qui l’affectent (9) d’une part et d’autre part qui s’élargit à l’ensemble du monde du travail plutôt qu’à ses seules marges paupérisées. Un modèle assurantiel… La conversion difficile aux logiques assurantielles que traduit l’institution des « assurances sociales » en 19281930 n’avait pas pour autant permis l’émergence d’un ensemble cohérent : on a assisté davantage, y compris avec les initiatives prises en la matière par le régime de Vichy (10), à une extension progressive de la protection, mais sans vision d’ensemble. C’est donc bien la création de la Sécurité sociale par l’ordonnance du 4 octobre 1945 qui entreprit de dépasser ce dispositif insuffisant, incohérent et peu démocratique en lui substituant une organisation globale procédant d’un concept unique : les assurances sociales, certes distinguées selon les divers « risques sociaux », mais gérées dans un cadre organisationnel homogène. L’appellation de « Sécurité sociale », mal accordée en principe avec la technique assurantielle, manifeste une volonté d’universalisation de la protection que les pouvoirs publics attendaient tant de la possibilité à terme d’intégrer l’ensemble des actifs dans le dispositif que d’une disparition de l’assistance du fait de l’extension des capacités financières du système (11). Surtout, en y ajoutant l’idée du nécessaire plein-emploi pour que la Sécurité sociale atteigne ses objectifs, les gouvernements d’après-guerre entérinent un basculement : l’équilibre social, loin d’être spontané, suppose au contraire que l’État, ne s’en tenant pas à la seule protection des marges, élargisse son action à l’ensemble de la société. Mais, plutôt qu’une intégration de la totalité des actifs dans un cadre assurantiel commun, on dut procéder à une généralisation de la protection (loi du 22 mai 1946) en juxtaposant, à côté du régime général, des régimes spéciaux et autonomes ; on dut aussi consentir à l’émergence des régimes complémentaires, tout cela pour faire droit aux exigences de différenciation entre catégories socioprofessionnelles. … avec complément assistanciel Toutefois, loin de pouvoir en finir avec l’assistance, il fallut se résoudre à la moderniser (réforme de 19531954 créant « l’aide sociale), à étendre et à multiplier les prestations afin d’améliorer les formes de prise en charge définies en fonction des catégories éligibles (développement progressif de la protection de l’enfance, construction de la politique du handicap, mise en place de la politique en direction des personnes âgées), le tout culminant dans la loi du 30 juin 1975 qui délimite le secteur « social et médicosocial » et l’enserre dans une réglementation articulant contraintes organisationnelles (normes techniques et professionnelles) et financements publics pérennes (12). (7) Aubin G., Delbrel Y., Gallinato-Contino B. (2008), « Assistance et assurance : heurs et malheurs de la protection sociale en France », Cahier d’histoire de la Sécurité sociale, n° 4. (8) Dreyfus M. et alii (2006), Se protéger, être protégé, une histoire des assurances sociales en France, Rennes, PUR. (9) Lafore R. (2009), « Droit du travail et protection sociale : la revanche de la protection sociale ? », Dr. soc., p. 1076. (10) Not. Loi du 14 mars 1941 créant l’allocation aux vieux travailleurs salariés (AVTS), création de l’allocation de salaire unique, du complément familial pour les fonctionnaires, code de la famille, etc. ; v. Coutrot A. (1972), « La politique familiale », in Rémond R. (dir), Le gouvernement de Vichy (1940-1942), Presses de la FNSP, p. 245 ; Hesse P.-J., Le Crom J.-P. (2001), La protection sociale sous le régime de Vichy, Rennes, PUR. (11) Valat B. (2001), Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967), Paris, Economica. (12) Lafore R. (2008), « Droit et pauvreté : les métamorphoses du modèle assistanciel français », RDSS, p. 111. Il est à noter que pour le dénommé « médico-social », la politique assistancielle ne se développa que par un métissage avec les institutions assurantielles qui furent conduites à prendre en charge diverses catégories de bénéficiaires (personnes handicapées, personnes âgées) au travers du financement de services et par le biais des « prestations non-contributives de Sécurité sociale », premières formes de revenus minimaux garantis mais catégoriels (allocation aux adultes handicapés – AAH, minimum vieillesse, allocation de parent isolé – API). Quoi qu’il en soit, à la fin des années 1970 et au terme de trois décennies d’enracinement, la protection sociale se structurait assez clairement en deux ensembles : pour le plus grand nombre, inclus dans le monde des actifs (salariés et professions indépendantes), un rattachement à la Sécurité sociale conçue essentiellement comme un prolongement des statuts d’activité et visant à leur garantir ainsi qu’à leur famille une sécurité économique lorsque surviennent des aléas (maladie, invalidité, décès, chômage) (13) ou qu’ils vivent des situations (retraites, charge d’enfants, logement) portant atteinte à leur capacité productive ou affectant leur revenu ; pour les inactifs légitimement dispensés de l’obligation du travail, des dispositifs assistanciels rénovés et élargis visant à assurer leur prise en charge matérielle au travers d’une offre d’établissements et de services constituant le secteur social et médico-social. La Sécurité sociale est constituée d’organisations socioprofessionnelles et met en œuvre des financements salariaux (cotisations sociales) ; les institutions sociales et médico-sociales mobilisent des acteurs publics et privés (surtout associatifs) et émargent aux budgets de l’État et des collectivités territoriales alimentés par l’impôt (14). Dans une société où le salariat domine largement dans des formes de mise en activité relativement stables (CDI, temps plein, législation du travail aménageant un cadre protecteur collectif) et où existe le plein-emploi, cet arrangement de la protection sociale parvient à garantir une sécurité matérielle à tous : les actifs par les montages assurantiels, les marges relativement faibles d’inactifs légitimes par le droit à une assistance modernisée. Les recompositions : la revanche de l’assistance Le soubassement implicite de la protection sociale qui atteint une forme d’apogée dans les années 1970 renvoie à un double pari : enserrer la part dominante de la population dans les statuts protecteurs liés à l’activité, cela en équilibrant une logique redistributive et la nécessité de maintenir des différenciations sociales essentiellement assises sur les situations professionnelles ; rationaliser et améliorer le plus possible la prise en charge des « inadaptés » au travers d’une offre d’institutions spécialisées. L’assurance pour les actifs ainsi que ceux qui leurs sont rattachés et l’assistance pour les incapables au travail font système. La première repose sur la politique de l’emploi et la capacité à insérer tous les actifs potentiels dans un cadre juridique suffisamment prégnant pour produire les effets stabilisateurs attendus de la protection sociale ; la seconde occupe une place de complément dont les bénéficiaires restent d’autant plus réduits en nombre et leur prise en charge d’autant plus efficiente que le champ des activités professionnelles est ouvert, notamment aux faibles qualifications, stable et protecteur. Un nouvel âge de l’assistance tant par ses modalités… On peut dire que c’est pour une large part sur ce dernier point que l’avenir de la protection sociale s’est joué à compter des années 1980 : le délitement quantitatif (nombre des emplois) et qualitatif (qualité et stabilité des emplois) du marché du travail, a généré des déséquilibres remettant en cause les arrangements du modèle. Au-delà, les mutations dans les formes de solidarité, notamment familiales, et leur difficulté corrélative à prendre en charge de nouveaux problèmes (vieillissement, dépendance, instabilité des formes de solidarité et isolement) ont contribué aussi à une réévaluation des places respectives de l’assurance et de l’assistance. On assiste ainsi à un retour des logiques assistancielles selon diverses voies. Tout d’abord, le cœur même de la Sécurité sociale est touché lorsqu’au financement par le salaire (cotisations sociales) est substitué un financement fiscal avec la contribution sociale généralisée (CSG) ou les compensations massives liées aux exonérations de charges sociales ; de même, la logique assurantielle des prestations familiales est affectée par le fait que, le financement cotisé étant maintenu, le dispositif se déconnecte du cadre socioprofessionnel en devenant universel (1978) et que les prestations sont mises pour la plupart sous condition de ressources accusant ainsi leur dimension de lutte contre la pauvreté. Ensuite, on doit à la réforme de l’assurance chômage de 1984 l’introduction d’un régime de solidarité qui, du fait de la réduction des droits à indemnisation, offre un revenu minimal aux bénéficiaires qui sont exclus de l’assurance ; c’est là purement et simplement organiser le basculement d’assurés sociaux dans un système d’assistance. De nouvelles prestations, dites de « solidarité nationale », sont créées pour pallier les insuffisances de l’assurance-maladie (couverture maladie universelle – CMU) ou pour faire face à des problèmes non pris en compte par la protection sociale (prestation spécifique dépendance – PSD – puis allocation personnalisée d’autonomie – APA – pour prendre en charge la dépendance) à quoi on peut relier aussi la création de la prestation de compensation du handicap (PCH) pour les personnes handicapées (2005) ; la dénomination de (13) Non pris en compte par la Sécurité sociale, le « risque chômage » a fait l’objet de l’institution du régime d’assurance chômage fondé sur une convention interprofessionnelle adoptée pour la première fois en 1958 ; cela dit, ce régime a tous les caractères d’une assurance sociale, en tout état de cause dans son contenu indemnitaire. (14) Borgetto M., Lafore R. (2009), Droit de l’aide et de l’action sociales, Paris, Montchrestien, 7e éd. La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 35 « solidarité nationale », qui marque le décalage par rapport à l’aide sociale légale, ne peut masquer le fait qu’il s’agit d’une extension de l’assistance. Enfin, le phénomène de « l’exclusion » génère à partir des années 1980 toute une ingénierie d’interventions et d’aides : contrats dits « aidés » produits à partir des politiques de l’emploi ; revenu minimum d’insertion (RMI) émergeant du socle assistanciel, politiques « en faveur des populations en difficulté » en matière de logement et d’hébergement, de santé et plus largement d’accès à un ensemble de droits (loi de 1998). … que par son élargissement et ses logiques managériales La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 36 Le socle assistanciel, qui débordait déjà le cadre hérité de l’assistance renommée « aide sociale » en 1954, connaît donc un élargissement spectaculaire : sa logique de financement gagne les institutions assurantielles, les publics traditionnels d’inaptes au travail s’accroissent en nombre et suscitent la création de prestations nouvelles ainsi que l’adaptation des modes de prise en charge ; enfin de nouveaux publics apparaissent, inattendus dans la conception antérieure : il s’agit d’actifs potentiels rejetés par le marché du travail car non adaptés à ses exigences et d’actifs précarisés par le développement de formes d’emploi instables, tout cela générant un « précariat » (15) comprenant dorénavant des personnes « fragiles », « en difficulté » ou encore « particulièrement démunies ». Le noyau des « inadaptés » éligibles à l’assistance dans les années 1970 se noie dorénavant dans une masse beaucoup plus mal définie d’« exclus ». Au-delà du seul effet d’élargissement, cela pousse à une transformation du modèle assistanciel (16). Dans le noyau originaire de l’assistance (handicap et troisième âge) s’introduit une conception de l’action sociale comme « service » centré sur « l’usager » ; cette vision, pour positive qu’elle soit dans les principes, recouvre le développement de logiques managériales visant à l’adaptabilité et à la souplesse d’une offre dorénavant régulée par la demande, seule voie pour rationaliser et contenir des coûts qui ne peuvent que croître du fait de l’augmentation du nombre des bénéficiaires. Dans le champ de l’enfance et de la protection des majeurs, des formes de contrôle préventif des familles se développent, les interventions très en amont et fondées sur la persuasion et l’adhésion mâtinées de contraintes apparaissant comme la seule parade face à une inflation des publics « à problèmes ». Enfin, dans les nouvelles formes de prise en charge attachées à des revenus minimaux garantis liés aux comportements des bénéficiaires (RMI et revenu de solidarité active – RSA), la logique « d’insertion » vient modifier le modèle prestataire en transformant la prestation en moyen pour susciter et soutenir un retour des bénéficiaires aux normes d’emploi et plus largement aux normes sociales. Le déplacement des lignes de partage entre assurance et assistance Ce retour en force des logiques assistancielles n’est pas uniquement lié à un phénomène de déversement depuis les assurances sociales qui verraient simplement le nombre de leurs ayants droit diminuer. Il recouvre un mouvement de recomposition de leur place respective. À la société mise en cohésion par un salariat dominant et stabilisé qui a généré les arrangements hérités a succédé un monde beaucoup plus fluide et incertain dans lequel les deux formes de solidarités fondamentales antérieurement – la solidarité professionnelle et la solidarité familiale – n’ont plus les mêmes potentialités de mise en ordre. Le modèle hérité voulait implicitement réaliser un idéal : intégrer la quasi-totalité de la population par l’accès à l’activité, salariée principalement mais aussi indépendante ; l’une et l’autre sont encadrées par un statut protecteur dont bien des éléments, tout au moins pour les salariés, reproduisent le cadre légal progressivement mis en place pour les fonctionnaires ; d’où le caractère dominant des collectifs professionnels (monde des cadres, des ouvriers, des employés, ensemble de corporations différenciées et hiérarchisées) dans lesquels étaient immergées les dimensions purement subjectives du travail de façon à les neutraliser en grande partie ; de là aussi, une protection assurantielle revêtant une forme « solidariste » affirmée dans laquelle chacun entrait automatiquement et bénéficiait de prestations sous « voile d’ignorance », donc sans avoir à s’inquiéter des équilibres en termes de contributions et droits, et dont le but était de neutraliser les situations individuelles en les immergeant dans des avantages collectifs ; d’où le fait que les prestations constituent, l’exemple des retraites dans leurs formes initiales étant le plus probant, une rémunération « continuée » et non le produit de contributions individuelles initiales (revenu différé). On comprend alors que l’assistance ait pu, dans cette conception de la protection sociale, se replier sur la prise en charge de marges dont le point commun est qu’elles ne peuvent entrer dans le monde du travail et dans le cercle protecteur qu’il organise. On aperçoit ainsi combien la capacité intégratrice du marché du travail et l’équilibre relativement favorable aux actifs dans le partage de la richesse constituent les deux conditions du développement continu et du maintien d’un tel modèle. Le regain des logiques assistancielles accompagne l’effritement de ce projet qui ne trouve plus les moyens de sa continuation. Un renversement des équilibres s’opère. Les dispositifs assurantiels, sans naturellement disparaître et alors même d’ailleurs qu’un consensus semble vouloir (15) Castel R. (2009), La montée des incertitudes, Paris, Seuil, p. 162 et s. (16) Lafore R. (2008), « La pauvreté saisie par le droit : la construction juridique de l’assistance », in Du Cheyron P., Gélot D. (dir), Droit et pauvreté, ONPES – Drees-Mire. les faire perdurer, changent néanmoins progressivement de sens : perdant pour une part leur dimension d’intégration large et collective, ils ne gardent leur pleine efficacité que pour le noyau central des actifs protégés qui dépendent de la résistance de leurs statuts collectifs et de leurs capacités d’accès aux activités concernées ; ils se transforment aussi en se centrant davantage sur les calculs individuels et font appel dorénavant à une « responsabilité » des bénéficiaires que les montages initiaux ignoraient ; ils se défaussent enfin en s’ouvrant toujours plus à la protection facultative (mutuelles) et marchande (assurances, fonds de placement) (17). Aussi, face à une Sécurité sociale dont l’extension quantitative se restreint et dont le contenu protecteur se fragilise, la réponse assistancielle s’impose pour ceux, bien plus nombreux que les « inadaptés » et autres « indigents » au sens originaire de l’assistance, qui ne peuvent trouver leur protection dans l’assurance sociale et ne peuvent non plus faire fond sur les solutions liées à la valorisation d’un patrimoine dont ils ne disposent pas. De complément pour quelques marges relativement contenues d’inaptes au travail, l’assistance se mue alors en l’élément premier de la protection sociale, le « premier pilier » au sens des organisations internationales : comprenons un socle destiné à constituer le niveau de base, celui qui est appelé à garantir le minimum à tous, en lieu et place de la Sécurité sociale qui voulait justement tenir cette place au temps de son institution. Les évolutions institutionnelles et organisationnelles de l’assistance Cette nouvelle position s’accompagne d’un changement de nature dont les évolutions institutionnelles et organisationnelles de l’assistance portent la trace. Tout d’abord, sur le plan de la légitimité et donc des valeurs fondatrices, elle vient s’enraciner dans les droits de l’Homme et les droits fondamentaux, évolution spectaculaire que l’on peut lire tout aussi bien comme un gage de son affermissement que comme un signe d’effritement des protections garanties (18), tout cela à la faveur d’une réactualisation avec changement de sens de la notion de « solidarité » (19). Ensuite, loin de la logique catégorielle qui la centrait sur des groupes d’inaptes au travail assez clairement circonscrits, l’assistance s’ouvre à des flux d’« exclus » ou de « personnes en difficulté » définis au travers de manques, de besoins (accès au logement, aux soins, à la formation, à l’emploi), l’érosion des protections collectives ne trouvant un remède que dans des « dispositifs » individualisés et adaptables. Ce faisant, on renforce les décloisonnements entre assistance et assurance, entre politique de l’emploi et action sociale, entre activité et non-activité. Enfin, les formes de prise en charge s’individualisent et les logiques de « suivi », d’accompagnement », ancrées dans un cadre contractuel, se développent massivement : plutôt que d’enfermer les bénéficiaires dans des collectifs protecteurs arrimés à un statut, il s’agit davantage de les faire circuler dans un continuum organisationnel qui instrumentalise les prestations soit pour enclencher un processus de sortie (politiques d’insertion ou d’inclusion), soit selon une logique de progression lente allant des interventions les plus légères vers les plus lourdes (logiques de contrôle/ appui préventif). * ** La Sécurité sociale dans son modèle de 1945, malgré l’échec de son projet d’universalisation mais grâce à sa généralisation articulée à l’extension des statuts d’activité professionnelle, était pratiquement parvenue à construire une société où une masse fortement dominante d’actifs (augmentée de leurs ayants droit) bénéficiait d’une protection étendue et très collectivisée et ou quelques groupes d’inaptes légitimes au travail étaient pris en charge par des institutions assistancielles. Dans ce cadre dominait l’« assuré social » inscrit dans une redistribution d’essence salariale flanqué de quelques groupes « d’allocataires » bénéficiant de transferts fiscalisés non-contributifs alors que la figure du « rentier » protégé par le patrimoine accumulé avait presque disparu. Les recompositions à l’œuvre modifient ce tableau d’ensemble. Outre que le « rentier » réapparaît, c’est l’allocataire qui réoccupe le devant de la scène : les statuts d’activité s’effritent et n’ont plus la même capacité intégratrice, ce qui pousse à rabattre les problèmes sociaux sur les questions de pauvreté ou d’exclusion, notions que justement les assurances sociales avaient radicalement mises à l’écart. Plutôt que d’embrasser quasi automatiquement un destin d’« assuré social », tout individu a vocation à être ou à devenir d’abord « allocataire », beaucoup risquant de ne connaître que ce destin. Cela garantit à n’en pas douter un certain avenir à l’assistance. Robert Lafore, Professeur de droit public, Institut d’Études Politiques, Université de Bordeaux (17) Palier B. (2006), « Le système français de protection sociale : architecture et évolution », Cahiers français, Le modèle social français, n° 330, janvier-février, p. 9. (18) V. avec l’exemple du « droit au logement opposable », Lafore R. (2009), « Quelques interrogations sur la portée structurante du droit au logement », in Conseil d’État, Rapport 2009, Droit au logement, droit du logement, Paris, La Documentation française. (19) Lafore R. (2009), « Solidarité et doctrine publiciste : le ‘‘solidarisme juridique’’ hier et aujourd’hui », in Hecquard-Théron M., Solidarité(s), perspectives juridiques, Presses de l’Université Toulouse 1 Sciences sociales, LGDJ, p. 47. La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 37 L’État-providence en débat État-providence et investissement social Dans les années 1970, la crise économique a mis en échec les relances de type keynésien et, face à la montée du chômage, le modèle d’État-providence instauré après 1945 s’est vu fortement critiqué par les économistes néoclassiques. Ils prônaient une politique de l’offre passant par une réduction des coûts du travail et des prestations sociales. Le bilan des politiques néolibérales apparaît cependant décevant sur le plan économique alors même que leurs conséquences en termes d’inégalités sont lourdes. Si les systèmes traditionnels de protection sont mal adaptés au contexte économique et social d’aujourd’hui, Bruno Palier explique qu’au début des années 2000 une nouvelle approche des politiques sociales insiste non pas sur le démantèlement des Étatsprovidence mais sur leur réorientation. Il s’agit d’intervenir le plus en amont possible – par la création notamment d’un service public de la petite enfance et la redéfinition des priorités du système scolaire – pour corriger les inégalités et prévenir les situations d’exclusion professionnelle. Il s’agit aussi d’œuvrer à l’égalité des sexes dans le monde du travail et d’y réorganiser les parcours de carrière. Cette stratégie d’investissement social répond également aux exigences de qualification fortement accrues de l’économie post-industrielle. C. F. L ’évolution des conceptions de ce que doit être l’État-providence, son rôle et ses missions, doit en partie être comprise en relation avec les évolutions du capitalisme. Nés avec la révolution industrielle, les systèmes de protection sociale se sont développés en congruence avec l’industrie de masse et la consommation de masse. Alors que le modèle économique des Trente Glorieuses est fortement remis en cause à partir du milieu des années 1970 au profit notamment du capitalisme financier, la protection sociale est elle-même accusée d’être une des causes de la crise et son adaptation au contexte d’une compétition internationale accrue est préconisée afin qu’elle devienne moins coûteuse et plus favorable à l’emploi. Depuis la fin des années 1990, cette vision négative de la protection sociale laisse peu à peu place à une nouvelle approche, qui cherche à la fois à répondre aux nouveaux besoins sociaux tout en accompagnant la mutation du capitalisme vers une économie de la connaissance fondée sur l’innovation et les services. Du modèle keynésien… Les systèmes d’assurance sociale, figure principale de l’État-providence en Europe continentale, sont l’émanation et le support de la société industrielle. Ils naissent au XIXe siècle avec la révolution industrielle et son corrélat social : l’émergence du salariat (1). Destinés à garantir la continuité du revenu des ouvriers qui ont perdu les solidarités familiales et locales de la société agricole, ils permettent en même temps aux patrons de s’assurer la fidélité, la stabilité et la qualité de leur main-d’œuvre. Au cours des trente années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, le fordisme et les approches keynésiennes des politiques économiques vont permettre une véritable explosion des dépenses sociales (de 5 à 25 % du PIB en moyenne, entre 1945 et 1979, pour l’ensemble des pays de l’Europe de l’Ouest). Pendant cette période, les politiques économiques et sociales semblent se renforcer l’une l’autre. Les dispositifs de protection sociale permettent alors de soutenir et relancer la croissance économique : ils sont créateurs d’emplois (professions sanitaires, sociales et d’administration de la protection sociale) ; ils maintiennent une capacité à consommer pour ceux qui ne peuvent plus travailler (pour cause de maladie, chômage, vieillesse, invalidité) ; dans la mesure où ils garantissent une sécurité du revenu, ils libèrent l’épargne de protection et permettent de consacrer une part croissante des revenus à la consommation ; ils sont aussi des instruments de relance de la consommation (par le biais d’une augmentation des prestations sociales ou de créations d’emplois dans les services sociaux publics). La croissance économique des Trente (1) Voir Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, édition de poche, « Folio essais », 1999. La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 49 Glorieuses (1945-1975) repose en grande partie sur les interactions vertueuses entre développement de l’industrie de production de biens standardisés de grande consommation, consommation de masse et généralisation de la protection sociale. … aux remises en cause néolibérales La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 50 Avec la crise qui commence au milieu des années 1970, et l’échec des politiques keynésiennes de relance censées y faire face, l’État-providence entre dans une nouvelle phase. Au cours des années 1980, il devient le point de mire des critiques des économistes néoclassiques relayés par les leaders politiques néolibéraux. Ceux-ci soulignent la nécessité de tourner les efforts non plus vers la demande (les consommateurs) mais vers l’offre (les entreprises et les investisseurs) en réduisant les coûts supportés par les entreprises, notamment le coût du travail censé être alourdi par les cotisations sociales, les rigidités du marché du travail censées empêcher les embauches, et les prestations sociales trop généreuses et inconditionnelles, censées désinciter les gens à chercher du travail. Pendant les décennies 1980 et 1990 (voire 2000 pour certains pays d’Europe continentale dont la France), de nombreuses réformes vont tenter d’adapter les systèmes de protection sociale à ces nouvelles approches économiques dominantes, notamment par des politiques de réduction du niveau des prestations sociales, de privatisation de certaines assurances sociales (vers les assurances maladie privées et les fonds de pension) et de mises sous condition des prestations versées aux personnes inactives, afin de les inciter à chercher un emploi (politiques dites d’activation). Cette adaptation des systèmes de protection sociale à une politique d’offre vise à mettre l’État-providence au service de la compétitivité (des entreprises, des États, des individus). Autre principe général, congruent avec la nécessité de contrôler les dépenses, il s’agit de cibler l’intervention publique sur ceux qui en ont le plus besoin au lieu de promouvoir des politiques sociales universelles. Il s’agit enfin de faire appel à tous les acteurs de la protection sociale : État, mais aussi marché, famille, secteur associatif pour promouvoir une protection sociale qui serait plus efficace et proche des individus que celle délivrée par des administrations. comme un objectif général. L’augmentation des taux d’activité est devenue un principe d’action commun pour faire face au chômage et au problème des retraites. Dans le domaine des retraites, la plupart des pays développent un système à plusieurs piliers qui inclut les principes de la répartition et de la capitalisation, et mettent l’accent sur l’importance de la contributivité (lien entre le niveau de la pension et le volume de cotisations payées). Les changements sont particulièrement importants pour les systèmes fondés sur l’assurance et la répartition, comme en France ou dans les autres pays de l’Europe continentale. Dans le secteur de la santé, la concurrence s’est trouvée accrue, entre les offreurs de soins dans les systèmes nationaux de santé, entre les assureurs dans les systèmes d’assurance-maladie. Tous les pays cherchent désormais à favoriser l’emploi des femmes, notamment par le développement de politiques de prise en charge des personnes dépendantes (2). Les politiques d’emploi et les politiques sociales sont de plus en plus fondées sur la modération salariale, la limitation de l’augmentation des dépenses sociales, le développement des emplois atypiques, et la restructuration des prestations. … peu efficaces économiquement et pénalisantes socialement Si l’on en fait le bilan, toutes ces politiques n’ont cependant pas permis de réduire le niveau global des dépenses sociales publiques, mais elles l’ont stabilisé, alors même que les demandes sociales n’ont cessé de croître (ce qui signifie dès lors une baisse du niveau des prestations individuelles). Elles n’ont pas non plus permis de stimuler une croissance économique forte, du moins en Europe continentale, et si elles ont permis de créer des emplois, ce sont souvent des emplois de mauvaise qualité, atypiques, précaires et mal rémunérés. Elles se sont traduites par une montée importante de la pauvreté laborieuse et un accroissement important des inégalités (3). Les systèmes traditionnels de protection au défi d’un nouveau contexte économique et social Une généralisation des politiques de l’offre… Alors même que les réformes tentaient de faire bouger les systèmes de protection sociale, les économies et les sociétés des pays occidentaux évoluaient rapidement. Les réformes structurelles de la protection sociale, mises en œuvre dans les années 1980 en GrandeBretagne, 1990 dans les pays nordiques, et 2000 en Europe continentale, suivent une orientation similaire. Si les chemins pour y parvenir restent par ailleurs très divers, l’activation des politiques d’emploi apparaît (2) Sur les réformes de l’État-providence, voir Pierson P. (ed.), 2001, The New Politics of the Welfare State, Oxford, Oxford University Press ; et Palier, B. (ed.) 2010, A Long Good Bye to Bismarck ? The Politics of Welfare Reforms in Continental Europe, Amsterdam University Press. (3) Voir le rapport de l’OCDE, Croissance et inégalités. Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE, OCDE, 2008. La mondialisation des échanges, la circulation des capitaux ont déplacé les activités économiques, délocalisant vers l’Est (ex-États de l’Europe communiste mais surtout pays d’Asie) les activités industrielles de masse, reposant sur une main-d’œuvre ouvrière peu chère et peu qualifiée. Cette évolution amène les pays anciennement industrialisés à se convertir dans de nouvelles activités postindustrielles, fondées à la fois sur l’innovation technologique, les hautes qualifications, le savoir, et sur les services (qualifiés ou non), notamment les services à la personne (4). Les protections sociales fondées sur les assurances sociales, conçues à l’origine pour protéger les ouvriers industriels peu qualifiés ayant un contrat à durée indéterminée, le plus souvent dans les secteurs industriels ou de services classiques, s’avèrent mal adaptées pour protéger des parcours professionnels plus mobiles, plus chaotiques, souvent plus précaires, typiques de la nouvelle économie. De plus en plus de personnes, mais surtout de nouveaux groupes se retrouvent en difficulté (les jeunes, les femmes, les personnes non qualifiées…). Les travailleurs salariés protégés se retrouvent eux-mêmes dans une situation plus précaire, du fait des évolutions démographiques comme des mutations économiques qui risquent d’affaiblir leurs protections autrefois bien établies. Si l’économie s’est transformée, les sociétés elles aussi ont bougé en vingt ans, certaines mutations sociales ayant un impact direct sur les États-providence. Le vieillissement de la population dû à la fois à l’allongement de la durée de vie et à la réduction du nombre des naissances est un fait majeur qui pèse sur l’équilibre à venir des systèmes de protection sociale. Ces systèmes sont également bouleversés par les mutations des structures familiales. Au cours des dernières décennies, le format très dominant de la famille où le mari travaille et la femme reste à la maison a été remis en cause avec la diversification des modèles de foyers, et notamment l’accroissement des familles monoparentales. Les systèmes de protection sociale ont le plus souvent été conçus pour protéger « les travailleurs et leurs familles », pour reprendre les termes de l’ordonnance de 1945 créant la Sécurité sociale en France. Ils donnent accès aux protections par le biais des droits sociaux du mari qui travaille et ne sont donc pas à même de fournir une protection adéquate aux femmes/mères seules, ni aux jeunes sans emploi, ni aux chômeurs de longue durée. Les systèmes de protection sociale traditionnels, fondés sur les assurances sociales et les transferts sociaux, s’avèrent aussi incapables d’accompagner le mouvement de fond qui a conduit de plus en plus de femmes à vouloir travailler. Pour ce faire, celles-ci, outre la reconnaissance de droits sociaux en propres, doivent aussi pouvoir bénéficier de services sociaux (crèches, soins à domicile pour les personnes âgées ou handicapées), lesquels sont insuffisamment développés. Et si les débats se focalisent en France sur les nouveaux besoins engendrés par le vieillissement de la population, on oublie cependant que la pauvreté s’est déplacée. Elle n’est plus concentrée chez les personnes âgées, c’est davantage aujourd’hui le problème des jeunes, des femmes seules avec enfants, des personnes sans diplômes, sans qualification, des chômeurs de longue durée. Toutes ces personnes bénéficient de très peu de protection de la part des systèmes traditionnels qui se sont focalisés sur les retraites et la santé, autant de prestations concernant seulement ou principalement les plus âgés. Face à ces évolutions, un renouvellement de l’Étatprovidence apparaît nécessaire, afin qu’il puisse accompagner les mutations de l’économie et de la société et préparer le futur. Tourner les politiques sociales vers l’avenir Aussi, depuis le début des années 2000, une nouvelle approche des politiques sociales a émergé, qui prône non plus le démantèlement des États-providence, mais leur réorientation vers l’avenir (5). À l’origine destinées à compenser la perte temporaire ou définitive du revenu des travailleurs, les politiques sociales interviennent le plus souvent après coup, une fois le risque advenu. Les aides sociales visent à soutenir ceux qui sont les plus en difficulté, une fois qu’ils sont devenus pauvres. L’indemnisation du chômage, les politiques d’insertion et de retour sur le marché du travail interviennent en aval, après que la personne a été licenciée ou exclue du marché du travail, les dépenses de santé financent souvent plus le soin curatif que la prévention. La part la plus importante des dépenses sociales, celle qui est consacrée aux retraites, intervient en fin de vie, une fois les carrières menées, et sanctionne ceux qui ont une trajectoire atypique (succession de contrats précaires, interruption de carrières, temps partiel). Pour faire face aux enjeux présents et à venir, la nouvelle approche cherche à changer de perspective sur les politiques sociales et à situer leur intervention en amont plutôt qu’en aval. Il s’agit de préparer plutôt que de réparer, de prévenir, de soutenir, d’« équiper » les individus, et non pas de laisser jouer le marché puis d’indemniser (plus ou moins bien) les perdants. Cette perspective conçoit ces nouvelles dépenses sociales non plus comme un coût pour l’économie, mais comme une série d’investissements, nécessaires à la fois pour garantir une croissance durable, forte et partagée, et pour répondre aux nouveaux besoins sociaux. La stratégie d’investissement social définit des priorités inédites pour l’État-providence afin d’accompagner les individus tout au long de leur (nouveau) parcours de vie. Il s’agit de mieux aider les femmes, les jeunes et les enfants. Également de réorganiser le travail et de transformer les parcours professionnels. (4) Cf. Daniel Cohen, 2006, Trois leçons sur la société post-industrielle, Paris, Seuil, La République des idées. (5) Voir Gøsta Esping-Andersen (2002), Why We Need a New Welfare State ?, Oxford, Oxford University Press ; et Gøsta Esping-Andersen (avec Bruno Palier) (2008), Trois leçons sur l’État-providence, Paris, Seuil, « La République des idées ». La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 51 Les femmes et les enfants d’abord La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 52 Alors que les systèmes actuels de protection sociale entraînent de plus en plus de dépenses pour les personnes âgées, surtout les hommes, la stratégie d’investissement social cherche à s’occuper prioritairement des femmes et des enfants. Elle souligne combien il est nécessaire aujourd’hui d’investir pour ces derniers. Plutôt que de lutter contre les situations d’exclusion sociale, plutôt que de devoir former de nouveau une main-d’œuvre sur le tard, il vaut mieux concentrer les efforts sur une démarche préventive centrée sur l’enfance. Lutter contre la pauvreté des enfants et leur garantir les meilleures conditions de garde et d’éveil doit à la fois permettre de prévenir l’exclusion (la pauvreté sévit le plus chez les adultes issus de milieux pauvres) et de préparer une maind’œuvre mieux formée, qualifiée et mobile (les difficultés scolaires peuvent être réduites grâce à une socialisation précoce en crèche). Créer un service public de la petite enfance Pour ce faire, il est nécessaire à la fois de garantir un revenu minimal à toutes les familles (donc de ne pas abandonner les anciennes politiques distributives, voire de les développer : la lutte contre les effets de la pauvreté et de la précarité des familles reste essentielle) et de favoriser le développement des modes collectifs de prise en charge des enfants qui garantissent une bonne socialisation primaire et des conditions d’apprentissage de nature à préparer convenablement l’avenir. Aujourd’hui, le chômage touche d’abord ceux qui n’ont pas de qualification ou bien dont les qualifications sont devenues obsolètes. Comme Françoise Dolto l’a souligné, beaucoup se jouent dès le plus jeune âge. Les capacités cognitives, communicationnelles et relationnelles nécessaires à la réussite scolaire et professionnelle s’acquièrent avant même d’atteindre l’âge de la scolarité. Les enfants nés dans les milieux favorisés bénéficient de nombreuses opportunités d’éveil et de développement de ces capacités, ce qui n’est pas toujours le cas dans des milieux défavorisés. Donner une chance à tous dès le plus jeune âge passe par un service public de la petite enfance. De tels services expriment l’esprit de ce nouveau modèle de protection sociale de deux façons : ils investissent dans le capital humain de l’enfant en lui procurant à un âge très précoce une attention et une éducation stimulantes ; ils investissent dans le capital humain de la mère en lui permettant de rester sur le marché du travail. Développer des structures d’accueil de qualité pour les plus jeunes enfants permet non seulement de préparer ceux-ci à leur vie future, mais répond aussi aux besoins des femmes et des familles. En rendant compatibles vie familiale et vie professionnelle, ces structures favorisent l’emploi des femmes. Cela correspond à la volonté de ces dernières d’acquérir une autonomie financière par rapport aux hommes, mais également à un double besoin social : réduire les risques de pauvreté des enfants (leur pauvreté est toujours moindre dans les ménages où les parents travaillent) et augmenter les taux généraux d’emploi. Développer des structures d’accueil de qualité pour les plus jeunes enfants permet en outre de créer dans ce secteur des emplois stables, qualifiés et bien protégés, à l’inverse des emplois privés de services à domicile (subventionnés en France) qui sont le plus souvent à temps partiel, peu qualifiés, mal rémunérés et soumis à la précarité. Favoriser l’égalité professionnelle entre les sexes Favoriser le travail de tous aux meilleures conditions revient aussi à poser la question de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Alors que les jeunes filles réussissent mieux les études supérieures que les garçons, les femmes font de moins bonnes carrières que les hommes. Elles sont moins bien rémunérées, plus souvent à temps partiel, avec moins de progression dans la hiérarchie des responsabilités ; l’ensemble se traduit en France par des retraites inférieures de moitié pour les femmes par rapport à celle des hommes. Les femmes doivent payer le prix professionnel du fait que ce sont elles qui interrompent ou réduisent leur carrière pour s’occuper des enfants (puis des personnes âgées dépendantes). Favoriser une plus grande égalité entre les sexes, permettre aux femmes d’avoir les carrières qu’elles souhaitent, correspondant à leur qualification, passe par une politique d’égalité dans la sphère familiale, par une restructuration profonde des congés parentaux afin d’inciter les ménages à mieux partager la prise en charge des jeunes enfants (instauration d’un congé parental plus court mais beaucoup mieux rémunéré, et qui bénéficie d’un bonus de mois s’il est partagé entre les parents). Repenser le système scolaire Permettre à tous d’avoir un bon emploi amène aussi à repenser le fonctionnement de notre système scolaire. Une stratégie d’investissement social implique non seulement une augmentation des budgets alloués au système éducatif, mais encore une reconsidération de l’enseignement et de son organisation pour faire en sorte que tous puissent aller le plus loin possible dans leurs études (éviter les redoublements, favoriser la mixité sociale et les troncs communs, multiplier les suivis en petits groupes…). Nous n’avons pas en France l’habitude de considérer les politiques d’éducation comme relevant des politiques sociales. On attend pourtant de l’école qu’elle joue un rôle d’ascenseur social dont tout le monde s’accorde pour dire qu’il est aujourd’hui en panne. Les comparaisons internationales montrent que trois éléments expliquent en France la reproduction massive des inégalités sociales par l’école. Tout d’abord, beaucoup s’est joué avant le début de la scolarité. Ensuite, notre système d’éducation manque d’investissement pour l’enseignement préscolaire et primaire, de même que pour les études supérieures. Enfin et surtout, il vise moins la qualification de tous qu’à sélectionner les meilleurs (6). Réorganiser le travail et les parcours professionnels pour favoriser une économie du savoir et de l’innovation Nouvelle économie, économie de la connaissance, économie immatérielle, capitalisme cognitif…, l’économie postindustrielle n’a pas encore trouvé son nom. Il reste que l’on connaît son principal moteur : l’innovation, le savoir, l’information, la matière grise. Comme le disait Bill Clinton, alors que l’économie industrielle classique faisait appel à la productivité des bras, la nouvelle économie fait appel à la productivité des cerveaux. Dès lors, il est important non seulement pour les individus mais aussi pour la croissance économique elle-même d’investir dans ce qui va permettre d’augmenter le niveau général de qualification de ceux qui travaillent, à savoir l’accueil de la petite enfance et le système éducatif, mais aussi la formation professionnelle tout au long de la vie. Le monde du travail lui-même se trouve transformé par la nouvelle économie. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont accéléré le rythme du changement. Toute connaissance, tout savoir-faire devient désormais rapidement obsolète. Dans ce contexte, la clé du succès économique repose sur la capacité de renouveler en permanence les activités les plus exposées à la compétition mondiale. Transformer les entreprises en organisations qui savent apprendre et changer, et permettre aux salariés de s’inscrire dans un processus de renouvellement constant des compétences devient essentiel. Alors que la stratégie de compétitivité fondée sur la réduction des coûts, l’hyper productivité et le management par le stress des salariés montre ses limites en France, on découvre que les économies aujourd’hui les plus dynamiques et les plus innovantes en Europe sont celles qui ont su améliorer les conditions de travail pour tous, réduire les écarts de salaires, favoriser le « travail créatif » et l’autonomie, développer les logiques d’apprentissage permanent au sein des entreprises. Afin d’éviter une polarisation du marché du travail entre ceux dont les compétences s’accroissent et se renouvellent et ceux dont les qualifications ne changent pas, voire se dégradent au fil de la carrière, il est essentiel de développer une politique de formation professionnelle pour tous et tout au long de la vie. Chaque année, près d’un tiers des salariés sont en formation professionnelle au Danemark ou en Suède, contre seulement 7 % en France. Parmi les politiques visant à favoriser le retour à l’emploi des chômeurs, certains pays mettent l’accent sur le placement et la reprise d’un emploi « à tout prix », y compris d’un emploi de niveau inférieur aux qualifications de la personne, d’autres sur la subvention d’emplois peu qualifiés, notamment par l’exonération de charge sociale et les compléments de ressources aux travailleurs pauvres. Misant sur les emplois de qualité, la stratégie d’investissement social repose sur l’organisation des transitions professionnelles, l’accès de tous à des formations longues et qualifiantes tout au long de la vie, et l’accompagnement des mobilités par une garantie de revenu élevée en période de formation professionnelle et de recherche d’emploi, sans perte de droits sociaux. C’est à ces conditions que deviennent socialement acceptables la mobilité professionnelle (un tiers des Danois changent de poste ou d’entreprise par an) ou l’allongement de la durée des carrières (l’âge effectif de départ en retraite était de 63,8 ans en Suède en 2008, de 59,3 ans en France). * ** Depuis une dizaine d’années, les débats internationaux sur l’avenir de l’État-providence posent moins la question de savoir s’il faut plus ou moins de dépenses sociales, que de la manière d’utiliser les fonds sociaux afin de répondre à la fois aux nouveaux besoins et de préparer l’avenir. Réaménagement des congés parentaux, service public de la petite enfance, promotion scolaire pour tous, investissement dans la recherche et l’éducation, créations d’emplois de qualité dans les services à la personne, amélioration des conditions de travail, réduction des disparités salariales, autonomie et apprentissage permanent dans les entreprises, formation et requalification professionnelle pour tous et tout au long de la vie, garantie de revenu élevée sans perte de droits sociaux en période de recherche d’emploi et de requalification, telles sont les pistes ouvertes par la stratégie d’investissement social. Bruno Palier, Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po (6) Voir C. Baudelot et R. Establet (2009), L’élitisme républicain, Paris, Seuil, « La République des idées ». La protection sociale : quels débats ? Quelles réformes ? Cahiers français n° 358 L’État-providence en débat 53 Revenu universel: trois orientations - Telos http://www.telos-eu.com/fr/politique-economique/revenu-universel... Revenu universel: trois orientations Julien Damon / 26 janvier 2016 L’idée d’un revenu universel apparaît ponctuellement dans les réflexions et propositions politiques. Elle bénéficie, actuellement, d’un intérêt de plus en plus marqué, en France comme à l’étranger. Des pays aussi différents que la Namibie et les Pays-Bas soutiennent des expérimentations à l’échelle locale. Depuis les années 1970, en raison de la richesse pétrolière, l’Alaska verse chaque année un dividende uniforme à tous ses habitants. En 2015, le gouvernement finlandais a annoncé une refonte de son État-providence pour mettre en place un revenu universel substantiel. En France, de plus en plus d’experts (de philosophes à des spécialistes du numérique) et de parlementaires suggèrent une telle option. Ils soutiennent, au moins, la nécessité de réfléchir avec sérieux à une idée très importante. Celle-ci varie très significativement selon les projets, eux-mêmes présentés sous des appellations variées. On parle aussi ainsi, avec des contenus qui ne sont pas forcément les mêmes, de revenu de base, de citoyenneté ou d’existence. Ses formes, ses paramètres, ses cibles varient selon les projets. Au nom du revenu universel, on peut mettre au jour trois orientations bien différentes. Avec un tel outil, certains veulent compléter le système public de redistribution. D’autres souhaitent le réorienter. D’autres, encore, y voient un recours pour supprimer l’Etat providence. Dans le contexte français, des personnalités politiques aussi différentes (par ordre alphabétique) que Christine Boutin, Arnaud Montebourg, Dominique de Villepin ont, ces dernières années, proposé la mise en œuvre de ce revenu universel. Il en va, dans ces options, de lutte contre la pauvreté et de dignité des citoyens. En 2014, le dynamique think tank libéral Génération Libre a proposé une refonte intégrale, et documentée techniquement, du système socio-fiscal français. Le propos est de simplifier le modèle social français et de permettre à tout un chacun un revenu minimum décent. Sans les effets pervers de l’architecture bureaucratique complexe de la protection sociale contemporaine. Un LIBER (une prestation de 450 euros par adulte) et une LIBERTAXE (un prélèvement à taux fixe sur l’ensemble des revenus) incarneraient ce big bang. Très récemment, en ce début 2016, un rapport du Conseil national du numérique a plaidé pour l’expertise approfondie de différents scénarios de revenu universel, ceci afin d’adapter la France à la révolution numérique à l’œuvre, et à la transformation du monde du travail encore à revenir. Au Parlement, un amendement au projet de loi pour la République numérique a été discuté le 19 janvier. Cet amendement n’appelle pas à la création ex nihilo d’un revenu universel mais invite le gouvernement à remettre au Parlement, au plus tard le 30 juin 2016, un rapport sur l’instauration d’un revenu de base à l’heure de la révolution numérique et des mutations qu’elle entraîne sur le travail. Ce rapport comprendrait une étude de faisabilité macro-économique, une étude d’impact comparative des différentes approches de cette proposition ainsi qu’une analyse des expérimentations en cours, internationales et locales, d’un tel revenu de base. Bien entendu, une question essentielle, parmi d’autres, relève du montant de ce revenu universel ou de base. Caricaturons, d’abord. S’il s’agit d’un montant symbolique de 1 ou 2 euros par an et par personne vivant en France, la charge (65 ou 130 millions d’euros) est supportable mais le revenu est négligeable. À l’inverse, si le montant de ce revenu universel devait se situer, comme la plupart des propositions l’évoquent, à un niveau moyen entre le RSA et le SMIC, la perspective n’est plus la même. À 500 euros mensuels, le revenu universel coûterait 390 milliards d’euros. À 800 euros, 624 milliards d’euros. Certes la fiscalité, avec un revenu universel nécessairement assujetti à l’impôt, permettrait de récupérer une partie de la dépense. Celle-ci n’en resterait pas moins substantielle. Admettons qu’il en coûte, en net, avec un scénario à 800 euros, 450 milliards d’euros. Il s’agit du montant des dépenses de sécurité sociale ! D’où une nouvelle question essentielle : comment finance-t-on l’opération ? Par des prélèvement obligatoires supplémentaires ? Par une refonte totale du système de protection 1 sur 3 16/02/16 943 Revenu universel: trois orientations - Telos 2 sur 3 http://www.telos-eu.com/fr/politique-economique/revenu-universel... sociale ? On le voit, les questions ne manquent pas. Elles relèvent de multiples débats sur les effets désincitatifs à l’emploi de telles prestations inconditionnelles, de difficultés dans leur financement, de capacités à soutenir également une protection sociale large. De fait, le sujet n’est pas neuf. Et pour bien le comprendre, il faut bien avoir à l’esprit qu’il s’incarne à travers des instruments et, surtout, des objectifs différents. Qu’il s’agisse d’une allocation mensuelle ou d’une dotation versée une fois, le grand précurseur souvent cité est Thomas Paine. Dans un court manifeste adressé au Directoire en 1797, La justice agraire, il proposait, outre les bases d’un système de retraite, qu’une somme de 15 livres – de quoi alors acheter une vache et un peu de terrain – soit versée à tous les jeunes arrivant à l’âge de vingt-et-un ans, afin de faciliter leur « commencement dans le monde ». La proposition s’est considérablement enrichie. Elle dispose maintenant de multiples variantes, avec des visées différentes. Une première famille de propositions vise à compléter les systèmes de transferts sociaux en place. Et l’instrument privilégié n’est pas alors une prestation mensuelle universelle, mais une dotation initiale en capital. Il s’agit de doter les jeunes, un peu à la Thomas Paine pourrait-on dire, d’un montant relativement conséquent leur permettant de financer leurs premières années adultes (qu’ils souhaitent étudier, investir ou voyager). La philosophie de ce type de mécanismes repose d’abord sur les droits naturels, chacun ayant droit, en quelque sorte, à une fraction de propriété sur le monde. Elle repose ensuite sur le souci d’égaliser, autant que faire se peut, les opportunités au moment de la majorité. Faut-il que les fonds versés soient affectés à des utilisations particulières (formation) ? Faut-il que le système soit à éligibilité universelle ou ciblée ? Les débats techniques font rage mais la grande interrogation procède toujours du financement. Va-t-on raisonner à prélèvements obligatoires inchangés ou bien va-t-on augmenter certains impôts ? Pour financer ces dotations en capital, l’idée, soutenue autant par des libéraux que par des auteurs plus interventionnistes (dont récemment le britannique Anthony Atkinson), serait de creuser la veine fiscale de l’augmentation de la taxation des héritages, donations et successions. Une deuxième famille de propositions vise non seulement à compléter mais aussi, et plus fondamentalement, à réorienter la redistribution. Là aussi, l’instrument privilégié serait la dotation en capital. De fait il y a bien des convergences entre les deux idées. D’ailleurs, il suffirait de placer la dotation et d’en servir mensuellement les intérêts pour transformer le système en un revenu universel. Sans contrôle de ressources, sans contrainte de travail, totalement individualisé, le revenu universel est pour ses partisans une consolidation et une réorientation du système de redistribution. Les partisans des dotations en capital ont, au fond, la même visée. Revenu minimum et dotations en capital relèvent, de la sorte, d’une logique que l’on aime dire aujourd’hui « d’investissement social ». Les politiques sociales ne doivent plus être organisées de manière à compenser et à réparer, mais fondamentalement à investir dans la jeunesse, le capital humain et la responsabilité individuelle. Une troisième famille de propositions consiste à remplacer l’État providence. Charles Murray incarne cette troisième possibilité. Libertarien américain aux thèses honnies mais très rarement lues en France, Murray constate que la population américaine n’a jamais été aussi riche. Chaque année les pouvoirs publics organisent la redistribution de plus de mille milliards de dollars afin de financer des systèmes collectifs de retraite, d’assurance maladie et de lutte contre la pauvreté. Or il y a toujours des millions de pauvres, de retraités à très faibles pensions, et de personnes qui n’accèdent pas aux soins. Pour Murray, seul un gouvernement peut dépenser autant d’argent de manière aussi inefficace. Et à la déresponsabilisation individuelle s’ajoute la déréliction collective. La solution, simple, apparaît : il faut donner cet argent aux gens ! Concrètement, le plan de Murray est de convertir tous les transferts sociaux en une allocation unique, forfaitaire et uniforme. Le montant des impôts serait divisé par le nombre d’adultes, et une prestation serait versée directement à chaque Américain. Au total, Murray imagine qu’il est possible de transférer annuellement à chaque citoyen américain de plus de 21 ans (sauf en cas d’incarcération…) 10 000 dollars, 2 000 étant pré-affectés à des fonds de pension, et 3 000 à des sociétés d’assurance. Le projet de revenu universel nourrit donc des ambitions bien divergentes. Tous les auteurs 16/02/16 943 Revenu universel: trois orientations - Telos http://www.telos-eu.com/fr/politique-economique/revenu-universel... ont conscience du caractère profondément structurel et parfois utopique de leurs propositions. Il faut cependant noter combien les argumentations se perfectionnent, tant sur le plan des justifications de principe que sur celui des simulations économiques. Souvent considérées comme farfelues en France, ces idées et ces outils progressent. Thomas Paine sera peut-être un jour, en partie, entendu dans un des pays dont il fut citoyen. Avec une prestation dont il faut fondamentalement savoir si elle vient s’ajouter, en le réformant à la marge, au système en place. Ou si cette prestation vient totalement transformer le système de protection sociale. Une dernière remarque s’impose tout particulièrement dans le contexte français. En effet, la protection sociale y est, globalement, universelle. Au terme d’un parcours historique long, assurance maladie et assurance retraite sont aujourd’hui totalement universelles, au sens où tout le monde peut être pris en charge, au moins à un niveau socle. Le débat le plus essentiel, avec le revenu universel, en France, est donc bien de savoir s’il vient renforcer ou concurrencer ce caractère universel de la protection sociale. Références Anthony Atkinson, Inequality. What can be done ?, Harvard University Press, 2015 (traduit sous le titre Inégalités, au Seuil, ce mois de janvier). Bruce Ackerman, Anne Alstott et Philippe van Parijs (dir.), Redesigning Distribution. Basic Income and Stakeholder Grants as Cornerstones for an Egalitarian Capitalism, Londres, Verso, « The Real Utopias Project », 2006. Charles Murray, In Our Hands. A Plan to Replace the Welfare State, Washington, AEI Press, 2006. © Telos. Reproduction strictement interdite. 3 sur 3 16/02/16 943 Le capital selon Thomas Piketty Pour Thomas Piketty, le rendement du capital est supérieur au taux de croissance de l’économie. C’est ce qui expliquerait l’accroissement exponentiel des inégalités. Sa thèse est discutée dans le monde entier. Au printemps 2014, il a suffi de quelques semaines pour qu’un jeune économiste français devienne une coqueluche intellectuelle planétaire. Thomas Piketty, 43 ans, est l’auteur du Capital au 21e siècle, un pavé de 976 pages plutôt arides dont le succès peut surprendre. Ce livre a été proposé à la traduction dans 25 langues, dont le chinois, le coréen, l’arabe, le tchèque. Son auteur a fait la une des magazines, a même été reçu à la Maison Blanche. Dans les colloques économiques, on ne parle plus que de lui. Ses thèses se sont imposées dans les débats du Congrès américain. Le célèbre magazine Politico, aux États-Unis, le compte même parmi les trois penseurs les plus influents du monde. Mais qu’y a-il donc dans ce livre ? L’essentiel de la thèse de T. Piketty est précisé dans l’introduction de 68 pages, précédant la minutieuse analyse historique du capitalisme. L’économiste part d’une question relativement simple : pourquoi les inégalités, à certains moments de l’histoire, augmentent-elles (ou, à l’inverse, se résorbent-elles) ? Posséder ou travailler Pour répondre à cette question, T. Piketty a collecté, rassemblé, comparé, synthétisé les données sur l’évolution des revenus du capital et du travail au cours de trois siècles de capitalisme. Il en déduit une tendance générale : sur le long terme, le rendement du capital progresse plus vite que celui du travail, poussant ainsi à un creusement des inégalités. En d’autres termes, pour s’enrichir, mieux vaut posséder du capital (foncier, industriel ou financier) plutôt que de travailler. T. Piketty pense avoir découvert une véritable loi de répartition du capitalisme : « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir. » Mais cette tendance peut être infléchie, dans un sens ou dans l’autre. T. Piketty s’intéresse aux forces de convergence, qui amènent à une réduction des inégalités, et aux forces de divergence, qui conduisent au contraire à leur accroissement. Les premières reposent notamment sur la formation et l’éducation. Par exemple, les pays les moins développés ont investi dans la formation et la diffusion des connaissances, ce qui a pu leur permettre de rattraper une partie de leur retard sur les pays les plus riches. L’élévation du niveau de formation contribue à une hausse du capital humain des travailleurs, ce qui est d’autant plus décisif que l’évolution technologique tend à réduire, au fur et à mesure qu’un pays se développe, la part du travail non qualifié dans le processus productif. Le grand retour du capital À l’inverse, il existe des forces de divergence. La première vient de la répartition inégalitaire des capitaux initiaux : les revenus du capital étant en partie proportionnels au montant détenu initialement, une petite différence de départ peut amener à des écarts importants à l’échelle d’une ou de plusieurs générations. C’est ce que l’on nomme « l’effet saint Matthieu », qui reprend un passage de son Évangile : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » De même, une croissance économique faible tend à reproduire les inégalités, car justement il y a peu de transformations dans la structure de l’activité, donc peu de nouveaux emplois et peu d’opportunités pour les plus démunis. Aujourd’hui, la principale source de divergence, génératrice d’inégalités croissantes, viendrait de là : les revenus du capital augmentent toujours plus vite, alors que les revenus du travail ont tendance à stagner, plombés par la faible croissance économique. Les courbes montrent qu’en ce début de 21e siècle, on est revenu à la situation du début du 20e siècle où une minorité de rentiers accumulent la plus grosse part des revenus et du patrimoine, alors que les inégalités s’étaient considérablement réduites dans le cours du 20e siècle. Nous aurions donc affaire à un grand retour du capital, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Quantitativement, d’abord ; le rapport capital/revenu a pris la forme d’une cloche en U depuis 300 ans. Au début du 18e siècle en France, le montant total du capital détenu par l’ensemble des agents économiques représentait plus de sept fois le revenu annuel du pays. Ce montant va rester historiquement stable jusqu’à la Première Guerre mondiale, où les ravages du conflit se traduisent, entre autres, par une destruction nette de capital, dont la valeur tombe alors à seulement trois fois le revenu national ! La Seconde Guerre mondiale n’arrange rien, et ce n’est qu’au début des années 1950 que le rapport capital/revenu se redresse progressivement. Structurellement, ensuite. S’il y a trois siècles, le capital était majoritairement constitué de terres agricoles, ce sont aujourd’hui l’immobilier et les actions qui en représentent la quasi-totalité. Un seul chiffre pour illustrer ce fait : actuellement, le revenu annuel moyen par habitant en France s’élève à 30 000 euros environ, et chaque habitant possède en moyenne 180 000 euros de capital, répartis grosso modo en deux grandes moitiés égales : 90 000 euros de capital logement, et 90 000 euros investis dans les entreprises via des placements financiers. Selon T. Piketty, ce retour du capital répond à ce qu’il estime être l’une des grandes lois du capitalisme : un pays a tendance à épargner davantage lorsque sa croissance ralentit. Structurellement, le capital risque donc de prendre une importance encore plus grande dans les pays riches au cours du 21e siècle. À cela, s’ajoutent deux autres phénomènes : un mouvement de privatisation important de la richesse publique vers la richesse privée depuis les années 1970, et une remontée des prix des actifs immobiliers et boursiers depuis la même période. Le risque est alors grand de revenir à une société « bloquée » : ceux qui disposent déjà au départ d’un capital élevé verront leur patrimoine s’accroître durablement, tandis que les autres seront condamnés à faire du surplace. Dès aujourd’hui, aux États-Unis, les 10 % les plus riches possèdent déjà 72 % du patrimoine total de ce pays. Ils gagnent sur les deux tableaux, revenus et patrimoine : ils font fructifier leur patrimoine et en tirent des revenus ; et ils augmentent leur patrimoine en épargnant une partie de ces revenus. Pour une révolution fiscale Selon T. Piketty, contrairement à ce qu’avançait Simon Kuznets, l’évolution des inégalités n’a donc rien d’un phénomène naturel. Au contraire : il n’y a en ce domaine aucun déterminisme historique, aucune loi universelle s’imposant en tout lieu et en tout temps. Ces évolutions sont le produit de chocs exogènes pour reprendre le langage des économistes : guerres, crises, choix de politiques économiques… Sans la Première Guerre mondiale et la mise en place de l’impôt sur le revenu, par exemple, il n’y aurait jamais eu en Europe la baisse des inégalités que l’on a connue au 20e siècle. Et sans la dérégulation des marchés financiers et la mise en concurrence fiscale des États nées de la libre circulation des hommes et des capitaux, les inégalités ne seraient sans doute pas autant reparties à la hausse. Alors, que faire ? Introduire une taxe sur la fortune au niveau mondial (pour éviter l’exil fiscal), afin de mieux répartir les patrimoines, propose T. Piketty. Nulle accointance avec un quelconque collectivisme derrière cette proposition : si les rendements du capital sont plus élevés que le taux de croissance, ce qui est actuellement le cas, alors le prélèvement d’une partie de ce rendement n’appauvrirait pas les détenteurs du capital ; simplement, il réduirait leur enrichissement. Cette taxe pourrait porter sur les successions et pourrait alors être élevée, ou être annuelle, et dans ce cas le taux devra être bien plus faible, mais progressif, afin de faire participer davantage les hauts patrimoines. Ainsi, à titre d’exemple, T. Piketty montre qu’avec un taux nul sur les patrimoines inférieurs à 1 million d’euros, un taux de 1 % sur la partie comprise entre 1 et 5 millions d’euros et 2 % au-delà, au niveau de l’Union européenne, 2,5 % de la population seraient touchés pour une recette publique annuelle équivalente à 2 % du PIB européen, ce qui redonnerait de réelles marges de manœuvre à l’action publique en matière de financement de d’éducation et d’investissement. Un concert de louanges et de critiques Le livre de T. Piketty peut ainsi se lire comme la preuve scientifique de ce que beaucoup, surtout à gauche, affirment depuis longtemps : le capitalisme est par nature inégalitaire et il faut imposer davantage les plus riches. Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a salué Le Capital au 21e siècle comme « le livre économique le plus important de l’année, voire de la décennie ». Joseph Stiglitz, autre prix Nobel d’économie et figure de proue du « nouveau keynésianisme » a, quant à lui, affirmé : « L’analyse de Piketty soulève des questions fondamentales à la fois sur la théorie économique et sur l’avenir du capitalisme. Elle met en évidence une importante hausse du rapport capital/production. La théorie standard associe une telle hausse à une chute des revenus du capital et une hausse des salaires. » La revue Science, qui n’aborde presque jamais les questions économiques, a mis en couverture un article de T. Piketty et Emmanuel Saez : « Inequality in the long run ». Et pour David Harvey, chef de file de la géographie critique, l’économiste français montre très bien qu’« en l’absence d’intervention redistributive massive de la part de l’État, le capitalisme de marché produit nécessairement des oligarchies antidémocratiques ». Mais le concert de louange ne doit pas cacher les critiques parfois très dures qui ont été émises. La première est venue du Financial Times. Le journal a dépêché deux fins limiers qui ont débusqué des failles et approximations dans la constitution des courbes historiques construite par T. Piketty. Celui-ci a dû reconnaître certaines erreurs mais en soulignant qu’elles ne remettaient pas en cause ses conclusions d’ensemble. Bon joueur, le Financial Times a finalement décerné au Capital au 21e siècle le titre de meilleur livre de l’année 2014. Elle ne retire pas ses critiques mais admet que le livre a fait avancer le débat… Xavier Timbeau et Guillaume Allègre, tous deux économistes à l’OFCE ne contestent pas les données (montrant un rendement du capital supérieur à la croissance), mais l’ordre des causes : « La causalité est inverse : c’est parce que les entrepreneurs arrivent à se transformer en rentiers qu’ils peuvent tirer un rendement excessif de leur capital. » Pour eux c’est donc le mécanisme global de production des inégalités qui est en cause. De son côté, Xavier Sala i Martin, économiste américain spécialiste de la croissance endogène, remet en question l’hypothèse de T. Piketty selon laquelle les taux de croissance par habitant devraient durablement décroître au 21e siècle : selon lui, il n’existe pas de tendance allant dans ce sens. Par ailleurs, pourquoi s’inquiéter que le taux de rendement du capital soit supérieur au taux de croissance économique ? Pour X. Sala i Martin, c’est l’une des conditions de l’épargne, sans laquelle il ne pourrait y avoir ni investissement ni donc, à terme, croissance. Étienne Wasmer, qui enseigne la macroéconomie à l’IEP-Paris, récuse aussi l’idée d’un grand « retour du capital », et particulièrement en France : l’augmentation du capital y est essentiellement liée à une hausse des prix de l’immobilier, note-t-il, et cette hausse des prix ne se reflète pas dans les revenus du capital (c’est-à-dire les loyers). Enfin, signalons la critique, marginale mais peut-être la plus agressive, de quelques sociologues français s’inscrivant dans le sillage de Pierre Bourdieu. Dans des articles publiés respectivement dans Le Monde et dans Libération, Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie accusent T. Piketty de promouvoir une « idéologie inégalitaire », puisqu’il dénonce non pas les inégalités en soi, mais le fait qu’elles soient fondées sur le patrimoine. « Tout le projet du livre pourrait être résumé ainsi : atténuer les inégalités de patrimoine pour “redonner du sens” aux inégalités de salaires, pour relégitimer et perpétuer ces inégalités assimilées à des inégalités de mérite », interprète ainsi G. de Lagasnerie. T. Piketty avait, semble-t-il, anticipé cette critique, puisqu’il écrit dans sa préface : « Je suis vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et paresseux (…). Cela ne m’intéresse pas de dénoncer les inégalités ou le capitalisme en tant que tels. (…) Les inégalités sociales ne posent pas de problème en soi, pour peu qu’elles soient justifiées, c’est-à-dire fondées sur l’utilité commune. » Renaud Chartoire – Sciences Humaines – janvier 2015