Particularités du développement récent du karst calcaire de Sibérie

Les particularités du développement récent du karst calcaire de la Sibérie et de l’Extrême-Orient 203
Particularités du développement récent du karst calcaire
de Sibérie et d’Extrême-Orient (Russie)
Elena V. Trofimova
Institut de Géographie de l’Académie Russe des Sciences,
29, rue Staromonetnie, 109017, Moscou, Russe, e-mail: eltrof@yahoo.com
R
ÉSUMÉ
L’érosion des calcaires (érosion karstique) est la caractéristique principale de l’évolution récente des
paysages des régions karstiques. L’évaluation de la valeur de l’érosion karstique a été effectuée selon les
méthodes de J. Corbel et de M. Pulina pour le territoire de la Sibérie et de l’Extrême-Orient en utilisant les
publications relatives au karst calcaire, les données des relevés géologiques et hydrogéologiques détaillés,
ainsi que l’information sur les valeurs des écoulements superficiel et souterrain, des concentrations chimiques
des eaux et des transports solides de 127 bassins versants. Dans la région considérée, la valeur considérée
varie de 1,1 à 62,0 mm/ millénaire. On note le rôle prédominant des conditions climatiques, en particulier des
précipitations, pour le développement du karst de Sibérie et d’Extrême-Orient : l’augmentation des
précipitations conditionne la vitesse de l’érosion des calcaires. On met en évidence une différence essentielle
de l’intensité du processus karstique opposant les bassins versant contenant un pergélisol à ceux n’en
contenant pas.
M
OTS CLÈS
: érosion karstique, érosion des calcaires, précipitations, pergélisol, Sibérie, Extrême-Orient.
Introduction
Plus de 20 % du territoire de Sibérie et
d’Extrême-Orient montrent des manifestations
karstiques. On trouve le karst tant dans les
zones plissées de montagnes que dans les
régions de plaines de plateformes. Il se
développe dans des roches de lithologies
différentes (calcaire, gypse, sel) et d’âges
géologiques variés. Le karst calcaire est
prédominant (fig. 1, photos 1-2).
La valeur de l’érosion des calcaires
(érosion karstique) est la caractéristique
principale de l’évolution récente des régions
karstiques (exprimée en m
3
/km
2
/an ou en mm
par millénaire), qui est largement utilisée tant
pour l’évaluation régionale de l’intensité des
processus karstiques (Gams, 1966; Gombert,
1995; etc.) que pour étudier leur zonaliet les
particularités locales (Pulina, 1974;
Bakalowicz, 1979; Yoshimura et Inokura,
1997). Les premiers essais d’évaluation de
l’intensité de l’évolution du relief karstique en
la Sibérie et en Extrême-Orient ont été
effectués par le chercheur français J. Corbel
(1957), qui a calculée celle-ci pour certains
bassins versants de la région. Ensuite, en 1968,
l’érosion karstique a été estimée dans le bassin
versant d’Agata (chaîne de basses montagnes
de Solgon) par V.I. Beliak et dans les vallées
du Sud de l’amphithéâtre d’Irkoutsk par M.
Pulina. À ce jour, le problème fondamental de
l’estimation de l’érosion karstique n'avait pas
été effectué pour les vastes régions de Sibérie
et d’Extrême-Orient.
204 Elena V. Trofimova
Fig. 1. La région d’étude.
Photo 1. L’arche karstique du lac Baïkal (cliché de
l’auteur).
Photo 2. Les stalactites de la grotte d’Argaracan (cliché
de l’auteur).
Particularités du développement récent du karst calcaire de Sibérie et d’Extrême-Orient 205
Les méthodes des calculs
Dès 1915, le chercheur russe A.A. Kruber
(son nom a été donné au gouffre le plus
profond du monde connu aujourd’hui, le
gouffre Krubera) avait proposé une formule
pour estimer la vitesse de l’érosion karstique:
θ
= n × a × 365 × 24 × 60 × 60 (1)
θ
est la quantité de la carbonate dissoute,
exportée du massif karstique en une année,
exprimée en gramme; n est le débit de la
source karstique, en l/s; a est la quantité en
grammes de carbonate, dissoute dans 1 litre
d’eau (pour A.A. Kruber cette valeur est de
0,25). En utilisant la formule (1), il a calculé
que la seule source d’Ayan en Crimée (plateau
de Tchatirdag) exportait 18 877 500 kg de
carbonate dissous par année. L’augmentation
du cavernement peut atteindre 7 260 m
3
par
année.
Selon N. V. Rodionov (1949), la vitesse du
processus karstique se détermine par la relation
entre le volume des roches dissoutes (w) qui
est exporté par l’eau souterraine et le volume
global des roches karstifiables (V):
A = (w / V) × 100 (2)
Cette relation, exprimée en pourcentages
(%), s’appelle en Russie indice d’activité du
processus karstique. Pour la Crimée (plateau
de Tchatirdag), l’activité est de 0,15-0,20 %
par millénaire.
En 1957 le Français J. Corbel a proposé de
calculer la valeur de l’érosion dans les régions
calcaires selon l’expression :
X = 0,04 × E × T × n (3)
X est la dissolution superficielle des
calcaires en m
3
/km
2
/an ou en mm par
millénaire; E est la valeur de l’écoulement en
dm; T est la teneur moyenne de CaCO
3
en
mg/l; n est la proportion de roche karstifiable
du bassin versant. La formule (3) ne concerne
que la dissolution superficielle. Pour la
dissolution profonde (X') elle est de :
X'= 0,04 × E' × T' × n (4)
E' est l’hauteur d’eau souterraine écoulée
en dm ; T' est la teneur moyenne de CaCO
3
des
eaux profondes en mg/l. L’érosion totale des
calcaires est la somme de la dissolution
superficielle, de la dissolution souterraine et de
l’érosion mécanique.
En 1968 M. Pulina a proposé une
modification de la méthode de J. Corbel. La
formule est:
D = 0,0126 × T × V (5)
D est l’érosion chimique du karst;
T = T
1
T
a
, en mg/l ; T
1
est la minéralisation
des eaux karstiques, T
a
est la minéralisation
des précipitations et des eaux qui a été
apportée par l’écoulement transitaire; V est le
module spécifique exprimé en l/s km
2
.
Le coefficient 0,0126 tient compte du poids
spécifique de CaCO
3
(2,5) et le nombre de
secondes dans l’année pour l’écoulement.
Actuellement, en Russie (dans les
conditions de réseau avec des observations
hydrométéorologiques et hydrochimiques
rares) la méthode de J. Corbel et l’approche de
M. Pulina sont les plus utilisées pour les
calculs de l’érosion des calcaires.
L’analyse des résultats des calculs de l’érosion karstique
Dans notre étude a permis une estimation
de la valeur de l’érosion calcaire pour toute la
Sibérie et l’Extrême-Orient. La délimitation
des régions karstiques a été consignée sur la
carte (Fig. 1), préparée à partir de la
bibliographie sur le karst du secteur d’étude et
par la collecte des données des relevés
géologiques et hydrogéologiques détaillés.
Quant à l’information sur l’écoulement
superficiel et souterrain, les concentrations
chimiques des eaux superficielles et les
transports solides pour les 127 bassins versants
où se manifeste le karst calcaire, elle a été
206 Elena V. Trofimova
obtenue en consultant les données du Service
Hydrométéorologique Russe et des
explorations des expéditions.
Les calculs par la méthode de J. Corbel
L’analyse des données des calculs pour les
125 bassins versants indique que les quantités
de l’érosion karstique (érosion totale des
calcaires) présente une variabilité
considérable: de 1,1 à 62,0 mm/millénaire.
Pour comparaison, selon J. Corbel (1957),
cette quantité change de 1,1 à 38,3
mm/millénaire. Le maximum s’observe dans
les régions de basses et moyennes montagnes
de l’Altaï, dans la vallée d’Anuï (affluent
gauche de l’Ob) (marqué N 3 selon la Fig. 1).
Les roches karstifiables sont représentées par
les couches épaisses de calcaires, dolomies et
marbres du Protérozoïque (Riphéen),
Cambrien, Silurien et Dévonien.
Fréquemment, on observe en coupe verticale et
en surface, une alternance de roches
karstifiables avec des dépôts imperméables.
On note une fissuration importante de ces
roches. Les formes karstiques sont
représentées par des dolines en entonnoirs, des
pertes, des sources karstiques, des abîmes et
des grottes; parfois on observe des champs de
lapiés, des dépressions karstiques et des arches
naturelles. En moyenne annuelle, la lame d’eau
écoulée superficielle est de 173 mm (les
précipitations sont de 430 mm). Les eaux de
l’Anuï se distinguent par une dureté élevée: en
période d’étiage d’hiver, la valeur atteint 5,21
mg-eq. Le transport solide moyen annuel est
d’environ 140 t/ km
2
.
Le minimum de l’érosion karstique
coïncide avec les gions de relief des
montagnes de Zabaïkalie (N 84, 85) (sud de
Sibérie Orientale), dans les vallées de Borsya
et de Turga (affluents de l’Onon). L’épaisseur
des calcaires, subdivisés en deux bancs
principaux et séparés par des couches de
roches imperméables (épaisseur entre 30 et 70
m), est de 400 m. Ces roches sont rapportées
au Paléozoïque et les couches sont très
disloquées. On observe ici des dolines en
entonnoirs, des pertes, des abîmes, des grottes
et des champs de lapiés. Bien que la dureté de
l’eau en riode d’étiage d’hiver soit de 1,68 à
2,3 mg-eq, l’intensité du développement du
processus karstique dans cette région est
insignifiante. La raison principale est la faible
humidité de ce territoire, or l’humidité est un
facteur fondamental de la karstification. La
lame d’eau écoulée annuellement ici n’est que
de 20 à 22 mm, avec des précipitations de 323
à 368 mm. Les transports solides ne sont que
de 1,3 t/km
2
par an.
Les calculs par la méthode de M. Pulina
L’estimation de l’érosion chimique du karst
par la méthode de M. Pulina n a été effectuée
que pour 31 bassins versants. La plupart des
127 bassins versants considérés précédemment
ont une composition géologique complexe : les
roches karstifiables y alternent avec les roches
imperméables. C’est pourquoi il est difficile,
surtout en l’absence de réseau d’observations
hydrochimiques bien développé en Russie, de
choisir une concentration chimique des eaux
des rivières qui traversent des roches
imperméables. À cause de cela, nos
évaluations se sont basées sur l’information
hydrochimique obtenue pour les bassins
versants lesquels se distinguent par la présence
ininterrompue de roches karstifiables. Lors des
calculs on a tenu compte de la concentration
chimique des précipitations (données du
Service Hydrométéorologique Russe).
Avec la méthode M. Pulina, en Sibérie et
en Extrême–Orient l’érosion chimique du karst
varie de 1,54 à 52,8 mm par millénaire. Le
maximum se trouve au sud du lac de Baïkal,
dans la vallée de Kultuchnaпa (N19). C’est
une région de roches carbonatées de
l’Archéen. La particularité des manifestations
karstiques de ce secteur est leur
développement le long des zones de
déformations tectoniques. On rencontre ici une
multitude de sources karstiques et de pertes. La
grande intensité des processus karstiques est
conditionnée par la grande valeur du module
spécifique (23,7 l/s km
2
). Le minimum de
l’érosion karstique est observé sur le littoral de
la mer de Tchoukotsk. Les roches karstifiables
sont représentées par les calcaires, les
dolomies du Protérozoïque supérieur ou du
Paléozoïque. On observe des dolines en
entonnoirs et des niches de corrosion. La
Particularités du développement récent du karst calcaire de Sibérie et d’Extrême-Orient 207
quantité négligeable de l’érosion karstique est
conditionnée par une concentration faible des
eaux superficielles (24,8 mg/l), un module
spécifique (6,74 l/s km
2
), et une concentration
chimique des précipitations de 6,7 mg/l.
Le rôle prédominant des conditions climatiques quant au
développement du karst de Sibérie et d’Extrême-Orient
Fig. 2. Relations entre l’érosion chimique du karst
calculée par la méthode de M. Pulina, les précipitations
annuelles et les températures annuelles de l’air.
Fig. 3. Relations entre l’érosion des cacaires, estimée par
la méthode de J. Corbel, et les précipitations annuelles
pour les bassins versants de structure géologique
hétérogène.
Le climat
constitue la
principale influence
quant à l’intensité de
la manifestation
karstique: la
corrosion karstique
dépend notamment
des processus
biologiques et
chimiques, qui ont
lieu dans le sol et
dans la végétation
recouvrant la roche.
À son tour, le sol et
végétation dépendent
des quantités de
précipitations et des conditions de température.
Au départ on a réalisé l’analyse des
relations entre
l’intensité de l’érosion
chimique du karst /D
P
/
déterminée par la
méthode de M. Pulina
(Fig. 2) et la valeur des
précipitations mo-
yennes annuelles et des
températures de l’air.
La Fig. 2a montre,
d'une part que
l'augmentation des
valeurs des précipita-
tions détermine une
augmentation de
l’érosion chimique,
d'autre par que deux
types de relations
étudiées se distinguent : le premier concernant
la partie méridionale du pergélisol a été
cartographié (La glaciation..., 1984) ;
deuxième est sans pergélisol. Quant à la Fig.
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