SUR LES ORIGINES ANTHROPOLOGIQUES DU RÉEL CHEZ LACAN
Jean-François de Sauverzac
ERES | Cliniques méditerranéennes
2001/1 - no 63
pages 223 à 237
ISSN 0762-7491
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2001-1-page-223.htm
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Pour citer cet article :
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de Sauverzac Jean-François, « Sur les origines anthropologiques du réel chez Lacan »,
Cliniques méditerranéennes, 2001/1 no 63, p. 223-237. DOI : 10.3917/cm.063.0223
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Jean-François de Sauverzac
Sur les origines anthropologiques du réel
chez Lacan
Les différentes acceptions du réel selon Lacan, qu’il s’agisse de l’objet
cause du désir, de la jouissance autre que phallique, du traumatisme, de l’in-
quiétante étrangeté, de l’aphanisis du sujet peuvent s’ordonner sous un même
terme : son caractère privatif. Il échappe à l’imaginaire ou au symbolique.
Ainsi de l’objet aqui n’entre pas dans le champ de l’image spéculaire ou de
la jouissance « qui se déchiffre », qui échappe au chiffrage des signifiants.
Parmi les principales significations du réel chez Lacan, on peut retenir
les suivantes :
Le réel comme objet : c’est alors la cause du désir inconscient. Dans une
large mesure il se confond avec l’objet partiel de la pulsion, isolé par Freud ;
objet oral, anal, phallique. Il est foncièrement objet perdu, mythique (tel le
sein pour la pulsion orale). Dans l’économie psychique du sujet, il ne se pro-
duit donc jamais de découverte de l’objet mais seulement des retrouvailles
avec le substitut de l’objet perdu, pour Freud comme pour Lacan. Toutefois
Lacan augmente la liste des objets que reconnaissait la théorie classique en y
ajoutant le regard, la voix, le rien 1et en rebaptisant le phallus comme ima-
ginaire ou (-φ). C’est qu’il ne cherche pas à penser la pulsion seulement à par-
tir de son origine érogène dans l’étayage sur le besoin, la fonction vitale, ni
même seulement comme partie de cette fonction liée aux orifices corporels et
aux échanges avec l’extérieur. En effet sa conception nouvelle de l’imaginaire
comme champ spécifié par la relation du sujet à son image spéculaire (stade
du miroir) en excepte l’objet comme ce qui échappe à ladite image : l’objet,
cause du désir, réel, est ce qui chute de l’imaginaire. Il est comme le reste de
Cliniques méditerranéennes, 63
Jean-François de Sauverzac, psychanalyste, 74 bd Ornano, 75018 Paris.
1.Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), dans
Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 817.
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la division dans le rapport de soi à sa propre image. Cet objet, non latéralisé,
se définit comme ce qui n’a pas d’image spéculaire. Pour autant, s’il est hors
de ce champ, il soutient l’image par le fait même qu’il en est retranché. La
réalité extérieure se constitue sur le retrait de l’objet cause du désir. En termes
freudiens, on peut dire qu’elle ne prend une consistance relativement objec-
tive, stable, neutre, que par le désinvestissement du désir. Elle ne se présente
au sujet comme subsistant par elle-même qu’à condition de n’être pas enva-
hie par l’objet cause du désir. Au contraire, elle se distord dès que le réel y
fait irruption. L’autre cesse d’être une réalité en soi pour le paranoïaque du
moment celui-ci ne voit plus en lui qu’un regard persécutif, ou bien
qu’une voix énigmatique, détachée d’un corps et d’un sujet humain, vient le
hanter.
L’objet cause du désir se constitue comme prélevé sur le corps de l’autre,
possibilité d’une jouissance qui renvoie le sujet à telle ou telle pulsion par-
tielle en lui, nécessairement morcelée. Il est manifeste que la liste des objets
reconnue par Lacan doit à d’autres sources que la clinique freudienne. C’est
sa réflexion sur les psychoses (le cas Aimée 2, Schreber 3) qui le conduit à iso-
ler la voix. Et il est probable que le statut qu’il confère au regard lui vient de
sa lecture de L’Être et le Néant de Sartre 4. Quant au rien, plusieurs notations
cliniques de Lacan suggèrent qu’il y voit l’objet emblématique de l’anorexie
mentale, puisque, selon lui, l’anorexique « désire rien ».
Plus généralement, Lacan pose, à la suite de Hegel et de Georges
Bataille, que le désir est désir de lui-même et désir de rien. Enfin, l’écriture
du phallus imaginaire (-φ) résulte de la place que le phallus occupe pour les
sujets des deux sexes dans le fantasme : la réalité de la différence des sexes
persuadant le garçon qu’il pourrait venir à lui manquer. Symétriquement,
comme le dit Freud, c’est parce qu’elle s’imagine castrée que la fille en vient
à désirer le phallus.
À la différence de Freud qui produit une genèse interne de la pulsion à
partir de son étayage sur le besoin, Lacan n’envisage l’objet que comme sous-
traction d’une relation narcissique à l’image de soi, et, du refoulement pro-
duit par l’assujettissement du sujet au langage, au symbolique. Le sujet ne
sait pas d’où il parle et désire, il ignore que son énonciation lui vient d’une
cause en deçà des objets que visent explicitement son discours et son désir.
«La jouissance est interdite à qui parle comme tel », affirme Lacan. L’objet
réel, perdu se constitue comme reste du symbolique et de l’imaginaire : il
apparaît comme ce qui ne figure ni dans l’image spéculaire ni dans l’idéal du
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2. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, 1932, Paris, Le Seuil, 1975.
3.Lacan, séminaire, Livre III, Les Psychoses (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981.
4. Sartre, « Le regard » dans L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1948, p. 310-364.
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moi que pourtant il soutient de l’extérieur l’un et l’autre ; il est le reste d’une
division du sujet qui s’opère chez celui-ci du seul fait qu’il accepte d’en pas-
ser par « le défilé du signifiant ». La loi du langage le divise en sujet de
l’énonciation et sujet de l’énoncé. Celui qui dit « je » dans une phrase, dans
une œuvre, dans l’énonciation de son désir, découvre qu’il ne figure qu’à titre
de mot anonyme et universel dans le « je » de l’énoncé. Toute l’épaisseur de
son moi, de son être, de son désir lié au réel de son histoire et de sa vie, se
trouve laminée par ce passage au signifiant universel 5. Seul moyen d’y
retrouver quelque chose de sa singularité : son style propre.
Le réel ne se constitue pas seulement dans la théorie lacanienne à partir
de la conception nouvelle de l’objet. Il est également une dimension de la
structure au même titre que l’Imaginaire et le Symbolique. Il figure à deux
titres dans la topologie des nœuds borroméens des derniers séminaires 6, car,
dans un souci de cohérence théorique, Lacan finit par concevoir un réel
englobant, celui du nouage borroméen qui est comme la structure totalisante
reliant Réel, Symbolique et Imaginaire. La triade RSI s’impose avec tant d’évi-
dence qu’elle sert bientôt à repenser toutes les catégories fondamentales de
la psychanalyse. Ainsi, non seulement l’objet envisagé sous les trois registres,
imaginaire, réel et symbolique (en particulier dans La Relation d’objet 7), mais
autant le Père et la Mère, qui peuvent être conçus respectivement sous ces
trois chefs.
Par ailleurs, le réel devient synonyme de traumatisme, de ce qui est
impossible à symboliser et qui échappe même à toute prise imaginaire. Ce
serait le cas par exemple de l’hypocondrie et d’un certain type d’affections
psychosomatiques qui ne peuvent déboucher, selon Lacan, sur une perlabo-
ration imaginaire ni symbolique.
Mais Lacan identifie également le réel à la jouissance, laquelle est l’au-
delà de toute prise ou chiffrage dans le symbolique, dans le langage, et,
comme telle, mortifère. Ce n’est pas le moindre paradoxe de sa théorie que
d’assigner à la mort deux positions radicalement antithétiques : le père mort
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5.Cette dualité, qui joue un rôle majeure dans la théorie lacanienne puisqu’elle finit par rem-
placer le refoulement freudien par la division du sujet, n’a pas pour seule origine la théorie lin-
guistique, en particulier celle de Roman Jakobson, mais d’abord la conception hégélienne du
langage telle qu’elle se formule dans la Phénoménologie de l’esprit à propos de la certitude sen-
sible : le vrai n’est pas la certitude de telle perception concrète mais l’universel du mot « main-
tenant » qui les contient toutes possiblement, en se vidant lui-même de tout contenu particulier.
6.Si Lacan distingue d’abord trois registres, le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, susceptibles
d’être noués entre eux selon la prévalence de l’un sur les autres de telle sorte que la coupure de
l’un entraîne inévitablement la séparation des deux autres, il envisagera d’autres modes pos-
sibles de nouage, en particulier un nœud à quatre, dans lequel le symptôme lui-même est un
rond de ficelle qui fait tenir ensemble les trois autres.
7.J.Lacan, séminaire, Livre IV, La Relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994.
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devient le père symbolique, gardien de la loi, celui qui protège de la jouis-
sance mortifère, tandis que la mère, objet de la jouissance, incarne la mort et
la fusion incestueuse.
Autre acception du réel : celle qui fait du sujet de l’énonciation une
exception au discours qu’il tient. Celui qui affirme, frappé de « nullibiquité »,
que tout homme est mortel, ne se compte pas alors parmi les mortels. Tout
sujet d’un discours, fût-il scientifique, mathématique, s’excepte de l’en-
semble que circonscrit son discours même : « Je dis toujours la vérité : pas
toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impos-
sible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible
que la vérité tient au réel 8 Si le je dit toujours la vérité, celle de son désir,
c’est au prix de ne pas s’y inclure puisqu’en déclarant, il ne peut se compter
parmi les déclarés. Tel qui, comme le zoologue, affirme qu’il n’y a pas de
mammifère sans mame, donc qui accorde alors à la mame le caractère d’im-
possible il n’est pas possible qu’elle manque à la classe des mammifères
se retranche du même coup de son énoncé 9. L’élément d’un ensemble ne
peut sortir de l’ensemble pour qualifier l’ensemble auquel il appartient. Il est
nécessairement à l’extérieur. Lacan a donc cherché à fonder une logique de
l’énonciation qui vient contredire la logique aristotélicienne et celle de Kant,
laquelle se fonde précisément sur le possible. Pour Lacan, il n’y a pas de
logique du concept qui ne se fonde sur une logique du discours, laquelle est
d’exclusion puisqu’elle revient à poser la distinction du sujet de l’énonciation
du sujet de l’énoncé.
Un livre entier ne suffirait pas à explorer les dimensions du réel lacanien
que nous avons tenté de distinguer ici. Notre propos ne vise qu’à interroger
la genèse de ce réel lacanien et à souligner certaines de ses ambiguïtés. En
effet, si la déduction a priori de ce réel n’est possible que de sa soustraction
de l’imaginaire et du symbolique, force est de constater qu’en plus d’un
endroit Lacan a commencé par les confondre, comme en témoigne sa concep-
tion d’un petit autre imaginaire qui deviendra ensuite le prototype du réel.
De même il est parfois difficile de saisir en quoi ce réel se distingue du signi-
fiant, comme en témoignent les différentes conceptions lacaniennes de la
lettre. Enfin, est la véritable différence entre le père réel, opérateur de
l’identification masculine, agent de la castration selon Lacan, et le père sym-
bolique qui fonde l’ensemble des hommes, ensemble ordonné par le signi-
fiant phallique, par opposition à l’exception féminine qui ne pourrait se
spécifier que de n’être pas toute, pas toute inféodée au signifiant phallique et
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8.J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974, p. 9.
9.J.Lacan, « L’Identification » (1961-1962), séminaire inédit, en particulier séance du 7 mars 1962.
Voir également « L’Étourdit » dans la revue Scilicet, n° 4, Paris, Le Seuil, 1973.
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