SUR LES ORIGINES ANTHROPOLOGIQUES DU RÉEL CHEZ LACAN

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SUR LES ORIGINES ANTHROPOLOGIQUES DU RÉEL CHEZ LACAN
Jean-François de Sauverzac
ERES | Cliniques méditerranéennes
2001/1 - no 63
pages 223 à 237
ISSN 0762-7491
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2001-1-page-223.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cliniques méditerranéennes, 2001/1 no 63, p. 223-237. DOI : 10.3917/cm.063.0223
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de Sauverzac Jean-François, « Sur les origines anthropologiques du réel chez Lacan »,
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Jean-François de Sauverzac
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Les différentes acceptions du réel selon Lacan, qu’il s’agisse de l’objet
cause du désir, de la jouissance autre que phallique, du traumatisme, de l’inquiétante étrangeté, de l’aphanisis du sujet peuvent s’ordonner sous un même
terme : son caractère privatif. Il échappe à l’imaginaire ou au symbolique.
Ainsi de l’objet a qui n’entre pas dans le champ de l’image spéculaire ou de
la jouissance « qui se déchiffre », qui échappe au chiffrage des signifiants.
Parmi les principales significations du réel chez Lacan, on peut retenir
les suivantes :
Le réel comme objet : c’est alors la cause du désir inconscient. Dans une
large mesure il se confond avec l’objet partiel de la pulsion, isolé par Freud ;
objet oral, anal, phallique. Il est foncièrement objet perdu, mythique (tel le
sein pour la pulsion orale). Dans l’économie psychique du sujet, il ne se produit donc jamais de découverte de l’objet mais seulement des retrouvailles
avec le substitut de l’objet perdu, pour Freud comme pour Lacan. Toutefois
Lacan augmente la liste des objets que reconnaissait la théorie classique en y
ajoutant le regard, la voix, le rien 1 et en rebaptisant le phallus comme imaginaire ou (-φ). C’est qu’il ne cherche pas à penser la pulsion seulement à partir de son origine érogène dans l’étayage sur le besoin, la fonction vitale, ni
même seulement comme partie de cette fonction liée aux orifices corporels et
aux échanges avec l’extérieur. En effet sa conception nouvelle de l’imaginaire
comme champ spécifié par la relation du sujet à son image spéculaire (stade
du miroir) en excepte l’objet comme ce qui échappe à ladite image : l’objet,
cause du désir, réel, est ce qui chute de l’imaginaire. Il est comme le reste de
Jean-François de Sauverzac, psychanalyste, 74 bd Ornano, 75018 Paris.
1. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), dans
Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 817.
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la division dans le rapport de soi à sa propre image. Cet objet, non latéralisé,
se définit comme ce qui n’a pas d’image spéculaire. Pour autant, s’il est hors
de ce champ, il soutient l’image par le fait même qu’il en est retranché. La
réalité extérieure se constitue sur le retrait de l’objet cause du désir. En termes
freudiens, on peut dire qu’elle ne prend une consistance relativement objective, stable, neutre, que par le désinvestissement du désir. Elle ne se présente
au sujet comme subsistant par elle-même qu’à condition de n’être pas envahie par l’objet cause du désir. Au contraire, elle se distord dès que le réel y
fait irruption. L’autre cesse d’être une réalité en soi pour le paranoïaque du
moment où celui-ci ne voit plus en lui qu’un regard persécutif, ou bien
qu’une voix énigmatique, détachée d’un corps et d’un sujet humain, vient le
hanter.
L’objet cause du désir se constitue comme prélevé sur le corps de l’autre,
possibilité d’une jouissance qui renvoie le sujet à telle ou telle pulsion partielle en lui, nécessairement morcelée. Il est manifeste que la liste des objets
reconnue par Lacan doit à d’autres sources que la clinique freudienne. C’est
sa réflexion sur les psychoses (le cas Aimée 2, Schreber 3) qui le conduit à isoler la voix. Et il est probable que le statut qu’il confère au regard lui vient de
sa lecture de L’Être et le Néant de Sartre 4. Quant au rien, plusieurs notations
cliniques de Lacan suggèrent qu’il y voit l’objet emblématique de l’anorexie
mentale, puisque, selon lui, l’anorexique « désire rien ».
Plus généralement, Lacan pose, à la suite de Hegel et de Georges
Bataille, que le désir est désir de lui-même et désir de rien. Enfin, l’écriture
du phallus imaginaire (-φ) résulte de la place que le phallus occupe pour les
sujets des deux sexes dans le fantasme : la réalité de la différence des sexes
persuadant le garçon qu’il pourrait venir à lui manquer. Symétriquement,
comme le dit Freud, c’est parce qu’elle s’imagine castrée que la fille en vient
à désirer le phallus.
À la différence de Freud qui produit une genèse interne de la pulsion à
partir de son étayage sur le besoin, Lacan n’envisage l’objet que comme soustraction d’une relation narcissique à l’image de soi, et, du refoulement produit par l’assujettissement du sujet au langage, au symbolique. Le sujet ne
sait pas d’où il parle et désire, il ignore que son énonciation lui vient d’une
cause en deçà des objets que visent explicitement son discours et son désir.
« La jouissance est interdite à qui parle comme tel », affirme Lacan. L’objet
réel, perdu se constitue comme reste du symbolique et de l’imaginaire : il
apparaît comme ce qui ne figure ni dans l’image spéculaire ni dans l’idéal du
2. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, 1932, Paris, Le Seuil, 1975.
3. Lacan, séminaire, Livre III, Les Psychoses (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981.
4. Sartre, « Le regard » dans L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1948, p. 310-364.
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moi que pourtant il soutient de l’extérieur l’un et l’autre ; il est le reste d’une
division du sujet qui s’opère chez celui-ci du seul fait qu’il accepte d’en passer par « le défilé du signifiant ». La loi du langage le divise en sujet de
l’énonciation et sujet de l’énoncé. Celui qui dit « je » dans une phrase, dans
une œuvre, dans l’énonciation de son désir, découvre qu’il ne figure qu’à titre
de mot anonyme et universel dans le « je » de l’énoncé. Toute l’épaisseur de
son moi, de son être, de son désir lié au réel de son histoire et de sa vie, se
trouve laminée par ce passage au signifiant universel 5. Seul moyen d’y
retrouver quelque chose de sa singularité : son style propre.
Le réel ne se constitue pas seulement dans la théorie lacanienne à partir
de la conception nouvelle de l’objet. Il est également une dimension de la
structure au même titre que l’Imaginaire et le Symbolique. Il figure à deux
titres dans la topologie des nœuds borroméens des derniers séminaires 6, car,
dans un souci de cohérence théorique, Lacan finit par concevoir un réel
englobant, celui du nouage borroméen qui est comme la structure totalisante
reliant Réel, Symbolique et Imaginaire. La triade RSI s’impose avec tant d’évidence qu’elle sert bientôt à repenser toutes les catégories fondamentales de
la psychanalyse. Ainsi, non seulement l’objet envisagé sous les trois registres,
imaginaire, réel et symbolique (en particulier dans La Relation d’objet 7), mais
autant le Père et la Mère, qui peuvent être conçus respectivement sous ces
trois chefs.
Par ailleurs, le réel devient synonyme de traumatisme, de ce qui est
impossible à symboliser et qui échappe même à toute prise imaginaire. Ce
serait le cas par exemple de l’hypocondrie et d’un certain type d’affections
psychosomatiques qui ne peuvent déboucher, selon Lacan, sur une perlaboration imaginaire ni symbolique.
Mais Lacan identifie également le réel à la jouissance, laquelle est l’audelà de toute prise ou chiffrage dans le symbolique, dans le langage, et,
comme telle, mortifère. Ce n’est pas le moindre paradoxe de sa théorie que
d’assigner à la mort deux positions radicalement antithétiques : le père mort
5. Cette dualité, qui joue un rôle majeure dans la théorie lacanienne puisqu’elle finit par rem-
placer le refoulement freudien par la division du sujet, n’a pas pour seule origine la théorie linguistique, en particulier celle de Roman Jakobson, mais d’abord la conception hégélienne du
langage telle qu’elle se formule dans la Phénoménologie de l’esprit à propos de la certitude sensible : le vrai n’est pas la certitude de telle perception concrète mais l’universel du mot « maintenant » qui les contient toutes possiblement, en se vidant lui-même de tout contenu particulier.
6. Si Lacan distingue d’abord trois registres, le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, susceptibles
d’être noués entre eux selon la prévalence de l’un sur les autres de telle sorte que la coupure de
l’un entraîne inévitablement la séparation des deux autres, il envisagera d’autres modes possibles de nouage, en particulier un nœud à quatre, dans lequel le symptôme lui-même est un
rond de ficelle qui fait tenir ensemble les trois autres.
7. J. Lacan, séminaire, Livre IV, La Relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994.
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devient le père symbolique, gardien de la loi, celui qui protège de la jouissance mortifère, tandis que la mère, objet de la jouissance, incarne la mort et
la fusion incestueuse.
Autre acception du réel : celle qui fait du sujet de l’énonciation une
exception au discours qu’il tient. Celui qui affirme, frappé de « nullibiquité »,
que tout homme est mortel, ne se compte pas alors parmi les mortels. Tout
sujet d’un discours, fût-il scientifique, mathématique, s’excepte de l’ensemble que circonscrit son discours même : « Je dis toujours la vérité : pas
toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible
que la vérité tient au réel 8. » Si le je dit toujours la vérité, celle de son désir,
c’est au prix de ne pas s’y inclure puisqu’en déclarant, il ne peut se compter
parmi les déclarés. Tel qui, comme le zoologue, affirme qu’il n’y a pas de
mammifère sans mame, donc qui accorde alors à la mame le caractère d’impossible – il n’est pas possible qu’elle manque à la classe des mammifères –
se retranche du même coup de son énoncé 9. L’élément d’un ensemble ne
peut sortir de l’ensemble pour qualifier l’ensemble auquel il appartient. Il est
nécessairement à l’extérieur. Lacan a donc cherché à fonder une logique de
l’énonciation qui vient contredire la logique aristotélicienne et celle de Kant,
laquelle se fonde précisément sur le possible. Pour Lacan, il n’y a pas de
logique du concept qui ne se fonde sur une logique du discours, laquelle est
d’exclusion puisqu’elle revient à poser la distinction du sujet de l’énonciation
du sujet de l’énoncé.
Un livre entier ne suffirait pas à explorer les dimensions du réel lacanien
que nous avons tenté de distinguer ici. Notre propos ne vise qu’à interroger
la genèse de ce réel lacanien et à souligner certaines de ses ambiguïtés. En
effet, si la déduction a priori de ce réel n’est possible que de sa soustraction
de l’imaginaire et du symbolique, force est de constater qu’en plus d’un
endroit Lacan a commencé par les confondre, comme en témoigne sa conception d’un petit autre imaginaire qui deviendra ensuite le prototype du réel.
De même il est parfois difficile de saisir en quoi ce réel se distingue du signifiant, comme en témoignent les différentes conceptions lacaniennes de la
lettre. Enfin, où est la véritable différence entre le père réel, opérateur de
l’identification masculine, agent de la castration selon Lacan, et le père symbolique qui fonde l’ensemble des hommes, ensemble ordonné par le signifiant phallique, par opposition à l’exception féminine qui ne pourrait se
spécifier que de n’être pas toute, pas toute inféodée au signifiant phallique et
8. J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974, p. 9.
9. J. Lacan, « L’Identification » (1961-1962), séminaire inédit, en particulier séance du 7 mars 1962.
Voir également « L’Étourdit » dans la revue Scilicet, n° 4, Paris, Le Seuil, 1973.
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ne saurait donc constituer un ensemble, une expression bien formée au sens
de la logique, puisqu’aucun signifiant unique ne la circonscrit ?
C’est l’un des paradoxes de la théorie de Lacan que de mettre d’abord au
compte de l’imaginaire ce qui sera repensé ultérieurement comme réel. En
effet le prototype de l’objet est ce petit autre qu’il repère dans les Complexes
familiaux 10 dans l’expérience décrite par saint Augustin de l’invidia 11 : spectacle du puîné appendu au sein maternel et qui suscite chez l’aîné ce regard
d’envie qui le détruit lui-même. De cette expérience, qu’il mentionnera plusieurs fois et dans des traductions différentes, Lacan tire par une série de
métonymies l’objet (a), lettre dont il souligne le caractère privatif. Dans ces
premiers schémas de la structure psychique il écrit d’ailleurs (a)’utre 12.
Comme certains auteurs, Françoise Dolto en particulier, Lacan fait de l’identification à l’autre et de l’agressivité qu’elle suscite en retour l’un des ressorts
essentiels et de la structuration psychique et des troubles psychopathologiques induits par la jalousie. Mais la genèse de l’objet s’opère par tout un jeu
de déplacements : c’est d’abord le spectacle de la complétude formée par le
puîné et le sein maternel qui est insupportable à l’aîné ; c’est ensuite l’autre,
le puîné, le semblable qui devient l’objet imaginaire ; enfin le sein lui-même
qui devient l’objet réel cause du désir. Mais, tout aussi bien, puisque l’invidia
dérive du latin videre (voir, regarder), le regardé se retourne : le spectacle
regarde le sujet 13. Hésitation ou dialectique ?
En revanche, si Lacan, fidèle à Freud, considère que l’objet en psychanalyse est foncièrement perdu, il va, autrement que Freud et en s’inspirant de
la conception de Georges Bataille, faire porter l’accent sur d’autres caractères
de cet objet : il est déchet et impossible. Deux termes qui sont au centre de la
conception de l’objet telle qu’elle s’exprime dans des ouvrages majeurs de
Bataille, L’Érotisme 14 et La Part maudite 15, ainsi que dans sa conception du
sacrifice (Théorie de la religion 16) et dans un certain nombre d’articles (« La
valeur d’usage de DAF de Sade 17 », le « Dossier hétérologie 18 »). Bataille a
10. Lacan, 1938, Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction
en psychologie, Paris, Navarin, 1984.
11. Saint Augustin, Confessions, tr. P. de Labriole, Paris, Les Belles Lettres, 1969, 2 vol. Le passage
des Confessions, Livre I, ch. VII, t. I, ne comporte pas, non plus que le contexte, le terme invidia.
12. Schéma L, dans « Le séminaire sur La Lettre volée », 1957, dans Écrits, op. cit., p. 53.
13. Thématique largement développée par Lacan plus tard dans « Le regard comme objet petit
a », dans séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Le
Seuil, 1973, p. 65-109.
14. Bataille, L’Érotisme, 1957, Paris, Minuit, 1992.
15. Bataille, La Part maudite précédée de La Notion de dépense, Paris, Minuit, 1980.
16. Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1974, coll. « Idées ».
17. Bataille, Œuvres Complètes, tome II, Écrits posthumes 1922-1940, Paris, Gallimard, 1987.
18. Bataille, ibid.
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voulu promouvoir une sociologie du sacré dont les fondements sont : l’assimilation de l’être avec la mort comme lieu de la continuité (alors que l’individu humain serait condamné à la solitude radicale dans son être discontinu) ;
l’analogie entre l’acte sexuel et le sacrifice, la femme occupant la place d’un
objet qui permet à l’homme de se perdre, de se diluer dans l’être, dans une
jouissance mystique. Enfin et surtout, Bataille pose avec insistance l’équation
déchet = sacré, excrément = divin. Il n’est pas possible de superposer une
telle équivalence aux équations freudiennes (excrément = cadeau = enfant =
phallus), lesquelles sont au principe d’un échange symbolique sur lequel
achoppe la conception bataillienne. Lacan partage avec Bataille une conception de l’objet comme impossible à éliminer 19. Freud, tout en relevant l’incidence de l’objet perdu dans la compulsion de répétition, insiste sur ses
possibilités de substitution. L’objet de la pulsion, indifférent, se prête, à travers une série d’ersatz, à des destins pulsionnels qui peuvent aller jusqu’à la
sublimation. Lacan ne méconnaît évidemment pas cette dimension mais privilégie finalement son caractère de déchet. Bataille déclarait : « Je suis […] un
saint 20. » Lacan : le psychanalyste est comme un saint, « il décharite 21 »,
occupant la place de l’objet (a), du déchet (le sein, la voix, le regard, l’excrément, le phallus imaginaire).
Lacan fait explicitement du désir pervers le paradigme du désir
humain 22 et du fétiche le prototype de l’objet, en soulignant d’ailleurs que le
désir pervers « se soutient d’un objet inanimé », ce que confirme surabondamment l’attrait de Bataille pour le cadavre, l’excrément et leurs succédanés. Alors qu’il se démarque radicalement de sa conception sur bien des
points, Lacan rejoint Bataille en pensant le désir comme désir de demeurer
désir, « ultime affirmation du sujet », désir de rien 23. Formulations directement inspirées de Bataille qui voit dans l’expérience mystique, sommet de
l’érotisme, la révélation d’une absence d’objet. L’œuvre protéiforme de Bataille
ne se laisse enfermer dans aucun cadre. Il n’a pas, à proprement parler, fondé
une sociologie ou une anthropologie du sacré, mais amassé des matériaux
19. Modèle de cet objet déchet, de ce « tout autre » ou « corps étranger » pour Bataille, l’objet anal
dont il fournit plusieurs catalogues d’équivalents, depuis le vomissement jusqu’au culte des
morts et au divin (cf. « La valeur d’usage de DAF de Sade », dans Œuvres Complètes, t. II, op. cit.,
p. 56, 58-59).
20. Bataille, « Méthode de méditation », La Somme athéologique, dans Œuvres Complètes, vol. V,
Paris, Gallimard, 1973, p. 208.
21. J. Lacan, Télévision, op. cit., p. 28.
22. J.-F. de Sauverzac, Le Désir sans foi ni loi. Lecture de Lacan, Paris, Aubier 2000. Version remaniée d’une thèse de doctorat en psychopathologie fondamentale et psychanalyse (Paris 7) : « Le
Désir dans la doctrine de Jacques Lacan : ses origines philosophiques et psychanalytiques ; ses
implications idéologiques ».
23. J. Lacan, « Le Désir et son interprétation », séminaire inédit (1958-1959).
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pour un programme jamais achevé, soutenu par l’intuition que le sacré fétichise le déchet, l’objet sacrifié. Sa vision athéologique qui veut un divin pour
le haïr, la beauté pour la souiller, l’interdit pour le transgresser, n’est esquissée qu’à grands traits. Elle s’inspire, en en détournant le sens et la portée,
aussi bien de la conception philosophique, hégélienne du sacrifice que de
l’anthropologie de Marcel Mauss dans l’Essai sur le don 24. Bataille privilégie
dans l’œuvre de Mauss le potlatch, le sacrifice, la consumation, la suprématie du désir sur l’objet. Sa conception de l’érotisme mystique vise à la perte
de soi au travers d’un objet sacrifié : la femme, la prostituée ravalée au rang
d’objet mais élevant du même coup au sacré dans la souillure de l’acte
sexuel, par la profanation de sa beauté. Impossible à éliminer, l’objet sacrifié,
le déchet, le cadavre brille de l’éclat d’une horreur qui fascine 25. Bataille
évoque la « destitution sacrificielle de l’objet ». Lacan parlera de la cure analytique comme « destitution subjective ». Selon Bataille, l’érotisme est pour le
sujet l’expérience de la perte de soi, les limites du discontinu s’effacent dans
le continu, dans l’être confondu avec la mort. À cette disparition du sujet fait
écho son évanouissement dans la théorie lacanienne comme en témoignent
l’analyse du rêve du père mort 26 et la dualité du sujet de l’énonciation et du
sujet de l’énoncé. Enfin, pour Bataille le potlatch est l’épreuve la plus haute
du triomphe de l’être sur l’avoir. Idée qui se retrouve dans la conception lacanienne de la « tragédie du désir » comme ultime affirmation du sujet.
Lacan distingue toujours plus nettement les registres symbolique, réel,
imaginaire. Bien avant sa rencontre avec le structuralisme, l’anthropologie de
Lévi-Strauss et la conception saussurienne du langage comme système d’oppositions et de différences, il cherche (Les Complexes familiaux dès 1938) à penser « l’autonomie du symbolique » et son rôle fondateur, en faisant appel à la
notion de complexe (qu’il tire de Jung) comme articulation du culturel au
biologique dans la structuration du sujet humain. Il se réfère alors explicitement à des sociologues et anthropologues (Durkheim et Malinowki).
L’originalité de la pensée de Lacan par rapport à celle de Freud se
marque donc avec Les Complexes familiaux par une double préoccupation : à
une époque où il n’a pas encore constitué la catégorie du symbolique comme
24. M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »,
1923-1924, dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968.
25. C’est l’une des thématiques de l’œuvre de Bataille, particulièrement de L’Érotisme.
26. Ce rêve est analysé par Freud dans la Traumdeutung, G.W., II-III, p. 432-433 (L’Interprétation
des rêves, tr. fr. I. Meyerson revue par D. Berger, Paris, PUF, 1967, p. 366-367) en termes œdipiens.
Lacan lui confère une portée existentielle radicale dans « Le Désir et son interprétation », séance
du 12 décembre 1958 ; cf. également dans « Subversion du sujet et dialectique du désir… » dans
Écrits, op. cit., p. 802 et séminaire XVII, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Le Seuil,
1991, p. 142-143.
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Autre, lieu tiers fondateur de la relation intersubjective par la médiation du
langage, il cherche un fondement de l’inconscient dans une détermination
« sociologique », culturelle non seulement par la référence aux notions sociologiques de famille, d’alliance mais par le rôle culturel que joue le complexe
qui est une réponse à la défaillance de l’instinct chez l’être humain et à sa prématuration. De ce point de vue il est significatif que Lacan insiste sur la
famille comme institution symbolique, avec sa hiérarchie, l’autorité et la
transmission, bien avant que Lévi-Strauss ne la définisse dans Les Structures
élémentaires de la parenté comme entité symbolique (à quatre termes) et non
comme réalité naturelle et biologique à trois termes. Il est donc manifeste que
la réflexion de Lacan sur l’anthropologie lui a ouvert un accès au concept
d’Autre et de symbolique qui ne se trouve pas chez Freud. Simultanément, le
complexe lui sert à éclairer la relation imaginaire à l’autre, avec la jalousie et
l’invidia dans ce qu’il nomme complexe de l’intrusion et qui s’éclaire par le
stade du miroir, puisque l’autre, le semblable, le double s’y découvre comme
intrus. Là encore la pensée de Lacan se détache de la seule relation imaginaire intersubjective puisque l’envie comme la jalousie se déclarent sur le
fond d’une relation à un tiers, la mère : « Le moi se constitue dans le drame
de la jalousie en même temps que l’autrui.[…] Elle [la jalousie] se constitue
comme l’archétype des sentiments sociaux 27. » Selon Lacan, s’ébauche « la
reconnaissance d’un rival, c’est-à-dire d’un “autre” comme objet 28. » Objet
qu’il pensera ultérieurement comme réel.
La conception d’un déterminisme du symbolique qui s’inspire de l’anthropologie de Lévi-Strauss mènera Lacan à circonscrire le réel dans le cadre
d’une anthropologie inverse, celle de Bataille. L’anthropologie de LéviStrauss est une théorie du don, de l’échange symbolique avec obligation de
donner et de recevoir, celle de Bataille, vertige de la perte, de la part maudite
et de la consumation dans le sacrifice.
Le réel chez Bataille est indissociable d’une aspiration mystique, d’un
érotisme sacré dit-il, qui culmine dans l’espoir de se perdre dans l’autre ou
dans l’être-là des choses : la perte de soi volontaire est impliquée dans l’érotisme 29, mais elle fonde l’espoir ultime de L’Expérience intérieure lorsque la
réalité extérieure pénètre le sujet et abolit l’opposition dehors dedans : c’est
proprement le moment d’une jouissance 30. Il s’agit alors d’une appréhension
27. Les Complexes familiaux, op. cit., p. 46. Cette dernière phrase est comme le contrepied de la
fameuse formule de Freud qui fait du cri et de l’appel au Nebenmensch « le premier de tous les
motifs moraux » dans Le Projet de psychologie scientifique.
28. Ibid., p. 37.
29. Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 37.
30. Bataille, « L’extase, récit d’une expérience en martie manquée », dans L’Expérience intérieure,
dans La Somme athéologique, Œuvres Complètes, V, t. I, Paris, Gallimard, 1973, p. 131.
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de l’inconnu comme « d’une présence qui n’est plus distincte en rien d’une
absence 31 », ou encore de jouir de n’être plus soi-même 32. Le réel, chez
Bataille, est abolition des limites. Lacan le pointe par exemple dans le sentiment d’inquiétante étrangeté qui s’empare de Freud lorsque, cherchant à éviter un quartier où il a rencontré des prostituées, ses pas le reconduisent au
même endroit. Le signifiant s’est dérobé. Il ne se souvient pas du nom de la
place, et le réel fait retour comme intrusion d’une présence indésirable. C’est
le trop plein de présence qui constitue aussi bien le réel chez Sartre dans La
Nausée, comme ce qui échappe à toute prise du langage. Le réel, c’est l’impossible dira Lacan, « c’est quand on se cogne ». Impossible dont Bataille, le
premier, a voulu faire un objet essentiel de sa réflexion.
Dans le séminaire Le Transfert 33, Lacan, identifie le réel, l’objet cause du
désir à l’agalma, ce « piège à dieux » qu’Alcibiade loge en Socrate comme ce
qu’il y a de plus admirable et brillant. Or, selon Lacan, pour les Grecs, « le
réel, c’est les dieux ». Dans son article « La notion mythique de la valeur en
Grèce 34 », Louis Gernet rassemble les différentes significations du terme
agalma qui désigne la valeur : aussi bien ce qui vient de l’autre monde que
l’offrande aux dieux, la statue de la divinité, et qui exprime plus généralement une idée de richesse 35. En se référant à Marcel Mauss, il souligne l’ambivalence de cette notion et particulièrement « la puissance redoutable
inhérente à cet objet 36 », qui recèle « la force contraignante du don 37 ».
L’agalma est donc bien comparable à cet objet investi d’un mana et qui doit
circuler entre les hommes jusqu’à revenir aux dieux, comme l’illustre la
légende du trépied des Sept Sages, lequel, accordé à Thalès pour sa sagesse,
circule de main en main, fait retour à Thalès qui le consacre à Apollon 38. Mais
s’il est vrai que, pour Lacan, l’objet a est susceptible d’occuper différentes
places (il le souligne à propos du cas Dora), ou d’entrer dans une série de
substitutions (rats, florins, pour l’homme aux rats), c’est au signifiant, au
phallus qu’il assigne préférentiellement le pouvoir de circuler tel le furet. À
l’instar de Bataille, il situe les fonctions extrêmes de cet objet tantôt comme
31. Ibid., p. 17.
32. Ibid., p. 147.
33. Le Transfert, séminaire VIII [1960-1961], Paris, Le Seuil, 1991.
34. Louis Gernet, 1948, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Champs Flammarion, 1982.
35. Op. cit., p. 127.
36. Ibid., p. 141.
37. Jean-Louis Henrion, La Cause du désir : l’agalma de Platon à Lacan, Paris, Point Hors Ligne, 1993,
est sans doute fondé à extrapoler du statut de l’agalma, objet d’échange symbolique, à celui des
femmes, objets d’échange entre les hommes dans les Structures élémentaires de la parenté.
38. Louis Gernet, art. cit. dans op. cit., p. 130-134.
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fétiche tantôt comme déchet, tel un corps mort au fond de l’eau arrimant toujours le sujet à sa chaîne.
Lacan cherche à purifier la seconde topique freudienne de son anthropomorphisme et repense l’œdipe à partir d’une structure non pas triangulaire mais à quatre termes : le sujet, le Nom du père, le désir de la mère et le
phallus comme signifiant. Ce travail de refondation ne va pas sans hésitations. On peut en prendre pour exemple le moment du « Séminaire sur La
Lettre volée 39 ». Lacan invite expressément son auditoire à reconnaître dans
la lettre le quatrième terme d’une structure à géométrie variable puisque les
places de chacun des protagonistes se redistribuent en plusieurs donnes à
chaque étape du conte. Il précise que la lettre « est pour chacun son inconscient 40 ». Et il montre comment chacun se trouve assujetti au signifiant, le
ministre en particulier. C’est la lettre qui prend possession de lui 41, comme
l’atteste le fait que depuis qu’il la détient, il se féminise, après se l’être destinée en la retournant, ce qui scelle son identification à la reine. Il est clair que
la lettre est le signifiant (le phallus), pour autant qu’elle est, comme objet
perdu, l’objet du désir de la reine ; qu’elle assure, semble-t-il, à celui qui l’a
distraite un pouvoir castrateur à l’égard et de la reine et du roi. Si le ministre
la convoite, c’est uniquement parce qu’elle est l’objet du désir de l’Autre,
puisque son contenu est inconnu. C’est l’un des sens possibles de la formule
lacanienne : « Le désir, c’est le désir de l’Autre », ou encore : « Le signifiant
est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » ; car telle est bien la
portée de cette lettre qui représente le sujet, le ministre, par rapport à la possibilité de confisquer le phallus à son profit. Cette lettre pourrait s’écrire en
langage lacanien (-φ) puisqu’elle occupe pour le ministre la place de ce qui
manque à sa propre image pour qu’elle soit idéale.
Selon Lacan, dans ce conte la lettre est le symbole. Sans doute. Mais la
façon dont il conçoit ce qui la promeut au rang de signifiant montre bien qu’il
l’envisage également sous les registres du réel et de l’imaginaire à la lumière
desquels il interprète aussi bien les effets de son trajet et de son destin. Elle
est un signifiant, donc de l’ordre symbolique, pour autant qu’elle gouverne
la logique d’une structure et que sa circulation, tel le furet qui apparaît ou
disparaît, dans un binaire de - et de +, gouverne le désir de chaque protagoniste, mais surtout du ministre, de la reine et de Dupin. Le roi, qui n’a rien
vu, n’est qu’une statue, son pouvoir n’est symbolique que de pouvoir être
entamé par une révélation qui attenterait à sa dignité. L’imaginaire se déploie
39. Écrits, op. cit., p. 11-61, et séminaire Livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique
de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Le Seuil, 1980, en particulier ch. XVI, p. 225-240.
40. Le Moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 231.
41. Ibid., p. 234.
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en plusieurs champs induits par l’incidence de l’objet, la lettre, sur le regard :
regard du ministre ; regard de la reine qui verra, sans en pouvoir mais, le subterfuge du ministre effectuant la substitution d’une lettre à l’autre ; regard du
roi qui ne voit rien. L’imaginaire n’est pas moins présent dans les spéculations de Dupin sur le jeu de pair-impair qui conduisent toutefois à la reconnaissance symbolique que le message a été inversé : la lettre sur la cheminée
du ministre, cheminée en laquelle Lacan voit un symbole du sexe féminin.
Lui-même interprète la première scène du conte qui se joue dans le boudoir
comme « scène primitive 42 ». Ce qui donne à entendre clairement que le
ministre est dans la position d’un enfant désireux de percer le mystère de la
sexualité. La lettre qui passe sous ses yeux l’oriente tout droit à vouloir le
phallus de la mère, dont il occupera malgré lui l’inconfortable place à la fin
du conte. Lacan, sans le nommer objet (a), désigne explicitement un reste 43 :
la lettre « laissée pour compte par le ministre et que la main de la Reine peut
maintenant rouler en boule ». Voilà le déchet, l’objet qui peut chuter, puisqu’un signifiant du désir va maintenant à sa place animer la partie. (On pourrait reconnaître éventuellement dans ce reste l’excrément que laisse l’enfant
à la mère au lieu du phallus qu’il veut conserver contre celle-ci.) Si Lacan
oublie dans la suite de son commentaire le sort de cette autre lettre bonne à
jeter au panier, c’est qu’en définitive, le signifiant, pour le ministre, redevient
objet, fétiche. De cette lettre qui devait lui conférer un pouvoir, il ne peut rien
faire. Elle est même, selon Lacan, investie du pouvoir magique qui est celui
d’un « mauvais mana 44 », c’est-à-dire qu’elle correspond très exactement au
statut ambigu de l’objet symbolique qui circule dans la kula décrite par
Malinowski 45 et exploré conceptuellement par Mauss dans l’Essai sur le don.
Le circuit de l’échange symbolique impose à celui qui reçoit l’obligation de
donner à son tour et de ne pas confisquer à son profit l’objet, faute de quoi le
pouvoir de celui-ci se retournera contre qui veut le conserver. Comme pour
le pervers, selon la définition qu’en donne Lacan lui-même, le désir du
ministre « se soutient donc de l’idéal d’un objet inanimé », d’un objet qui ne
peut plus circuler. Lacan donne à entendre que le destin du ministre, une fois
la lettre récupérée par Dupin, ne peut s’achever que dans le suicide. Comme
pour le joueur qui a perdu sa mise. Retour du refoulé : le ministre trouve luimême une lettre qui ne lui découvre pas seulement que chacun « reçoit de
l’Autre son propre message sous une forme inversée » (« un destin si
42.
43.
44.
45.
Écrits, p. 12.
Ibid., p. 13.
Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 239.
B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental (1922), tr. A. & S. Devyver, Paris,
Gallimard, 1989, coll. « Tel ».
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funeste… ») ; elle ne lui laisse au fond que le choix de disparaître lui-même
comme le semblant qu’il avait laissé à la reine pour sauver les apparences :
un reste à rouler en boule.
On peut donc conclure qu’en 1954-1955 Lacan ne distingue pas encore
nettement les registres que sa topologie isolera méthodiquement : le symbolique, l’imaginaire et le réel, comme l’atteste son interprétation de la lettre qui
occupe alternativement la fonction de symbole et d’objet cause du désir.
Cette ambiguïté ne disparaît pas totalement de la pensée de Lacan, selon
nous, puisque, bien plus tard, après avoir théorisé précisément l’objet a
comme réel, impossible, et radicalement distinct du signifiant, il lui confère
un statut nouveau en le nommant plus-de-jouir dans L’Envers de la psychanalyse 46. Très explicitement il l’assimile alors à la plus-value selon Marx et définit cette dernière comme « spoliation de la jouissance ». L’objet a ainsi
entendu ne se confond plus avec le sein intériorisé par le sujet ou l’excrément
auquel il s’est identifié depuis son enfance, puisqu’il redevient assez platement la jouissance que le sujet attend imaginairement de la possession d’un
objet qui ne vaut à ses yeux que parce qu’un autre semble en jouir. Certes, ce
n’est qu’un aspect d’une nouvelle perspective théorique qui se donne comme
horizon la jouissance absolue comme hors du langage et fusion mortifère
avec le maternel. Cependant l’objet a, dans les quatre discours que Lacan
veut alors promouvoir, ne figure pas à ce titre mais seulement comme objet
d’envie, d’invidia. Infléchissement de la théorie qui pose la question des critères de délimitation entre le réel, l’imaginaire et le symbolique dans la
conception lacanienne.
La même question se pose lorsqu’il s’agit de discerner réel et symbolique
en ce qui concerne la fonction paternelle. « Qu’est-ce qu’un père ? – C’est le
père mort, répond Freud 47. » Et l’on sait que Lacan s’emploie à construire la
fonction symbolique du père, la métaphore paternelle, sur l’idée que « le père
n’est qu’un nom », un signifiant, celui sans lequel aucun autre signifiant
n’aurait de sens. Mais il prend soin de préciser que le père symbolique n’est
lui-même qu’un « effet de signifiant » (il n’y a de signifiant que par rapport
à un autre signifiant, de père que relativement à la mère). Or, en définissant
le père réel comme agent de la castration, celui qui empêche la jouissance (de
l’enfant et de la mère), il ne trouve pas d’autres qualificatifs que ceux qu’il
emploie pour le père symbolique. Le père réel, qui n’est pas celui de la réalité, s’identifie à sa fonction : opérateur de la castration, il est lui-même « effet
de signifiant », et celui auquel on paie sa dette.
46. Lacan, séminaire XVII, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Le Seuil, 1991.
47. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 812.
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Le symbolique, le réel et l’imaginaire sont aujourd’hui des catégories de
la pensée psychanalytique acceptées par tous à juste titre. Leur pouvoir de
clarification ne saurait être remis en cause. Toutefois, et c’est le cas de bien
des innovations – qu’on pense par exemple au concept de pulsion chez Freud
– leur délimitation conceptuelle, qu’on ne saurait confondre avec l’usage rhétorique et dogmatique qu’en font certains, laisse parfois des ambiguïtés en
suspens, comme en témoignent les incertitudes de Lacan lui-même dans
l’élaboration de sa pensée. Notre propos n’était pas ici d’en faire un repérage
systématique mais seulement d’en relever quelques aspects indicatifs sans
doute d’un espace de jeu, d’une liberté dans la pensée de Lacan que sa postérité trop souvent occulte.
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LACAN, J. 1981. Séminaire, Livre III, Les Psychoses (1955-1956), Paris, Le Seuil.
LACAN, J. 1994. Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil.
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BIBLIOGRAPHIE
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Résumé
Les différentes significations du réel chez Lacan, parmi lesquelles l’objet a cause du
désir, le traumatisme, la jouissance féminine, l’évanouissement du sujet, s’unifient
dans une appréhension négative qui isole son caractère privatif, son retrait hors du
symbolique ou de l’imaginaire, sa position d’exception. Ce concept provient d’origines différentes : il se confondait d’abord avec le petit autre imaginaire dans l’analyse de l’envie. Mais il doit beaucoup également aux conceptions anthropologiques :
celle de G. Bataille qui conçoit l’objet du désir comme perte et déchet, celles de Marcel
Mauss, de Louis Gernet, de C. Lévi-Strauss qui l’envisagent comme objet d’échange
symbolique dans une économie du don obligé et comme doué d’un pouvoir ambivalent, bénéfique et maléfique. En témoignent certaines hésitations de Lacan sur le statut réel, imaginaire ou symbolique de cet objet, à l’époque de sa lecture de La Lettre
volée d’E. Poe.
Mots clés
Agalma, anthropologie, déchet, fétiche, imaginaire, impossible, invidia, jouissance, objet a
cause du désir, perte, phallus, réel, signifiant, symbolique.
ANTHROPOLOGICAL ORIGINS OF LACAN’S REAL
Summary
Lacan’s different meanings of the Real, among which the a object cause of desire,
trauma, female pleasure, fading of the subject, join themselves in a negative apprehension which isolates its privative nature, its withdrawal from Symbolic or
Imaginary, its exception status. Such a concept arises from different origins : it was
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LACAN, J. 1960-1961. Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, Paris, Le Seuil, 1991.
LACAN, J. 1961-1962. Séminaire, Livre IX, « L’Identification », inédit.
LACAN, J. 1964. Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.
LACAN, J. 1969-1970. Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970),
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MALINOWSKI, B. 1989. Les Argonautes du Pacifique occidental (1922), tr. A. & S. Devyver,
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first mingle with the imaginary « little other » in the analysis of envy. But it owes a lot
to anthropological conceptions : Bataille’s, who sees the object of desire as loss or
waste, Mauss’s, Gernet’s, Levi-Strauss’s, who consider it as an object of symbolic
exchange in a bound gift economy, as well as blessed with ambivalent power, benefic
and malefic. As evidences : some hesitations of Lacan regarding the real, imaginary
or symbolic status of this object, at the time he was reading Poe’s Purloined Letter.
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Keywords
Agalma, anthropology, fetish, imaginary, impossible, invidia, loss, phallus pleasure (ecstasy),
a object cause of desire, real, signifier, symbolic, waste.
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