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23 Le futur
du
capitaLisme
Le capitalisme est menacé. On a perdu conance dans le monde des affaires, et les décideurs
politiques adoptent des mesures qui minent la croissance économique. Pour sortir de ce cercle
vicieux, les entreprises doivent repenser leur rôle et créer de la valeur partagée.
.
Auteurs : M E. P  M R. K
Harvard Business review
L’avis de
Pierre Batellier
Coordonnateur
développement durable
et chargé de cours en
responsabilité sociale de
l’entreprise à HEC Montréal
« Les auteurs, véritables
“papes” de la stratégie,
appellent les entreprises
à améliorer l’intégration
des enjeux sociétaux sur le
plan stratégique, mais ils
écartent certaines questions
exigeant des compromis
entre profits et société. »
Depuis quelques années, le monde des affaires est vu comme l’une des principales
causes des problèmes sociaux, environnementaux et économiques. Et, selon
une idée largement répandue, les entreprises se développeraient aux dépens de
la communauté.
Ce n’est pas tout. Plus les entreprises ont adhéré à l’idée qu’elles ont une res-
ponsabilité sociale, plus on les a blâmées pour les échecs de la société. Jamais, dans
l’histoire récente, le bien-fondé de leur façon d’agir n’a été autant débattu. Et
cette perte de confiance amène les décideurs politiques à adopter des mesures qui
nuisent à la compétitivité et à la croissance économique. Le monde des affaires est
tombé dans un cercle vicieux.
Illustration : P B
PreMiuM  DOSSIER : Management durable
X
23
 PreMiuM
DOSSIER : Management durable
Les entreprises sont responsables en grande
partie de cette situation, parce qu’elles se sont
cantonnées, au cours des dernières décennies,
dans une théorie aujourd’hui dépassée de la
création de la valeur. En interprétant cette
notion de façon étroite, elles ont obstinément
cherché à maximiser leurs performances finan-
cières à court terme, sans égard aux besoins les
plus élémentaires des consommateurs ni aux
facteurs propres à contribuer à leur propre
succès à long terme. C’est ce qui explique que les
entreprises négligent à ce point la satisfaction de
leur clientèle, la raréfaction des ressources
naturelles, la solidité de leurs principaux four-
nisseurs et le désarroi, face aux problèmes éco-
nomiques des collectivités qui les font vivre et
dont elles sont parties prenantes. Si ce n’était
pas le cas, elles ne verraient pas, par exemple, la
délocalisation dans des pays où les salaires sont
inférieurs comme la seule solution durable pour
assurer leur compétitivité.
Pour réconcilier le monde des affaires et la
société, les entreprises doivent réagir ; les entre-
prises de pointe et les leaders les plus éclairés le
savent bien, et des indices laissent d’ailleurs
penser qu’un nouveau modèle est en train
d’émerger. Mais il faudrait un cadre général
pour mieux orienter les efforts qui se font en ce
sens, puisque, dans la plupart des entreprises,
on comprend encore la responsabilité sociale
comme une notion dont les composantes sont
périphériques plutôt que centrales.
En fait, ce cadre général doit s’appuyer sur le
principe de la valeur partagée, qui permet
non seulement de créer de la valeur économique,
mais aussi de la valeur qui peut profiter à la
société tout entière, en répondant à ses besoins et
en lui permettant de relever les défis qu’elle
affronte. La valeur partagée n’est pas extérieure
à l’activité des entreprises, elle en fait partie
intégrante. Mais il ne faut pas confondre valeur
partagée et responsabilité sociale, philanthropie
ou développement durable : la valeur partagée est
une nouvelle façon d’assurer le succès des entre-
prises. C’est pourquoi ces dernières doivent
recréer un lien entre réussite économique et
progrès social. Nous croyons que ce principe peut
mener les entreprises à une toute nouvelle façon
de concevoir leurs activités.
De plus en plus d’entreprises — GE, Google,
IBM, Intel, Johnson & Johnson, Nestlé, Unilever et
Wal-Mart, par exemple —, qui ne sont pourtant
pas connues pour faire du sentiment, ont adopté
le principe de la valeur partagée et travaillent à
modifier le rapport entre leurs performances et
les besoins de la société. Et nous commençons
tout juste à entrevoir le réel pouvoir de cette
approche. Sans compter que, pour que celle-ci
puisse être largement mise en œuvre, il faut que
les dirigeants d’entreprise acquièrent de nouvelles
compétences : une vision plus précise des
besoins sociétaux, une meilleure compréhension
des bases véritables de la productivité et la capa-
cité de travailler hors du cadre de la rentabilité à
tout prix, par exemple.
Le capitalisme reste un système incomparable
pour satisfaire les besoins de l’humanité de
façon toujours plus efficace ainsi que pour
créer de l’emploi et de la richesse, mais une
conception étroite de ce système a bien souvent
empêché les entreprises d’exploiter leur plein
potentiel et de contribuer à relever les grands
défis auxquels la société fait face. Les occasions
n’ont pourtant pas manqué, mais on ne les a pas
saisies. Parce que c’est en se comportant comme
des organisations dont l’Objectif est le profit
— et non comme des œuvres de bienfaisance —
que les entreprises constituent la plus grande
force susceptible de résoudre les problèmes
urgents de nos sociétés. Le moment est donc
venu de repenser le capitalisme, car les besoins
sont de plus en plus nombreux. En outre, les
consommateurs et les travailleurs — en particu-
lier ceux des nouvelles générations — demandent
aux entreprises de faire leur part.
Les entreprises doivent redéfinir leur rôle, ce
qui signifie créer de la valeur partagée et pas
seulement du profit. C’est ce qui permettra de
lancer une nouvelle vague d’innovation et de
productivité dans l’économie mondiale, et de
remodeler le capitalisme. Et c’est ainsi que les
entreprises retrouveront leur légitimité, passa-
blement malmenée depuis un certain temps.
Finis les compromis !
Voilà trop longtemps que le monde des affaires
et la société s’affrontent. La faute en revient, en
partie, aux économistes qui ont défendu l’idée
que, pour être profitables à l’ensemble de la
société, les entreprises devaient tempérer leurs
ardeurs économiques. Selon la théorie néoclas-
sique, tout progrès social (une meilleure
sécurité ou des emplois pour les personnes han-
dicapées, par exemple) constitue une contrainte
L’avis de
Pierre Batellier
Laggravation
de la crise
financière actuelle
et des crises socio-
environnementales
– comme celles
attribuables à BP
en Louisiane ou à
l’exploitation du
gaz de schiste
au Québec –
ont contribué
à exacerber la crise
de légitimité et
la perception
publique
d’indifférence des
entreprises envers
le bien-être
de la société.
De surcroît,
la population
est consciente que
les nombreux
gestes posés
le sont sous
la contrainte,
plutôt qu’issus
d’une démarche
intègre de révision
du rôle de
l’entreprise dans
la société.
25
 PreMiuM
24
pour les entreprises, qui se traduit inévitable-
ment par une augmentation des coûts et une
réduction des bénéfices.
Le concept d’externalités, une notion connexe,
mène à la même conclusion. On parle d’ex-
ternalités quand une entreprise engendre un
coût social (la pollution, par exemple). L’une
des conséquences et c’est une croyance à
l’origine de nombreuses décisions gouverne-
mentales est que, face à ce phénomène, la
société se doit d’adopter des normes et
d’imposer les entreprises (et à la limite, de les
condamner à des amendes) pour que celles-ci
« internalisent » ces externalités.
C’est cette même croyance qui marque les
stratégies de la plupart des entreprises, qui
négligent généralement les considérations so-
ciales ou environnementales qui influencent
pourtant leurs activités et l’économie en géné-
ral. Parce que les entreprises considèrent leur
existence et leurs activités comme des réalités
incontestables, elles voient toute tentative de
régulation comme étant contraire à leurs inté-
rêts la résolution des problèmes de société
incombant, selon elles, aux gouvernements et
aux organisations non gouvernementales (ONG).
Et quand, en réaction à la pression extérieure,
elles en viennent à accepter une partie de cette
responsabilité — et à la voir comme une source
inévitable de dépenses —, ce n’est en général que
dans le but de soigner leur image de marque
(toute autre raison entraînant une utilisation
irresponsable de l’argent des actionnaires). Les
gouvernements, de leur côté, adoptent souvent
des politiques qui rendent difficile la création de
valeur partagée. Bref, chacune des parties consi-
dère l’autre comme un obstacle sur son chemin
et agit en conséquence.
Ce sont les besoins sociétaux, et pas seule-
ment les besoins économiques au sens tradition-
nel du terme, qui définissent les marchés, et le
concept de valeur partagée tient compte de
cette réalité. Il prend aussi en considération, par
ailleurs, que les torts causés à la société ou
certaines failles dans son fonctionnement (le
gaspillage d’énergie ou de ressources, les
accidents, le besoin de pallier le manque de
scolarité par de la formation) entraînent souvent
des coûts internes pour les entreprises. Enfin,
adopter le principe de valeur partagée, c’est
comprendre que le risque de causer des préjudices
à la société et les contraintes qui en résultent ne
signifient pas inévitablement une hausse des
coûts : ils se présentent plutôt comme une occa-
sion d’innover, en ayant recours à de nouvelles
technologies ou à de nouvelles méthodes
d’exploitation et de gestion, pour augmenter la
productivité et les parts de marché.
La valeur partagée n’a donc rien à voir avec
des préférences individuelles, ni avec une
volonté de « partager » (ou de redistribuer) la
valeur que produisent les entreprises. Créer de la
valeur partagée, c’est faire profiter un plus grand
nombre de la valeur sociale et économique ainsi
produite. Prenons l’exemple du commerce équi-
table : l’objectif est dans ce cas d’accroître la
proportion des revenus qui reviennent à des
producteurs pauvres, en leur donnant un meilleur
prix pour leur récolte. L’intention est louable,
mais il n’en reste pas moins que le commerce
équitable est avant tout une redistribution de la
valeur ainsi créée et qu’il n’entraîne aucunement
la création de plus de valeur. Quand on adopte
la perspective du partage de la valeur, on cherche
plutôt à améliorer les techniques de culture,
à renforcer l’ensemble des fournisseurs et
L’avis de
Pierre Batellier
Formule-choc
ranimant le débat
sur les relations
entreprises-
société, la valeur
partagée ne doit
pas écarter
trop vite
la responsabilité
sociale (RSE).
Les organisations
commencent à
peine à comprendre
et à expérimenter
ce concept à
des niveaux
véritablement
stratégiques.
Les exemples
choisis par les
auteurs sont,
ici, donnés
essentiellement
sous la bannière
RSE !
Quand les entrepreneurs s’intéressent
aux communautés les plus pauvres, les occasions
de développement et de progrès social croissent
de façon exponentielle.
DOSSIER : Management durable
des intervenants locaux, afin de permettre aux
producteurs d’améliorer leur efficacité, leur
rendement, ainsi que la qualité et la durabilité de
leurs produits. Il en résulte un accroissement
des revenus et des bénéfices, qui profite tant aux
producteurs qu’aux entreprises avec lesquelles
ils font affaire. Des études récentes réalisées
auprès de producteurs de cacao de la Côte
d’Ivoire indiquent que si le commerce équitable
peut accroître les revenus des producteurs de
10 % à 20 %, ces chiffres grimpent à plus de
300 % quand on adopte plutôt l’approche de la
valeur partagée.
Les origines de la valeur partagée
La compétitivité des entreprises et la vitalité des
régions elles s’installent sont étroitement
liées. D’une part, le succès des entreprises
dépend de la « santé » de la région, puisqu’il
faut qu’il existe une demande pour leurs pro-
duits, mais aussi parce qu’elles ont besoin de
suffisamment d’infrastructures pour créer un
environnement propice à leurs activités. D’autre
part, les régions ont besoin d’entreprises floris-
santes, qui créent de l’emploi et de la richesse
pour les citoyens. Étant donné cette interdépen-
dance, les politiques publiques qui affaiblissent
la productivité ou la compétitivité des entre-
prises sont donc nuisibles surtout dans
l’économie mondialisée d’aujourd’hui, où l’on
peut facilement délocaliser des installations, et
donc des emplois. Il va sans dire que cela ne fait
pas toujours l’affaire des gouvernements et
des ONG.
Selon une lecture étroite et éculée de la
notion de capitalisme, les entreprises contri-
buent au bien-être des citoyens en faisant des
profits grâce auxquels elles créent des emplois,
paient des salaires, font des achats et des inves-
tissements et paient de l’impôt. Tout ce qui
touche au social ou au communautaire n’est pas
considéré comme étant de leur ressort.
Cette conception influence la pensée entre-
preneuriale depuis deux décennies. La préoccu-
pation première des entreprises est de vendre
leurs produits et services à un nombre toujours
plus grand de consommateurs. La compétition
féroce et les pressions exercées par les action-
naires pour améliorer les performances à court
terme ont conduit les dirigeants à restructurer
leurs entreprises, à supprimer des emplois,
voire à déménager leurs installations là où les
salaires étaient moins élevés. Les investisseurs
ont ainsi accumulé des capitaux. Dans la plupart
des cas, cela s’est soldé par une marchandisation
à tout crin, une concurrence des prix, peu de
véritable innovation, une croissance interne
lente et un manque d’avantage compétitif réel.
Même quand les profits augmentent, les
communautés tirent peu de bénéfices de ce
genre de compétition. Les citoyens ont même
l’impression que c’est à leurs dépens que les
entreprises engrangent les profits, un sentiment
qui s’est intensifié avec la reprise économique
actuelle, puisque l’augmentation des profits n’a
réduit ni le chômage, ni les difficultés des petites
entreprises, ni les pressions énormes qui s’exer-
cent sur les services publics.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. À
une certaine époque, les meilleures entreprises
acceptaient de jouer des rôles multiples afin de
satisfaire les besoins des travailleurs, des com-
munautés et des entreprises avec lesquelles elles
faisaient affaire. L’intégration verticale des entre-
prises a entraîné une plus grande dépendance face
aux fournisseurs externes, et l’approvisionnement
à l’étranger ainsi que les délocalisations ont
affaibli le lien entre les entreprises et la commu-
nauté. En fait, à force de délocaliser, les entre-
prises ont perdu tout contact avec ce qui était
leur environnement immédiat au départ. Ce
n’est pas un hasard si la plupart d’entre elles se
disent maintenant « mondiales ».
Il est vrai que ces transformations ont conduit
à de grands progrès en ce qui a trait à l’efficacité
économique ; mais d’importantes occasions de
créer de la valeur ont été gaspillées, et quelque
chose de plus capital encore a été perdu : la
réflexion stratégique s’est vidée de son sens.
En cherchant à mieux comprendre l’environ-
nement dans lequel se situent leurs entreprises,
les dirigeants ont porté l’essentiel de leur atten-
tion sur leur domaine d’activité. La structure
d’une industrie a bien sûr un effet décisif sur la
rentabilité des entreprises qui en font partie, mais
l’endroit où les entreprises choisissent de s’ins-
taller a également un effet déterminant sur la
productivité et l’innovation, et c’est là un élé-
ment que les dirigeants ont souvent négligé.
Comment créer de la valeur partagée
Les entreprises peuvent créer de la valeur
économique tout en créant de la valeur qui pro-
fitera à la société, et ce, de trois façons : en
L’avis de
Pierre Batellier
La rareté
croissante
des ressources
naturelles,
les besoins
accrus de
main-d’œuvre
qualifiée ou
de fournisseurs
spécialisés,
les nouveaux
enjeux de proximité
des marchés,
la nécessité
de gouvernements
forts
financièrement
et politiquement
comme agents
de stabilité
modèrent
l’argument
de la mobilité
des entreprises.
Celles-ci doivent
aujourd’hui
se reconnecter
avec leur milieu
et interagir avec
des gouvernements
et communautés
renforcés.
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