activités informelles et développement urbain : une critique à

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ACTIVITÉS INFORMELLES ET DÉVELOPPEMENT URBAIN :
UNE CRITIQUE À LA NOTION DE CAPITALISME POPULAIRE
À TRAVERS LE CAS DE LIMA
Émilie DORÉ
Docteure en sociologie
EHESS/CADIS, Paris
[email protected]
Résumé
L'économie informelle a fait l'objet de nombreux débats : on a souvent dénoncé ses
conséquences, ou affirmé son potentiel. A travers la critique de la notion de capitalisme
populaire, et en observant le cas de Lima, nous soulignerons un phénomène souvent oublié : la
multiplication des petites initiatives économiques provoque une trop forte concurrence et un effet
de saturation. Les inégalités territoriales et sociales, qui alimentent l'exode rural, entraînent le
renouvellement de la misère urbaine : seule la prise en compte de ces problèmes pourrait inverser
la tendance à la multiplication des petites activités peu rentables.
Resumen
Un intenso debate se ha formado en torno a la economía informal. Se denunció sus
consecuencias, o, al contrario, se afirmó sus potencialidades. A través de une crítica a la noción
de capitalismo popular, y observando el caso de Lima, enfatizaremos la existencia de un
fenómeno que pocas veces se menciona : la multiplicación de las pequeñas iniciativas
económicas provoca un efecto de saturación debido a la fuerte competencia. Las desigualdades
territoriales y sociales, a raíz del éxodo rural, perpetúan y renuevan la miseria urbana. Tomar en
cuenta estos problemas es imprescindible para frenar la tendencia a la multiplicación de
actividades poco rentables.
Abstract
Informal economy has been at the heart of many debates. While its consequences have often been
denounced, its potential has been asserted too. Through a criticism of the notion of popular
capitalism, and taking Lima as an example, this article aims at underscoring an underestimated
phenomenon: The proliferation of small economic activities leads to excessive competition, and
saturation. Territorial and social inequalities, which encourage rural exodus, perpetuate urban
poverty. Acknowledging these problems is essential in order to try and curb this increase in the
number of small enterprises that lack profitability.
113
Introduction
Le terme d'économie informelle est apparu dans les années 1970 pour désigner un phénomène
particulièrement présent dans les pays du Sud : l'existence d'une multitude d'activités
économiques, qui naissent le plus souvent dans les secteurs populaires, et qui émergent en dehors
du cadre législatif des pays concernés 1. La notion d'« informalité » s'est répandue dans les
analyses des économistes, puis des sociologues et des anthropologues. Elle a acquis une place
importante dans les politiques publiques et de coopération : d'emblée, en effet, s'est posée la
question du traitement à donner à l'économie informelle. Faut-il l'encourager, la faire disparaître,
essayer de provoquer des changements en son sein, lesquels ? Peut-on s'appuyer sur elle pour
réduire la pauvreté ou créer des emplois ?
Depuis presque un demi-siècle, plusieurs réponses ont été données et ont influencé les politiques
nationales et internationales d'aide au développement.
L'économie informelle : une chance ou un handicap ?
En Amérique Latine, l'économie informelle représente en moyenne 57 % de l'emploi en milieu
urbain et plus de 70 % dans le cas du Pérou (Perry et al., 2007). La ville apparaît comme le lieu
d'émergence de tous les « petits boulots ». Une fois le constat posé, reste à savoir comment
considérer un tel phénomène.
Dans un premier temps, les observateurs ont mis en avant le fait que l'informalité d'un grand pan
des activités économiques était révélatrice d'un « dysfonctionnement » du système économique et
social. C'est souvent en terme de marginalité que se développe cette idée. Une série d'études
financée par le PREALC-OIT dans les années 1980 présentait l'existence d'un important secteur
informel comme le résultat d'un excédent structurel de force de travail provoqué par l'explosion
démographique, les migrations et la mécanisation du secteur « moderne » de l'économie. Selon
ces travaux, les migrants issus de l'exode rural se convertissent en informels en arrivant en ville,
car ils se voient obligés d'inventer des moyens d'obtenir des ressources pour survivre, et se
dirigent pour cela vers des branches où il y a une faible assignation de capital par individu. Dans
cette vision, souvent qualifiée de dualiste, les informels vivent en marge de l'économie moderne,
ils en sont structurellement exclus. Ils ne sont pas vus comme des moteurs de l'économie, et ce
sont les limitations de leurs activités économiques qui sont analysées et mises en avant (voir
notamment Perez-Sainz, 1991). Seule une petite frange de ces entreprises aurait vocation à
devenir plus rentable et à s'accroître.
Mais des visions plus positives apparaissent au cours des années 1980 : l'économie informelle
pourrait jouer un rôle efficace de substitution capable de compenser la perte d'emplois massive
qu'on observe alors dans les grandes et moyennes entreprises du secteur industriel notamment.
Mieux encore, l'économie informelle présenterait des caractéristiques très adaptées aux
1
Le critère du non respect de la législation sur les entreprises est le plus souvent mis en avant pour définir les
entreprises informelles, mais certaines instances ajoutent aussi le critère de la taille ; le Bureau International du
Travail recommande de ne prendre en compte comme informelles que les unités regroupant moins de 10 personnes.
Au Pérou pourtant, les entreprises informelles recensées peuvent compter jusqu'à 49 travailleurs. Cependant, il est
clair que plus une entreprise croît, plus elle a des chances, statistiquement, d'être formelle. 75 % des microentreprises (moins de 9 travailleurs au Pérou) sont informelles, et 63% des petites entreprises (de 9 à 49 personnes)
sont formelles (voir Ministerio del Trabajo del Peru, 2005).
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évolutions de l'économie globale, puisqu'elle est composée en grande partie de micro-entreprises
aux coûts salariaux très faibles, qui sauraient, par leur flexibilité, faire face à la crise et aux aléas
de la conjoncture. Ce point de vue implique que la micro-entreprise informelle n'a pas forcément
vocation à grandir et à devenir une entreprise formelle, puisque c'est justement sa petite taille et
ses faibles coûts qui la garantiraient contre les difficultés ( Cornia, Jolly, Stewart, 1987).
On peut bien sûr objecter qu'une telle vision permet aux Etats de se défausser des problèmes
engendrés par les remous de l'économie en espérant que les chômeurs se débrouilleront seuls
pour se forger un emploi... Mais elle est surtout inopérante : les emplois créés dans l'économie
informelle ne remplacent pas les emplois perdus dans l'économie formelle. Ils ne se situent pas
dans les mêmes secteurs; la substitution ne serait faisable que dans le secteur de l'industrie légère,
et seule une proportion minime de l'emploi urbain pourrait être transféré de l'industrie formelle
aux micro-entreprises (Lautier, 1989).2
La question de la flexibilité des petites unités économiques informelles, censée garantir leur plus
grande compétitivité, est également battue en brêche par plusieurs facteurs : d'abord, il n'est pas
dit que les entreprises informelles soient réellement en concurrence avec les entreprises
formelles, puisqu'elles ne couvrent pas exactement les mêmes activités. Quand c'est le cas, par
exemple dans le secteur de l'industrie légère, les micro-entreprises souffrent souvent d'une
difficulté à faire des produits de qualité, par manque de compétences et d'investissement. De plus,
le faible poids des contraintes juridiques, en matière d'emploi notamment, ne garantit pas que les
patrons et surtout les salariés informels supportent très longtemps une baisse de rentabilité
(Lautier, 2004 : 28).
Si l'informalité et la petite taille des initiatives économiques des secteurs populaires ne leur
permettent pas, en tant que telles, de constituer une alternative viable pour les pays les plus
concernés, alors elles font figure de simples béquilles, qui permettent la survie des plus pauvres...
Certains auteurs ne se sont pas résolus à ce diagnostic pessimiste et ont tâché de découvrir la
pépinière d'opportunités qui se cache derrière l'informalité.
Si les micro-entreprises formées en marge de la législation peinent à être viables, il faut les aider
à croître, et cela passe par leur formalisation. Le dynamisme et l'esprit d'entreprise qui naissent
dans les secteurs les plus défavorisés ne devraient pas être gâchés par des conditions
défavorables : c'est à peu près en ces termes que se pose le problème pour les partisans de ce que
l'on appelle le capitalisme populaire.
Le capitalisme populaire
Hernando De Soto est un économiste péruvien, auteur d'un ouvrage qui, à la fin des années 1980
(De Soto, 1989), a eu un énorme retentissement en Amérique Latine, et a influencé les politiques
publiques au Pérou jusqu'à aujourd'hui. Cet ouvrage promeut la notion de capitalisme populaire.
L'argument de De Soto repose sur deux postulats principaux : les entrepreneurs informels
agissent de façon rationnelle en suivant leurs propres intérêts, ils visent à accroître la rentabilité
2
Bruno Lautier montre également que, alors que l'industrie licencie des employés en moyenne assez qualifiés, dotés
d'un niveau de compétences notables, l'emploi informel créé est en majorité lié à un très faible investissement de
départ et à une très faible qualification; il n'absorbe donc que peu les populations qui ont perdu un emploi formel
(Lautier, 2004 : 25 et 95).
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de leur entreprise ; mais par ailleurs, la législation complexe et pesante, et la bureaucratie en
général, rendent la formalisation de leur activité difficile.
De Soto n'idéalise pas l'informalité, car elle est source de nombreux obstacles pour les
entrepreneurs. Il attribue la lenteur de la consolidation des micro-entreprises à leur impossibilité à
faire valoir leurs droits et à utiliser certaines formules juridiques : par exemple, il note que les
informels ne peuvent pas faire crédit, ni non plus bénéficier d'un crédit, ou bien à taux d'usure, et
ne font pas de réparations ni ne donnent de garanties sur leurs produits. Ils ne disposent pas des
installations nécessaires à la commercialisation de produits sophistiqués, n'ont pas de magasins
adéquats ni de systèmes de sécurité, et tardent à décider de tels investissements à cause du
manque de sécurité dans lequel les plonge l'informalité: leurs biens peuvent être à tout moment
confisqués, et quand ils veulent s'assurer d'un lieu de vente fixe par invasion d'un terrain, les
coûts de cette invasion freinent durablement leurs possibilité d'investir plus directement dans leur
commerce3.
Parallèlement, De Soto croit en la capacité de ces mêmes entrepreneurs à consolider leurs
activités, s'ils avaient la possibilité de la formaliser. Il montre qu'avec le temps, les microentreprises se stabilisent et augmentent leur volume d'activités. Souvent, les petits entrepreneurs
commencent par pratiquer un petit commerce ambulatoire itinérant. Ils achètent un petit chariot à
moindre prix et ils se déplacent avec. S'ils ne peuvent acquérir ce chariot, ils transportent
quelques bibelots dans une boîte qui, ouverte, servira de présentoir. Cette phase est, selon De
Soto, utile à l'observation: le commerçant ou la commerçante apprend à connaître la ville,
« observe quels produits se vendent », « voit d'autres ambulants apparemment plus prospères,
qui travaillent avec des chariots mais au même endroit chaque jour » (De Soto, 1989, p67). Il se
familiarise avec les fournisseurs, apprend de parents ou d'amis plus expérimentés. Il finit par
augmenter ses ventes en identifiant les lieux de passage de ses potentiels clients. L'échelle de ses
activités augmente au fil des années. La boîte devient un chariot, le chariot cède la place à un
kiosque ambulant, puis à un poste plus grand qui n'est plus réellement destiné à être changé de
place. Selon l'auteur, il aspire alors à la stabilité et à la sécurité.
Les commerçants cherchent à se sédentariser, soit en acquérant un bien immobilier, soit en
formant entre eux des contrats tacites d'invasion par lesquels ils s'emparent d'un terrain vague
pour y installer un marché. Ils s'organisent alors en associations de commerçants et sont prêts à
faire front ensemble si les pouvoirs publics tentent de les déloger.
L'hypothèse de De Soto est que sans les freins légaux qui les empêchent de se transformer en
entreprises légalement constituées, les petites initiatives économiques se consolideraient plus vite
et leurs créateurs deviendraient les promoteurs d'un capitalisme populaire à même d'impulser le
développement du pays. Il est donc partisan d'un formalisation des entreprises, mais pour y
parvenir, il préconise que soient grandement simplifiées les procédures d'enregistrement, que
soient allégées les charges fiscales et que la législation sur le travail soit considérablement
assouplie. La « forme imposée devient minimale et molle », comme le note Bruno Lautier
(Lautier, 2004, p101).
3
Il est vrai que de façon générale, l'informalité est clairement liée à la pauvreté. Plus un département est pauvre, plus
il compte de travailleurs informels ; par ailleurs, les revenus mensuels d'un travailleur d'une petite entreprise formelle
sont 75% plus élevés que ceux d'une petite entreprise informelle ( voir Ministerio del Trabajo del Peru, 2005).
116
La théorie de De Soto fit de fervents adeptes parmi les libéraux, car elle préconise un accès
facilité à la propriété, un assouplissement des conditions de création d'une entreprise, des charges
et des conditions d'embauche, et une lutte contre la corruption d'Etat qui favoriserait les « groupes
d'intérêts corporatistes » (syndicats, corporations, représentants de salariés de secteurs
traditionnels de l'économie). En 1990, elle inspira la campagne du candidat Mario Vargas Llosa à
l'élection présidentielle au Pérou. De Soto devint ensuite conseiller du Président Alberto
Fujimori, qui lança une vague de déréglementation du droit du travail et travailla à la facilitation
du processus d'enregistrement des entreprises.
Plus de 20 ans après la publication de son ouvrage, c'est un constat d'échec qui doit être tiré.
Entre 1997 et 2003, le nombre de travailleurs informels a augmenté de 4.5 % au Pérou (Perry et
al, 2007, p 5). Les programmes de formalisation sont un échec, car ils n'ont touché qu'un nombre
restreint d'entreprises : celles qui étaient les plus viables, en général. La plupart des microentreprises ne sont guère concernées car elles peinent à atteindre le stade de l'accumulation, et
même à embaucher. Par ailleurs, dans la seule capitale du pays, qui abrite un grand nombre
d'initiatives économiques informelles depuis des décennies, la pauvreté s'est accrue ces dernières
années (elle touchait 31,8 % de la population en 2001, contre 36,6 % en 2004 selon l'Institut
National de Statistiques INEI). Pourtant, le discours des décideurs face à l'informalité reste le
même depuis 20 ans : l'accès à la formalisation semble être la seule réponse, même si un manque
de conviction l'accompagne, et les quelques programmes d'aide économique, tels que les
programmes de micro-crédit, font plutôt l'effet d'un saupoudrage.
Se serait-on trompé de solution? Tout d'abord, s'il est vrai que la bureaucratie est un obstacle à la
formalisation, il est utile de souligner que l'absence de formalité est loin d'être le seul obstacle à
la prospérité des micro-entreprises. Nous souhaitons ici mettre l'accent sur une difficulté majeure
que rencontrent ces initiatives : la concurrence. La plupart des micro-entreprises ne font guère
concurrence aux grandes entreprises formelles, mais plutôt à leurs semblables (Lautier, 2004, p
64-65). Or cette concurrence est redoutable, car si les entreprises sont très petites, elles sont par
contre très nombreuses. Une logique d'imitation sous-tend la plupart des nouvelles initiatives. Le
marché apparaît comme un gâteau que l'on devrait partager en un nombre excessif de parts : il est
émietté à l'extrême.
Ce n'est donc sans doute pas sous l'angle de leur informalité que le problème se pose de façon la
plus aiguë pour les micro-entreprises.
Le problème des « filons »
Le cas des micro-entreprises de Lima illustre les questions que nous venons d'évoquer. Ces
initiatives économiques sont fragmentées, c'est-à-dire que dans la majorité des cas elles sont
individuelles, ou familiales4.
4
La fragmentation peut être favorisée par la faiblesse des institutions publiques, par la perte d'identité et de repères
qui peut résulter de la migration, par la violence politique, et par des processus plus subtils qui bloquent la possibilité
de s'identifier à ses voisins, comme l'action de stigmates sociaux et raciaux qui se glissent même dans les relations
entre habitants d'un même quartier (Doré, 2009). Bruno Lautier note aussi qu'en rendant impossible
l'accomplissement des solidarités communautaires obligées (à cause de l'irrégularité et de la faiblesse des revenus),
l'infomalité de l'emploi contribue fortement aux phénomènes d'individualisation. (Lautier, 2004)
117
Les quartiers populaires sont habités par des migrants issus de l'exode rural, et venant souvent des
Andes, mais aussi par leurs descendants, car la migration interne est massive depuis une
cinquantaine d'années. En décidant de monter une petite entreprise, ils ne peuvent guère compter
que sur eux-mêmes et leur famille proche pour les aider. Ils sont cependant très attentifs à la
façon dont les autres habitants font pour survivre, et s'inspirent de leurs stratégies. L'observation
est, pour ainsi dire, leur seule école pour développer leurs capacités d'initiative économique.
Dans un tel contexte, chaque nouvelle initiative aggrave la concurrence extrême et la saturation
des marchés. Quelques secteurs sont traditionnellement prisé des petits entrepreneurs, car ils
nécessitent un investissement minimal : la vente ambulante de friandises ou produits d'épicerie,
de CD pirates, de petits bijoux sans grande valeur marchande, de bouteilles d'eau et de sodas, ou
encore l'offre de services de mécanique automobile, de coiffure, de couture, de plomberie, de
maçonnerie, de jardinerie etc... L'offre est depuis des décennies en surnombre et fragmentée dans
ces secteurs, les plus aptes à fournir une activité aux migrants sans formation particulière.
L'originalité vaut donc de l'or, elle est la clef pour sortir du marasme provoqué par la saturation
des secteurs d'activités habituels des micro-entrepreneurs. Parvenir à se démarquer permet de
sortir du piège où sont engluées nombre de petites initiatives économiques. Mais s'il arrive
qu'une nouvelle idée de négoce surgisse, elle connaît un succès fulgurant, puis est imitée et
répliquée jusqu'à saturation, c'est-à-dire jusqu'au point où de nombreux commerces doivent
fermer par l'effet de la concurrence, signe que le filon est épuisé. Le secteur a perdu de son
originalité, il ne disparaît pas, bien sûr, mais devient banal, maintenu à un niveau de rentabilité
bas.
Un exemple que nous avons observé pendant un travail de terrain dans un grand quartier précaire
de l'Est de Lima, Huaycán5, peut illustrer ce phénomène. Au début des années 2000, l'installation
d'une cabine internet était encore à Huaycán une bonne idée. La première cabine internet avait
engendré de substantiels bénéfices. Beaucoup de jeunes gens ayant quelque habileté en
informatique s'étaient empressés d'imiter cette initiative; ils voulaient profiter de l'aubaine, ce qui
est parfaitement rationnel. La concurrence devint de plus en plus rude, et les cabines ouvraient
partout. La baisse des prix qui s'en suivit permit une démocratisation de l'accès à internet à
Huaycán. Elle entraîna aussi des difficultés croissantes à entretenir le matériel informatique, qui
tombe souvent en panne, à payer décemment le personnel, à offrir un service de qualité, en
somme. Finalement, de nombreuses cabines fermèrent, car elles ne pouvaient trouver d'équilibre
entre des frais relativement important d'entretien des machines et une concurrence exacerbée. Un
grand nombre de cabines subsiste, mais le secteur n'est plus un filon. C'est un marché comme les
autres, tiré vers le bas par la concurrence, où les services proposés sont souvent de faible qualité.
On pourrait décrire le même processus en parlant de téléphones portables, de DVD pirates etc.
Les changements technologiques sont de grands pourvoyeurs de filons. Les conduites des
pobladores rendent fulgurantes leur démocratisation rapide et leur banalisation, mais la donne
économique ne se trouve pas bouleversée pour autant dans les quartiers pauvres. La
5
Ce travail a été fait dans le cadre de recherches sur les perceptions et conduites des habitants de Huaycán, entre
2004 et 2006, et a constitué en l'observation de la vie du quartier assortie d'une série d'une soixantaine d'entretiens
semi-structurés à des habitants de 17 à 35 ans (voir Doré, 2009).
118
fragmentation, l'émiettement et la multiplication des initiatives, et la saturation du marché que
cela entraîne, freinent la consolidation des activités économiques.
La consolidation
Malgré tout, quelques entreprises parviennent à survivre et à s'agrandir. L'informalité, mais
surtout la concurrence telle que nous l'avons illustrée, rendent ce processus lent mais pas
impossible. De Soto avait sans doute sur-estimé la capacité des micro-entreprises à se transformer
en succès économiques, en parlant avant tout de celles qui avaient réussi et en étant plus discret
sur le nombre d'abandons, de faillites ou tout simplement de stagnations; mais certaines de ses
observations sont pertinentes. Il est vrai que les entreprises les plus solides survivent, deviennent
rentables et embauchent des salariés.
La fragmentation économique peut être mise en échec par la consolidation de ces entreprises,
bien que ce soit un processus qui dure de nombreuses années. Dans les quartiers qui ont déjà
quelques décennies d'existence, on observe que le salariat finit par être plus répandu que le travail
indépendant, au contraire de ce qui se passe dans les quartiers les plus pauvres (Pedraglio, 2003).
L'observation de la vie d'un quartier pendant 20 ou 30 ans laisse entrevoir une évolution positive :
les commerces deviennent plus grands, les boutiques sont peu à peu construites en dur, les
chiffres d'affaire augmentent. Les migrants arrivés en ville il y a 20 ans ont acquis au cours de ces
années une meilleure situation matérielle, bien que ce progrès ait été le plus souvent lent,
difficile, semé d'embûches.
Alors finalement, malgré tous les obstacles, les initiatives informelles du secteur populaire
seraient-elles à même de créer du développement ? C'est ici la question du rapport entre les
expériences individuelles et les phénomènes collectifs qui est posée. L'accumulation de petits
succès économiques entraîne-t-elle, à elle seule, un développement économique et social ?
Pour répondre à cette question, nous pensons qu'il est nécessaire d'aller au-delà de l'observation
de cas (d'entreprises rentables ou non), et de se pencher sur le contexte social et économique du
pays. La nature du développement, et plus particulièrement son déséquilibre au niveau national,
est une donnée essentielle à prendre en compte.
Le renouvellement de la misère urbaine
A mesure que certains quartiers de la capitale s'enrichissent et se consolident, à mesure que
certaines entreprises deviennent rentables et s'agrandissent, apparaissent de nouveaux bidonvilles,
et apparaissent de nouvelles petites initiatives économiques de survie. Ce renouvellement
constant de la misère, qui s'ajoute aux succès économiques de la ville et les ternit, ne peut pas se
comprendre si l'on oublie la question des causes de la migration interne.
Chaque jour, arrivent à la capitale de nouveaux migrants6 : ils prendront les mêmes chemins que
leurs prédécesseurs pour survivre puis s'enrichir, mais en partant toujours de plus loin,
6
Contrairement à ce qui se qui se passe dans certains pays d'Amérique Latine où l'exode rural se tarit, les chiffres
concernant la migration interne au Pérou sont stables depuis les années 1970, sauf une poussée migratoire plus forte
encore entre 1988 et 1995 du fait de la guerre interne qui touchait beaucoup les départements des Andes centrales et
du Sud. La migration concernait 6.9 % de la population en 1976 et 6.2 % dans les années 2000. Le solde migratoire
de Lima (total des entrées et départs) s'établit depuis plusieurs années aux alentours de 4.5% de sa population totale
(Yamada, 2009).
119
géographiquement et socialement parlant. Les nouveaux venus s'installent dans des zones de plus
en plus éloignées, non urbanisables et difficilement accessibles. La concurrence de nouveaux
entrepreneurs informels est redoutable pour ceux qui souhaitent, après quelques années, élever
leurs prix et la qualité de leurs services.
L'exemple des transports publics est utile pour comprendre que l'arrivée renouvelée et incessante
sur le marché de nouvelles initiatives économiques freine la consolidation d'initiatives plus
anciennes, mais il met également en lumière la nécessité d'une régulation collective.
Le problème du transport urbain à Lima prend une tournure inédite dès les années 1950, alors
que les premières vagues importantes de migration entraînent de nouveaux besoins de
déplacements, et provoque la création de nouveaux quartiers qui ont besoin d'être desservis. C'est
l'initiative des habitants de ces quartiers pauvres qui pallie d'abord les lacunes. Le premier mode
de transport fut le colectivo, qui persiste de nos jours dans les quartiers récemment formés : une
automobile type « station wagon » ou break transporte cinq passagers vers une destination préétablie pour un prix fixé à l'avance. Les colectivos ont une capacité de transport limitée, et ils
furent déplacés vers les lignes les plus courtes et les moins importantes par l'arrivée de microbus
de type Kombi de Volkswagen à la fin des années 1960 (d'où le nom combi pour désigner ces
véhicules, qui s'est généralisé par la suite). Les conducteurs et propriétaires de microbus étaient
généralement d'anciens conducteurs de colectivos. Les entreprises de transport urbain connurent
un processus de consolidation qui se traduisit par une augmentation constante des capacités de
transport des véhicules, de la distance et du nombre de lignes couvertes. De petites entreprises
unipersonnelles, les sociétés de transport devinrent d'importantes organisations capables de faire
face aux autorités et de lutter pour la conquête de nouvelles lignes. C'est souvent par la corruption
qu'une paix relative s'est établie entre les forces de police et les transporteurs informels.
Certaines entreprises obtinrent avec le temps un statut formel. Les travailleurs (conducteurs et
cobradores – ceux qui vendent les billets) en vinrent à une telle articulation de leurs intérêts que
les corporations de transporteurs se mirent parfois à assurer, par le biais de cotisations, des
garanties jouant le rôle d'assurance maladie, vieillesse ou chômage. Logiquement, la taille des
véhicules augmenta encore, et les microbus devinrent de vrais bus grâce à un accord habile avec
la marque Chrysler. De Soto décrit ce phénomène où la conquête d'un marché amène les
initiatives économiques à se fédérer et à s'intégrer dans une entreprise de taille croissante, où la
fragmentation des stratégies cède le pas à la mise en place d'organisations de taille respectable
(De Soto, 1989, pp 128-140).
Or, survint ce que De Soto appelle le mystère des « banqueroutes cycliques », sans toutefois lui
donner d'explication satisfaisante. Selon lui, « Au moment où les microbuseros utilisaient des
véhicules obsolètes, croulaient sous les dettes et consacraient la majeure partie de leur temps à
[...] négocier avec l'Etat, ils furent envahis par une nouvelle génération d'informels, quasiment de
la même façon dont eux-mêmes avaient envahis les entreprises formelles jusqu'en 1965 » (De
Soto, 1989, p138). Des pirates arrivèrent donc en force au milieu des années 1980, utilisant les
mêmes petits véhicules que les premiers entrepreneurs informels avaient utilisées en 1965,
envahissant leurs routes, cassant les prix, détériorant les conditions de sécurité dans les rues de la
capitale, et re-fragmentant le marché du transport collectif dans la ville. Il s'agissait des nouveaux
entrepreneurs informels, à la recherche d'un espace sur le marché, prêts à tout pour conquérir cet
espace par le bas, en faisant moins sûr, mais moins cher et plus rapide. Le retour des petites
initiatives inonda la capitale de toutes petites unités de transport, rendant la circulation chaotique.
Aux heures creuses, il circule bien plus de véhicules qu'il ne convient; aux heures pleines, la
120
multiplication des combis entraîne d'interminables embouteillages et une pollution dupliquée. La
nouvelle génération de combis est entrée sur le marché, installant durablement désordre et
insécurité dans le paysage peu idyllique du transport collectif liménien.
Le transport public emploie une quantité non négligeable d'habitants pauvres de la capitale, mais
il alimente la persistance d'espaces publics échappant aux règlements, où la vie collective peine à
s'organiser. Les nombreux chauffeurs et cobradores trouvent leur avantage dans la multiplication
des petites unités de transports, mais la vie collective s'en trouve pénalisée, et l'on aurait peine à
qualifier l'histoire agitée du transport collectif de progrès pour la capitale. Ainsi donc, le fait que
chacun lutte pour sa survie, développe des initiatives économiques, agisse selon ses intérêts (de
façon rationnelle, donc) n'aide pas au développement urbain de la capitale, ni même, plus
ponctuellement, à son développement économique. L'articulation des intérêts individuels et de
l'intérêt collectif est ici disjointe. A Lima, une pièce semble manquer au puzzle.
Les initiatives économiques fragmentées ne parviennent pas à améliorer le visage de la ville, à
créer du développement urbain, car celui-ci nécessite un minimum d'effort concerté, abstrait des
stratégies individuelles. Il nécessite l'émergence d'un intérêt collectif, au-delà de la poursuite
d'initiatives nombreuses et éclatées.
Informalité et inégalités
La question de la concurrence excessive nous renvoie aux raisons pour lesquelles un si grand
nombre de personnes se retrouvent au même moment à miser sur les mêmes activités de faible
rendement pour survivre et progresser.
Si De Soto ne parvient pas à expliquer de façon convaincante la persistance de la pauvreté
urbaine, c'est qu'il ne prend pas en compte la question des inégalités sociales, géographiques et
économiques. La migration incessante implique un ralentissement de la consolidation
économique et urbaine mais aussi la création de nouveaux quartiers pauvres et le renouvellement
de la misère urbaine, comme un mal incurable de la capitale.
Les déséquilibres économique, géographique et social du pays sont à la source de la migration
vers la capitale. Les départements des Andes et de la Forêt sont désavantagés par une politique de
centralisation ancienne et difficilement réformable. Le pouvoir économique et politique est
concentré à Lima, et les responsables ne semblent pas avoir jamais compris l'utilité d'associer les
Andes, qui constitue un espace culturellement défini, au développement du pays (Mesclier,
2001). Ce déséquilibre géographique et économique au niveau national a des conséquences
importantes sur le développement de la capitale : il est impossible de comprendre l'évolution de
Lima sans le prendre en compte.
Si l'on observe l'histoire de chaque migrant, et même sa prolongation à travers celle de ses
enfants, on constate qu'il existe une évolution, lente mais réelle, dont l'une des manifestations les
plus évidentes est l'augmentation du niveau de vie des personnes concernées. Si l'on observe la
capitale cependant, si l'on se place donc, à un niveau collectif, on perçoit, à côté de l'amélioration
de certains quartiers, la propagation d'une misère sans cesse recommencée, marquée par la
fragmentation sociale, et dont les conséquences sur la vie de la capitale ne passent pas
121
inaperçues: multiplication des marchands ambulants et des combis font partie des effets les plus
immédiatement appréhensibles. L'extension des bidonvilles, les difficultés croissantes de gestion
d'une ville tentaculaire où les distances géographiques et sociales entre les quartiers augmentent
de façon inquiétante sont aussi des traits caractéristiques du renouvellement de la misère urbaine.
La ville progresse sans progresser, car au même rythme que les quartiers populaires se
consolident, sont envahis par la misère d'autres espaces urbains. On comprend bien que les
réussites individuelles cumulées ne débouchent pas forcément sur une réussite collective, et c'est
sans doute là le point faible le plus notoire de la théorie de De Soto, et des théories libérales qui
ont dominé l'analyse et la gestion des métropoles du Sud ces dernières décennies.
Bibliographie
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