Les limites de la performativité des énoncés en économie

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Les limites de la performativité des énoncés en
économie Les apports de John Searle
Nicolas Brisset
OEconomia / Volume 2011 / Issue 04 / December 2011, pp 557 - 588
DOI: 10.4074/S2113520711014034, Published online: 25 January 2012
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Nicolas Brisset (2011). Les limites de la performativité des énoncés en économie Les
apports de John Searle. OEconomia, 2011, pp 557-588 doi:10.4074/
S2113520711014034
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Les limites de la performativité
des énoncés en économie
Les apports de John Searle
Nicolas Brisset
La problématique de la performativité a récemment fait l’objet de
nombreux débats et réflexions concernant le statut des énoncés
économiques. En effet, si l’économiste, par le simple fait de produire
un discours relatif à la réalité sociale qui l’entoure, était amené à
modifier cette même réalité, ne tomberait-on pas dans le relativisme
le plus profond ? Il n’existerait en effet pas de théories vraies
ou de théories fausses et, par conséquent, n’importe quelle théorie
économique pourrait avoir la capacité de «performer »le monde
social. Cette recherche tente de clarifier la problématique de la
performativité en la rapprochant de la théorie institutionnelle de John
Searle. On définit la performativité des énoncés théoriques comme
un type particulier d’assignation de fonction. Cette démarche nous
permet de distinguer deux types de limites aux phénomènes qui
sous-tendent le concept de performativité : les faits bruts et les faits
institutionnels. On nuancera ainsi le relativisme vers lequel pousse, de
prime abord, la notion de performativité.
Mots clés : performativité, John Searle, institutions
The Limits of Performativity in Economics: John Searle’s Contribu-
tions
The problematic of performativity has recently fostered numerous criticisms
and debates about the status of the economic discourse. Indeed the affirmation
that the economist shapes the world by describing it could lead to the
* Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto (université de Lausanne) ; Centre
d’Économie de la Sorbonne (université de Paris 1), [email protected]. Je
tiens à remercier Roberto Baranzini, Jérôme Lallement, Pascal Bridel, Annie Cot,
Claude Parthenay, Sophie Swaton ainsi que deux rapporteurs anonymes. Je remercie
également les membres du séminaire interne du centre Walras Pareto, ainsi que ceux
du séminaire AOH. Je reste évidemment seul responsable des erreurs subsistant dans
ce texte, ainsi que des interprétations qu’il défend.
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subjectivist idea that each theory can in fine be ‘true’ and each theory
can perform the social world in its specific way. This work clarifies this
problematic in connecting it with the institutional theory of John Searle. We
define performativity as a particular type of assignment of function. Finally,
this enables us to show that performativity is limited by two kinds of factors:
raw facts and social facts.
Keywords : performativity, John Searle, institutions
JEL : B41, B52, Z10
La notion de performativité des énoncés pénètre depuis quelques
années le champ des sciences sociales (Licoppe, Latour et al., 2010).
Une branche particulière de la sociologie économique (Callon, 1998,
éd.) convoque cette notion dans le cadre de l’étude des relations entre
les économistes et leur champ d’investigation, à savoir l’économie
comme pratique sociale1. L’idée générale en est que l’économiste,
alors qu’il se penche sur la réalité sociale afin de la comprendre
et la décrire, modèle cette dernière en un sens particulier : «Cette
intuition permet de qualifier les situations dans lesquelles l’objet sur
lequel porte un travail scientifique n’est pas simplement constaté ou
décrit, mais modifié, voire appelé à exister. »(Muniesa et Callon, 2009,
289) Dans une telle optique constructiviste la science économique
fait advenir la réalité plus qu’elle ne la découvre, ceci à des niveaux
très variés : celui des hypothèses de base des théories (la rationalité
des agents, définition des objets économiques), celui des concepts
mobilisés comme fin de l’analyse (la définition de la notion d’équilibre
comme ce qui doit être expliqué comporte une portée normative
évidente), ou celui des théories dans leur ensemble (prévision des
cycles économiques, explication des déséquilibres de marché).
On pensera ici la performativité comme la création, par les
économistes, de normes de représentations servant la coordination2:
chaque acteur social, dans ses prises de décision quotidiennes, utilise
une théorie économique particulière comme heuristique de décision
afin de se coordonner avec ses semblables, tout en considérant
que ceux-ci feront de même (Guala, 2007, 147). C’est sur la base
de cette définition (que nous prendrons soin de justifier tant elle
s’éloigne, à première vue seulement, de l’optique des sociologues
de la performativité) qu’a émergé, au sein de la communauté
1 Il est sur ce point intéressant de constater que là où la langue française n’introduit
aucune différenciation terminologique entre l’économie comme discipline scien-
tifique et économie comme pratique, la langue anglaise prend le soin de séparer
economics et economy (Callon, 1998, 1).
2 Que cette création passe par le discours de l’économiste ou par les technologies
sociales dont il renseigne l’élaboration.
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économique, le débat sur la performativité (Felin et Foss, 2009a ;
299b ; Ferraro, Pfeffer et Sutton, 2005 ; 2009). Ce débat part du
constat que, en fonction d’un tel principe, la science économique
est soumise à un effet de circularité d’où découlerait une grande
relativité de ses propositions et conclusions : la théorie économique,
comme représentation de la réalité engendrant les comportements
sociaux, peut devenir «vraie3»à la seule condition que les
acteurs économiques la considèrent comme telle. La réalité sociale
est alors tributaire des représentations qu’on en a. Le critère de
vérité classique de la correspondance entre les mots et les choses
n’étant plus opérant, le contenu analytique des théories n’aurait
plus d’importance et la validation d’une théorie serait uniquement
liée à sa puissance rhétorique : la discipline économique perdrait
toute valeur scientifique. Néanmoins, ce travail entend compléter ce
raisonnement et montrer que pareille circularité n’exclut pas l’idée
que le phénomène de la performativité puisse trouver des limites
au sein du monde social : dans un environnement physique et
social particulier, toute théorie ne peut pas devenir performative.
Partant de là, et si l’on s’écarte des critères de validation classiques
des théories, fondés sur le désir d’identifier l’unique bonne théorie
afin de se rapprocher d’une définition particulière de la «vérité »
comme accord entre croyances théoriques des agents et leurs
pratiques du monde – ceci dans la droite lignée de la philosophie
pragmatiste américaine4–, on nuance le relativisme potentiel de
l’approche par la performativité en permettant à la fois de mieux
comprendre le phénomène en question (pourquoi une théorie devient
performative ?) et de penser une valeur scientifique des théories
économiques (une théorie «performe »le monde parce qu’elle
est vraie au sens où elle permet aux agents de réaliser leurs
plans).
On s’appuiera sur la philosophie sociale de John Searle afin
de penser les mondes physique et social comme exerçant, par
le biais des pratiques des agents5, une pression sélective sur les
théories économiques. Notre argumentation reposera essentiellement
3 Notre emploi du mot «vrai »doit ici être compris au sens de «vrai ou non
réfuté ». Nous n’abordons pas ici les débats relatifs à la pertinence d’un tel critère.
4SelonJames,
«toute idée qui, soit pratiquement, soit intellectuellement, nous
aide à traiter avec une réalité ou avec ce qui s’y rattache, qui n’entrave pas notre
marche par des déceptions, qui convient, en fait, et permet à notre vie de s’adapter
au cadre général de la réalité, suffira pour satisfaire cette exigence d’ “ accord ”. Elle
sera vraie en ce qui concerne cette réalité »(James, 1907, 212).
5 Comme le souligne Dupuy (1992, 227), «on a ici plus qu’un cercle, plus
qu’une causalité circulaire. L’élément hiérarchique est fondamental : le cercle ne
peut fonctionner que parce que les acteurs mettent la réalité en priorité sur les
représentations ».
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sur la distinction de John Searle entre les approches ontologiques et
épistémiques du couple subjectif-objectif. Précisons-en dès à présent
la teneur afin d’éviter toute ambiguïté.
L’acception ontologique du duo subjectif-objectif exprime la
nature de l’objet appréhendé : est subjectif un objet dépendant des
représentations qu’on en a. Un marché n’existe, par exemple, que
parce que l’ensemble d’un groupe humain le reconnaît comme tel.
A contrario, est objectif ce qui ne dépend pas des représentations
qu’on en a : pierres, montagnes, astres. L’acception épistémique,
elle, ne renvoie pas à la nature propre de l’objet, mais au lien de
connaissance qu’entretient l’être connaissant avec lui. La question
est alors la suivante : si un objet dépend ontologiquement de la
représentation qu’on s’en fait (ce que laisse entrevoir la notion de
performativité), la science a-t-elle encore quelque chose à dire ? Searle
répond par l’affirmative en ce qu’un objet ontologiquement subjectif
peut également être épistémiquement objectif : sa connaissance ne
dépend pas spécifiquement de la personne qui pense l’objet mais
d’une communauté de pensée supérieure. Par exemple, dire que Van
Gogh est mort en France est épistémiquement objectif, même si l’objet
«France »est ontologiquement subjectif. Par contre, dire que «Van
Gogh est meilleur peintre que Manet »est épistémiquement subjectif
(Searle, 2010, 21-22). Il est possible, à partir de cette distinction,
de penser une pression des faits sociaux épistémiquement objectifs
sur les croyances individuelles, via un processus d’essai-erreur,
bien que ces deux objets soient ontologiquement subjectifs. Munis
de leurs représentations, les agents se confrontent à un monde
épistémiquement objectif, c’est-à-dire à un monde social s’imposant
à leurs représentations particulières. Le monde social n’est donc
pas malléable à volonté. L’objectif sera ici de reporter cette idée de
pression sélective sur celle de performativité des énoncés théoriques en
introduisant ce concept dans l’architecture théorique de Searle. Cela
permettra de nuancer le relativisme inhérent à la problématique de
la performativité des énoncés afin d’en préciser les implications :
les pratiques sociales prenant place dans un milieu qui leur résiste,
celles-ci viennent sélectionner la théorie économique permettant aux
acteurs sociaux de mener à bien leurs actions. C’est en ce sens que
notre argument s’écarte de l’épistémologie fondationnaliste afin de
migrer vers un critère pragmatiste.
Cette recherche se veut donc d’une grande généralité et ouvre
la porte à de futurs travaux plus incarnés : il ne s’agit pas de
revenir sur la pertinence de l’hypothèse de performativité lorsque
cette dernière se penche sur un corpus théorique précis, comme c’est
le cas dans l’ensemble des travaux sociologiques, mais d’apporter
une réflexion globale sur ce qu’implique une telle hypothèse sur
les prétentions de l’économiste. Montrer qu’il existe des limites à la
performativité permet de réévaluer l’impact du contenu théorique
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