Economie solidaire et inégalités de genre : une approche en termes de justice sociale
42 RECMA –REVUE INTERNATIONALE DE L’ÉCONOMIE SOCIALE N°289
pratiques économiques était le seul moyen d’avancer vers une société plus
juste tout en restant efficace(1).L’approche en termes de « capabilités » pro-
posée par Sen porte sur les inégalités d’aptitude à la conversion des droits
formels en liberté réelle : l’universalité des droits, en dépit de l’idée d’éga-
lité qui lui est attachée, peut se révéler foncièrement inégalitaire. Les femmes
souffrent particulièrement de cette forme d’inégalité : le poids des obliga-
tions familiales, dont les femmes ont principalement la charge quels que
soient les contextes, est un premier obstacle, sans pour autant être le seul.
Entre en jeu également la capacité des femmes à prendre conscience de
leurs droits et à les faire valoir. Or cette capacité s’exerce de manière très
disparate. Elle fait appel à des d’aptitudes cognitives, de plus en plus néces-
saires du fait d’un environnement institutionnel toujours plus complexe.
Elle fait aussi appel au jugement moral de chacune (« A quoi ai-je
droit ? »,« Dans quelle mesure suis-je responsable de ma situation ? »). Du
fait de cette disparité, comment faire en sorte que les personnes – hommes
ou femmes – soient en mesure de convertir leurs droits, pour reprendre
l’expression de Sen, et comment compenser le caractère inégalitaire d’une
justice universaliste, et donc aveugle aux difficultés éprouvées par certaines
personnes, en raison de particularités individuelles ou sociales, pour trans-
former leurs ressources et leurs droits en de réelles potentialités?
Face à ces différentes questions, un premier élément de réponse consiste à
admettrequ’il n’existe pas de critères objectifs de validité en matière de jus-
tice sociale. La définition du juste et de l’injuste et, plus globalement, celle
de l’intérêt général ne peuvent relever uniquement d’une harmonisation
spontanée entreintérêts individuels et collectifs ou d’une solution unique
imposée par une autorité supérieure. Ces définitions sont nécessairement
le fruit d’un processus pluraliste. Un pluralisme moral, au sens où il existe
une diversité de conceptions du « bien », y compris au sein de la commu-
nauté scientifique, dont l’objectivité absolue est un leurre. Un pluralisme
politique, au sens où c’est l’action collective, représentative des intérêts des
différents groupes sociaux, qui permet de respecter la diversité des valeurs.
Ce pluralisme n’est pas seulement une garantie de liberté individuelle : il
conditionne l’efficacité économique puisqu’il permet l’expression et la for-
mulation des besoins économiques, leur revendication et parfois leur réso-
lution. Processus démocratique et croissance économique sont donc
indissociables puisque les deux processus se nourrissent mutuellement.
Amorcée par la philosophie pragmatiste, longtemps évincée par une approche
positiviste préoccupée par la recherche d’une solution ultime et objective
– dont la théorie du bien-être représente l’apogée –, cette conception
pluraliste de la justice sociale tend aujourd’hui à être réhabilitée(2).
Comment mettre en œuvre une justice sociale pluraliste?
La réponse de l’économie solidaire
Sen ne se prononce pas, ou peu, sur les moyens de susciter un dialogue
social efficace. Il est conscient des difficultés, mais se contente d’évoquer
l’importance de l’action collective, le rôle du multipartisme et la nécessité
(2) Pour des travaux en langue
française, citons en particulier
J. Affichard et J.-B. de Foucault
(1995), S. Mesure et A. Renaut
(1999) et J.-M. Monnier (1999).
(1) Nous nous appuyons ici sur Sen,
1984, 1993 a,2000 a,2000 b.