Charles Hampden-Turner Fons Trompenaars Au-delà du choc des cultures Dépasser les oppositions pour mieux travailler ensemble Traduit de l’anglais par Larry COHEN © Éditions d’Organisation, 2004 ISBN: 2-7081-3015-3 Introduction Nous pensons avoir fait une importante découverte après dix-huit ans de recherches transculturelles. Pour l’exprimer avec un peu plus d’humilité, nous avons enfin remarqué ce qui nous crevait les yeux depuis longtemps : «Tout a déjà été vu par quelqu’un qui ne l’a pourtant pas découvert», comme le dit si bien Alfred North Whitehead. Nous avons fini par nous rendre compte que les différences entre les cultures ne sont ni arbitraires ni fortuites. En fait, les valeurs de l’une sont l’image inversée des valeurs de l’autre, le renversement de l’ordre et des séquences gouvernant sa façon de voir et son mode d’apprentissage. De tels renversements sont à la fois effrayants pour certaines personnes et source de fascination et d’admiration pour d’autres. Nous espérons que ce livre vous conduira de la peur à la fascination. La peur survient parce que nous avons souvent tendance à interpréter toute image inversée de nos systèmes de valeurs comme une négation de nos convictions. C’est comme si l’on célébrait quelque messe noire en récitant les Écritures à l’envers devant un crucifix retourné. Satan, dit-on, est gaucher, comme l’est le reflet d’une personne droitière. Certains pensent que, si vous restez suffisamment longtemps au contact d’une culture étrangère, vous finirez par perdre votre ancrage éthique et par sombrer dans le marécage du relativisme. Mais pour effrayés que nous soyons, la culture qui est l’envers de la nôtre est en fait cohérente et intelligible. Elle fonctionne en grande partie comme la nôtre, même si ses priorités sont différentes. Les valeurs qui ont permuté de gauche à droite ou de droite à gauche se révèlent néanmoins efficaces et logiques. Une fois que nous comprenons ce «renversement de perspective», les principes et les actes de la culture étrangère se mettent en place, comme d’ailleurs nous-mêmes lorsque nous séjournons dans le «pays miroir». Une culture a toujours été le reflet du monde tel qu’il lui apparaît. Qui peut nous dire où doit se porter notre regard en premier lieu, ou dans © Éditions d’Organisation XXI INTRODUCTION quelle direction regarder ? Aucune direction n’est en soi «normale» : chaque culture a tout simplement fait un choix initial particulier. Nous aurions dû réfléchir à ces problèmes depuis longtemps. Après tout, on conduit à gauche dans certains pays et à droite dans d’autres, mais il n’en demeure pas moins que toutes les cultures dans lesquelles il existe des chaussées affectent un côté différent de la route selon le sens de la circulation. En Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, les livres – pour un Occidental – se lisent en sens inverse : de la fin au début. Au lieu de lire latéralement, de gauche à droite, comme nous le faisons, on lit de droite à gauche et le plus souvent en colonnes. Le nom de famille arrive en deuxième place dans la plupart des cultures occidentales, qui laissent la première au prénom. Cet ordre est inversé dans les cultures sino-japonaises, peut-être parce qu’on considère que la famille prime sur l’individu. Quand vous indiquez une adresse à un chauffeur de taxi à Pékin ou à Tokyo, la ville ou le quartier viennent en premier lieu, puis la rue, ensuite le bâtiment et enfin le numéro de l’appartement. Cela lui permet de se mettre en route sans attendre la fin de vos explications. Chaque monde a sa cohérence et peut-être même ses avantages. Au départ, l’envers a quelque chose d’effrayant, mais quand on traverse le miroir, des mondes nouveaux apparaissent de l’autre côté. Qui plus est, nous ne perdons pas pour autant nos propres valeurs. Nous les considérons plutôt comme notre pierre de touche au sein d’un contexte plus vaste. Le contexte de l’image inversée est illustré ci-dessous. Ici, nous nous concentrons sur les trois premières dimensions étudiées dans ce livre : UN-PA (universalisme-particularisme) IN-CO (individualisme-collectivisme) VD-VE (vision de détail-vision d’ensemble) L’universalisme insiste sur l’application d’une règle unique à un univers d’individus, tandis que le particularisme souligne les exceptions et les cas particuliers. XXII © Éditions d’Organisation INTRODUCTION L’individualisme met l’accent sur l’individu; le collectivisme privilégie son groupe d’appartenance : famille, organisation, communauté, pays. La vision de détail insiste sur la précision, l’analyse et la rigueur, alors que la vision d’ensemble considère le tout dans un contexte plus vaste. Illustration I.1 : La culture comme image inversée Voyons toutefois ce qui se passe quand nous tenons ces trois dimensions devant le miroir (comme dans l’illustration I.1). À part l’effet de miroir, qui rend l’écriture un peu difficile à lire, nous constatons que les paires de concepts binaires ont changé de place et que leur séquence s’est inversée : le particularisme passe devant l’universalisme, la collectivité devant l’individu et l’ensemble devant le détail. La culture continue de devoir affronter les mêmes dilemmes, mais la conception de ce qui est primordial a permuté. Dans ce livre, nous décrivons ce qui est pour nous l’ordre habituel des choses, puis nous le comparons avec un renversement inhabituel de cet ordre, tel qu’on le trouve dans certaines cultures (mais pas toutes). Que découvrons-nous par ce biais-là? Que certains étrangers ne remarquent pas ce que nous voyons si clairement, alors que nous sommes aveugles à ce qui, pour eux, relève de l’évidence. L’idéal que nous exposons dans cet ouvrage consiste à utiliser les deux registres. C’est une autre façon de défendre l’idée que nous devons apprendre à penser en cercles, ou de façon cybernétique. © Éditions d’Organisation XXIII INTRODUCTION Appliquons à présent la pensée circulaire à nos trois dimensions. Non seulement les règles universelles (universalisme) renferment de plus en plus d’exceptions ou de cas spécifiques (particularisme), mais il faut utiliser ces exceptions pour améliorer l’universalisme de nos règles. De même, non seulement l’individu doit-il se justifier en fondant une famille, une entreprise, une communauté, mais cette communauté et les unités sociales qui en font partie doivent se justifier par le soin qu’elles prennent de ses membres. Enfin, non seulement convient-il de décomposer analytiquement chaque ensemble en détails distincts, mais ceux-ci doivent être synthétisés de manière à créer des configurations d’ensemble. Lorsqu’on parcourt ces cercles, on voit que la première valeur mène à la deuxième, qui ramène à la première. Chaque culture valorise un arc différent du même cercle, exaltant le mouvement de A à Z ou, au contraire, de Z à A. Bien que l’arc descendant semble ridiculiser et contredire l’arc ascendant et vice versa, en vérité, ils se complètent comme le yin et le yang. La capacité de penser en cercles, au moyen de la raison globalisante, est une forme de sagesse. L’expression actuellement à la mode dans le monde du conseil en entreprise est la «compétence transculturelle». C’est cette capacité acquise que cet ouvrage tente de mettre sous les projecteurs. En plus des trois dimensions déjà évoquées, nous en présentons trois autres. Une culture considère-t-elle que le statut social est acquis par la réussite personnelle ou est-il attribué pour d’autres raisons? La motivation de l’individu est-elle endogène (trouvant sa source à l’intérieur de la personne) ou exogène (venant de l’extérieur), auquel cas elle s’adapte au flux des événements? Enfin, une culture conçoit-elle le temps comme un mouvement séquentiel, une série, un défilé de petits éléments, ou comme une réalité synchronique, une conjonction d’événements dont il s’agit de tirer habilement parti? L’ubiquité des dilemmes Nous connaissons tous la question de l’œuf ou de la poule. Lequel est venu en premier? Les six dimensions étudiées dans ce livre offrent des dilemmes équivalents. Qu’est-ce qui a la priorité, la règle universelle ou l’événement exceptionnel? Qu’est-ce qui est prépondérant, la famille ou l’individu, le tout ou ses éléments? Il n’existe pas de réponses définitives à ces questions, XXIV © Éditions d’Organisation INTRODUCTION et c’est là qu’intervient le facteur culturel. En effet, une culture tranche là où l’individu ne peut le faire. La culture américaine affirme : «L’individu ingénieux vient en premier.» La culture chinoise réplique : «Le village qui fait pousser le riz compte par-dessus tout.» Partout où l’individu doute des valeurs de base, la culture prend le relais pour lui fournir la réponse, qui fait souvent la différence entre survie et destruction. Considérons la célèbre formulation d’Adam Smith selon laquelle l’intérêt personnel dirige comme une «main invisible» le bien-être social et public. Y a-t-il une part de vérité dans cette affirmation? Certainement. La concurrence entre les individus qui s’efforcent de servir leurs clients contribue-t-elle à la qualité de ce service? Oui. A-t-on là une vérité sur laquelle la «science» de l’économie peut se fonder? Peut-être pas. Mais n’avons-nous pas ignoré la proposition inverse? L’équipe, le groupe et l’entreprise, au sein desquels les individus coopèrent harmonieusement, ne servent-ils pas les intérêts individuels de leurs membres comme par la grâce d’une main invisible? Certainement. Une équipe unie, qui favorise la participation de tous, améliore-t-elle le moral et la puissance de ses membres? Oui. La science économique n’aurait-elle donc pas intérêt à prendre en compte ces deux propositions au lieu de se limiter à une seule? Peut-être bien. En nous c personnel, oncentran t clients e nous ser sur t la vons l'in soci m tér été ieu êt . x nos E n n o clients us concent r aussi et de la ant sur d ans no socié l'inté t t r r é e ê i n tére, nous t de s t a p erso gisson nne s l. Illustration I.2 © Éditions d’Organisation XXV INTRODUCTION Le «mouvement circulaire» par lequel les valeurs entrent en interaction est montré dans l’illustration 2. L’«arc descendant», qui va de gauche à droite et du haut vers le bas, correspond à la conception individualiste traditionnelle en Occident. L’«arc ascendant», qui va de droite à gauche et du bas vers le haut, est la conception collectiviste propre à une bonne moitié des habitants de la planète. Notons l’ambiguïté fondamentale de cette illustration, qui s’inspire de l’œuvre de M. C. Escher. Qui écrit, et qu’est-il écrit? Selon la culture dont on est originaire, la main «individualiste» assure le bien de la communauté ou la main «collective» permet le bonheur individuel. Nous ne recommandons aucune de ces propositions à l’exclusion de l’autre, car nous préférons considérer le cercle dans son ensemble. F. Scott Fitzgerald a parfaitement résumé ce principe : «Le signe d’une intelligence de premier ordre est l’aptitude à concevoir en même temps deux idées opposées tout en conservant la capacité de fonctionner.» Nous paraphrasons le reste de la citation : «Il faut, par exemple, être à même de voir que, autant l’individu peut beaucoup apporter à la vie de la collectivité, autant celle-ci l’a nourri et est à l’origine de la personnalité qu’il exprime.» C’est là une intelligence d’une forme inhabituelle, et pourtant indispensable dans un monde multiculturel. Qu’est-ce qui permet aux individus différents de créer de la richesse? Quel est le rapport entre métissage des cultures, diversité culturelle et création de richesse? De toute évidence, les voyages et une profonde connaissance d’autres cultures constituent un avantage, mais y a-t-il autre chose que cela? Oui, et bien plus que nous ne pourrions le croire. Les immigrés, les réfugiés et les membres de groupes religieux ou ethniques minoritaires sont souvent parvenus à des réussites si exceptionnelles que le phénomène ne peut être le fruit du hasard. Citons à cet égard les Chinois hors de Chine, les Indiens hors de l’Inde, les juifs hors d’Israël. L’expérience d’être étranger peut vous détruire ou, ce qui est plus étonnant, vous faire réussir. Le réfugié et l’immigré partent avec peu de bagages et doivent se fier uniquement à ce qu’ils ont dans la tête. Plus de 50 % des entrepreneurs recensés dans La Révolution indus- XXVI © Éditions d’Organisation INTRODUCTION trielle d’Ashton (concernant la Grande-Bretagne) appartenaient à l’un ou à l’autre courant «non-conformiste» du protestantisme et nombre d’entre eux avaient fui des persécutions dans leur pays. Or, à l’époque en question, les non-conformistes ne constituaient que 5 % de la population britannique. Si la représentation de ces derniers parmi les entrepreneurs était dix fois plus importante que leur pourcentage dans la société anglaise, les membres de la Society of Friends, ou quakers, y étaient, quant à eux, quarante fois mieux représentés que dans la population. Les fondateurs de Barclays Bank, Lloyds Bank, Lloyds Insurance, Rowntrees, Cadbury et Fry appartenaient tous à ce courant. Les quakers accordaient une autorité inouïe jusqu’alors aux femmes, obligeaient la communauté à payer la formation des apprentis, formaient un réseau national de groupes locaux et n’ôtaient leur chapeau devant personne! Aujourd’hui comme hier, pour ces individus confrontés à la différence, les produits qu’ils vendent se substituent leur personnalité. Si la société les rejette, du moins acceptera-t-elle leurs produits et services. L’aspect tangible d’un produit est la marque d’une stratégie de survie caractéristique de l’individu d’une origine culturelle différente. L’individu qui n’est pas dans la norme, que sa différence soit religieuse ou ethnique, n’a pas accès à nombre de voies habituelles d’ascension sociale. Les non-conformistes se voyaient interdire les grandes universités et donc la médecine, le droit, l’Église et l’État. Ils ne pouvaient s’appuyer ni sur leur titre, ni sur leur charme, ni sur leur conversation, ni sur leurs manières. Ne croyons pas pour autant que cette stratégie appartienne au passé : l’essentiel de la richesse actuelle de l’Amérique vient des génies de l’informatique ou des fous de technologie, figures marginales s’il en fut. Et si la Silicon Valley est la grande «success story» des États-Unis, d’où viennent ses dirigeants ? Une étude récente de AnnaLee Saxenian dresse le portrait robot des nouveaux entrepreneurs immigrés installés dans la Silicon Valley. Cette concentration d’entreprises de technologie avancée est bâtie sur les immigrants chinois et indiens, qui représentent au moins un tiers des ingénieurs des firmes high-tech de la région. Les ingénieurs chinois et indiens, qui ont afflué de façon continue aux États-Unis depuis 1970 pour suivre des études universitaires, sont aujourd’hui à la tête de 25 % des entreprises de pointe de la Silicon Valley. En 1998, les entreprises dirigées par des immigrés ont enregistré un chiffre d’affaires de 16,8 milliards de dollars et © Éditions d’Organisation XXVII INTRODUCTION ont créé 58 282 emplois, soit 17 % du total des ventes et 14 % des nouveaux emplois dans ce pôle technologique. Les immigrés indiens et chinois dans la région occupent plus de postes de cadres supérieurs, et moins de postes semi-spécialisés, que la population blanche. Et du fait que tant de ces immigrés dirigent leur propre entreprise ou monopolisent les postes supérieurs, il existe peu d’obstacles à la mobilité sociale pour les salariés chinois ou indiens. Suivant un modèle comparable à celui des quakers, les entrepreneurs chinois ou indiens excellent dans l’art de constituer des réseaux. Ils sont en contact avec la plupart des implantations de leur groupe d’origine, non seulement en Californie mais aussi à Bangalore, Delhi, Hsinchu, Taipei et ailleurs. Loin de contribuer à la fuite des cerveaux, ils en favorisent la circulation, grâce à leurs voyages entre la Silicon Valley et les centres technologiques de leur pays d’origine. Ils se considèrent davantage comme des citoyens du monde que comme des citoyens américains. On peut remonter directement à la «connexion californienne» pour retrouver l’origine de l’essor de l’électronique à Bangalore et autour de Taipei. Les immigrés doivent avoir un moyen d’aborder le monde extérieur pour compenser leur «étrangeté», l’absence de ce que la culture dominante définit comme les «bonnes manières» qui lui sont intelligibles. Or la réussite entrepreneuriale est l’un des principaux recours de l’individu qui, sinon, aurait du mal à s’exprimer, et se sentir à l’aise ou à trouver sa place. Un vaste éventail de produits étonnants se dresse ainsi comme un obstacle au mépris et au racisme. Non pas que le racisme «vous fasse du bien» : c’est tout simplement que l’individu entreprenant s’élève grâce à sa façon de le dépasser, que cela prenne la forme d’un magasin de proximité ouvert douze heures par jour ou de la découverte de nouvelles utilisations du silicium. Alors que l’individu né dans un manoir est tenté de consacrer sa vie à des conversations subtiles et à des mots d’esprit, l’immigré n’a pas ce choix. Il doit construire de formidables complexes de biens et de services et confier aux «autochtones» le contact avec la clientèle. En valorisant l’éducation, surtout les sciences dures (physique, ingénierie, mathématiques, comptabilité), les étrangers se concentrent dans des champs relativement stables et impersonnels. Ils évitent les activités qui exigent des interactions humaines intenses ou une forte composante artistique, car leur «étrangeté» serait alors un handicap. On ne s’étonnera pas d’apprendre que, dans la Silicon Valley, les immigrés chinois et indiens sont sousreprésentés dans les postes administratifs. XXVIII © Éditions d’Organisation INTRODUCTION La valeur n’est pas «ajoutée» mais réconciliée L’une des demi-vérités de l’économie est l’idée de la «valeur ajoutée». Dans l’usine d’épingles d’Adam Smith, une épingle subit un certain nombre d’étapes de fabrication, dont chacune «ajoute de la valeur», jusqu’à ce que l’épingle soit enfin formée et achevée. Or, c’est une vision archaïque. Le développement et la production modernes sont autrement complexes. Puisque les valeurs sont des différences, il est fallacieux de croire qu’elles puissent être facilement additionnées. Les valeurs, nous l’avons vu, se créent aux deux extrémités d’un continuum : analyse ou synthèse, établir des règles ou trouver des exceptions. Il est tout simplement impossible dès lors d’ajouter une règle à une exception ou d’ajouter une synthèse à une analyse : elles ont besoin d’être harmonisées, réconciliées. Il faut intégrer les exceptions dans une nouvelle règle, les individus à la communauté, les éléments analysés dans une nouvelle synthèse. Ce principe s’applique également à de nombreux produits. Considérons les différences incorporées dans une automobile. Nous la souhaitons capable de fournir de grandes performances, mais aussi de garantir notre sécurité ; peu gourmande en essence et pourtant à même d’accélérer vigoureusement ; attrayante et néanmoins fiable. Elle doit en outre donner une grande liberté au conducteur, mais reprendre vite les affaires en main en cas d’urgence, être compacte tout en étant logeable, absorber l’impact en cas de collision pour que ses occupants puissent en sortir indemnes. Enfin, elle doit être bon marché tout en restant originale. De toute évidence, cette liste de desiderata regorge de contradictions. Une voiture aux performances moins poussées est plus sûre, l’accélération consomme forcément du carburant, une voiture compacte, toutes choses étant égales par ailleurs, est moins spacieuse et ainsi de suite. Ces valeurs sont en tension les unes avec les autres. On suppose en général qu’il faut donc opérer des choix, la Volvo étant, par exemple, plus sûre et plus fiable, mais moins performante et moins «sexy». Mais si nous y regardons de plus près, nous constatons que, en dépit de quelques compromis de ce type, la plupart des automobiles sont considérablement plus sûres, plus performantes, moins consommatrices de carburant et capables d’une accélération plus rapide qu’il y a quelques années seulement. Ainsi, Volkswagen a retourné le moteur de la «Coccinelle» sur le côté et l’a placé à l’arrière, obtenant de la sorte un véhicule plus spacieux que les autres voitures de même taille. © Éditions d’Organisation XXIX INTRODUCTION Il n’est pas facile d’allier économie et luxe, ou liberté de mouvement pour le conducteur et systèmes antidérapage ou antichoc, mais c’est néanmoins possible. De plus, plus grand est le défi, plus grande est la valeur créée pour le client. Vu la difficulté qu’il y a à réconcilier des valeurs opposées, les exemples de réussite seront rares et acquerront une grande valeur. Ce principe n’est pas limité à un seul secteur. Nous avons besoin de nourriture qui soit à la fois savoureuse et rapide à préparer. Il nous faut des ordinateurs complexes et multifonctionnels mais «conviviaux», défi considérable! Nous rêvons de vêtements élégants et pourtant robustes. Nous voulons qu’Internet soit à la fois ouvert et sécurisé. Nous avons besoin de services de police qui s’en prennent aux malfaiteurs mais pas aux innocents. Rien de tout cela n’est facile, mais tout est possible. Ce que nous avons dit des produits et des services vaut également pour les processus nécessaires à leur production ou à leur préparation. Des conflits et des chocs de valeurs se font jour dans le cadre de la recherche-développement, de la fabrication, du marketing, de la distribution et du service après-vente, dont un grand nombre de conflits nés des frictions entre ces différentes fonctions. Pourtant, seuls les dirigeants et les salariés qui sont réconciliés les uns avec les autres peuvent réconcilier les processus d’approvisionnement et distribuer des produits et des services réconciliés. C’est une pratique habituelle pour les services de fabrication de vouloir produire des volumes que leurs collègues des ventes ne pourront jamais écouler. Le conflit est partout. Les stratégies sont également saturées de «valeurs en tension». Vous mettez sur pied une stratégie forte qui vous attire les félicitations de toute l’entreprise et, du coup, vous perdez de vue les opportunités d’affaires qu’elle n’a pas su anticiper. Vous opérez des dégraissages pour comprimer les coûts, puis vous constatez que le piètre moral de votre personnel influe sur les clients. Vous élaborez une magnifique déclaration de mission et vous découvrez que l’environnement en mutation la rend obsolète. Si la création de richesse réconcilie des valeurs a priori opposées, cela expliquerait aussi pourquoi certains immigrés se sont montrés tellement aptes à la libre entreprise. La création de richesse permet à l’individu de résoudre le problème de sa différence par rapport à son environnement. C’est un «terrain de formation en vue de la réconciliation». XXX © Éditions d’Organisation INTRODUCTION Y a-t-il des dilemmes universels en matière de création de richesse ? C’est parce qu’il y a tant de différences entre fonctions, entre disciplines, entre sexes, entre secteurs d’activité, entre groupes ethniques et entre cultures nationales que la réconciliation des dilemmes qui en découlent doit désormais jouer un rôle de premier plan dans la création de richesse et le développement d’un système de gouvernance humain, pacifique et juste à l’échelle de la planète. En dépit de la diversification des réponses culturelles, parfois discordantes et hostiles, nous croyons à l’existence d’un nombre limité de dilemmes authentiquement universels. À notre sens, il n’y a, sur Terre, pas une nation, une tribu, ni même une équipe de jeu du morpion qui n’édicte ses règles et qui ne soit rapidement confrontée à leurs exceptions. Nous ne pouvons imaginer aucun groupe qui ne soit ponctuellement en conflit avec les exigences de ses membres. Nous avons donc identifié six de ces «dilemmes archétypiques», et nous montrons dans cet ouvrage que là où ces différences sont réconciliées, des entreprises se développent dans la santé, la richesse et la sagesse. Il est vrai que la créativité et l’innovation humaines sont variables à l’infini, mais nous considérons ces variations comme une série illimitée de réactions aux mêmes dilemmes sous-jacents. Pour résoudre les problèmes du monde de l’entreprise, on ne doit pas nécessairement et en toutes circonstances appliquer les méthodes «à l’américaine». On aurait plutôt intérêt à considérer ces six dimensions et leur image inversée comme des réponses alternatives aux exigences de la vie. Ces dimensions, qui sont toutes réversibles, créent douze logiques différentes dont les permutations donnent 24 ou 64 variations. Si nous supposons, en outre, une troisième solution qui intègre les deux autres, nous obtenons un total de 729 variations. L’humour sérieux Il nous reste à justifier le style de cet ouvrage, illustré de dessins humoristiques. Est-ce là rabaisser un travail, par ailleurs, sérieux pour plaire à un public plus vaste ? Tout en étant amusants, ces dessins servent un propos sérieux : ils traduisent le fait que toutes les cultures se stéréotypent et se moquent d’elles-mêmes en créant des images unidimensionnelles du bien © Éditions d’Organisation XXXI INTRODUCTION et du mal. Rire avec une culture, c’est reconnaître la justesse partielle de ses représentations tout en gardant présentes à l’esprit la superficialité et l’exagération sur lesquelles l’humoriste attire notre attention. Les Américains sont «comme ça» tout en n’étant «pas comme ça» : sinon, ils ne riraient pas d’eux-mêmes! La plaisanterie fait ressortir une réalité plus profonde. Dans la Grèce antique, le cycle des pièces comiques précédait les tragédies : si vous n’aviez pas pu rire, vous alliez donc pleurer. Dans ce livre, nous exposons des stéréotypes culturels parce qu’il est impossible de les ignorer, mais tout le monde peut et doit les dépasser. En effet, la réalité se trouve dans l’interaction subtile entre satire et satiriste, sur ce terrain situé entre les usages et leur critique. Nous ne pouvons éviter le recours à la polarisation des valeurs, mais nous devons avoir conscience de leur caractère exagéré. Les images et les configurations sont nécessaires pour une autre raison. Notre troisième dimension oppose le particulier au général, la partie au tout. Les nombres et les mots appartiennent au registre du détail et de la précision, par opposition aux schémas, aux configurations et aux images, qui relèvent de l’ensemble, du général. Ainsi, un livre sur la culture qui ne présenterait pas d’explications visuelles et spatiales ne ferait pas justice aux cultures qui privilégient la vision d’ensemble, et ne pourrait transmettre leurs expériences. Le kanji chinois, ou mot-image, véhicule essentiellement une signification composite. L’ouvrage de Shotaro Ishinomori, Japan Inc., composé essentiellement de bandes dessinées, et même les manga lus par les banlieusards japonais dans le métro révèlent une réflexion d’ensemble qui n’est pas limitée aux artistes ou aux enfants. Les six dimensions de la diversité culturelle Quatorze ans de recherches environ, dirigées essentiellement par Fons Trompenaars et à partir de sa thèse de doctorat à la Wharton School of Finance (université de Pennsylvanie), nous ont permis d’interroger 46000 dirigeants de plus de quarante pays sur au moins six dimensions : 1. Universalisme (règles, codes, lois et généralités) XXXII © Éditions d’Organisation INTRODUCTION 2. 3. 4. 5. 6. Particularisme (exceptions, conditions particulières et relations exceptionnelles) Individualisme (liberté individuelle, droits de l’homme, concurrence) Collectivisme (responsabilité sociale, relations harmonieuses, coopération) Vision de détail (atomiste, analytique-réductrice, soucieuse d’objectivité et de précision) Vision d’ensemble (holistique, synthétique, soucieuse du relationnel et du général) Statut social acquis (réussites et résultats obtenus par l’individu) Statut social attribué (identité héritée, potentiel et relations de l’individu) Motivation endogène (conscience et convictions personnelles) Motivation exogène (exemples et influences venant de l’extérieur) Temps séquentiel (Le temps est une course sur un trajet défini.) Temps synchronique (Le temps est une danse de correspondances subtilement coordonnées.) Dans les chapitres impairs de ce livre, nous explorons un dilemme particulier et le champ couvert par les valeurs étudiées. Dans les chapitres pairs, nous recourons aux récits et aux études de cas pour indiquer la possibilité de réconcilier ces dilemmes et nous montrons de quelle façon leur dépassement a créé de la richesse dans le monde de l’entreprise. Dans les chapitres impairs, nous abordons les points suivants : • définition du dilemme; • mode d’évaluation de la dimension; • pourquoi la culture américaine du monde de l’entreprise est ainsi; © Éditions d’Organisation XXXIII INTRODUCTION • • • • • la valeur sous ses aspects les meilleurs; la même valeur poussée trop loin… la valeur opposée sous ses aspects les meilleurs; la valeur opposée poussée trop loin; le choc des cultures et les conflits qui en découlent dans le monde de l’entreprise, dans la religion, la société, les sciences, l’éthique et la politique. Dans les chapitres pairs (à l’exception du chapitre 2, dont le cadre est plus vaste), nous présentons: • • • • • des histoires emblématiques de la culture américaine; des histoires emblématiques de cultures opposées; prépondérance d’une valeur ou réconciliation des valeurs; études de cas; cercles vicieux, cercles vertueux. XXXIV © Éditions d’Organisation