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Anne Sgard
La controverse publique comme objet et dispositif d’apprentissage en géographie :
questionner la frontière nature-culture.
L’introduction des « questions socialement vives » et des « controversial studies » dans les contenus et
les pratiques d’enseignement a rencontré un certain écho dans de nombreuses disciplines des sciences
sociales et de la nature, dont cet ouvrage est un reflet. Elles offrent aujourd'hui un objet fructueux
d’échanges interdisciplinaires en didactique. C’est sur cette convergence d’intérêt que ce texte se
propose de réagir, en partant d’un point de vue de géographie, science sociale souvent considérée
comme discipline charnière entre le social et le naturel. Cet intérêt s’inscrit clairement dans le
contexte « post-Rio » qui se traduit dans l’enseignement par des évolutions que l’on peut résumer
rapidement : la prise de conscience des enjeux de durabilité dans un monde globalisé, marqué par
l’incertitude, la finitude et le risque, comme nous le dit U. Beck (1986), monde pour lequel nous nous
devons de donner des outils d’intelligibilité aux élèves ; une remise en question parallèle des
conceptions modernes de l’histoire, du progrès, de la science ; la mise en place progressive de
démarches et politiques de développement durable, déclinées notamment en termes de consultation
et de participation citoyenne, auxquelles l’école doit préparer le « futur citoyen » ; la diffusion de
l’Education en vue d’un développement durable (EDD) dans les systèmes scolaires. Le champ des
« questions socialement vives » (QSV) se veut une traduction, parmi d’autres, dans la classe de ces
interrogations et des pratiques sociales et politiques de référence qui émergent.
La géographie académique s’intéresse depuis peu à ce qu’elle appelle plus volontiers des controverses
et choisit ses objets dans le champ de l’environnement et de l’aménagement. Si les enjeux
environnementaux ou les politiques d’aménagement sont bien présents dans les contenus des
programmes de géographie, les aborder à travers les débats et éventuels conflits qu’ils peuvent
occasionner, en analysant le processus d’arbitrage et de prise de décision politique, constitue un choix
encore peu observé dans les classes. La recherche en didactique s’est penchée sur les avancées et
résistances aux QSV (Tutiaux-Guillon, in Legardez, 2006) sur les obstacles présents dans la formulation
même des programmes (Clerc, in Legardez, 2006). La proposition qui est faite ici est de centrer la
réflexion sur un objet plus restreint que ce qui est embrassé généralement sous l’appellation de QSV,
la controverse publique, pour l’envisager en tant que dispositif didactique. La controverse a ceci de
particulier qu’elle aborde une QSV sous l’angle de son déploiement dans la sphère scientifique et
sociale, en mettant l’accent sur les protagonistes, les argumentaires et la dynamique de la controverse
dans le débat public.
Les éléments de discussion proposés ici se réfèrent au contexte suisse où la tradition d’initiative
populaire et de référendum est un pilier du système politique, et l’Education en vue du
développement durable a été introduite dans l’ensemble du système éducatif
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. Le « Plan d’études
romand
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» incite à décliner ce cadre légal dans chaque discipline scolaire et interpelle de ce fait la
formation des enseignants, eux qui doivent trouver leur chemin entre demande sociale, injonction
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Voir (Varcher, 2008) pour une analyse des interrelations entre géographie scolaire et EDD.
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Plan d’étude Romand (PER) : programme mis en place depuis 2009 à l’échelle des cantons de la Suisse
romande et du Tessin ; voir en annexe l’encadré précisant ses contenus et orientations.
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politique, enjeu éducatif
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. Les élèves de leur côté vivent au quotidien ces initiatives populaires, sur des
objets extrêmement divers mais qui souvent touchent directement leur vie quotidienne
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: affiches
fleurissant sur les murs, débats dans la presse et à la télévision, discussions sans doute dans les
familles… La participation des citoyens par ce biais aux décisions politiques est sans doute plus
présente dans les pratiques et le quotidien des élèves suisses. Qu’en est-il de sa place dans la classe ?
Comment l’école et les disciplines scolaires peuvent-elles se positionner vis à vis de ces évolutions ? Le
cadre des QSV et plus spécifiquement des controverses constitue-t-il un champ pertinent
d’expérimentation et d’échange d’interdisciplinaires ? Cette proposition vise à ouvrir, à partir d’une
lecture de géographe, quelques pistes de discussion entre sciences sociales et sciences de la nature en
faisant le pari que la controverse constitue un objet passerelle entre ces deux grands champs
traditionnellement étanches.
1. Contexte institutionnel de la réflexion : l’introduction de l’EDD
On assiste depuis quelques décennies à une transformation en profondeur des rapports entre science,
politique et société, qui se traduit conjointement par une remise en question du statut de l’expert et
une demande croissante de participation des citoyens aux décisions politiques, demande amplifiée
dans les cadre des politique de développement durable. Un résultat est le brouillage (le terme n’a rien
de péjoratif) des catégories et des frontières entre la sphère scientifique, la sphère politique et la
sphère sociale et par des formes d’hybridation des savoirs. L’école, caisse de résonance de ces
évolutions, s’ouvre de plus en plus à ces enjeux de « science citoyenne » (Albe, 2009, Legardez et
Simonneaux, 2011). Cette ouverture va de pair, sans qu’il soit très aisé d’en distinguer le moteur, avec
l’introduction de l’EDD.
Dans le contexte de la Suisse romande, les vingt dernières années ont été marquées par la mise en
place de nouveaux plans d’études dans les « cycles d’observation» (équivalent du collège français,
élèves de 11 à 15 ans environ) d’abord à l’échelon genevois puis romand. Ce renouvellement profond
des démarches et des objets a été mené en parallèle avec l’introduction progressive de l’EDD, dans
toutes les disciplines et à l’échelon fédéral. A Genève, celle-ci s’est traduite dans la LIP (Loi sur
l’instruction publique) il est écrit que tout enseignant doit s’attacher à : « …rendre chaque élève
progressivement conscient de son appartenance au monde qui l’entoure, en développant chez lui le
respect d’autrui, l’esprit de solidarité et de coopération et l’attachement aux objectifs du
développement durable. » Dans la rédaction du PER, cet objectif est décliné par groupes de disciplines:
« …. Le domaine Sciences humaines et sociales organise l’acquisition de connaissances, de concepts,
d’outils et de compétences nécessaires à la compréhension du monde dans lequel on vit, pour s’y
insérer et contribuer à son évolution dans une perspective de développement durable. »
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Je me situerai donc avant tout dans le contexte suisse-romand, en indiquant ponctuellement des éléments de
comparaison avec le système français.
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Citons parmi les toutes dernières votations à l’échelle fédérale ou cantonale : la classe le mercredi matin, la
piétonisation du centre ville de Genève, la réglementation des crèches, l’avortement… et les grands débats
récents qui ont mobilisé largement l’opinion et ont eu des échos nombreux dans les classes : l’interdiction des
minarets ou la limitation des résidences secondaires, la récente votation sur la limitation de l’entrée des
étrangers.
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L’EDD est donc désormais un cadre englobant imposé à l’ensemble du système éducatif suisse, qui doit
être approprié et interprété par chaque discipline. Cela implique des remises en question et des
positionnements parfois difficiles pour les enseignants. Entre dénonciation d’une injonction politique
inadmissible, indifférence ou accueil enthousiaste d’un message salutaire indispensable à la formation
des futurs citoyens de la planète, toutes les positions se manifestent chez les enseignants, mais chacun
est appelé à une réflexion sur la contribution de sa discipline à ces finalités éducatives.
La géographie est particulièrement interpelée. La question pour elle est moins celle de sa contribution
que celle de la spécificité d’une approche géographique des enjeux de durabilité et l’éventualité de
son effacement ou de sa dilution dans l’EDD. Les équipes romandes de didactique de la géographie se
sont attelées à cette discussion pour poser quelques jalons, et dessiner une ographie relue à l’aune
des enjeux de durabilité, mais qui garde sa spécificité disciplinaire (Audigier et al., 2011 ; Hertig et
Audigier, 2010 ; Jenni et al. , 2013 ; Pache et al., 2011 ; Varcher, 2008). Celle-ci implique une
clarification rigoureuse de la part des enseignants de géographie eux-mêmes entre enjeux de
durabilité (objet même de la géographie scolaire et académique), politiques de développement
durable mises en œuvre par les sociétés en fonction de leur analyse de ces enjeux (elles aussi objets de
la géographie) et EDD non une discipline supplémentaire mais un ensemble de finalités éducatives
collectives. A cela s’ajoute souvent une nécessaire clarification entre EDD et écologie scientifique (une
autre discipline avec son cadre conceptuel propre) et écologie politique (mouvement politique et
militant), les enseignants préoccupés d’EDD se voyant souvent accusés d’être « écolo »... La confusion
des termes et des postures pèse lourd dans ce débat.
L’autre champ de réflexion concerne la détermination des finalités propres à l’EDD et la manière dont
elles renouvellent, infléchissent, colorent les objectifs d’apprentissage en géographie. Les équipes
romandes de recherche se sont inspirées pour cela de réflexions menées en collaboration avec
l’UNESCO, notamment par Tilbury (2011), qui propose six apprentissages fondamentaux répondant
aux finalités de l’EDD : apprendre à poser des questions critiques, à penser la complexité, à explorer la
dialectique tradition/innovation, à se représenter des perspectives d’avenir, à clarifier ses propres
valeurs et identifier les conflits de valeurs, à utiliser ses savoirs dans l’action. On le voit ces
apprentissages sont à la fois communs à toutes les disciplines, et peuvent donc constituer des champs
de collaboration fructueuse, et d’autre part demandent à être travaillés dans leur déclinaison en
fonction des outils de pensée propres à chaque discipline. On constate aussi que ces finalités
rejoignent les visées recherchées à travers l’introduction des QSV, qui mettent en avant l’importance
des compétences en termes de problématisation et d’argumentation, et le développement de ce qu’il
est convenu d’appeler l’esprit critique.
2. La controverse, un objet pertinent ?
Les ressources didactiques des QSV ont été largement mises en lumière par les principaux auteurs qui
s’y sont penchés. J.P. Astolfi identifie trois principales manières de faire : « La dominante est par
exemple psychologique lorsque l’on cherche à accroitre la motivation des élèves par une mise en scène
renouvelée du savoir ; elle est épistémologique lorsque l’on cherche à reconstruire les questions
théoriques qui sont à la base des réponses produites ; elle est politique et sociétale lorsqu’elle cherche
les moyens d’insérer les élèves dans la dynamique des débats citoyens » (préface à Legardez et
Simonneaux, 2006, p. 9). Les sciences sociales, si elles sont sensibles aux trois manières de faire, se
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positionnent plus spécifiquement sur la troisième. Enseigner des questions socialement vives repose
sur la volonté d’introduire l’actualité dans la classe, y compris quand elle fait débat, d’introduire des
objets non consensuels, des savoirs non stabilisés plutôt que des réponses prédéterminées. Les
propositions de démarches se focalisent volontiers sur le débat, dans une volonté de former l’élève à
son rôle de futur citoyen « participatif », apte à se positionner, argumenter, faire des choix raisonnés.
La proposition qui est faite ici est d’explorer, au sein du champ des QSV, les pistes que l’objet
controverse, appuyé sur les apports des recherches pluridisciplinaires, peut apporter en réponse à ces
attentes et ces interrogations.
2.1. Préciser l’objet controverse
Le terme de controverse utilisé jusqu’ici demande à être précisé. On appellera controverse une
situation sociale des acteurs ayant des positions opposées s’engagent dans un processus de
« dispute », impliquant interactions et argumentations ; la controverse publique implique un processus
de publicisation : c’est à dire à la fois la formulation d’un problème partagé (qui sort du domaine privé
ou confiné) et son apparition sur une scène, devant un public qui devient lui aussi protagoniste en tant
que juge (Lemieux, 2007); cette publicisation amène une régulation ou une tentative de régulation,
généralement par des instances publiques (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001, Cefai & Terzi, 2012). La
controverse est inscrite dans une QSV englobante, mais elle renvoie à une situation contextualisée,
inscrite dans un espace et une temporalité délimités. Ainsi une controverse locale sur une
implantation d’éoliennes territorialise à l’échelle locale, la question globalement vive de la place des
énergies renouvelable dans les politiques énergétiques nationales.
L’intérêt de la controverse dans le questionnement qui nous occupe est la position charnière, en tant
qu’objet d’enseignement, qu’elle occupe entre sciences sociales et sciences de la nature. En effet, ces
dernières s’intéressent aux controverses dites sociotechniques ou socioscientifiques: elles cherchent à
montrer la construction du savoir par le débat, la confrontation d’idées, voire le conflit, à montrer
l’historicité des sciences de la nature ; elles visent à sensibiliser les élèves aux dimensions citoyennes
et politiques de la science (Albe, 2009). Ces démarches (sur les OGM, le changement climatique, le
téléphone portable…), accordent une large part à la controverse scientifique qui met en jeu des
positionnements d’experts ; elle peut dès lors rester cantonnée aux milieux scientifiques et politiques
sans forcément être médiatisée outre mesure.
Comme la controverse socio-scientifique, l’étude de la controverse publique suppose une démarche
analytique : analyser les arguments, les jeux d’acteurs, le recours éventuel à la science. Par contre, à la
différence de celle-ci, elle n’est pas forcément liée à une production technique ou scientifique, et au-
delà à la question de l’innovation, les acteurs scientifiques ne sont pas forcément présents ; il peut
s’agir par exemple un conflit d’usage.
La géographie met particulièrement l’accent sur les controverses publiques liées aux usages de
l’espace et à l’action sur l’espace. On pense notamment aux controverses environnementales,
paysagères, concernant une politique urbaine, un grand aménagement : TGV, autoroute, aéroport,
barrage… (Kirat et Torre, 2008 ; Labussière, 2007, 2009 ; Lolive, 1997, 2006 ; Lolive et Tricot,
2001 ; Mélé, 2008 ; Mélé et al., 2004). En situation de classe l’enseignement des controverses poursuit
des objectifs d’apprentissages spécifiques et transversaux: analyser avec les élèves les enjeux de
l’action aménagiste et sa durabilité, analyser le processus de décision politique, l’émergence du débat
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et les jeux d’acteurs, travailler sur les discours produits et sur l’argumentation, centrer sur le contexte
et les impacts plus que l’objet lui-même de la controverse.
2.2. Un bagage conceptuel et théorique mobilisable
Dans le champ actuellement très riche des « controversial studies », un cadre théorique s’est
progressivement constitué, notamment en sociologie, sur les fondements de la philosophie pragmatiste,
en référence à J. Dewey et plus récemment à L. Quéré. Dans les milieux francophones elle s’organise
autour de la sociologie des problèmes publics développée notamment par D. Cefaï (1996, 2007, avec
Trom, 2001, avec Terzi, 2012). Celle-ci propose un cadre analytique et conceptuel à l’étude de la
construction et de la diffusion des problèmes publics qui a largement inspiré les autres sciences sociales
et qui offre des possibilités de transposition didactique intéressantes.
Le cadre théorique de la « carrière des problèmes publics » est au centre: l’objectif est d’analyser dans le
temps la construction du problème et sa publicisation et éventuellement sa résolution, plus que d’arbitrer
sur son degré de gravité. Il s’agit de mettre en lumière les arènes, les jeux d’acteurs dans l’émergence et
la publicisation du problème, les processus de mobilisation, la construction des argumentaires dans
l’interaction, la mobilisation de la science, de l’image, les « objets intermédiaires » et leur rôle dans la
controverse (atlas, observatoires, plans, projets, cartes, photographies…) enfin les formes et modalités de
régulation (Chateaureynaud, 2002 ; Cefaï, 1996 ; faï et Terzi, 2012 ; Trom, 2001 ; Vinck, 2009).
Ce cadre permet aussi d’analyser les échecs de publicisation quand des acteurs se mobilisent mais ne
parviennent pas à se faire entendre sur la scène publique (Chabbal, 2005).
Cette sociologie s’appuie on l’a dit sur le socle de la philosophie pragmatiste, qui, depuis J. Dewey,
cherche à observer au plus près les acteurs et les interactions sociales, à analyser les manifestations
pratiques de la construction et de la mobilisation des savoirs. Elle reconnait donc la diversité des formes
de savoirs (notamment entre savoirs scientifiques et savoirs vernaculaires) sans hiérarchie a priori et
affirme la légitimité de tous ; c’est un des fondements des « forums hybrides » prônés par Callon (2001).
Si les principaux auteurs cités ici ne se sont pas intéressés aux savoirs en construction qui nous intéressent
en didactique
5
ni au champ éducatif, on mesure l’intérêt de ce cadre théorique pour aborder la circulation
du savoir dans la classe.
2.3. Un objet à partager ?
Un intérêt de cet objet pour la question qui est posée ici est qu’il amène à aborder différemment les
relations entre sciences sociales et sciences de la nature. Jusqu’à présent le souci principal fut plutôt
de mieux identifier les frontières disciplinaires, affirmer le positionnement de la géographie au sein
des sciences du monde social, consolider épistémologiquement la place de la nature et des processus
bio-chimiques dans l’analyse géographique, en dépassant la vieille césure entre « géographie
physique » et « géographie humaine »
6
.
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On notera là encore l’absence de prise en compte de la classe d’âge des adolescents, pas encore, pas assez
adultes, pour être considérés comme des acteurs.
6
Si en France, la géographie scolaire est inscrite définitivement dans les sciences sociales, la situation est moins
claire en Suisse où la tradition alémanique laisse une large place à la géographie dite physique, alors qu’en
Suisse romande l’approche sociale est vigoureusement affirmée.
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