Le métier de sociologue ( fiche de lecture Lucie Moreau)
P.Bourdieu, J.C Chamboredon, J.C Passeron (1968)
L’ouvrage est constitué du propos des auteurs à l’appui de nombreux textes épistémologiques et
théoriques relevant à la fois des sciences de la nature et des sciences sociales, les auteurs s’expliquent
sur ce choix dans une remarque introductive à l’utilisation des textes : ceux-ci justifient leur emploi
par leur croyance en un acquis épistémologique au delà des divergences théoriques et par le fait que la
sociologie est une science comme les autres, ce qui permet l’application de textes issus des sciences de
la nature à leur propos.
L’ouvrage vise à « mettre la pratique sociologique à la question », et constitue une réflexion sur le
rapport aux techniques de la sociologie.
L’enjeu de cet objectif réside dans l’urgence et la nécessité pour les sociologues de s’accorder sur
« les principes élémentaires (…) pour sortir de l’anarchie conceptuelle à laquelle les condamne leur
indifférence pour la réflexion épistémologique ».
L’ouvrage a donc pour ambition de mettre à jour les principes qui font de la sociologie une science et
de donner par la même au chercheur les moyens d’assumer lui-même la surveillance de son travail
scientifique, afin d’assurer une réelle portée heuristique. Le propos se situe donc en deçà des
divergences théoriques pour tenter de définir un accord épistémologique en sociologie.
La référence à Durkheim est dans cette perspective explicite, « une situation de commencement étant
favorable à l’explicitation de principes », l’ouvrage veut de situer dans la continuité du projet
durkheimien de construction de la discipline, en aidant à la définition du « système d’habitudes
intellectuelles » d’après l’expression de Comte, propre au métier de sociologue. La référence à
Durkheim est donc plus qu’une simple révérence : les auteurs s’approprient de nombreux textes de
Durkheim comme appui de leur propos.
Leur propos est construit en 3 parties qui définissent la démarche unitaire sociologique en présentant
les 3 actes épistémologiques principaux en sociologie :
1) la rupture : le fait est conquis contre l’illusion du savoir immédiat
2) la construction de l’objet : les formes de la démission empiriste
3) le rationalisme appliqué : le fait est conquis, construit, constaté ( l’épreuve des faits).
Introduction : Epistémologie et méthodologie
- exposition de la démarche : « La méthode n’est pas susceptible d’être étudiée séparément des
recherches elle est employée » A.Comte Cours de philosophie positive (1830) .Les auteurs
s’inscrivent dans ce refus de dissocier méthode et pratique :le propos est de l’expérience de la
recherche et de ses difficultés quotidiennes, il vise à « soumettre les opérations de la pratique
sociologique à la polémique de la raison épistémologique » en ne négligeant aucun outil conceptuel et
technique afin de fournir un instrument privilégié de vigilance épistémologique au sociologue, c’est-à-
dire un moyen de contrôle et de validation du caractère scientifique de leurs travaux.
Une telle réflexion épistémologique permet en effet de mettre à jour d’une part la « logique de
l’erreur » d’après G.Bachelard, c’est-à-dire de connaître l’erreur et les mécanismes qui l’engendrent
pour mieux la surmonter, et d’autre part d’analyser les conditions sociales dans lesquelles sont
produites les oeuvres sociologiques. La logique de l’erreur et la sociologie de la connaissance
constituent ainsi 2 instruments privilégiés de vigilance épistémologique.
Il s’agit donc d’exposer les principes d’une pratique professionnelle et d’inculquer simultanément un
certain rapport à cette pratique.
-rapport entre l’épistémologie des sciences de l’homme et le la nature :
reproche d’une vision caricaturale de l’épistémologie des sciences de la nature chez Dilthey et le
positivisme qui conduit à deux erreurs : soit l’imitation aveugle soit le refus également aveugle
d’imiter.
Volonté de sortir de cette alternative dans la référence à Durkheim la Sociologie et son domaine
scientifique (1900) :
« La sociologie prit naissance à l’ombre des sciences de la nature et en contact intime avec elles (…)
Il va de soi que parmi les premiers sociologues quelques uns eurent le tort d’exagérer ce
rapprochement au point de méconnaître l’origine des sciences sociales et l’autonomie dont elles
doivent jouir à l’égard des autres sciences qui les ont précédées .Mais ces excès ne doivent pas faire
oublier tout ce qu’il y a de fécond dans ces foyers principaux de la pensée scientifiques. »
-la méthodologie et le risque de déplacement de la vigilance
Mise en garde contre le rigorisme technologique qui repose sur la foi en une rigueur définie une fois
pour toute et l’exhortation à la perfection méthodologique.
Par rapport à cette représentation fixiste de la réalité les auteurs se situent dans la perspective de
Bachelard en s’intéressant aux processus qui produisent les concepts, non pas dans une théorie de la
vérité mais de l’erreur rectifiée.
Il s’agit d’une réflexion sur la science se faisant, en considérant le travail scientifique comme une
« action polémique incessante de la raison » d’après Bachelard, et en établissant les principes du
« rationalisme régional » propre à la sociologie.
-Importance de l’explicitation des principes épistémologiques :
Ne pas seulement s’interroger sur l’efficacité et la rigueur formelle des théories et des méthodes
disponibles, mais aussi sur ce qu’elles font aux objets étudiés et quel objet elles font.
En effet les auteurs soulignent les risques quand les conditions d’utilisation des principes
méthodologiques ne sont pas remplies.
D’où la nécessaire explicitation de la forme spécifique des obstacles épistémologiques en socio, des
présupposés théoriques à l’expérimentation, de la preuve expérimentale.
La démarche suivie s’inscrit dans la perspective de Bachelard : « le fait scientifique est conquis
( rupture ), construit, constaté ( épreuve des faits) ».
Première partie : La rupture, le fait est conquis contre l’illusion du savoir immédiat.
L’obstacle épistémologique particulier à la sociologie tient à ce que la séparation entre le discours
scientifique et l’opinion commune soit plus indécise qu’ailleurs. La vigilance épistémologique doit
être particulière en sciences de l’homme du fait de cette familiarité avec l’univers social, le sociologue
n’en a jamais fini avec la sociologie spontanée.
1.1 Prénotions et techniques de rupture.
- écarter les prénotions
La définition des prénotions est empruntée à celle de Durkheim dans les Règles de la méthode
sociologique (1895) : elles sont ces « représentation schématiques et sommaires (…) formées par la
pratique et pour elle » qui tiennent leur évidence et leur autorité des fonctions sociales qu’elles
remplissent.
En effet « la réflexion est antérieure à la science qui ne fait que s’en servir avec plus de méthode. (…)
Elles sont comme un voile entre nous et les choses et qui nous les masque. (…)Les mots qui les
expriment reviennent sans cesse dans la discussion des sociologues ».
La base de toute méthode scientifique est donc d’écarter systématiquement les prénotions.
- moyens : usage des statistiques pour aller contre les intuitions premières qui « servent à être
détruites » d’après Bachelard dans La philosophie du non.
rôle de la définition provisoire en tant que construction théorique provisoire destinée à
« engager la recherche, à déterminer la chose à étudier, sans anticiper les résultats de l’étude »
d’après M.Mauss dans « La prière », puisque la définition réelle du fait ne peut venir qu’au terme de la
science, et à rendre méthodique la vérification des hypothèses et la critique.
Les auteurs s’inscrivent dans la lignée de Mauss : la définition provisoire ne peut être faite que d’après
des signes extérieurs, en effet « définir d’après des impressions revient à ne pas définir du tout »
d’après Mauss, du fait de la mobilité des impressions.
« De même que le physicien définit la chaleur par la dilatation de corps et non par l’impression de
chaud, c’est dans les choses elles-mêmes que nous irons chercher le caractère en fonction duquel la
prière doit être exprimée ». Mauss « La prière »
Il s’agit donc de substituer à des impressions personnelles un signe objectif, ici le rituel, pour délimiter
le champ de l’observation.
critique logique et lexicologique du langage commun : il s’agit de clarifier les concepts
en explicitant leurs présupposés, les conséquences impliquées.
Les auteurs prennent l’exemple de la tentative de clarification du concept d’embourgeoisement
emprunté au langage commun, par Goldthorpe et Lockwood en 1963 dans leur étude Affluence and
the British Class Structure ou sont explicitées les conditions économiques (revenu), normative
(normes de conduite) et relationnelle ( reconnaissance de la classe) du phénomène de
l’embourgeoisement.
La première étape de la démarche sociologique est donc d’opérer un rupture avec le réel et les
configurations qu’il propose à la perception.
1.2 L’illusion de la transparence et le principe de non-conscience.
- enjeu de l’affirmation du principe de non-conscience :
Le principe de non-conscience a du mal à s’imposer en science sociale, cependant l’affirmation de ce
principe est nécessaire pour la constitution de la sociologie comme science. Il s’agit de l’extension du
principe du déterminisme méthodologique ( tout fait a une cause, sinon négation de la science) à
l’ordre social, au même titre que les sciences de la nature. Les auteurs s’inscrivent dans la continuité
de la pensée durkheimienne à travers leur refus « d’enfermer la sociologie dans une problématique
des intentions subjectives qui en ferait contre toute logique une science de l’accidentel ».
-définition du principe de non-conscience :
Les relations sociales en sauraient se réduire à des rapports entre subjectivités animées par des
intentions, des motivations, parce qu’elles s’établissent entre des conditions et des positions sociales et
qu’elles ont de ce fait plus de réalité que les sujets qu’elles lient : construction d’un système de
relations objectives qui permet d’expliquer les attitudes, les aspirations par son fonctionnement et non
l’inverse.
En effet la détermination d’une institution sociale est complexe, elle est due au passé, au système
d’institutions dans lequel elle s’insère, « ce n’est pas nous individuellement qui les avaons faite. Elles
sont le produit de la vie en commun » d’après Durkheim dans Education et Sociologie (1922), « nous
croyons féconde l’idée que la vie sociale doit s’expliquer non par la conception que s’en font ceux qui
y participent mais par des causes profondes qui échappent à la conscience ».
-implication en terme d’attitude mentale du sociologue vis-à-vis des faits : principe d’ignorance
a priori et d’extériorité aux faits
Du fait d’une part de l’opacité et de la longueur du passé et d’autre part de la multiplicité des acteurs,
le monde social est inconnu au sociologue, il doit donc adopter une certaine attitude mentale
d’extériorité aux faits.
La référence à Durkheim est explicite : les faits sociaux sont des choses au même titre que des choses
matérielles, par opposition à l’idée : « est chose tout objet de connaissance que l’esprit ne peut arriver
à comprendre qu’à condition de sortir de lui-même, par voie d’observation et d’expérimentation »
RMS (1895).
Le principe de non-conscience est ainsi la condition de la compréhension complète de la relation
sociale.
1.3 Nature et Culture : substance et système de relations
-s’élever contre les explications par le concept de nature humaine : contre l’idée d’éternité et
d’universalité, souci de contextualisation en définissant le fait dans le système des relations historiques
et sociales dans lequel il s’insère.
Exemple de la démarche de Marx pris par les auteurs dans l’Introduction à la critique de l’économie
politique : « quand nous parlons de production, il s’agit toujours de la production à un stade
déterminé de l’évolution sociale », et non de lois naturelles ou éternelles de la « production
bourgeoise moderne ».
En effet, c’est expliquer par ce qu’il faut expliquer que de considérer les faits sociaux comme le
développement de faits psychiques :
« C’est répondre à la question par la question que d’expliquer le progrès par une tendance innée au
progrès, véritable entité métaphysique dont rien du reste ne démontre l’existence » Durkheim RMS
-contre la réduction de l’explication à la mise à jour de la finalité du fait social :
« les faits sociaux ne sont pas expliqués par cela seul qu’on a fait voir qu’ils servent à quelque fin.
(…) Le fait que [les organisations sociales] étaient utiles ne nous apprend pas ce qui les a fait être.
(…)La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents »
Durkheim RMS
1.4 La sociologie spontanée et les pouvoirs du langage
On a déjà vu que la difficulté de la sociologie a être une science comme les autres réside dans son
rapport particulier qui s’instaure entre l’expérience savante et naïve du monde social et dans
l’expression de ces expériences.
« Le langage ordinaire (…) enferme dans son vocabulaire et sa syntaxe toute une philosophie pétrifiée
du social toujours prête à resurgir que le sociologue utilise inévitablement »
L’ambition de mettre au rebut le langage commun pour lui substituer un langage parfait, parce
qu’entièrement construit et formalisé, risque de détourner l’analyse, plus urgente, du langage commun.
Il s’agit donc de soumettre le langage commun à une critique méthodique.
Pour un usage conscient et méthodique de l’emploi de schèmes analogiques d’explication à des fins
pédagogiques et heuristiques : contrôler les circonstances dans lesquelles s’emploie un mot, son
champ sémantique.
Référence à l’exemple pris par Canguilhem dans La connaissance de la vie en 1965 :un halo
sémantique est véhiculée par l’emploi d’une analogie, par exemple à travers l’analogie de la cellule :
« Avec la cellule nous sommes en présence d’un objet biologique dont la surdétermination affective
est incontestable et considérable.(…)Qui sait si en empruntant consciemment à la ruche des abeilles
le terme de cellule pour désigner l’élément de l’organisme vivant l’esprit humain ne lui a pas
emprunté aussi , presque inconsciemment, la notion de travail coopératif ?(…)des valeurs affectives et
sociales de coopération et d’association planent sur le développement de la théorie cellulaire »
Ceci est également le cas dans les sciences de l’homme à travers l’usage d’images mécaniques ( force,
pression) ou biologique ( corps, cellule) pour analyser les faits sociaux qui véhiculent toute une
philosophie du social : le contrôle, par l’identification de cette philosophie, est nécessaire.
1.5 La tentation du prophétisme
Tout sociologue doit combattre en lui le prophète social que son public lui demande d’incarner, en
effet le langage sociologique devient équivoque lorsqu’il s’adresse à des non-spécialistes.
« Le professeur en tant que professeur ne devrait pas avoir la prétention de vouloir porter dans sa
giberne le bâton de maréchal de l’homme d’Etat » d’après M.Weber dans Essais sur la théorie de la
science
1.6 Théorie et tradition théorique
-mise en cause du rapport traditionnel à une tradition sociologique :
Pour qu’il y ait une réfutation possible, il faut une théorie constituée. Or en sociologie , nous n’avons
pas affaire à une théorie scientifique constituée, mais à une tradition.
Les auteurs effectuent le parallèle entre les sociologues et les théologiens pour illustrer ce rapport
traditionnel à une tradition, qui rassemblent dans leur somme l’ensemble des arguments et des
questions léguées par les autorités ( textes canoniques, textes des Pères del’Eglise).
-Or la véritable cumulativité ne doit pas être une somme continue des études antérieures mais doit
supposer au contraire des ruptures par la mise en question critique des fondements de la théorie que
les données nouvelles mettent à l’épreuve.
Le parallèle avec la démarche des sciences de la nature est explicite à travers la référence à Bachelard
dans La Philosophie du Non (1940) :
« L’atome est exactement la somme des critiques auxquelles on soumet son image première.(…)Le
schéma de l’atome proposé par Bohr il y a un quart de siècle a agi comme une bonne image : il n’en
reste plus rien »
Le rôle pédagogique qui suggère des non est souligné.
1.7 Théorie de la connaissance sociologique et théorie du système social
Importance d’une théorie de la connaissance sociologique : elle constitue le principe générateur de
toutes les théories partielles du social et par la même unificateur.
Elle n’est pas une théorie générale et universelle, et contre l’idée d’un hyper-empirisme pointilliste.
Deuxième Partie : La construction de l’objet, le fait est construit : les formes de la démission
empirique.
L’objet d’une science est construit, et n’a rien de commun avec les unités découpées par la perception
naïve sous peine d’abandonner la science la recherche aux objets préconstruits.
La définition d’une science ne s’effectue donc pas par un domaine du réel qui serait donné :
« Ce ne sont pas les rapports réels entre les choses qui constituent le principe de la délimitation des
différents domaines scientifiques mais les rapports conceptuels entre les problème » d’après M.Weber
dans Essais sur la théorie de la science.
Le concret est le résultat de la pensée et non le point de départ, il apparaît comme le procès d’une
synthèse.
C’est pourquoi un objet de recherche ne peut être construit et défini qu’en fonction d’une
problématique théorique.
2.1 Les abdications de l’empirisme
Il n’est pas d’observations qui engagent des hypothèses : dialogue entre des hypothèses et
l’expérimentation.
Impasse de l’empirisme primaire : les « données » même les plus objectives sont obtenues par
l’application de grilles qui engagent des présupposés théoriques.
2.2 Hypothèses et présupposés
Nécessaire formulation explicite d’un corps d’hypothèses fondé sur une théorie pour ne pas se
condamner à engager des présupposés qui ne sont autres que les prénotions de la sociologie spontanée
et de l’idéologie.
Exemple : tout instrument de mesure est une théorie en acte. Même l’instrument le plus neutre en
apparence engage toute une théorie du social implicite ( ex : échantillonnage au hasard :
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