De la physique à la technologie
La sonde atomique tomographique
Analyser un matériau métallique atome par atome est maintenant possible :une nouvelle sonde
atomique fournit en effet une image topographique et chimique du volume analysé avec une
résolution spatiale de quelques angströms.
L
es progrès et innovations
réalisés ces vingt dernières
années dans les méthodes
d’observation et d’investigation tel-
les que la microscopie électronique
à haute résolution ou la microscopie
à effet tunnel illustrent clairement
l’importance de la structure et de la
chimie à très fine échelle des maté-
riaux pour une pleine compréhen-
sion de leurs propriétés. La concep-
tion et l’optimisation des matériaux
modernes qui peuvent être structu-
rés à l’échelle du nanomètre sont
ainsi de plus en plus tributaires
de notre capacité à comprendre et
à appréhender les phénomènes de-
puis l’échelle macroscopique jus-
qu’à l’échelle atomique, visée par la
sonde tomographique.
L’apport majeur de l’instrument
que nous avons développé récem-
ment est qu’il permet de dresser une
cartographie tridimensionnelle des
hétérogénéités chimiques présentes
dans le matériau à une échelle sub-
nanométrique. L’image de petits
précipités finement dispersés dans
une solution solide peut être réalisée
dans les trois dimensions de l’es-
pace. La reconstruction tridimen-
sionnelle d’un alliage FeCu très di-
lué (1,5 % en poids de cuivre) de la
figure 1 met en évidence la présence
de petites particules riches en cuivre
dont la taille est voisine de 2 nm. A
partir d’une telle image, on obtient
la morphologie des particules et leur
densité par unité de volume. La sonde tomographique n’est
pas seulement un microscope à
haute résolution spatiale, c’est aussi
un instrument de microanalyse chi-
mique quantitative. Les concentra-
tions locales peuvent être extraites
de n’importe quelle région du petit
volume qui est analysé et recons-
truit. On accède ainsi à la composi-
tion des petits précipités visualisés
dans la figure 1. Poussé à ses limi-
tes ultimes, cet appareil mesure la
composition locale à l’échelle du
plan atomique.
LES PRINCIPES
L’échantillon, taillé sous la forme
d’une pointe de faible rayon R
(10-100 nm), est placé dans une
Groupe de métallurgie physique (UMR
6634 CNRS), Université de Rouen, INSA,
place E. Blondel, 76821 Mont-Saint-
Aignan Cedex.
* Institut universitaire de France.
Figure 1 - Reconstruction tridimensionnelle de la distribution des atomes de Cu issue de l’analyse
d’un alliage à base de fer contenant 1,5 % de cuivre en poids. La taille des petits nodules de cuivre
est voisine de 2 nm.
103
enceinte à vide et soumis à un po-
tentiel positif V
o
de plusieurs kilo-
volts (figure 2). Le champ électrique
intense ainsi créé (V
o
/R), de l’ordre
de quelques dizaines de volts par
nanomètre, est suffisant pour arra-
cher les atomes de surface. Le phé-
nomène physique exploité est l’éva-
poration par effet de champ décrite
dans l’encadré 1.
En superposant des impulsions de
tension (V
p
) au potentiel continu
(V
o
), les atomes de surface sont
évaporés à des instants précis sous
forme d’ions. La mesure des temps
de vol (t) des espèces chimiques de-
puis l’échantillon jusqu’à un détec-
teur situé à une distance L permet
de déterminer leur vitesse et d’accé-
der directement à leur rapport masse
sur charge (m/n). Ce rapport m/n
des ions (n est l’état de charge de
l’ion formé) s’exprime à partir de la
conservation de l’énergie :
1/2 m
~
L/t
!
2=ne
~
Vo+Vp
!
Pour une longueur L de 0,5 m les
temps de vol t sont voisins d’une
microseconde. Pour obtenir une
résolution en masse suffisante
(m/m 5.10
-3
) la mesure du temps
de vol nécessite une précision voi-
sine de la nanoseconde.
La nouveauté de notre instru-
ment, comparé aux sondes atomi-
ques classiques (encadré 2), pro-
vient du multidétecteur que nous
avons conçu. Il est sensible à la po-
sition des impacts d’ions contraire-
ment à l’appareil inventé par E.W.
Muller, il y a près de 25 ans. La
sonde atomique tomographique se
comportant comme un microscope à
projection, il est possible de calculer
la position des atomes de chaque
couche évaporée à partir des coor-
données des impacts sur le multi-
détecteur via une homothétie.
Simultanément, la nature des ions
émis par l’échantillon est identifiée
par spectrométrie de masse à temps
de vol, comme pour la sonde
classique. On reconstruit alors le
volume analysé couche par couche.
Bien que cette sonde tridimen-
sionnelle soit simple dans son prin-
cipe, la mise en œuvre de l’idée
s’est révélée assez délicate. Il s’agit
d’enregistrer les images matérielles
successives correspondant à cha-
cune des espèces chimiques issues
de l’échantillon (figure 2). La diffi-
culté majeure provient du fait que
ces images doivent être saisies indé-
pendamment pour chaque salve
d’ions (c’est-à-dire pour chaque
temps de vol caractéristique). Or,
les ions arrivent dans des intervalles
de temps extrêmement courts. Les
images matérielles correspondant
par exemple au cobalt et au nickel
réunis dans un même alliage ne sont
séparées que de quelques dizaines
de nanosecondes. Le détecteur (en-
cadré 3) doit permettre, en outre, la
localisation de plusieurs impacts si-
multanés (ions de même masse).
LA LOCALISATION DES ATOMES
En première approximation, les
trajectoires asymptotiques des ions
peuvent être considérées comme is-
sues d’un même point. La transfor-
mation qui permet de passer de la
position des atomes en surface de
l’échantillon aux coordonnées (x)
des impacts sur le détecteur est pro-
che d’une projection stéréographique.
A partir du grandissement de l’ap-
pareil (G), on calcule les coordon-
nées des atomes à la surface de la
pointe x
a
= x/G avec G = L/bR où R
est le rayon de courbure de la pointe
(b ~ 2 pour une projection stéréo-
graphique). Avec une pointe dont
le rayon de courbure vaut 50 nm,
Figure 2 - Principe de la sonde atomique tomographique. Les atomes évaporés depuis la surface de
l’échantillon sont identifiés par spectrométrie de masse à temps de vol. Leurs positions sont calculées
(projection quasi stéréographique) à partir des coordonnées des impacts sur le détecteur spatial.
L’aire grisée de l’échantillon représente le volume analysé.
104
le grandissement atteint 5 10
6
.La
taille effective du détecteur, voisine
de 8 cm ×8 cm, détermine la sur-
face analysée (16 nm ×16 nm).
La pointe a généralement la
forme d’un tronc de cône si bien
que le rayon de courbure de la
pointe augmente au fur et à mesure
de l’évaporation. Il est donc néces-
saire d’augmenter en proportion le
potentiel appliqué à l’échantillon
pour maintenir le champ électrique
Encadré 1
ÉMISSION DE CHAMP
L’émission par effet de champ d’un atome situé à la surface
d’un échantillon, sous la forme d’un ion n fois chargé, se
produit en deux étapes. L’atome quitte d’abord la surface sous
la forme d’un ion 1
+
puis est ionisé plusieurs fois.
ÉVAPORATION IONIQUE
La première étape peut être décrite en comparant les courbes
d’énergie potentielle d’un atome neutre U
a
et d’un ion U
i
en
présence d’un champ électrique E comme elles sont
représentées sur la figure 1. L’origine de la courbe ionique U
i
est translatée d’une quantité I1φpar rapport à la courbe
atomique U
a
où I
1
est la première énergie d’ionisation de
l’atome et φtravail de sortie d’un électron du métal car
l’électron reste dans le métal. L’atome part en s’ionisant une
fois en franchissant la barrière de potentiel de hauteur Q
a
et
de largeur Dsoit par activation thermique, soit par effet
tunnel. Dans le premier cas, la fréquence d’évaporation m
s’exprime en fonction de la température T par
m=m0exp
~
Qa/kT
!
m0est la fréquence de vibration des
atomes en surface. A très basse température (T <50 K) la
désorption s’effectue par effet tunnel ionique et
m=m0exp
~
pD
2h
=
2MQ
a
!
dans le cas d’un modèle de
barrière parabolique, où M est la masse de l’ion.
La hauteur de la barrière doit être de l’ordre d’une fraction
d’eV (0,1 eV) et sa largeur d’une fraction de nm (0,01 nm)
pour que le flux d’ions soit appréciable. Cela implique des
valeurs du champ électrique appliqué E de quelques dizaines
de volts par nm. Cela est obtenu en préparant l’échantillon
sous la forme d’une pointe métallique très fine de quelques
dizaines de nm de rayon R à son extrémité et en lui
appliquant un potentiel de quelques milliers de volts
(E ~ V/R).
POST-IONISATION
Les ions évaporés depuis la surface sont post-ionisés au-delà
d’une certaine distance critique x
c
donnée par xc=I2φ
eE
I
2
est l’énergie de seconde ionisation. En deçà de cette
distance un électron lié à l’ion ne peut pas passer dans le
métal par effet tunnel car son énergie est en dessous du
niveau de Fermi. La figure 2 illustre la situation où les deux
niveaux sont à la même énergie. L’état de charge final de
l’ion ne dépend, pour chaque élément chimique, que de la
valeur du champ électrique qui règne au voisinage de la
surface (x
c
~ 0,5 nm).
Figure 1 - La courbe U
a
représente l’énergie potentielle d’un atome à
la surface en fonction de la distance à celle-ci, la courbe -eEx décalée
de I
1
-Ul’énergie potentielle électrostatique d’un ion chargé une fois et
U
i
la somme des deux. Q
a
et Dindiquent respectivement la hauteur et
la largeur de la barrière de potentiel que doit franchir l’atome pour
sortir du métal sous forme d’ion.
Figure 2 - La courbe eEx représente l’énergie potentielle d’un électron
en fonction de sa distance à la surface. L’énergie potentielle d’un élec-
tron lié à un ion situé en x
c
est représentée en dessous.
De la physique à la technologie
105
(E ~ V/R, voir encadré 1) et le flux
d’évaporation. Le grandissement
diminue donc au cours de l’analyse.
Le rayon de courbure et le grandis-
sement peuvent toutefois être calcu-
lés à tout moment à partir du poten-
tiel V appliqué à la pointe et du flux
d’atomes (qui mesure le champ
électrique E). On a R = V/âEoùâ
est une constante liée à la forme
géométrique de l’extrémité de la
pointe qui peut être estimée préala-
blement en mesurant le rayon R par
microscopie ionique ou électroni-
que. Notons que la connaissance de
la position de l’impact de l’ion sur
le détecteur permet de connaître la
longueur de vol exacte et d’en tenir
compte dans le calcul du rapport
m/n. On accède ainsi à la localisa-
tion et à la nature chimique des ato-
mes dans une couche évaporée.
L’étude de l’échantillon en pro-
fondeur, couche atomique par cou-
che atomique, permet une recons-
truction complète du volume
évaporé. La profondeur p, qui cons-
titue la troisième dimension, est
proportionnelle au nombre de cou-
ches évaporées. Elle est calculée à
partir du nombre N d’ions détectés
et de la conservation du volume
analysé qui implique que :
p=N
~
va/gda
2
!
ηet v
a
sont le rendement de dé-
tection (de l’ordre de 0,5) et le vo-
lume atomique moyen. De façon
pratique une profondeur d’un angs-
tröm est analysée lorsque 1 000 ions
sont détectés. Comme dans les
conditions standards, 20 ions sont
détectés par seconde (encadré 3), la
vitesse d’évaporation est voisine de
1 Å/min.
Encadré 2
LA SONDE ATOMIQUE CLASSIQUE
La mesure du temps de vol des ions de l’échantillon au
détecteur permet d’identifier les différentes espèces chimiques.
La figure 1 montre un spectre de masse relatif à l’analyse
d’une petite particule dans un alliage à base de nickel.
L’aire de la zone analysée (la surface d’analyse) correspond à
la projection du détecteur sur la surface de l’échantillon.
Ainsi un détecteur de 1 cm de diamètre placé à 1 m d’une
pointe de 50 nm de rayon de courbure sélectionne une surface
d’analyse de 1 nm de diamètre. Dans la sonde atomique
classique le détecteur n’est pas sensible à la position des
impacts des ions si bien que le diamètre d’analyse fixe
également la résolution latérale de l’instrument, ce qui
constitue une limite essentielle.
L’évaporation atome par atome de l’échantillon permet
d’explorer le matériau en profondeur. La figure 2 présente
schématiquement le résultat d’une analyse d’un échantillon
contenant des petits précipités sphériques. La pointe
représentée en trait plein au début de l’analyse a été
progressivement détruite jusqu’au trait pointillé. Les ions
reçus sur le détecteur et identifiés proviennent d’un volume
(cylindre d’analyse) engendré couche atomique par couche
atomique par la surface d’analyse.
La sonde atomique classique permet d’obtenir ainsi le long de
ce cylindre les profils de concentration des différentes espèces
chimiques présentes dans l’échantillon avec une résolution en
profondeur voisine de 0,1 nm.
La réduction de trois à une dimension (due à la projection sur
l’axe du cylindre d’analyse) des fluctuations de concentration
est une autre limite de la sonde atomique classique. Il subsiste
alors toujours une ambiguïté lorsque des zones de
concentration différente ont une dimension comparable au
diamètre d’analyse, comme c’est indiqué sur la figure 2.
Figure 1 - Spectre de masse d’un alliage à base de nickel en unités de
masse atomique. L’échelle temporelle est indiquée en haut.
Figure 2 - Illustration des diffıcultés d’interprétation des résultats
fournis par la sonde atomique classique. La partie des précipités qui
intersectent le volume analysé est hachurée. Le profil de concentration
en fonction de la distance le long de la pointe est schématisé en des-
sous.
106
LA RÉSOLUTION SPATIALE
Une précision de 0,5 mm sur le
détecteur correspond à 1 angström
à la surface de l’échantillon. Le dé-
tecteur que nous avons conçu per-
met facilement d’accéder à une telle
précision. Toutefois, à cause des
aberrations subies par les ions dans
leurs trajectoires à proximité de la
surface de la pointe, une impré-
cision supplémentaire de quelques
angströms intervient. Ces aberra-
tions sont dues aux inhomogénéités
locales du champ électrique. La pré-
cision totale est ainsi essentielle-
ment contrôlée par les limites physi-
ques liées à la mécanique du vol des
ions dans les premiers nanomètres
parcourus.
RÔLE EN SCIENCES DES MATÉRIAUX
Grâce à sa haute résolution spa-
tiale, la sonde tomographique ouvre
de nouvelles perspectives pour des
études fondamentales qui portent en
particulier sur les interfaces et sur
les premiers stades de séparation de
phase. Depuis sa mise au point, en
1993, des résultats spectaculaires
Encadré 3
LE MULTIDÉTECTEUR SPATIAL
L’innovation est ici la conception d’un multidétecteur résolu
en temps, à l’échelle de la dizaine de ns, et sensible à la
position d’impacts multiples, simultanés ou non. Le principe
repose sur l’emploi d’une paire de galettes de microcanaux
(MCP, multiplicateur de charges) et d’un réseau d’anodes
(10 ×10) arrangées en damier. Pour chaque impact d’ion, la
gerbe d’électrons produite par les galettes est recueillie sur
cette multianode (figure 2 du texte). Le diamètre du spot est
légèrement supérieur à la taille de chacune des anodes
(a = 1 cm) afin d’éviter les effets de seuils indésirables
inhérents à l’électronique de mesure des charges déposées. Un
impact irradie donc quatre anodes voisines comme le montre
la figure 1. De la mesure des charges recueillies par chacune
des anodes associées à un même impact, on calcule la
position du barycentre du nuage d’électrons et donc de
l’impact avec une précision meilleure que a/20, soit 0,5 mm.
Dans les conditions expérimentales habituelles, 0,2 ion en
moyenne est reçu par impulsion d’évaporation. L’expérience
montre ainsi que la plupart des impulsions communiquées à
l’échantillon produisent entre 0 et 8 ions. La probabilité d’en
avoir davantage est très faible (<0.001). Ces ions pouvant
être de natures différentes (espèces, isotopes différents), nous
avons prévu que jusqu’à 8 temps de vol distincts puissent être
enregistrés.
Pour chacun des temps de vol successifs (t
Al
,t
Ni
... par
exemple), la distribution des charges électroniques sur la
multianode est mesurée. Plusieurs impacts simultanés peuvent
être localisés pour chaque temps de mesure. La mesure est
répétée pour chacune des impulsions d’évaporation (toutes les
10 ms environ). Une centaine de milliers d’atomes sont donc
enregistrés par heure. La position des impacts et la nature
chimique des ions sont calculées en temps réel et affıchées sur
une console.
Figure 1 - Schéma de la répartition sur quatre anodes carrées des charges créées par un seul impact circulaire. (a) Lorsque la charge à droite de
l’axe y (Q
r
en hachuré) est égale à celle de gauche (Q
l
), l’impact (I) est tombé en x = 0. (b) La charge de droite croît à mesure que x(I) augmente.
A chaque valeur du rapport Q
r
/Q
l
correspond une valeur de x.
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