Repères historiques de l’économétrie, by Jean –Paul Tsasa, LAREQ Laboratoire d’Analyse – Recherche en Economie Quantitative One pager Janvier 2012 Vol. 1 – Num. 002 Copyright © tsasajp –laréq 2012 Repères Historiques de L’économétrie 2 J. Paul Tsasa V. Kimbambu1 Quand l’intelligence montre la lune, l’idiot se contente de regarder son doigt… Au – delà de l’appréhension des repères statistiques de l’économétrie, un économétricien doit maîtriser les repères historiques de sa science. Ainsi, nous nous proposons de retracer les grands épisodes de l’évolution de l’économétrie. L’économétrie trouve ses origines dans la volonté de transposer, en économie, la réflexion (rigueur) menée par les techniciens des sciences dures. Ainsi, Mary Morgan 3 et Philippe Le Gall 4 estiment que l’économétrie a vu le jour bien avant le XXième siècle, avec, notamment, les travaux de William Stanley Jevons (en Angleterre), Henry Ludwell Moore (aux Etats – Unis) ou Auguste Cournot (en France) qui tentent d’unifier l’économie et la statistique, c’est ce que la littérature qualifie de pré – histoire de l’économétrie. Cependant, il convient de noter que l’économétrie, en tant que discipline des sciences économiques, trouve ses fondements modernes dans la création de la société d’économétrie, à Cleveland1, en 1930 (précisément le 29 décembre 1930) par deux économistes : Ragnar Frisch (Nobel d’économie en 19691) et Irving Fisher. R. FRISCH* I. FISHER Parallèlement, le département d’économie appliquée de l’Université de Cambridge mît en place un projet d’économétrie des séries temporelles. Les méthodes et techniques, auxquelles, recourent les économètres ont été, pour certaines, découvertes bien avant l’institutionnalisation de l’économétrie en tant que discipline des sciences économiques. A titre exemplatif, déjà en 1808, Robert Adrain propose une formulation de la méthode des moindres carrés ordinaires et en 1809, Andrien – Marie Legendre et Carl Friedrich Gauss en proposent, séparément, un développement rigoureux. 1 2 Master en cours Economie – NPTCI 2012 ; Assistant CCAM – UPC et Chercheur au Laboratoire d’Analyse – Recherche en Economie Quantitative [LAREQ] ; [email protected] – BP 16.626 Kinshasa I. Cette section est un extrait d’un ouvrage en cours de rédaction : « les repères statistiques de l’économétrie ». MORGAN Mary, 1990, The history of econometric ideas, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 316 p. 4 LE GALL Philippe, 2006, A History of Econometrics in France : From Nature to Models, Routledge (19 juin 2006), 296 p. 3 5 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli R. Adrain A.M. Legendre Et plus tard, Carl F. Gauss explique les raisons de son efficacité (théorème de Gauss – Markov). Et en 1886, Francis Galton fournit une première régression linéaire. F. Galton C. GAUSS A. Markov Le mouvement de 1930 a suscité un bouleversement dans le monde des économistes. La recherche de nouveaux outils pour expliquer et illustrer rigoureusement les phénomènes économiques a conduit les économistes à développé de nouvelles techniques et méthodes d’analyse. Ainsi, par exemple, en 1932, l’industriel et économiste Cowles met en place la Cowles commission qui développe de travaux sur les modèles à équations simultanées. Par la suite, le souci de disposer d’un cadre spécialisé, où les travaux de l’économétrie devraient être publiés, s’est vite senti. Ainsi, en 1933, Ragnar Frisch crée la revue Econometrica et par l’occasion, propose une définition de l’économétrie. Et, cette revue a connu un grand succès avec le temps. En 2003, Pantelis Kalaitzidakis, Theofanis Mamuneas et Thanasis Stengos5, en considérant la période 1994 – 1998, conclurent qu’Econometrica serait la 2ième revue économique la plus influente du monde, après l’American Economic Review. A ce jour, elle est généralement classée 3ième après l’American Economic Review et l’Econometric Theory. 5 KALAITZIDAKIS Pantelis, Theofanis P. MAMUNEAS, Thanasis STENGOS, 2003, Rankings of Academic Journals and Institutions in Economics, Journal of the European Economic Association 1 (December 2003), pp 1346 – 1366. 6 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli Depuis lors, l’économétrie et ses méthodes d’analyse ont connu un développement sans précédent pendant près de 40 ans : - 1934 : Chester Ittner et John Henry Gaddum développent la fonction probit. C.Ittner - J. Gaddum 1935 : Jan Tinbergen (Nobel d’Economie en 1969) présente au meeting de la société d’économétrie de Namur un premier modèle économétrique. Et, il fut ensuite embauché par la société des Nations pour tester la pertinence de la théorie du cycle des affaires. - 1939 : Jan Tinbergen publie les résultats de ses études sur la pertinence de la théorie du cycle d’affaire6 menée au sein de la Société des Nations. Il propose plusieurs modèles d’analyse des cycles fondés sur des systèmes d’équations permettant de mesurer le poids explicatif de différentes variables. La même année, John Maynard Keynes s’oppose vivement à la méthodologie 7 de Tinbergen car estimant que la mathématisation de l’économie ne pouvait prendre en compte le caractère changeant du comportement de l’agent économique. Dans une interview (16 avril 2008), Lawrence Robert Klein, un grand économiste keynésien, estime que le Maître Keynes n’avait pas compris l’importance de la démarche de Tinbergen. Ainsi, il se proposa de développer la dimension économétrique de la pensée de Keynes. J. Tinbergen* J.M. Keynes 6 TINBERGEN Jan, 1939, Vérification statistique des théories des cycles économiques ; vol. I : « Une méthode et son application au mouvement des investissements », 178 p. ; vol. II : « Les cycles économiques aux États-Unis d’Amérique de 1919 à 1932 », Genève, Société des Nations, 267 p. 7 KEYNES John, 1939, Professor Tinbergen’s Method, Economic Journal, 49, p. 558-568. 7 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli - 1944 : Trygve Haavelmo (Nobel d’Economie en 1989) pose les conditions générales de solvabilité d’un système d’équations linéaires et propose, en s’appuyant sur l’inférence statistique, une approche probabiliste en économétrie 8 . La même année, Joseph Berkson introduit la fonction Logit9 (dont le terme a été construit par analogie et en opposition au terme de probit). Mais cette fonction ne fut reconnue que plus tard en 1960. T. Haavelmo* - 1945/1950 : Lawrence R. Klein (Nobel d’Economie en 1980) présente les premiers modèles macroéconométriques dont la solution est obtenue par la méthode du maximum de vraisemblance. Ses travaux ont permis l’introduction dans le modèle de variables retardées et la prise en compte de l’existence d’une relation linéaire entre les variables explicatives d’un modèle (multicolinéarité). - 1949 : Tjalling Koopmans (Nobel d’Economie en 1975) détermine les conditions de solvabilité dans le cas d’un modèle linéaire. T. Koopmans* 8 HAAVELMO Trygve, 1944, The Probability Approach in Econometrics, Econometrica. BERKSON Joseph, 1944, Application of the logistic function to bio-assay, Journal of the American Statistical Association 39, 357 – 365. BERKSON Joseph, 1951, Why I prefer logits to probits, Biometrics 7, 327 – 339. 9 8 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli - 1954 : Henri Theil et Robert Leon Basmann introduisent la méthode des doubles moindres carrés. H. Theil - R.L. Basmann 1955 : Lawrence Klein et Arthur Goldberger conçoivent le premier modèle prévisionnel. L. Klein* - A. Goldberger 1958 : James Tobin (Nobel d’Economie en 1981) propose le modèle TOBIT afin de décrire une relation entre une variable dépendante censurée et une variable indépendante. - Décennie 1960 : On assiste à un développement de la puissance de calcul des ordinateurs et de base de données microéconomiques. - 1961, James Tobin développe les modèles microéconométriques et Yair Mundlak conçoit les modèles à effets fixes. J. Tobin* 9 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli Après cette floraison des méthodes et modèles économétriques, les années 1970 marquèrent une remise en cause de la méthodologie utilisée par les économètres. R.E. Lucas* Robert Emerson Lucas Jr (Prix Nobel d’Economie, 1995) lance une attaque sévère contre les modèles économétriques utilisés à l’époque, c’est ce qu’on qualifie de critique de Lucas. Lucas développe sa critique en 3 séquences : - Il remet en cause les modèles macroéconométriques traditionnels, car ils ont été inefficaces à prévoir et à expliquer la stagflation consécutive aux 1ier et 2ième chocs pétroliers. - Il estime que ces modèles ne possèdent pas suffisamment de fondements microéconomiques. - Il montre, par ailleurs, le lien entre les anticipations des agents économiques et la variation des coefficients structurels de ces modèles, et conclut que toute mesure de politique économique conduit à un changement dans le comportement des agents. En conséquence, toute politique économique (budgétaire, monétaire, de change, …) est inefficace car les agents, en les anticipant, sont capable de le contrer. Cette critique fut généralement acceptée par les économistes et suscita un renouvellement dans la modélisation économétrique. Ainsi, par exemple, à la suite de déceptions des prévisions issues des modèles structurels d’inspiration keynésienne, George Box et Gwilym Jenkins propose une technique de prévision alternative basée sur la théorie des séries temporelles. Partant des travaux de Yule et de Slutsky (réalisés en 1927), Box et Jenkins développèrent le modèle Auto Regressive Moving Average10, ARMA en sigle. G. Box 10 G. Jenkins BOX George et Gwilim JENKINS, 1970, Time series analysis: Forecasting and control, San Francisco: Holden – Day. 10 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli Dans les années 1980, les économètres se sont proposé de perfectionner les modèles ARMA, puisque ces derniers, contrairement aux modèles structurels, sont incapables de répondre, par exemple, à la question : quel est l’effet de la variable X sur Y. Ainsi, Christopher Sims (Nobel d’économie 2011), généralise le modèle ARMA et propose le modèle Vector Auto Regressive (VAR) afin de traiter concomitamment plusieurs variables. C’est ce qu’on appelle Econométrie sans théorie, car ces méthodes font abstraction de la théorie économique et considèrent toutes les variables comme endogènes. Et puisque les modèles ARMA et VAR ne traitent que les phénomènes linéaires, Robert F. Engle (Nobel d’Economie en 2003) propose en 1982 la modélisation Auto Regressive Conditional Heteroscedasticity 11 , ARCH en sigle. Celle – ci prend en compte, à la fois, la non linéarité et la forte variabilité des variables financières. C. Sims* F. Engel* Par ailleurs, l’économétrie a été enrichie par les travaux sémantiques suivants depuis les années 1970 : - En 1979, James Joseph Heckman (Nobel d’Economie en 2000) introduit le concept de biais de sélection dans l’analyse économétrique moderne12. J.J. Heckman* 11 ENGLE Robert, 1982, Autoregressive Conditional Heteroscedasticity with estimates of the Variance of United Kingdom Inflation, Econometrica, 50 (4). 12 HECKMAN James, 1979, Sample Selection Bias as a Specification Error », Econometrica, pp. 153-161. HECKMAN James and Burton Singer, 1984, A Method for Minimizing the Impact of Distributional Assumptions in Econometric Models for Duration Data, Econometrica, pp. 271-320. 11 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli - En 1984 : d’une part, Daniel McFadden (Nobel d’Economie en 2000) développe les modèles à choix discret et d’autre part, James J. Heckman et Burton Singer conçoivent les modèles de durée. D. McFadden* - En 1987 : Robert Engle et Clive Granger (Prix Nobel d’Economie en 2003) fondent et testent la méthode de cointégration13. C. Granger* 13 ENGLE Robert and Clive GRANGER, 1987, Co – Integration and Error Correction: Representation, Estimation, and Testing, Econometrica, 55 (2). 12 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli - En 2000 : Donald Rubin et Jerzy Neyman développent la méthode d’analyse d’impact (approche du contrefactuel). D. Rubin J. F. Engel* A ce jour, la place qu’occupe l’économétrie dans l’analyse de phénomènes et faits économiques est indiscutable. A cet effet, en 2006, Kim, Morse et Zingales sont parvenus à mettre en évidence l’importance croissante de l’économétrie dans le champ de la science économique. Ils notent qu’en 1970, 11 % des articles les plus cités étaient empiriques, alors qu’à la fin de la décennie 1990, ce pourcentage est passé à 60 %. In fine, le succès et le développement de l’économétrie n’ont pas gardé ses techniciens unanimes quant à l’utilisation des outils et approches forgés pour l’analyse. Rappelons que l’économétrie comprend plusieurs approches : structurelle au sens fort, quasi - structurelle, non – structurelle ou réduite. Cette diversité d’approche a alimenté et entretient une vive polémique au sein des économètres académiciens. Il y a lieu de noter Ainsi, par exemple, alors que Joshua Angrist et Jörn – Stephen Pischke défendent l’idée selon laquelle l’économétrie est devenue crédible grâce au développement des méthodes quasi – expérimentales14, Michael Keane défend l’ambition du programme structurel et la nécessité de disposer de modèles économiques afin, d’une part, d’interpréter les paramètres estimés et d’autre part, de faire des analyses ex ante des politiques publiques. 14 ANGRIST Joshua et PISCHKE Jörn – Steffen, 2008, Mostly Harmless Econometrics : An Empiricist's Companion, Princeton University Press, 392 p. 13 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli Encadré : A quand la fin du Panel des Professeurs et/ou des étudiants d’obédience quantitative en R.D. Congo ? C’est ça le vrai problème ! Quand on voit, par exemple, les images ci – dessous, nos étudiants pensent automatiquement aux quantitativistes : Ce sont des quantitativistes… on dit même des mathématiciens. Non, ils sont économistes. J. Pierre Bosonga Daniel Mukoko Alexandre Nshue Blaise Nlemfu Peut – on parlé à ce jour des économistes quantitativistes et des économistes non quantitativistes ? La réponse est naturellement non ! Avec les exigences actuelles qu’impose la méthodologie économique, Tout économiste a l’obligation d’être quantitativiste. Ce n’est qu’à ce prix qu’il sera à même de voir autrement la simplicité des faits et phénomènes sociaux. Et un économiste en herbe doit toujours l’avoir en tête ! 14 Laréq Par J. Paul Tsasa/ Chercheur co – accompli