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I. Ningen 人間 : l’être humain est individuel et social.
Le point de départ de la réflexion éthique de Watsuji sera aussi celui de notre analyse. Il
s’agit du terme ningen 人間 qui signifie l’“humain”. Ce mot est composé du caractère homme 人
(jin, hito) l’être corporel, individuel et de l’interstice 間 (kan, aida, ma), espace à travers lequel
se tisse l’existence de l’humain. Ces deux idéogrammes soulignent le caractère à la fois individuel
et social, spatial et temporel, d’un être fondamentalement relationnel. Bien plus, nous pouvons dire
que l’espace de la relation définit l’humanité de l’homme, dans la mesure où l’humain devient et se
construit dans la relation à l’autre, à partir de cet interstice. Ainsi, la spatialité devient le fondement
de la communauté. Elle est cet au-dehors de soi dans lequel se construit le lien social. “L’homme
doit être un être qui acquiert l’individualité et qui en même temps existe socialement”((12), p 10).
Or c’est là ce qu’exprime le terme ningen, l’inter-humain, mot qui serait absent de la terminologie
européenne pour qui l’humain est un individu abstrait, c’est-à-dire 人 hito et non 人間 ningen.
L’humain signifie l’interaction elle-même, celle de l’individu et de la société conçus comme des
“moments”, sans antériorité ni supériorité, dans la mesure où l’individu ne peut exister sans la
société de même que la société ne peut exister sans les individus qui la composent. Le terme
“moment”, issu de la mécanique et repris par la philosophie allemande, renvoie à l’unité
dynamique de deux termes, donc à un processus spatial et temporel à la fois. Il ne s’agit en aucun
cas d’établir un premier principe à l’origine de tout être, ni de postuler un état de nature qui
préexisterait à la communauté des hommes, car tout est toujours déjà en relation, existant
simultanément au sein d’un réseau défini par ses relations.
Cette conception est à la base de la critique que Watsuji adresse à l’anthropologie.
L’anthropologie et la sociologie qui ont pour objet l’étude de l’homme d’une part et celle de la
société de l’autre, feraient abstraction de l’humain en tant qu’être à la fois individuel et social. Or la
structure de l’existence humaine est fondamentalement duelle, et ne tient que dans un mouvement
incessant de négation. Cette dialectique négatrice trouve son origine dans la logique de co-
dépendance originaire qui est développée dans le bouddhisme Mahayana et est réinterprétée par
Nishida. C’est simultanément que toute chose rend toute autre chose possible. Il ne s’agit
nullement d’une causalité linéaire, mais bien d’une causalité infinie, d’un réseau de causalités.
Pour Watsuji, l’affirmation de sa propre existence en tant qu’individu présuppose la négation du
vide. Cette négation est une phase nécessaire, comme un prélude à l’affirmation de sa propre
nature en tant que ningen. “Nous avons à faire à trois moments unifiés dynamiquement en tant
que mouvement de négation. Le vide absolu, l’existence individuelle, l’existence sociale en tant
que son développement négatif. Ces trois moments sont en interaction dans la réalité pratique et
ne peuvent être séparés. Ils travaillent constamment à l’interconnexion pratique des actes et ne
peuvent en aucun cas se stabiliser fixement à aucune place”((9)p117)
La vie de l’humain est toute entière ce mouvement incessant de négation. Négation de la
négation, rejet du lien et retour au tout, qui est aussi le rien. Ce retour ne signifie pas que l’on
retourne au même point. Le refus d’un lien n’implique pas sa ré-affirmation inconditionnée. Au
contraire, une sélection s’opère dans ce retour car la réalisation de l’individu signe une forme de
liberté ; celle d’affirmer ce qui est et a à être, de choisir quels entre-liens l’on désire préserver ou
détruire. “Plus l’indépendance de l’individu est réalisée, plus haute est l’unité socio-éthique”. ((9),
p135). La réalisation de soi en tant qu’individu est le seul garant de l’unité sociale dans la mesure
où le retour se fait par l’affirmation des entre-liens (aidagara, 間柄). “C’est seulement lorsqu’un
individu devient séparé et indépendant du tout que l’on peut parler d’impulsion individuelle, de la
volonté ou encore des actes individuels. De plus, cette négation finie est l’auto-négation du néant
absolu. À part cette négation finie, il n’y a aucun endroit où le néant absolu se manifeste lui-
même.” ((11)p120-121) Il ne s’agit donc pas d’une négation de l’individualité au nom d’une
immersion dans le tout qu’est le groupe. S’immobiliser dans une de ces phases signifie
l’inachèvement du tout. Le rejet de la société de même que le rejet de sa propre individualité
engendre la négation même de son humanité et marque la rupture du processus, donc de la
réalisation de soi comme de l’autre. Car, soi et autre ne font qu’un puisque “n’est divisé entre soi et
autre que ce qui peut devenir un.”((10),p 235-236).
“L’interconnexion pratique des actes humains établit la spatialité. De là dépend leur
structure temporelle. D’un autre côté, la temporalité en tant que mouvement qui unit les humains
opposés les uns aux autres ne peut apparaître hors d’une structure spatiale. Par conséquent, la
structure de l’existence humaine est spatiale parce qu’elle est temporelle et temporelle parce
Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique
Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain
Pauline COUTEAU – 2