www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale, péninsulaire et insulaire / Scholars, Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included) Communication Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain < A critical reading of views advanced in French-language research on Watsuji Tetsurô’s concept of space > Pauline COUTEAU Doctorante en Philosophie, Bruxelles (Belgique) 2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie <Asia Network> 28-29-30 sept. 2005, Paris, France Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Fondation Maison des Sciences de l’Homme Thématique / Theme : Arts et littératures / Literature and the Arts Atelier 35 / Workshop 35 : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique / Individual, subjectivity, and society in Japan: the philosophical standpoint © 2005 – Pauline COUTEAU - Protection des documents / All rights reserved Les utilisateurs du site : http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 1er Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. Leur utilisation autorisée pour un usage non commercial requiert cependant la mention des sources complètes et celle du nom et prénom de l'auteur. The users of the website : http://www.reseau-asie.com are allowed to download and copy the materials of textual and multimedia information (sound, image, text, etc.) in the Web site, in particular documents of the 1st Congress, for their own personal, noncommercial use, or for classroom use, subject to the condition that any use should be accompanied by an acknowledgement of the source, citing the uniform resource locator (URL) of the page, name & first name of the authors (Title of the material, © author, URL). - Responsabilité des auteurs / Responsability of the authors Les idées et opinions exprimées dans les documents engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. Any opinions expressed are those of the authors. 1 Comment penser l’individu et la société à partir de la relation et non dans un rapport d’opposition inconciliable? Si l’on considère avec Watsuji Tetsurô l’être humain, ningen 人間, comme un être individuel et social à la fois, la tentative de séparer l’individu de la société devient vaine. Il s’agit désormais de penser l’espace de la relation ; relation aux autres humains, mais aussi aux milieux. Et c’est au sein même de cet espace qu’intervient l’éthique, rendant ainsi possible la construction d’une éthique du milieu. Introduction : Une philosophie de la rencontre. Dans le sillage de ce que l’on appelle « L’École de Kyoto », Watsuji Tetsurô (1889-1960) incarne une des figures marquantes de l’effervescence de la philosophie japonaise du début du siècle passé. Sa pensée, née de la rencontre de multiples influences, construit une interprétation singulière de la spatialité et nous ouvre, entre autres perspectives, à une philosophie relationnelle qui constitue le point d’ancrage de notre réflexion. Son œuvre dense dément les séparations instituées entre disciplines pour déployer une « philosophie de la culture » orientée vers l’éthique. Notre étude se concentre sur trois œuvres philosophiques: Rinrigaku, 倫理学 « L’Éthique », et les deux essais qui précèdent ce livre, Fûdo, 風土 «Milieux », et Ningen no gaku toshite no rinrigaku, 人間の学としての倫理学 « La science éthique en tant qu’étude de l’être humain »i. Chacun de ces ouvrages développe un aspect de la spatialité humaine qui converge vers l’interaction entre pensée du milieu, ou mésologie, et éthiqueii. Ce qui peut apparaître contradictoire dans une lecture séparée, se révèle interdépendant si l’on conçoit ces analyses à partir de l’être humain, ningen(人 間), c’est-à-dire un être à la fois individuel et social. L’éthique, que Watsuji met en place dans une dynamique caractéristique de la pensée philosophique dont il affirme pourtant se détacher, nous confronte, au-delà d’un point de vue qui serait proprement japonais, à une approche qui peut nous permettre d’aborder différemment la pensée du milieu. Le point de départ de Watsuji est la critique de l’individualisme qu’il dénonce au profit d’une philosophie et d’une « éthique de l’entre » (aida no rinrigaku, 間の倫理学). De la lecture de Heidegger qui amorcera sa réflexion sur le milieu, aux philosophes tels que Kierkegaard, Nietzsche, en passant par une analyse des penseurs de l’éthique qui va de Aristote à Cohen; sa réflexion se situe au carrefour de différents mondes. C’est cependant au sein du milieu japonaisiii qu’il puise ses principes éthiques articulés autour de la notion de makoto, まことiv. Nishida à qui il dédie son ouvrage de 1934 a une influence majeure dans la construction d’une philosophie du devenir et d’une logique paradoxale qui marquerait la différence avec la philosophie substantialiste cristallisée dans le paradigme moderne de l’individualisme. Ses références nous permettent d’esquisser une généalogie que nous souhaitons mettre en rapport avec une pensée éthologique, c’est-à-dire une “science pratique des manières d’êtres”. Nous analyserons ses concepts à partir de la relation qui unit l’individu et la société, l’espace et le temps, pour esquisser les principes d’une philosophie relationnelle. Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain Pauline COUTEAU – 1 2 I. Ningen 人間 : l’être humain est individuel et social. Le point de départ de la réflexion éthique de Watsuji sera aussi celui de notre analyse. Il s’agit du terme ningen 人間 qui signifie l’“humain”. Ce mot est composé du caractère homme 人 (jin, hito) l’être corporel, individuel et de l’interstice 間 (kan, aida, ma), espace à travers lequel se tisse l’existence de l’humain. Ces deux idéogrammes soulignent le caractère à la fois individuel et social, spatial et temporel, d’un être fondamentalement relationnel. Bien plus, nous pouvons dire que l’espace de la relation définit l’humanité de l’homme, dans la mesure où l’humain devient et se construit dans la relation à l’autre, à partir de cet interstice. Ainsi, la spatialité devient le fondement de la communauté. Elle est cet au-dehors de soi dans lequel se construit le lien social. “L’homme doit être un être qui acquiert l’individualité et qui en même temps existe socialement”((12), p 10). Or c’est là ce qu’exprime le terme ningen, l’inter-humain, mot qui serait absent de la terminologie européenne pour qui l’humain est un individu abstrait, c’est-à-dire 人 hito et non 人間 ningen. L’humain signifie l’interaction elle-même, celle de l’individu et de la société conçus comme des “moments”, sans antériorité ni supériorité, dans la mesure où l’individu ne peut exister sans la société de même que la société ne peut exister sans les individus qui la composent. Le terme “moment”, issu de la mécanique et repris par la philosophie allemande, renvoie à l’unité dynamique de deux termes, donc à un processus spatial et temporel à la fois. Il ne s’agit en aucun cas d’établir un premier principe à l’origine de tout être, ni de postuler un état de nature qui préexisterait à la communauté des hommes, car tout est toujours déjà en relation, existant simultanément au sein d’un réseau défini par ses relations. Cette conception est à la base de la critique que Watsuji adresse à l’anthropologie. L’anthropologie et la sociologie qui ont pour objet l’étude de l’homme d’une part et celle de la société de l’autre, feraient abstraction de l’humain en tant qu’être à la fois individuel et social. Or la structure de l’existence humaine est fondamentalement duelle, et ne tient que dans un mouvement incessant de négation. Cette dialectique négatrice trouve son origine dans la logique de codépendance originaire qui est développée dans le bouddhisme Mahayana et est réinterprétée par Nishida. C’est simultanément que toute chose rend toute autre chose possible. Il ne s’agit nullement d’une causalité linéaire, mais bien d’une causalité infinie, d’un réseau de causalités. Pour Watsuji, l’affirmation de sa propre existence en tant qu’individu présuppose la négation du vide. Cette négation est une phase nécessaire, comme un prélude à l’affirmation de sa propre nature en tant que ningen. “Nous avons à faire à trois moments unifiés dynamiquement en tant que mouvement de négation. Le vide absolu, l’existence individuelle, l’existence sociale en tant que son développement négatif. Ces trois moments sont en interaction dans la réalité pratique et ne peuvent être séparés. Ils travaillent constamment à l’interconnexion pratique des actes et ne peuvent en aucun cas se stabiliser fixement à aucune place”((9)p117) La vie de l’humain est toute entière ce mouvement incessant de négation. Négation de la négation, rejet du lien et retour au tout, qui est aussi le rien. Ce retour ne signifie pas que l’on retourne au même point. Le refus d’un lien n’implique pas sa ré-affirmation inconditionnée. Au contraire, une sélection s’opère dans ce retour car la réalisation de l’individu signe une forme de liberté ; celle d’affirmer ce qui est et a à être, de choisir quels entre-liens l’on désire préserver ou détruire. “Plus l’indépendance de l’individu est réalisée, plus haute est l’unité socio-éthique”. ((9), p135). La réalisation de soi en tant qu’individu est le seul garant de l’unité sociale dans la mesure où le retour se fait par l’affirmation des entre-liens (aidagara, 間柄). “C’est seulement lorsqu’un individu devient séparé et indépendant du tout que l’on peut parler d’impulsion individuelle, de la volonté ou encore des actes individuels. De plus, cette négation finie est l’auto-négation du néant absolu. À part cette négation finie, il n’y a aucun endroit où le néant absolu se manifeste luimême.” ((11)p120-121) Il ne s’agit donc pas d’une négation de l’individualité au nom d’une immersion dans le tout qu’est le groupe. S’immobiliser dans une de ces phases signifie l’inachèvement du tout. Le rejet de la société de même que le rejet de sa propre individualité engendre la négation même de son humanité et marque la rupture du processus, donc de la réalisation de soi comme de l’autre. Car, soi et autre ne font qu’un puisque “n’est divisé entre soi et autre que ce qui peut devenir un.”((10),p 235-236). “L’interconnexion pratique des actes humains établit la spatialité. De là dépend leur structure temporelle. D’un autre côté, la temporalité en tant que mouvement qui unit les humains opposés les uns aux autres ne peut apparaître hors d’une structure spatiale. Par conséquent, la structure de l’existence humaine est spatiale parce qu’elle est temporelle et temporelle parce Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain Pauline COUTEAU – 2 3 qu’elle est spatiale.” ((9)p128). Spatialité (kûkansei, 空間性) et temporalité (jikansei 時間性)v, se manifestent au fondement de l’humain sous la forme réciproque de la socialité et de l’individualité. Si, à l’instar de Robert Carter, on envisage la spatialité comme une structure dialectique dont la temporalité est sa manifestation dynamique, on ne peut concevoir ces dimensions comme indépendantes l’une de l’autre. Elles existent de par leur interdépendance, par leur unité au sein d’un tout qui seul permet la distinction. Ce tout est à la fois réel et virtuel dans la mesure où il doit sans cesse s’actualiser. La question de la spatialité sera conceptualisée par Watsuji à travers le milieu que nous allons à présent analyser, avant de réflechir à la signification de l’éthique dans l’existence humaine. II. Le milieu ou corps collectif. Watsuji développe le concept de milieu dans son essai Fûdo 風土 “Milieux”, (littéralement : le vent et la terre), ainsi que dans le troisième livre de Rinrigaku où il élucide “la structure médialehistioriale” de l’existence humaine. L’influence de l’herméneutique heideggerienne sur Watsuji est explicite dès l’introduction de Fûdo, bien qu’il se démarque fondamentalement de Heidegger dont il critique l’absence relative de considération concernant la dimension sociale et relationnelle d’un individu essentiellement tourné vers sa propre mort. Le travail de Heidegger sur la temporalité révèle selon Watsuji le caractère exclusivement individuel du Dasein. Tandis que l’être humain conçu comme ningen est un “être-pour-la-vie”(shi he no sonzai) qui continue d’exister au sein des entre-liens. Watsuji développe avec le concept de fûdosei 風 土 性 , la dimension spatiale correspondante à l’historialité. Ce terme de fûdosei, traduit d’après Augustin Berque par médiance, exprime l’existence de deux moitiés indissociables, l’individu-sujet-corporel, et le milieu, qui est alors corps collectif. Il est cet “au-dehors-de-soi” de l’humain qui n’existerait pas sans cette projection. Ainsi, le milieu, de même que l’histoire, sont les “moments structurels de l’existence humaine”, et concernent la subjectivité (shutai 主 体 ) d’un être individuel et social, spatial et temporel. Watsuji différencie d’emblée l’étude du milieu de l’étude de l’environnement. En effet, cette dernière est conçue commme une analyse des phénomènes naturels d’un point de vue objectif, qu’il soit biologique, géologique ou encore climatique, nous dit-il. Dans cette perspective, l’environnement naturel apparaît insensible aux changements, tandis que les milieux seraient dynamiques, façonnés d’une part par l’interaction humaine, et de l’autre par l’interprétation que les êtres humains ont de leur milieu. Cette idée d’interaction réciproque, si pertinente soit-elle, reste néanmoins assombrie par l’impression de déterminisme qui subsiste parfois dans l’analyse par Watsuji des différents types de milieu. Il différencie ces derniers en trois, qui sont aussi trois formes d’entente-propre (jikoryôkai,自己了解). La mousson, le désert, la prairie, mais aussi la singularité du Japon. Une telle typologie signifie, au-delà de la justesse de cette classification, que le milieu dans lequel nous vivons n’est pas unique, mais qu’il existe de multiples milieux coexistant les uns avec les autres. On peut éprouver une certaine naïveté dans la typologie de Watsuji qui en même temps nous suggère une fraîcheur du regard dans l’appréhension subjective des milieux traversés. Car, au-delà d’une mise en théorie, c’est d’abord dans l’expérience subjective des milieux, dans le voyage que ces idées ont germées. Le milieu est ce qui nous permet d’éprouver ensemble une réalité, de faire l’expérience d’une chose qui nous rassemble et constitue une forme de lien social, d’entre-lien. “Nous nous trouvons nous-mêmes au sein du milieu en tant que lien social.”((2) p16) L’entente-propre suppose une connexion infinie entre les divers modes de construction de ce milieu ; modes qui se transmettent de génération en génération et supposent une créativité et une pluralité de manières d’être pratiques. C’est alors collectivement que s’élaborent les moyens de se protéger de la nature, d’utiliser ses ressources au mieux, afin d’engager ensemble un mode de vie harmonieux. “L’entente propre dans le milieu apparaît clairement comme une découverte de ces moyens ; cela ne consiste pas à comprendre un sujet.” La séparation entre nature et culture ou entre sujet et objet est annulée par la pensée de la relation dans laquelle la construction du sujet et du milieu ne peut être que simultanée et singulière, en rapport avec une nature comprise comme réalité du possible, comme ce qui fait exister chaque entité en relation. La singularité de l’existence humaine prend corps dans celle d’un milieu qui ne peut se réaliser que de façon contingente. Cette Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain Pauline COUTEAU – 3 4 perspective nous force à prendre conscience de la relativité des mondes, qui adviennent comme un du multiple. Le réseau d’interconnexion pratique des actes qui crée la singularité d’un peuple suppose également une union des relations humaines et fraternelles au sein d’une communauté que Watsuji déploie dans son Éthique, et que nous allons maintenant aborder afin d’avoir un horizon global de sa pensée de l’humain. III. L’éthique de la relation. “Le fait d’interroger l’éthique se ramène en dernier ressort à interroger la configuration de l’existence humaine.” Penser l’humain dans ses relations nous force à penser les choses localement, au sein d’un réseau propre à chaque individu social, à chaque corps médial. L’éthique, pratique, est inscrite dans les relations, elles-mêmes génératrices de manières d’exister. Ainsi, les principes que Watsuji pose au fondement de la relation sont des valeurs pratiques telles que la confiance, la vérité et la sincérité, regroupées dans le champ lexical de makoto. Mais sur quoi reposent ces valeurs ? Ce ne peut être dans l’indépendance intérieure de l’individu, de la personne morale en lutte avec son instinct. Même si le mouvement de négation effectué par le sujet empirique s’exerce d’une certaine façon en tant que négation de l’impulsion naturelle, ce mouvement qui irait de l’impulsion à l’indépendance n’est pas à proprement parler de l’éthique. Le fondement de la confiance est déjà une règle au sein de la société des humains ; bien plus, « le fond de la confiance est la règle de l’existence humaine ». Un exemple pratique permettant d’illustrer cela est l’acte de promettre. En effet, promettre quelque chose est « une attitude déterminée envers le futur », et suppose d’avoir confiance en une forme de permanence de la relation, même si celle-ci vient à se modifier. Cet acte de promettre assure donc une continuité. « La raison pour laquelle nous pouvons assumer une telle attitude est que le passé que nous portons dans l’existence humaine est en même temps précisément le futur auquel nous aspirons. Notre action présente prend place dans cette identité entre le passé et le futur »((9)p271). Comment Watsuji définit-il la vérité ? Son analyse procède par un bref examen des théories dominantes qu’il exemplifie, pour mieux renverser les problématisations traditionnelles de la vérité. La vérité de l’humain en tant que ningen prend place dans l’accomplissement du mouvement de négation à travers lequel l’individu se réalise en tant que tel en niant la relation, en même temps que la négation de la négation rend possible l’unité socio-éthique, et par là même l’existence de l’humain. C’est seulement lorsque ce mouvement s’immobilise que la vérité ne peut plus advenir. Elle a donc cours comme réalisation du processus, qui se manifeste à travers la confiance, en une forme de continuité de la discontinuité, car la confiance seule permet de faire le lien dans le présent, entre passé et futur. Il ne s’agit donc pas d’un principe transcendant ; ces valeurs sont des manières pratiques d’agir, de vivre, dans le respect et la confiance accordée aux choses. La vérité ne réside pas dans l’adéquation mais dans l’attitude et l’état d’esprit de la personne concernée. « Ce sont les relations humaines qui décident de la vérité et non la relation entre un fait et un mot. Si cela est bien compris alors disparaissent les questions liées au mensonge que quelqu’un est amené à faire. Il s’agit de ne pas décevoir l’autre dans la relation. On peut dire que la vérité est décidée dans et par la relation humaine qui consiste dans une relation de confiance. » ((9)p274-5) Le mensonge survient là où l’on prétend dire la vérité en portant injure de façon délibérée à l’autre dans la relation. Cette conception suppose d’éprouver une forme de responsabilité à l’égard de ce qui nous entoure, d’être responsable de la relation et donc des attentes inhérentes à la relation et à l‘autre dans la relation. Dans cette perspective, comment la vérité peut être posée comme structure de l’humain, tout en affirmant l’interdépendance des opposés que sont le vrai et le faux ? Ceci s’éclaire dans le processus, car le mensonge n’est pas d’essence, mais prend sens en rapport à la vérité. C’est ici qu’intervient cette question primordiale si l’on conçoit l’éthique comme immanente : celle du devoirêtre. La vérité est virtuelle et réelle, puisqu’elle a la possibilité de ne pas s’actualiser, d’où la responsabilité humaine de faire exister ces valeurs dans la relation en continuant le mouvement. « Pendant qu’il s’éparpille dans des oppositions innombrables entre soi et l’autre, en même temps, l’humain retourne sur lui-même de façon non dualiste. Et dans ce mouvement de retour se réalise sa véracité. Dans la mesure où l’existence humaine est l’existence en tant que ningen, être individuel et social, ce mouvement ne peut s’interrompre. »((9) p281) En d’autres termes, c’est seulement dans certaines occasions qu’un arrêt engendre l’erreur qui est toujours d’ordre situationnel. Ce mouvement d’arrêt ne peut être imputé au seul moment individuel mais s’applique Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain Pauline COUTEAU – 4 5 également au tout, société ou état, qui s’arrêterait au stade d’une coercition pure et simple, sans laisser place à l’affirmation de l’individu qui seule permet l’unité socio-éthique. Cependant, Watsuji privilégie d’une certaine façon la coercition étatique, l’absorption de l’individu dans le tout. La prévalence accordée à cette totalité qu’est la nation doit être relativisée d’une part par le contexte historique dans lequel sa pensée a pris corps et d’autre part, en regard du déroulement logique de son analyse. L’absolu se réalise dans l’ici et maintenant, à travers le mouvement de négation dont la nation n’est qu’une phase. Le tout signifie la non dualité de soi et de l’autre, tandis que l’obédience absolue à un système transcendant marque une forme de rupture, celle du processus, et donc de l’unité socio-éthique. Conclusion : Vers une éthique du milieu. Nous ne pouvons certes souscrire à certains aspects de la philosophie de Watsuji, tel ce privilège accordé à la totalité qu’est la nation, ou le groupe. Ceci ne doit cependant pas nous faire oublier l’importance de la dimension individuelle dans sa philosophie. Selon le point de vue développé, un aspect de la relation est ainsi mis en valeur sans pour autant nier l’autre tenant. En acceptant la logique paradoxale comme coexistence des contraires non contradictoires, nous sommes pleinement en mesure de construire au sein de l’entre ce milieu dénié par la « modernité ». Une construction est toujours fragile, elle existe dans l’équilibre d’un tenir ensemble contingent, comme l’est l’existence tissée de ces innombrables entre-liens. L’être humain au sens de ningen est aussi un « être pour la vie » qui continue d’exister socialement, dans une forme de transmission, anonyme, dans l’entre-lien. À notre avis, l’intérêt majeur de sa philosophie se situe dans ce lien entre éthique et mésologie qui nous force à comprendre l’importance de la relation qui nous unit au paysage, aux choses, et à la société et ce, en vue de construire cette relation. Nous existons dans des milieux dont l’existence est fragile ; ceux-ci sont autant de singularités qui répondent à des besoins propres que l’aspiration d’universalité de nos systèmes éthiques ignore bien souvent. Et c’est dans cet interstice que l’éthique de Watsuji se place, et nous permet de penser la relation, de penser avec ce qui nous constitue dans la pluralité, et non de penser à partir de la séparation, dans une logique univoque. N’est-ce pas ce que l’hétérogénéité de notre monde exige de la pensée aujourd’hui : qu’elle soit celle de la relation, que la philosophie devienne philosophie du milieu ? Nous n’avons fait cependant qu’esquisser ces liens qui feront l’objet d’une prochaine étude. Nous espérons malgré tout avoir permis de saisir la configuration de cette approche qui ouvre de nouveaux champs de réflexion rejoignant de nombreuses tentatives actuelles de répondre de manière pratique aux problèmes posés par la réalité actuelle, tel que la philosophie de l’environnement de Kuwako Toshio, le constructivisme d’Isabelle Stengers, ou encore l’écosophie de Guattari. En résumé, l’exigence qui est la nôtre aujourd’hui de penser autrement se situe au carrefour du renouveau de la philosophie, appelé en ces termes par Michel Foucault : « Si une philosophie de l’avenir existe, elle doit naître en dehors de l’Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l’Europe et la non-Europe. » ((3), p 622). Et il nous semble que des penseurs tels que Watsuji, nous permettent d’envisager cet à venir sous les auspices bienfaisants de la rencontre. i Rinrigaku, 倫理学, «L’Éthique» est composée de trois volumes publiés en 1937, 1942 et 1949. Fûdo(風土), «Milieux» est publié en 1935, mais écrit en grande partie en 1927 lors de son voyage d’études en Europe, puis corrigé suite aux cours donnés à l’université de Tokyo. Ningen no gaku toshite no rinrigaku (人間の学としての倫理学). « La science éthique en tant qu’étude de l’être humain » a été publié en 1934. ii Nous reprenons à Augustin Berque sa traduction du champ sémantique de fûdo et utilisons le terme mésologie pour traduire 風土学. « Éthique » est la traduction courante de rinrigaku 倫理学 qui se distingue de dôtoku 道徳 , lequel signifie « morale » au sens confucéen. iii Il s’agit du bouddhisme, du confucianisme et du shintô, dans l’ampleur qui se dissimule sous ses dénominations. iv Makoto, まこと、真、実、信… est un terme qui regroupe de nombreux sens selon le caractère utilisé, mais tous s’articulent autour d’une notion de vérité, pureté, sincérité. Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain Pauline COUTEAU – 5 6 Bibliographie (1) BERQUE, Augustin (avec Maurice Sauzet)(2004), Le sens de l’espace au Japon : “Vivre, penser, bâtir”, Editions Arguments (2) BERQUE, Augustin (1996) in Philosophie, numéro 51, La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô et la traduction du préambule et premier chapitre de Fûdo; éditions de minuit, septembre. (3)FOUCAULT, Michel, (1987) Dits et Écrits II, numéro 236,. Editions Gallimard, collection Quarto. (4)HEIDEGGER, Martin (1986), Être et temps, Editions Gallimard. (5) KIOKA, Nobuo (2004)、風土論として西田幾多郎、文学論集第54巻. (6) (2000) Logique du Lieu et Dépassement de la Modernité. Volume I et II, sous la direction de Augustin Berque. Editions Ousia. (7) STEVENS, Bernard (2003), Phénoménologie japonaise, présentation et traduction du premier chapitre de Rinrigaku, la signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain, revue Philosophie, numéro 79, Editions de Minuit, septembre. (8) TREMBLAY,Jacynthe (2003), L’Éveil à soi, traduction et présentation de six essais de Nishida Kitarô, CNRS Éditions, collection philosophie. (9) WATSUJI, Tetsurô, (1996) Ethics as the study of Ningen, traduit par Seisaku Yamamoto et Robert Carter, ÉditionsSUNY Press. (10) WATSUJI, Tetsurô (1935)風土、人間学的考察、岩波文庫 Fûdo, ningengakutekikôsatsu Editions Iwanamibunko (11)WATSUJI, Tetsurô (1949) 和辻哲郎全集第10巻、第11巻。岩波書店 Watsuji Tetsurô zenshû, volumes 10 et 11, Éditions Iwanamishôten. (12) WATSUJI Tetsurô, (1934) 人間の学としての倫理学、岩波全書, ningen no gaku toshite no rinrigaku, Éditions Iwanami zensho. Atelier XXXV : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain Pauline COUTEAU – 6