Individu-subjectivité et société au Japon le point de vue

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Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included)
Communication
Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être
humain
< A critical reading of views advanced in French-language research on
Watsuji Tetsurô’s concept of space >
Pauline COUTEAU
Doctorante en Philosophie, Bruxelles (Belgique)
2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie <Asia Network>
28-29-30 sept. 2005, Paris, France
Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Thématique / Theme : Arts et littératures / Literature and the Arts
Atelier 35 / Workshop 35 : Individu, subjectivité et société au Japon : le point de vue philosophique
/ Individual, subjectivity, and society in Japan: the philosophical standpoint
© 2005 – Pauline COUTEAU
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Comment penser l’individu et la société à partir de la relation et non dans un rapport
d’opposition inconciliable? Si l’on considère avec Watsuji Tetsurô l’être humain, ningen 人間, comme
un être individuel et social à la fois, la tentative de séparer l’individu de la société devient vaine. Il
s’agit désormais de penser l’espace de la relation ; relation aux autres humains, mais aussi aux
milieux. Et c’est au sein même de cet espace qu’intervient l’éthique, rendant ainsi possible la
construction d’une éthique du milieu.
Introduction : Une philosophie de la rencontre.
Dans le sillage de ce que l’on appelle « L’École de Kyoto », Watsuji Tetsurô (1889-1960)
incarne une des figures marquantes de l’effervescence de la philosophie japonaise du début du
siècle passé. Sa pensée, née de la rencontre de multiples influences, construit une interprétation
singulière de la spatialité et nous ouvre, entre autres perspectives, à une philosophie relationnelle
qui constitue le point d’ancrage de notre réflexion. Son œuvre dense dément les séparations
instituées entre disciplines pour déployer une « philosophie de la culture » orientée vers l’éthique.
Notre étude se concentre sur trois œuvres philosophiques: Rinrigaku, 倫理学 « L’Éthique », et les
deux essais qui précèdent ce livre, Fûdo, 風土 «Milieux », et Ningen no gaku toshite no rinrigaku,
人間の学としての倫理学 « La science éthique en tant qu’étude de l’être humain »i. Chacun de ces
ouvrages développe un aspect de la spatialité humaine qui converge vers l’interaction entre
pensée du milieu, ou mésologie, et éthiqueii. Ce qui peut apparaître contradictoire dans une lecture
séparée, se révèle interdépendant si l’on conçoit ces analyses à partir de l’être humain, ningen(人
間), c’est-à-dire un être à la fois individuel et social. L’éthique, que Watsuji met en place dans une
dynamique caractéristique de la pensée philosophique dont il affirme pourtant se détacher, nous
confronte, au-delà d’un point de vue qui serait proprement japonais, à une approche qui peut nous
permettre d’aborder différemment la pensée du milieu.
Le point de départ de Watsuji est la critique de l’individualisme qu’il dénonce au profit d’une
philosophie et d’une « éthique de l’entre » (aida no rinrigaku, 間の倫理学). De la lecture de
Heidegger qui amorcera sa réflexion sur le milieu, aux philosophes tels que Kierkegaard,
Nietzsche, en passant par une analyse des penseurs de l’éthique qui va de Aristote à Cohen; sa
réflexion se situe au carrefour de différents mondes. C’est cependant au sein du milieu japonaisiii
qu’il puise ses principes éthiques articulés autour de la notion de makoto, まことiv. Nishida à qui
il dédie son ouvrage de 1934 a une influence majeure dans la construction d’une philosophie du
devenir et d’une logique paradoxale qui marquerait la différence avec la philosophie substantialiste
cristallisée dans le paradigme moderne de l’individualisme. Ses références nous permettent
d’esquisser une généalogie que nous souhaitons mettre en rapport avec une pensée éthologique,
c’est-à-dire une “science pratique des manières d’êtres”. Nous analyserons ses concepts à partir
de la relation qui unit l’individu et la société, l’espace et le temps, pour esquisser les principes
d’une philosophie relationnelle.
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Considérations sur la spatialité chez Watsuji à travers l’étude de l’Être humain
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I. Ningen 人間 : l’être humain est individuel et social.
Le point de départ de la réflexion éthique de Watsuji sera aussi celui de notre analyse. Il
s’agit du terme ningen 人間 qui signifie l’“humain”. Ce mot est composé du caractère homme 人
(jin, hito) l’être corporel, individuel et de l’interstice 間 (kan, aida, ma), espace à travers lequel
se tisse l’existence de l’humain. Ces deux idéogrammes soulignent le caractère à la fois individuel
et social, spatial et temporel, d’un être fondamentalement relationnel. Bien plus, nous pouvons dire
que l’espace de la relation définit l’humanité de l’homme, dans la mesure où l’humain devient et se
construit dans la relation à l’autre, à partir de cet interstice. Ainsi, la spatialité devient le fondement
de la communauté. Elle est cet au-dehors de soi dans lequel se construit le lien social. “L’homme
doit être un être qui acquiert l’individualité et qui en même temps existe socialement”((12), p 10).
Or c’est là ce qu’exprime le terme ningen, l’inter-humain, mot qui serait absent de la terminologie
européenne pour qui l’humain est un individu abstrait, c’est-à-dire 人 hito et non 人間 ningen.
L’humain signifie l’interaction elle-même, celle de l’individu et de la société conçus comme des
“moments”, sans antériorité ni supériorité, dans la mesure où l’individu ne peut exister sans la
société de même que la société ne peut exister sans les individus qui la composent. Le terme
“moment”, issu de la mécanique et repris par la philosophie allemande, renvoie à l’unité
dynamique de deux termes, donc à un processus spatial et temporel à la fois. Il ne s’agit en aucun
cas d’établir un premier principe à l’origine de tout être, ni de postuler un état de nature qui
préexisterait à la communauté des hommes, car tout est toujours déjà en relation, existant
simultanément au sein d’un réseau défini par ses relations.
Cette conception est à la base de la critique que Watsuji adresse à l’anthropologie.
L’anthropologie et la sociologie qui ont pour objet l’étude de l’homme d’une part et celle de la
société de l’autre, feraient abstraction de l’humain en tant qu’être à la fois individuel et social. Or la
structure de l’existence humaine est fondamentalement duelle, et ne tient que dans un mouvement
incessant de négation. Cette dialectique négatrice trouve son origine dans la logique de codépendance originaire qui est développée dans le bouddhisme Mahayana et est réinterprétée par
Nishida. C’est simultanément que toute chose rend toute autre chose possible. Il ne s’agit
nullement d’une causalité linéaire, mais bien d’une causalité infinie, d’un réseau de causalités.
Pour Watsuji, l’affirmation de sa propre existence en tant qu’individu présuppose la négation du
vide. Cette négation est une phase nécessaire, comme un prélude à l’affirmation de sa propre
nature en tant que ningen. “Nous avons à faire à trois moments unifiés dynamiquement en tant
que mouvement de négation. Le vide absolu, l’existence individuelle, l’existence sociale en tant
que son développement négatif. Ces trois moments sont en interaction dans la réalité pratique et
ne peuvent être séparés. Ils travaillent constamment à l’interconnexion pratique des actes et ne
peuvent en aucun cas se stabiliser fixement à aucune place”((9)p117)
La vie de l’humain est toute entière ce mouvement incessant de négation. Négation de la
négation, rejet du lien et retour au tout, qui est aussi le rien. Ce retour ne signifie pas que l’on
retourne au même point. Le refus d’un lien n’implique pas sa ré-affirmation inconditionnée. Au
contraire, une sélection s’opère dans ce retour car la réalisation de l’individu signe une forme de
liberté ; celle d’affirmer ce qui est et a à être, de choisir quels entre-liens l’on désire préserver ou
détruire. “Plus l’indépendance de l’individu est réalisée, plus haute est l’unité socio-éthique”. ((9),
p135). La réalisation de soi en tant qu’individu est le seul garant de l’unité sociale dans la mesure
où le retour se fait par l’affirmation des entre-liens (aidagara, 間柄). “C’est seulement lorsqu’un
individu devient séparé et indépendant du tout que l’on peut parler d’impulsion individuelle, de la
volonté ou encore des actes individuels. De plus, cette négation finie est l’auto-négation du néant
absolu. À part cette négation finie, il n’y a aucun endroit où le néant absolu se manifeste luimême.” ((11)p120-121) Il ne s’agit donc pas d’une négation de l’individualité au nom d’une
immersion dans le tout qu’est le groupe. S’immobiliser dans une de ces phases signifie
l’inachèvement du tout. Le rejet de la société de même que le rejet de sa propre individualité
engendre la négation même de son humanité et marque la rupture du processus, donc de la
réalisation de soi comme de l’autre. Car, soi et autre ne font qu’un puisque “n’est divisé entre soi et
autre que ce qui peut devenir un.”((10),p 235-236).
“L’interconnexion pratique des actes humains établit la spatialité. De là dépend leur
structure temporelle. D’un autre côté, la temporalité en tant que mouvement qui unit les humains
opposés les uns aux autres ne peut apparaître hors d’une structure spatiale. Par conséquent, la
structure de l’existence humaine est spatiale parce qu’elle est temporelle et temporelle parce
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qu’elle est spatiale.” ((9)p128). Spatialité (kûkansei, 空間性) et temporalité (jikansei 時間性)v, se
manifestent au fondement de l’humain sous la forme réciproque de la socialité et de l’individualité.
Si, à l’instar de Robert Carter, on envisage la spatialité comme une structure dialectique dont la
temporalité est sa manifestation dynamique, on ne peut concevoir ces dimensions comme
indépendantes l’une de l’autre. Elles existent de par leur interdépendance, par leur unité au sein
d’un tout qui seul permet la distinction. Ce tout est à la fois réel et virtuel dans la mesure où il doit
sans cesse s’actualiser. La question de la spatialité sera conceptualisée par Watsuji à travers le
milieu que nous allons à présent analyser, avant de réflechir à la signification de l’éthique dans
l’existence humaine.
II. Le milieu ou corps collectif.
Watsuji développe le concept de milieu dans son essai Fûdo 風土 “Milieux”, (littéralement :
le vent et la terre), ainsi que dans le troisième livre de Rinrigaku où il élucide “la structure médialehistioriale” de l’existence humaine. L’influence de l’herméneutique heideggerienne sur Watsuji est
explicite dès l’introduction de Fûdo, bien qu’il se démarque fondamentalement de Heidegger dont il
critique l’absence relative de considération concernant la dimension sociale et relationnelle d’un
individu essentiellement tourné vers sa propre mort. Le travail de Heidegger sur la temporalité
révèle selon Watsuji le caractère exclusivement individuel du Dasein. Tandis que l’être humain
conçu comme ningen est un “être-pour-la-vie”(shi he no sonzai) qui continue d’exister au sein des
entre-liens. Watsuji développe avec le concept de fûdosei 風 土 性 , la dimension spatiale
correspondante à l’historialité. Ce terme de fûdosei, traduit d’après Augustin Berque par médiance,
exprime l’existence de deux moitiés indissociables, l’individu-sujet-corporel, et le milieu, qui est
alors corps collectif. Il est cet “au-dehors-de-soi” de l’humain qui n’existerait pas sans cette
projection. Ainsi, le milieu, de même que l’histoire, sont les “moments structurels de l’existence
humaine”, et concernent la subjectivité (shutai 主 体 ) d’un être individuel et social, spatial et
temporel.
Watsuji différencie d’emblée l’étude du milieu de l’étude de l’environnement. En effet, cette
dernière est conçue commme une analyse des phénomènes naturels d’un point de vue objectif,
qu’il soit biologique, géologique ou encore climatique, nous dit-il. Dans cette perspective,
l’environnement naturel apparaît insensible aux changements, tandis que les milieux seraient
dynamiques, façonnés d’une part par l’interaction humaine, et de l’autre par l’interprétation que les
êtres humains ont de leur milieu. Cette idée d’interaction réciproque, si pertinente soit-elle, reste
néanmoins assombrie par l’impression de déterminisme qui subsiste parfois dans l’analyse par
Watsuji des différents types de milieu. Il différencie ces derniers en trois, qui sont aussi trois
formes d’entente-propre (jikoryôkai,自己了解). La mousson, le désert, la prairie, mais aussi la
singularité du Japon. Une telle typologie signifie, au-delà de la justesse de cette classification, que
le milieu dans lequel nous vivons n’est pas unique, mais qu’il existe de multiples milieux coexistant
les uns avec les autres. On peut éprouver une certaine naïveté dans la typologie de Watsuji qui en
même temps nous suggère une fraîcheur du regard dans l’appréhension subjective des milieux
traversés. Car, au-delà d’une mise en théorie, c’est d’abord dans l’expérience subjective des
milieux, dans le voyage que ces idées ont germées.
Le milieu est ce qui nous permet d’éprouver ensemble une réalité, de faire l’expérience
d’une chose qui nous rassemble et constitue une forme de lien social, d’entre-lien. “Nous nous
trouvons nous-mêmes au sein du milieu en tant que lien social.”((2) p16) L’entente-propre suppose
une connexion infinie entre les divers modes de construction de ce milieu ; modes qui se
transmettent de génération en génération et supposent une créativité et une pluralité de manières
d’être pratiques. C’est alors collectivement que s’élaborent les moyens de se protéger de la nature,
d’utiliser ses ressources au mieux, afin d’engager ensemble un mode de vie harmonieux.
“L’entente propre dans le milieu apparaît clairement comme une découverte de ces moyens ; cela
ne consiste pas à comprendre un sujet.” La séparation entre nature et culture ou entre sujet et
objet est annulée par la pensée de la relation dans laquelle la construction du sujet et du milieu ne
peut être que simultanée et singulière, en rapport avec une nature comprise comme réalité du
possible, comme ce qui fait exister chaque entité en relation. La singularité de l’existence humaine
prend corps dans celle d’un milieu qui ne peut se réaliser que de façon contingente. Cette
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perspective nous force à prendre conscience de la relativité des mondes, qui adviennent comme
un du multiple. Le réseau d’interconnexion pratique des actes qui crée la singularité d’un peuple
suppose également une union des relations humaines et fraternelles au sein d’une communauté
que Watsuji déploie dans son Éthique, et que nous allons maintenant aborder afin d’avoir un
horizon global de sa pensée de l’humain.
III. L’éthique de la relation.
“Le fait d’interroger l’éthique se ramène en dernier ressort à interroger la configuration de
l’existence humaine.” Penser l’humain dans ses relations nous force à penser les choses
localement, au sein d’un réseau propre à chaque individu social, à chaque corps médial. L’éthique,
pratique, est inscrite dans les relations, elles-mêmes génératrices de manières d’exister. Ainsi, les
principes que Watsuji pose au fondement de la relation sont des valeurs pratiques telles que la
confiance, la vérité et la sincérité, regroupées dans le champ lexical de makoto. Mais sur quoi
reposent ces valeurs ? Ce ne peut être dans l’indépendance intérieure de l’individu, de la personne
morale en lutte avec son instinct. Même si le mouvement de négation effectué par le sujet
empirique s’exerce d’une certaine façon en tant que négation de l’impulsion naturelle, ce
mouvement qui irait de l’impulsion à l’indépendance n’est pas à proprement parler de l’éthique. Le
fondement de la confiance est déjà une règle au sein de la société des humains ; bien plus, « le
fond de la confiance est la règle de l’existence humaine ». Un exemple pratique permettant
d’illustrer cela est l’acte de promettre. En effet, promettre quelque chose est « une attitude
déterminée envers le futur », et suppose d’avoir confiance en une forme de permanence de la
relation, même si celle-ci vient à se modifier. Cet acte de promettre assure donc une continuité.
« La raison pour laquelle nous pouvons assumer une telle attitude est que le passé que nous
portons dans l’existence humaine est en même temps précisément le futur auquel nous aspirons.
Notre action présente prend place dans cette identité entre le passé et le futur »((9)p271).
Comment Watsuji définit-il la vérité ? Son analyse procède par un bref examen des
théories dominantes qu’il exemplifie, pour mieux renverser les problématisations traditionnelles de
la vérité. La vérité de l’humain en tant que ningen prend place dans l’accomplissement du
mouvement de négation à travers lequel l’individu se réalise en tant que tel en niant la relation, en
même temps que la négation de la négation rend possible l’unité socio-éthique, et par là même
l’existence de l’humain. C’est seulement lorsque ce mouvement s’immobilise que la vérité ne peut
plus advenir. Elle a donc cours comme réalisation du processus, qui se manifeste à travers la
confiance, en une forme de continuité de la discontinuité, car la confiance seule permet de faire le
lien dans le présent, entre passé et futur. Il ne s’agit donc pas d’un principe transcendant ; ces
valeurs sont des manières pratiques d’agir, de vivre, dans le respect et la confiance accordée aux
choses. La vérité ne réside pas dans l’adéquation mais dans l’attitude et l’état d’esprit de la
personne concernée. « Ce sont les relations humaines qui décident de la vérité et non la relation
entre un fait et un mot. Si cela est bien compris alors disparaissent les questions liées au
mensonge que quelqu’un est amené à faire. Il s’agit de ne pas décevoir l’autre dans la relation. On
peut dire que la vérité est décidée dans et par la relation humaine qui consiste dans une relation
de confiance. » ((9)p274-5) Le mensonge survient là où l’on prétend dire la vérité en portant injure
de façon délibérée à l’autre dans la relation. Cette conception suppose d’éprouver une forme de
responsabilité à l’égard de ce qui nous entoure, d’être responsable de la relation et donc des
attentes inhérentes à la relation et à l‘autre dans la relation.
Dans cette perspective, comment la vérité peut être posée comme structure de l’humain,
tout en affirmant l’interdépendance des opposés que sont le vrai et le faux ? Ceci s’éclaire dans le
processus, car le mensonge n’est pas d’essence, mais prend sens en rapport à la vérité. C’est ici
qu’intervient cette question primordiale si l’on conçoit l’éthique comme immanente : celle du devoirêtre. La vérité est virtuelle et réelle, puisqu’elle a la possibilité de ne pas s’actualiser, d’où la
responsabilité humaine de faire exister ces valeurs dans la relation en continuant le mouvement.
« Pendant qu’il s’éparpille dans des oppositions innombrables entre soi et l’autre, en même temps,
l’humain retourne sur lui-même de façon non dualiste. Et dans ce mouvement de retour se réalise
sa véracité. Dans la mesure où l’existence humaine est l’existence en tant que ningen, être
individuel et social, ce mouvement ne peut s’interrompre. »((9) p281) En d’autres termes, c’est
seulement dans certaines occasions qu’un arrêt engendre l’erreur qui est toujours d’ordre
situationnel. Ce mouvement d’arrêt ne peut être imputé au seul moment individuel mais s’applique
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également au tout, société ou état, qui s’arrêterait au stade d’une coercition pure et simple, sans
laisser place à l’affirmation de l’individu qui seule permet l’unité socio-éthique. Cependant, Watsuji
privilégie d’une certaine façon la coercition étatique, l’absorption de l’individu dans le tout. La
prévalence accordée à cette totalité qu’est la nation doit être relativisée d’une part par le contexte
historique dans lequel sa pensée a pris corps et d’autre part, en regard du déroulement logique de
son analyse. L’absolu se réalise dans l’ici et maintenant, à travers le mouvement de négation dont
la nation n’est qu’une phase. Le tout signifie la non dualité de soi et de l’autre, tandis que
l’obédience absolue à un système transcendant marque une forme de rupture, celle du processus,
et donc de l’unité socio-éthique.
Conclusion : Vers une éthique du milieu.
Nous ne pouvons certes souscrire à certains aspects de la philosophie de Watsuji, tel ce
privilège accordé à la totalité qu’est la nation, ou le groupe. Ceci ne doit cependant pas nous faire
oublier l’importance de la dimension individuelle dans sa philosophie. Selon le point de vue
développé, un aspect de la relation est ainsi mis en valeur sans pour autant nier l’autre tenant. En
acceptant la logique paradoxale comme coexistence des contraires non contradictoires, nous
sommes pleinement en mesure de construire au sein de l’entre ce milieu dénié par la
« modernité ». Une construction est toujours fragile, elle existe dans l’équilibre d’un tenir ensemble
contingent, comme l’est l’existence tissée de ces innombrables entre-liens. L’être humain au sens
de ningen est aussi un « être pour la vie » qui continue d’exister socialement, dans une forme de
transmission, anonyme, dans l’entre-lien.
À notre avis, l’intérêt majeur de sa philosophie se situe dans ce lien entre éthique et
mésologie qui nous force à comprendre l’importance de la relation qui nous unit au paysage, aux
choses, et à la société et ce, en vue de construire cette relation. Nous existons dans des milieux
dont l’existence est fragile ; ceux-ci sont autant de singularités qui répondent à des besoins
propres que l’aspiration d’universalité de nos systèmes éthiques ignore bien souvent. Et c’est dans
cet interstice que l’éthique de Watsuji se place, et nous permet de penser la relation, de penser
avec ce qui nous constitue dans la pluralité, et non de penser à partir de la séparation, dans une
logique univoque. N’est-ce pas ce que l’hétérogénéité de notre monde exige de la pensée
aujourd’hui : qu’elle soit celle de la relation, que la philosophie devienne philosophie du milieu ?
Nous n’avons fait cependant qu’esquisser ces liens qui feront l’objet d’une prochaine étude. Nous
espérons malgré tout avoir permis de saisir la configuration de cette approche qui ouvre de
nouveaux champs de réflexion rejoignant de nombreuses tentatives actuelles de répondre de
manière pratique aux problèmes posés par la réalité actuelle, tel que la philosophie de
l’environnement de Kuwako Toshio, le constructivisme d’Isabelle Stengers, ou encore l’écosophie
de Guattari. En résumé, l’exigence qui est la nôtre aujourd’hui de penser autrement se situe au
carrefour du renouveau de la philosophie, appelé en ces termes par Michel Foucault : « Si une
philosophie de l’avenir existe, elle doit naître en dehors de l’Europe ou bien elle doit naître en
conséquence de rencontres et de percussions entre l’Europe et la non-Europe. » ((3), p 622). Et il
nous semble que des penseurs tels que Watsuji, nous permettent d’envisager cet à venir sous les
auspices bienfaisants de la rencontre.
i
Rinrigaku, 倫理学, «L’Éthique» est composée de trois volumes publiés en 1937, 1942 et 1949.
Fûdo(風土), «Milieux» est publié en 1935, mais écrit en grande partie en 1927 lors de son voyage
d’études en Europe, puis corrigé suite aux cours donnés à l’université de Tokyo. Ningen no gaku
toshite no rinrigaku (人間の学としての倫理学). « La science éthique en tant qu’étude de l’être
humain » a été publié en 1934.
ii
Nous reprenons à Augustin Berque sa traduction du champ sémantique de fûdo et utilisons le
terme mésologie pour traduire 風土学. « Éthique » est la traduction courante de rinrigaku 倫理学
qui se distingue de dôtoku 道徳 , lequel signifie « morale » au sens confucéen.
iii
Il s’agit du bouddhisme, du confucianisme et du shintô, dans l’ampleur qui se dissimule sous ses
dénominations.
iv
Makoto, まこと、真、実、信… est un terme qui regroupe de nombreux sens selon le caractère
utilisé, mais tous s’articulent autour d’une notion de vérité, pureté, sincérité.
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Bibliographie
(1) BERQUE, Augustin (avec Maurice Sauzet)(2004), Le sens de l’espace au Japon : “Vivre,
penser, bâtir”, Editions Arguments
(2) BERQUE, Augustin (1996) in Philosophie, numéro 51, La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô
et la traduction du préambule et premier chapitre de Fûdo; éditions de minuit, septembre.
(3)FOUCAULT, Michel, (1987) Dits et Écrits II, numéro 236,. Editions Gallimard, collection Quarto.
(4)HEIDEGGER, Martin (1986), Être et temps, Editions Gallimard.
(5) KIOKA, Nobuo (2004)、風土論として西田幾多郎、文学論集第54巻.
(6) (2000) Logique du Lieu et Dépassement de la Modernité. Volume I et II, sous la direction de
Augustin Berque. Editions Ousia.
(7) STEVENS, Bernard (2003), Phénoménologie japonaise, présentation et traduction du premier
chapitre de Rinrigaku, la signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain, revue
Philosophie, numéro 79, Editions de Minuit, septembre.
(8) TREMBLAY,Jacynthe (2003), L’Éveil à soi, traduction et présentation de six essais de Nishida
Kitarô, CNRS Éditions, collection philosophie.
(9) WATSUJI, Tetsurô, (1996) Ethics as the study of Ningen, traduit par Seisaku Yamamoto et
Robert Carter, ÉditionsSUNY Press.
(10) WATSUJI, Tetsurô (1935)風土、人間学的考察、岩波文庫
Fûdo, ningengakutekikôsatsu Editions Iwanamibunko
(11)WATSUJI, Tetsurô (1949) 和辻哲郎全集第10巻、第11巻。岩波書店 Watsuji Tetsurô
zenshû, volumes 10 et 11, Éditions Iwanamishôten.
(12) WATSUJI Tetsurô, (1934) 人間の学としての倫理学、岩波全書, ningen no gaku toshite no
rinrigaku, Éditions Iwanami zensho.
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