lChronique | Universités
Des CEO face à
des philosophes
P
La philosophie complète
bien l’enseignement
du management.
P
Elle aide le dirigeant
à se poser les questions
fondamentales.
Créé par les trois principales
business schools de la Fédéra-
tion Wallonie-Bruxelles, cel-
les de l’ULB, de l’ULg et de l’UCL, et
par l’ASBL Philosophie et Manage-
ment, l’executive programme en
Management et Philosophies aide
les cadres d’entreprise à faire un
cheminement ardu : il développe la
capacité à questionner les points de
vue et les pratiques managériales
pour les dépasser et prendre de
meilleures décisions. Les neuf jour-
nées du programme sont groupées
autour de quatre domaines de ré-
flexion et d’action : la régulation et
la liberté, l’émotion et la prise de
décision, l’innovation et la com-
plexité, le sens et l’éthique.
Nous avons demandé au juriste et
philosophe Benoît Frydman qui in-
tervient dans le programme, en
quoi la philosophie pouvait-elle
être une aide pour un dirigeant
d’entreprise : “On a recours à la phi-
losophie souvent quand nos cadres de
pensée habituels sont considérés
comme plus tout à fait pertinents, ef-
ficaces. Chaque professionnel, dans
son milieu, fonctionne avec une vision
du monde. Ainsi, il avait une certaine
conception de l’entreprise : un acteur
économique qui doit faire du profit.
Parallèlement, on pensait aussi que
fixer les règles était le rôle des pou-
voirs publics. Donc quand on com-
mence à demander à une entreprise
de réglementer des choses ou bien de
refuser certaines pratiques dans cer-
taines zones où elle est implantée, son
discours c’est ‘ce n’est pas mon rôle, je
ne suis pas un Etat’. Aujourd’hui, les
Etats ne parviennent plus toujours à
encadrer et on demande aux entre-
prises de prendre en charge les règles
et de les faire respecter. C’est pertur-
bant pour un dirigeant éduqué dans
l’ancien schéma. Il se rend compte que
sa vision traditionnelle de l’entreprise
n’est pas une évidence, mais une phi-
losophie. Donc il se pose des questions
philosophiques : dans quel monde
vit-on ? Qu’est-ce qu’une entreprise ?
Et non plus, seulement, comment mo-
biliser les énergies pour faire du pro-
fit ? C’est à ça que la philosophie peut
aider : répondre à des questions qui ne
sont plus seulement de moyens, mais
de fins.”
Le philosophe, écrivain et édito-
rialiste français Roger-Pol Droit, qui
intervient également dans le pro-
gramme, y présente une série de
concepts qu’il considère lui aussi
comme importants pour un mana-
ger : “Ce qui me paraît essentiel est de
faire la jonction entre les analyses
philosophiques et les problèmes con-
crets des managers. Les questions à
poser sont par exemple : un licencie-
ment peut-il être éthique ? Et une dé-
localisation ? Et une faillite ? En quel
sens, à quelles conditions ? Voilà le
type d’interrogations que je souhaite
aborder, en distinguant trois registres
principaux : l’éthique des vertus, où
l’on va compter sur les qualités per-
sonnelles des dirigeants, illustrée sur-
tout par Aristote et les philosophes
antiques; l’éthique du devoir et de la
loi, où l’on demande à une contrainte
juridique de faire respecter les nor-
mes, qui s’inspire de Kant; l’éthique
des conséquences, où l’on juge les déci-
sions à leurs résultats, indépendam-
ment des intentions ou des normes,
qu’ont fondée les utilitaristes (Ben-
tham, Mill). Il me semble que ces trois
niveaux d’analyse, qui peuvent se
combiner, couvrent la plus grande
partie des possibilités d’approche. ”
Laissons-lui la conclusion : “ Ce
que des managers peuvent retirer
d’une telle confrontation avec des
philosophes, ce ne sont sûrement pas
des réponses toutes faites, ni des recet-
tes qu’il suffirait d’appliquer mécani-
quement. Mais j’espère qu’ils y trou-
veront des clarifications, des modèles
d’analyses que chacun d’entre eux
pourra ensuite utiliser dans son do-
maine d’expérience spécifique. ” Dés-
tabilisant, non ?
D.R.
Philippe Biltiau
Professeur à l’ULB
et codirecteur
de programmes
de formation pour
adultes à la Solvay
Brussels School ULB
“Questionner les
points de vue et les
pratiques
managériales pour
les dépasser.”