Briser les frontières conceptuelles de l`Europe en anthropologie

Briser les frontières conceptuelles de l’Europe en anthropologie sociale. La
géographie bureaucratique d’une discipline
par
Michael Herzfeld (Harvard University)
Maintenant que faire de l’anthropologie en Europe est devenu une activité
légitime en Amérique du Nord, sinon chez les politologues et les économistes, au
moins en anthropologie même, ce qui signifie d’ailleurs que la décolonisation
s’avance Outre-Atlantique, sinon en Europe même…. à la lecture de cette phrase
quelque peu embrouillée, on commence à saisir l’impossibilité conceptuelle de
séparer la problématique qui nous concerne ici du contexte de sa production.
L’idée même d’une « anthropologie de l’Europe » paraît absurde dès lors qu’on
essaie de l’installer comme une « aire culturelle » telle que « la Méditerranée » .1
En effet le destin ambigu de cette dernière offre une leçon, à savoir que les
racines historiques communes de l’anthropologie et du nationalisme (et donc du
colonialisme) rendent compliquée toute tentative comparative ainsi que la
création d’une catégorie épistémologique fondée sur des critères purement
géographiques. Ce n’est qu’avec des guillemets qu’on peut se distancier du
1 Voir, par exemple, l’article de João de Pina Cabral 1989.
2
mirage d’une aire culturelle européenne bien définie. Car ce mirage résiste
toujours, prêt, telle une sirène, à nous attirer dans des débats absolument contre-
productifs qu’aucun anthropologue n’oserait ouvrir sur d’autres objets de sa
pratique scientifique.
Les anthropologues s’occupent de l’Europe depuis bien longtemps, si, par ceci,
on comprend la recherche ethnographique dans les pays européens. Mais ce
cadre d’analyse qui souligne les définitions géo-nationales, n’échappe nullement
au problème central. Bien sûr, il permet la production d’études descriptives de
communautés singulières, en les réduisant à des unités presque
malinowskiennes, mais cette approche ne permet pas de s’affranchir de la
reproduction de vieux modèles. Sans vouloir dénier à ces recherches leur valeur
intrinsèque, il faut, me semble-t-il, chercher une voie plus téméraire, afin qu’elles
puissent jouer un rôle plus important dans le développement d’une
anthropologie incontestablement postcoloniale et attirer l’attention des
anthropologues qui travaillent sur d’autres endroits (et qui, hélas ! ne citent
presque jamais les ouvrages de leurs collègues européanistes parce qu’ils n’en
saisissent que très rarement la valeur théorique). Malgré les exceptions, cette
situation trouve sa source dans le conservatisme, soit des chercheurs d’autres
disciplines, soit des anthropologues qui travaillent sur l’Europe ; en disant cela,
on ne parle pas seulement des chercheurs nord-américains. Ils parlent du
colonialisme, mais sans jamais s’impliquer eux-mêmes. L’Europe imaginée par
3
ces anthropologues s’isole, se réduisant à des îlots démographiques et culturels
qui n’ont rien à voir avec la réalité vécue, encore moins avec les ruptures sociales
ou les réseaux internationaux qu’on peut rencontrer dans de nombreux
contextes, même parmi les plus conventionnels, comme le rappelle M. Candea.2
Par exemple, dans nombre de villages du sud de l’Europe, on rencontre
aujourd’hui des étrangers qui ont très peu de contacts avec les locaux, bien
souvent, n’en parlent pas la langue, mais qui entretiennent une vie sociale avec
d’autres étrangers vivant dans le même lieu ou par internet.
Il ne s’agit cependant pas non plus de rejeter tout ce que nos ancêtres ont
accompli en Europe, comme si leur travail n’avait aucune valeur. Au contraire,
la tâche la plus urgente me semble-t-il est de découvrir la valeur de leurs
analyses dans le contexte d’une Europe devenue très différente, plus complexe
qu’aux temps de leurs travaux. Cette Europe nest plus le centre du monde ni un
endroit défini par la cartographie politique. Mais ce n’est plus qu’une « idée »
tout simplement, comme le voudrait une lecture peu attentive de la tradition qui
commence avec F. Chabod et conduit à l’ouvrage collectif dirigé par Anthony
Pagden (auquel je participe en analysant les racines du stéréotype de l’européen
individualiste).3 C’est au contraire le résultat d’une dynamique, d’une
dialectique pourrait-on dire, créée par l’interaction entre la politique, la culture,
la pensée et – bien entendu – la géographie et la démographie. Il suffit de se
2 M. Candea 2007.
3 F. Chabod 1964; A. Pagden 2002.
4
rappeler les énoncés sur le caractère « non-européen » des musulmans
bosniaques ou turcs ou bien des immigrants en France et dans dautres pays de
l’Union Européenne pour comprendre à quel point la définition de la culture ou
de l’identité européenne devient un outil idéologique plutôt qu’un fait concret
comme le veulent les idéologues chrétiens ou racistes (et il ne s’agit pas
évidemment d’une seule catégorie mais, au contraire, d’une convergence
d’intérêts très dangereux).4
L’histoire de l’ « aire culturelle méditerranéenne » nous enseigne des leçons
fondamentales. Bien que beaucoup de chercheurs soutiennent qu’il ne faudrait
pas abandonner ce modèle, appuyé sur le binarisme de l’honneur et de la honte
comme valeurs constitutives de « la » société méditerranéenne, les critiques que
d’autres chercheurs émirent à partir des années 1980 contre son caractère
réducteur pèsent sur son avenir. Malgré la tentative de deux auteurs
britanniques de récupérer le modèle braudelien de l’aire méditerranéenne en des
termes écologiques et historiques5, la critique développée dans les années 1980
nous rend plus sensibles aux risques de reproduire des stéréotypes et des
préjugés au nom de l’analyse scientifique. En d’autres termes, il ne s’agit pas de
dire que « les cultures méditerranéennes n’existent pas » , ce qui serait absurde,
mais de rappeler que, à les appeler ainsi, on les enferme dans un cadre réifié dont
4 Voir par ex. Holmes 2000.
5 Horden et Purcell, 2000
5
les présupposés idéologiques méritent, au minimum, une analyse minutieuse
pour qu’ils soient plus transparents qu’auparavant.
Les anthropologues qui travaillaient dans cette région pouvaient compter sur un
présupposé (ou mieux un préjugé) très répandu et, à cause de cette appartenance
au « sens commun », quasiment invisible, à savoir que ces pays étaient
suffisamment exotiques pour attirer légitimement leur intérêt. A partir des
années 1980, cependant, l’automatisme qui liait la discipline à l’exotisme
commença à céder devant une perspective moins eurocentrique et plus apte à
déceler les présupposés de la pensée scientifique. De plus en plus
d’anthropologues menèrent des études ethnographiques en Europe méridionale,
d’où, peu à peu, s’esquissèrent des travaux de nature semblables, mais plus au
nord, en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Grande-Bretagne et en
France. Les anthropologues français jouèrent un rôle important pendant cette
phase, peut-être parce que ce pays possède des traits qui se rattachent aux
cultures à la fois septentrionales et méridionales.
Mais cette révolution silencieuse n’eut pas l’effet radical qu’elle méritait. Les
vieilles habitudes d’une discipline née dans la haute époque du colonialisme ne
disparaîtraient pas si facilement ; leur rémanence signait la survivance de
certaines tendances idéologiques sous-jacentes. A lire la plupart des études
ethnographiques sur les sociétés non-occidentales, on remarque l’absence de
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