Briser les frontières conceptuelles de l’Europe en anthropologie sociale. La géographie bureaucratique d’une discipline par Michael Herzfeld (Harvard University) Maintenant que faire de l’anthropologie en Europe est devenu une activité légitime en Amérique du Nord, sinon chez les politologues et les économistes, au moins en anthropologie même, ce qui signifie d’ailleurs que la décolonisation s’avance Outre-Atlantique, sinon en Europe même…. à la lecture de cette phrase quelque peu embrouillée, on commence à saisir l’impossibilité conceptuelle de séparer la problématique qui nous concerne ici du contexte de sa production. L’idée même d’une « anthropologie de l’Europe » paraît absurde dès lors qu’on essaie de l’installer comme une « aire culturelle » telle que « la Méditerranée » .1 En effet le destin ambigu de cette dernière offre une leçon, à savoir que les racines historiques communes de l’anthropologie et du nationalisme (et donc du colonialisme) rendent compliquée toute tentative comparative ainsi que la création d’une catégorie épistémologique fondée sur des critères purement géographiques. Ce n’est qu’avec des guillemets qu’on peut se distancier du 1 Voir, par exemple, l’article de João de Pina Cabral 1989. mirage d’une aire culturelle européenne bien définie. Car ce mirage résiste toujours, prêt, telle une sirène, à nous attirer dans des débats absolument contreproductifs qu’aucun anthropologue n’oserait ouvrir sur d’autres objets de sa pratique scientifique. Les anthropologues s’occupent de l’Europe depuis bien longtemps, si, par ceci, on comprend la recherche ethnographique dans les pays européens. Mais ce cadre d’analyse qui souligne les définitions géo-nationales, n’échappe nullement au problème central. Bien sûr, il permet la production d’études descriptives de communautés singulières, malinowskiennes, en les réduisant à des unités presque mais cette approche ne permet pas de s’affranchir de la reproduction de vieux modèles. Sans vouloir dénier à ces recherches leur valeur intrinsèque, il faut, me semble-t-il, chercher une voie plus téméraire, afin qu’elles puissent jouer un rôle plus important dans le développement d’une anthropologie incontestablement postcoloniale et attirer l’attention des anthropologues qui travaillent sur d’autres endroits (et qui, hélas ! ne citent presque jamais les ouvrages de leurs collègues européanistes parce qu’ils n’en saisissent que très rarement la valeur théorique). Malgré les exceptions, cette situation trouve sa source dans le conservatisme, soit des chercheurs d’autres disciplines, soit des anthropologues qui travaillent sur l’Europe ; en disant cela, on ne parle pas seulement des chercheurs nord-américains. Ils parlent du colonialisme, mais sans jamais s’impliquer eux-mêmes. L’Europe imaginée par 2 ces anthropologues s’isole, se réduisant à des îlots démographiques et culturels qui n’ont rien à voir avec la réalité vécue, encore moins avec les ruptures sociales ou les réseaux internationaux qu’on peut rencontrer dans de nombreux contextes, même parmi les plus conventionnels, comme le rappelle M. Candea. 2 Par exemple, dans nombre de villages du sud de l’Europe, on rencontre aujourd’hui des étrangers qui ont très peu de contacts avec les locaux, bien souvent, n’en parlent pas la langue, mais qui entretiennent une vie sociale avec d’autres étrangers vivant dans le même lieu ou par internet. Il ne s’agit cependant pas non plus de rejeter tout ce que nos ancêtres ont accompli en Europe, comme si leur travail n’avait aucune valeur. Au contraire, la tâche la plus urgente me semble-t-il est de découvrir la valeur de leurs analyses dans le contexte d’une Europe devenue très différente, plus complexe qu’aux temps de leurs travaux. Cette Europe n’est plus le centre du monde ni un endroit défini par la cartographie politique. Mais ce n’est plus qu’une « idée » tout simplement, comme le voudrait une lecture peu attentive de la tradition qui commence avec F. Chabod et conduit à l’ouvrage collectif dirigé par Anthony Pagden (auquel je participe en analysant les racines du stéréotype de l’européen individualiste). 3 C’est au contraire le résultat d’une dynamique, d’une dialectique pourrait-on dire, créée par l’interaction entre la politique, la culture, la pensée et – bien entendu – la géographie et la démographie. Il suffit de se 2 3 M. Candea 2007. F. Chabod 1964; A. Pagden 2002. 3 rappeler les énoncés sur le caractère « non-européen » des musulmans bosniaques ou turcs ou bien des immigrants en France et dans d’autres pays de l’Union Européenne pour comprendre à quel point la définition de la culture ou de l’identité européenne devient un outil idéologique plutôt qu’un fait concret comme le veulent les idéologues chrétiens ou racistes (et il ne s’agit pas évidemment d’une seule catégorie mais, au contraire, d’une convergence d’intérêts très dangereux). 4 L’histoire de l’ « aire culturelle méditerranéenne » nous enseigne des leçons fondamentales. Bien que beaucoup de chercheurs soutiennent qu’il ne faudrait pas abandonner ce modèle, appuyé sur le binarisme de l’honneur et de la honte comme valeurs constitutives de « la » société méditerranéenne, les critiques que d’autres chercheurs émirent à partir des années 1980 contre son caractère réducteur pèsent sur son avenir. Malgré la tentative de deux auteurs britanniques de récupérer le modèle braudelien de l’aire méditerranéenne en des termes écologiques et historiques 5, la critique développée dans les années 1980 nous rend plus sensibles aux risques de reproduire des stéréotypes et des préjugés au nom de l’analyse scientifique. En d’autres termes, il ne s’agit pas de dire que « les cultures méditerranéennes n’existent pas » , ce qui serait absurde, mais de rappeler que, à les appeler ainsi, on les enferme dans un cadre réifié dont 4 5 Voir par ex. Holmes 2000. Horden et Purcell, 2000 4 les présupposés idéologiques méritent, au minimum, une analyse minutieuse pour qu’ils soient plus transparents qu’auparavant. Les anthropologues qui travaillaient dans cette région pouvaient compter sur un présupposé (ou mieux un préjugé) très répandu et, à cause de cette appartenance au « sens commun », quasiment invisible, à savoir que ces pays étaient suffisamment exotiques pour attirer légitimement leur intérêt. A partir des années 1980, cependant, l’automatisme qui liait la discipline à l’exotisme commença à céder devant une perspective moins eurocentrique et plus apte à déceler les présupposés de la pensée scientifique. De plus en plus d’anthropologues menèrent des études ethnographiques en Europe méridionale, d’où, peu à peu, s’esquissèrent des travaux de nature semblables, mais plus au nord, en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Grande-Bretagne et en France. Les anthropologues français jouèrent un rôle important pendant cette phase, peut-être parce que ce pays possède des traits qui se rattachent aux cultures à la fois septentrionales et méridionales. Mais cette révolution silencieuse n’eut pas l’effet radical qu’elle méritait. Les vieilles habitudes d’une discipline née dans la haute époque du colonialisme ne disparaîtraient pas si facilement ; leur rémanence signait la survivance de certaines tendances idéologiques sous-jacentes. A lire la plupart des études ethnographiques sur les sociétés non-occidentales, on remarque l’absence de 5 citations d’ouvrages ethnographiques sur les sociétés européennes. Certes, chez les anthropologues, on a tendance à ne lire et citer que les études les plus proches de son terrain ou de ses intérêts de recherche, afin d’afficher convergences ou désaccords sur l’analyse des objets scientifiques en question. Mais l’absence quasiment totale de l’Europe dans les ouvrages ethnographiques sur le reste du monde suscite bien des questions. Il faut donc se demander d’abord pourquoi les études sur l’Europe n’entrent presque jamais dans le cadre des comparaisons qui fondent la pensée théorique en anthropologie. En second lieu, si cette absence ne relève pas d’une perspective encore coloniale, selon laquelle l’Europe n’est jamais un objet « ethnographique », mais seulement un critère d’excellence culturelle. Et enfin, si la survivance de vieux préjugés eurocentriques au cœur de notre discipline ne risque pas de marginaliser plus encore une discipline qui se trouve déjà trop souvent aujourd’hui aux marges des grands débats dans les sciences sociales. A ces trois questions, il me semble indispensable de répondre, même de façon schématique, dans la mesure où l’anthropologie fait partie de la culture occidentale et qu’elle est capable de prendre en compte les phénomènes de la globalisation puisqu’elle est née en partie de la nécessité de fournir des outils aux administrateurs coloniaux pour gérer leurs nouveaux territoires. On comprend dès lors la diminution de son importance à l’époque actuelle, mais aussi la persistance avec laquelle elle continue à exercer une forte influence (bien que peu 6 reconnue) sur l’imaginaire populaire en Occident. L’anthropologie sert donc de baromètre au destin des modèles occidentaux dans le monde entier. Ce n’est pas par hasard si « l’anthropologie de l’Europe » a surgi avec éclat dans l’anthropologie nord-américaine pendant les années 80 au moment où les anthropologues d’outre-Atlantique commençaient à s’insérer directement dans leurs textes, développant des considérations morales sur la nécessité de reconnaître leur rôle dans la production des faits ethnographiques. Malgré la tendance de leurs collègues européens (britanniques et français) à se moquer de cette « honnêteté performative », comme on pourrait l’appeler, ces anthropologues nord-américains ouvrirent leur discipline à la réflexion critique juste au moment où, de manière parallèle et évidemment sans qu’ils le sachent, les chercheurs qui travaillaient sur les sociétés européennes commençaient à acquérir un rôle bien plus important. Non pas que ceux-ci pratiquassent toujours une épistémologie réflexive : bien au contraire, beaucoup d’entre eux figurent parmi les plus conservateurs des anthropologues. La coïncidence chronologique de l’émergence d’une anthropologie de l’Europe et de celle de la réflexivité montre cependant la naissance d’une nouvelle perspective analytique, à la fois anti-positiviste et empirique, dont l’importance dans l’histoire de l’anthropologie n’a jamais été évaluée autant qu’il eût fallu. Un texte célèbre, publié au cours de cette phase, éclaire cette nouvelle situation. Il s’agit de l’ouvrage de Paul Rabinow sur ses expériences professionnelles au 7 Maroc, Reflections on Fieldwork in Morocco. 6 Lorsqu’il parle de l’hôtelier qui l’héberge, M. Richard, qui est aussi un colon, et trouve en lui un personnage non moins intéressant que les marchands exotiques du souk, on voit émerger une nouvelle manière de penser l’objet épistémologique. Ce n’est pas, bien entendu, la première fois que des occidentaux attirent l’attention de l’anthropologue, mais c’est assurément la première où celui-ci avoue les privilégier par rapport aux « indigènes ». L’importance capitale de ce moment échappa à la plupart des observateurs et c’est avec le recul qu’on en prend aujourd’hui conscience. Peut-être fallait-il attendre que les anthropologues s’intéressent plus aux migrants (sans, hélas ! toujours maîtriser leurs langues) et analysent les rapports entre les métropoles et les populations minoritaires ex-coloniales comme les juifs en Algérie ou les maltais en Corse. 7 Quoi qu’il en soit, des changements d’orientation politique et culturelle déclenchèrent un renversement du mouvement géo-épistémique par lequel les « nôtres » vont chercher les « autres » à l’étranger et en même temps donnèrent de nouvelles définitions à ce que voulait dire l’ « Europe ». Elle n’avait plus un visage blanc et des cheveux blonds, comme le voulait l’ancienne appellation de Frangi, terme étymologiquement proche du français 6 7 Rabinow 1977 : 8-19. Voir Bahloul 1992; Smith 2006. 8 mais aussi au farang thaïlandais. Chez les Grecs, ce terme était bien ambigu car il soulignait à la fois la « pureté » des peuples septentrionaux et leur perfidie. Chez ces peuples, tous deux cachés dans la pénombre du colonialisme, ces deux termes, dont l’origine est commune, marquent leur ambivalence à l’égard des puissants peuples septentrionaux, pendant et même après l’ère coloniale. La nouvelle Europe, en revanche, ne privilégiait néanmoins plus la « haute culture » d’antan, mais parlait de la culture d’une manière influencée par l’anthropologie même : ainsi, en Italie où la pensée de Gramsci s’était déjà infiltrée dans le parler quotidien, l’idée de la culture et même le mot cultura avaient déjà un sens plus anthropologique qu’hégémonique. Cette culture populaire n’avait rien à voir avec le Bildung des classes privilégiées, mais désignait tout ce qui apparaissait comme un signe spécifique d’une politique identitaire. Et cette conception de la culture, conçue, ainsi que le note Richard Handler, sur le modèle de la propriété foncière ou comme un bien que la nation, pensée à l’image d’un individu, « a », 8 fonctionnait de la même manière que la « race », mais sous une forme plus « politiquement correcte ». De cette manière, les partis politiques de droite, par exemple dans certaines villes italiennes, réussissaient à revendiquer le rôle de protecteur des traditions considérées comme autochtones, tout en évitant de se montrer trop explicitement raciste 9. C’est ce que Verena Stolcke appelle le « fondamentalisme culturel » -- c’est-à-dire 8 9 Handler 1985. Coir par exemple Herzfeld, 2007, à paraître 9 la croyance dans la nécessité de retrouver les racines d’une culture imaginée comme pure et originaire, loin de la souillure que représente la « mixité » de la démographie moderne. 10 Ce type de fondamentalisme s’appuie sur une longue tradition scientifique, d’où il tire sa légitimité, et qui a impliqué l’anthropologie et l’ethnologie pendant plusieurs décennies. Née des mêmes catégories taxinomiques que le nationalisme européen, l’anthropologie moderne parlait jusqu’à très récemment de « cultures » comme si elles constituaient des unités bien définies selon le prototype de l’Etat-nation avec ses frontières géographiques nettes et incorporées dans les pratiques cartographiques. L’historien thaïlandais Thongchai Winichakul observe les mêmes phénomènes dans son pays lorsqu’il analyse la création de l’Etat siamois moderne sous la forme d’un « géo-corps » étroitement lié à la mission civilisatrice conduite par les autorités siamoises qui imitèrent la logique du colonialisme à l’intérieur de leur propre pays. 11 Comme je l’ai noté ailleurs, ce type de colonialisme indirect (ou « crypto-colonialisme ») se reproduit également en Grèce, dont le destin développe un parallèle avec celui de l’Etat siamois de manière parfois bien surprenante. 12 10 Stolcke 1995. Thongchai 1994, 2002. 12 Voir Herzfeld 2002 11 10 Comment détacher les modèles anthropologiques de cette histoire dont ils sont encore le reflet ? Ce n’est pas une tâche facile, bien sûr, surtout parce que la logique de ce que Bourdieu appelle l’ «objectivisme » ressort, à son tour, de la même tradition épistémique que celle qui soutenait la pratique et l’organisation du colonialisme (comme Rabinow le démontre dans le cas des durkheimiens qui constituaient le noyau du nouvel ordre en Afrique du Nord) 13 . Paradoxalement, on ne peut gommer les effets de cette généalogie qu’en retraçant les parcours par lesquels l’anthropologie s’essaya à cette mission civilisatrice à travers les gouvernements coloniaux. Les critiques postcoloniales, pour la plupart au moins, ne le firent pas : on ne trouve que fort rarement dans les ouvrages considérés comme post-modernes la moindre discussion du rôle des « gens ordinaires » -soldats, secrétaires, domestiques – dans l’expansion des empires, bien qu’il existe une bibliographie considérable sur les cultures quotidiennes des Européens de presque toutes les régions. Et si, comme l’observe notamment Susan Carol Rogers (parmi les fondateurs de la Society for the Anthropology of Europe aux Etats-Unis), l’imaginaire national insiste sur des stéréotypes stables comme celui du « paysan » en France (ce qui pourrait expliquer en plus l’importance attribuée à ses racines béarnaises par Pierre Bourdieu, par exemple), les études ethnographiques des sociétés actuelles pourraient se consacrer à de nombreux aspects culturels auxquels l’accès direct n’est plus possible. Même 13 Bourdieu 1972; Rabinow 1989. 11 dans les ouvrages des Comaroff 14, consacrés à l’Afrique du Sud, où l’on rencontre encore les débris culturels de la présence européenne au niveau du marché et de l’administration quotidienne, les témoignages sont tous de caractère historique et on ne voit presque aucune tentative d’y conduire, au moins dans un sens « ethno-archéologique », des comparaisons raisonnées avec les données ethnographiques tirées d’ouvrages sur les sociétés d’aujourd’hui. (je ne comprends pas : s’agit-il de trouver des ouvrages historiques sur les coloniaux, ou de faire des enquêtes auprès d’anciens colonisateurs ???) Peut-être leur semblait-il mieux d’éviter le risque de l’anachronisme, mais le résultat est que l’anthropologie continue à perpétuer une division entre « nous » et « les autres » -- de manière plus discrète, et donc « politiquement correcte », mais cependant d’origine implicitement coloniale. Ni le projet de critique postcoloniale ni les discours réflexifs n’ont jamais réussi à éradiquer cette division qui pourtant se heurte aux principes et à l’idéologie sous-jacente de l’anthropologie moderne. Lorsque les spécialistes de l’ethnologie du reste du monde oublient d’analyser les travaux européanistes et de les intégrer dans les grands schémas comparatifs en anthropologie sociale, cela traduit bien la difficulté de se débarrasser du poids d’un passé dont on a honte à juste titre. Les processus de décolonisation intellectuelle ne sont pas encore parvenus à bouleverser, une fois pour toutes, les anciens préjugés. 14 Par ex. Comaroff et Comaroff 1997 : 234-273. 12 Et ces oublis subsistent pour deux raisons. Parce qu’ils permettent, premièrement, d’ignorer l’influence de ces gens ordinaires sur le fonctionnement des empires coloniaux, et, deuxièmement, d’éviter l’analyse de la question de la reproduction quotidienne de la hiérarchie coloniale à l’intérieur des populations opprimées. Examinons donc ces deux raisons chacune à son tour. La première est bien simple à comprendre. Parmi les populations européennes répandues dans le reste du monde du fait de la colonisation, bien des colonisateurs étaient originaires de régions pauvres, et même une seconde vague de colonisation à l’intérieur de la société (dont on parlera plus loin) les poussa à chercher un meilleur avenir à l’étranger. Il s’agit principalement des pays balkaniques, où, de surcroît, une tradition de mercenaires existait depuis très longtemps, comme le montre la présence de populations d’origine albanaise en Grèce (les Arvanites) et en Italie (les Alberësh) dès l’époque médiévale. L’expérience des Grecs et autres populations faisant fonction de bureaucrates dans l’Empire ottoman (ou sous les Britanniques pendant l’occupation des Îles ioniennes et, beaucoup plus tard, de Chypre) permettait à une partie de la population de reproduire les structures de pouvoir par lesquelles les colonisateurs les opprimaient à leur tour. Ce n’est pas par hasard, par exemple, si, parmi les défenseurs les plus fanatiques de l’apartheid sud-africain se trouvaient des Grecs. Et c’est à leur présence qu’on peut sans doute attribuer l’expansion de l’Église orthodoxe parmi les peuples de l’Afrique orientale 13 (surtout au Kenya) et méridionale. Mieux connaître leur culture d’origine éclairerait la réussite des structures coloniales et la dynamique de la mission civilisatrice qu’elles apportaient. La seconde raison est un peu plus complexe parce qu’on observe un parallèle peut-être inattendu entre les pays postcoloniaux et certains pays qui se trouvaient aux marges des systèmes impériaux, mais ne subirent jamais officiellement le joug colonial. Il s’agit de pays comme la Thaïlande, le Népal, l’Éthiopie, même peut-être le Japon, où la présence officielle de l’administration coloniale, soit n’exista jamais, soit dura seulement pendant une très courte période. On rencontre aussi des cas comparables en Europe, dont le plus frappant est celui de la Grèce, pays qui se marginalisait par rapport aux grands centres métropolitains au fur et à la mesure qu’il leur servait d’ancêtre symbolique. Elle appartenait, en d’autres mots, et selon la logique de la géopolitique culturelle, au passé ; on ne lui permettait point d’entrer dans l’espace de la modernité. Lorsque j’ai esquissé une comparaison entre la Grèce et l’Italie, personne ne s’étonna ; tous pensaient comprendre qu’il s’agissait d’une comparaison entre les deux piliers de la grande tradition classique sur laquelle a été fondée la civilisation européenne. Mais lorsque je commençai à comparer la Grèce avec la Thaïlande, la réaction fut bien différente, parfois presque hostile : seuls les spécialistes de la culture siamoise comprirent mes propos. Ce qui justifiait la comparaison entre la Grèce et l’Italie se trouvait davantage dans les 14 différences que dans les points communs, surtout en ce qui concernait le type et l’évolution de leurs deux nationalismes. En revanche, en retraçant l’histoire culturelle et politique de la Thaïlande, on rencontrait des points parallèles très frappants avec la Grèce. 15 Citons-en un témoignage saisissant. La révolte des étudiants de la Polytechnique d’Athènes contre la dictature militaire en 1973, se produisit quelques semaines après la révolte des étudiants de l’Université Thamasat à Bangkok. Les dirigeants s’en inspirèrent en brandissant des pancartes portant l’inscription « ICI THAILANDE ». J’attribue non seulement ces coïncidences historiques, mais aussi – et surtout – ces parallèles dans les trajets culturels de ces deux pays, au phénomène que j’appelle le « crypto-colonialisme ». Dans les deux cas, la production d’un discours civilisateur à l’intérieur du pays – le politismos (dérivé du mot polis, cité) et le khwaam siwilai (appellation dérivée de l’anglais civilization) 16 -- signale la volonté des élites locales de construire leur propre pouvoir en soumettant le pays aux valeurs imposées par les nations occidentales. Ironiquement, le discours même de l’autonomie culturelle est dérivé lui aussi de cette structure hiérarchique, comme l’est l’établissement de frontières solidement contrôlées et d’une administration centralisée. De telles structures enlèvent aux pouvoirs coloniaux la « nécessité » de s’immiscer trop directement dans les affaires du pays, sans les empêcher, toutefois, d’imposer leur volonté sur la construction 15 16 Voir Herzfeld 2001, 2002. Voir Thongchai 2002; Herzfeld 1982. 15 des structures politiques et mercantiles locales, -mais toujours sous le prétexte diplomatique d’une querelle entre partenaires supposés égaux. Certes, on observe des changements depuis l’entrée de la Grèce dans l’Union européenne, mais il faut toutefois reconnaître la validité de la comparaison entre la Grèce et la Thailande pendant la plupart de la période située entre la fondation de l’État grec en 1821-34 et aujourd’hui. Si on cherche un autre exemple, il ne faut pas aller plus loin que le Népal, où les Gurkhas jouèrent un rôle militaire à la fois glorieux et marginal dans les annales de l’Empire britannique. Sous ce rapport, la Grèce et l’Italie sont bien différentes. Selon Sydel Silverman, les Italiens, même dans les localités les plus rurales, vivent dans un système hiérarchique où dominent les critères de la civiltà issus des grands centres urbains. Ce modèle ne lie cependant pas les régions italiennes à des pouvoirs étrangers, à l’instar de ceux qui furent instaurés par la mission civilisatrice des colonisateurs, ou de l’intérieur comme en Grèce et en Thaïlande. Au contraire, le modèle italien, qui a fourni au monde de la mafia et institutions semblables un code de comportement qui n’a rien à voir avec l’administration de l’Etat, 17 aurait facilité peut-être la présence des armées alliées en Sicile au cours de la deuxième guerre mondiale et leur collaboration avec les élites locales, mais elle ne doit rien à l’influence culturelle étrangère en ce qui concerne ses conventions et ses formes. 17 Voir la discussion que j’esquisse dans Eviction from Eternity (Herzfeld à paraître). 16 Quels sont les conséquences d’un tel aperçu ? Les anthropologues qui travaillent sur les sociétés européennes lisent toujours les ethnographies « exotiques ». Depuis la tradition oxonienne, par exemple, c’est l’influence des études africaines d’Evans-Pritchard qui pèse sur la production des ethnographies européennes, même si, dans les meilleures d’entre elles, elles ont été adaptées, d’un point de vue théorique, à des systèmes de parenté et d’économie politique bien différents. Le cas le plus éclatant est la célèbre étude de J.K. Campbell menée sur les Sarakatsans de la Grèce septentrionale. 18 Mais c’est à peine si l’on repère une influence réciproque. Il serait bien facile de se justifier en disant que les ethnologues des sociétés européennes sont des suiveurs, non des fondateurs de nouvelles approches théoriques. Mais cela n’est toujours pas vrai ; si l’on regarde les recherches démographiques et historiques de M. Segalen, de D. Sabean et de D. Kertzer, les analyses de la politique européenne de M. Abélès, de D. Holmes et de C. Shore, les analyses de la « nouvelle parenté » de M. Strathern, ou les recherches pionnières sur les formes et pratiques bureaucratiques et institutionnelles en Europe et leurs effets locaux menées par M. Douglas, I. Bellier, S. Zabusky et F. Zonabend, pour n’en citer qu’un échantillon limité, on perçoit tout de suite qu’en dépit des thématiques spécifiques, ces auteurs se trouvent, bon gré mal gré, contraints de modifier les approches en vigueur dans 18 Voir Campbell 1964. 17 l’anthropologie de « l’Autre » pour construire une position théorique, non moins globale que celles de leurs prédécesseurs. 19 Mais où trouver la moindre mention de ces ouvrages, soit chez les africanistes et les spécialistes de l’Asie et de l’Océanie, soit chez les politologues et les économistes – ces nouveaux sourciers Zandé de notre époque – qui s’occupent de l’Occident ou de l’économie mondiale ? Les témoignages d’une telle influence sont encore très peu nombreux, et s’il faut penser que cela ressort de la faiblesse théorique de l’anthropologie de l’Europe, c’est aux chercheurs qui travaillent sur d’autres sociétés qu’il resterait désormais à le démontrer. L’ethnologie des autres aires du monde s’enrichiraient sûrement de la comparaison avec les sociétés européennes, dans le contexte de rapide mondialisation. L’étude des sociétés européennes ne relève pas des autres sciences sociales (histoire ou sociologie), comme on le disait autrefois. Elle relève évidemment d’une anthropologie, à condition que les ethnologues de l’Europe soient prêts à se dégager de la vieille définition d’ « aire culturelle », comme ce fut le cas pour les études méditerranéennes, et qu’ils placent le mot « Europe » entre les guillemets qu’il mérite, afin d’insérer leurs études dans un cadre plus comparatif qu’il ne l’a été jusqu’à récemment. On peut s’inquiéter d’une tendance à la spécialisation toujours plus étroite qui décourage beaucoup de jeunes chercheurs, que tiennent les discours 19 Abélès 1992; Bellier 1993; Douglas 1986; Holmes 2000; Kahn 2000; Kertzer 1993; Sabean 1990; Segalen 1985; Shore 2000; Strathern 1992; Zabusky 1995; Zonabend 1989. 18 académiques (ou bureaucratiques) selon lesquels on ne doit jamais sortir de sa boîte taxinomique. Mais la taxinomie n’est-elle pas, comme l’a démontré Mary Douglas, un des objets de recherche des anthropologues ? Si cela est vrai, elle ne doit pas devenir une cage de fer dans laquelle ils se condamnent à rester toujours, ce qui continuerait à les exclure du champ de l’anthropologie générale. Bien au contraire, la libération de leurs entraves géographiques doit permettre aux européaniste de produire un renouvellement épistémologique dans le souci de ne jamais oublier les racines coloniales de leurs entreprises scientifiques. BIBLIOGRAPHIE Abélès, Marc. 1992. 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