Les dynamiques de la gouvernance globale
Claude Serfati
Université de Versailles Saint-Quentin
C3ED, UMR IRD-UVSQ n°063
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Cahier du GEMDEV n°29 – Développement durable : quelles dynamiques ?
INTRODUCTION
La Mondialisation craint la non-gouvernance plus encore que la nature a horreur du vide.
Voilà au moins un constat sur lequel la littérature, principalement située dans le champ de
l’économie politique internationale, est au moins d’accord. Consensus minimal et donc riche
de controverses sur les concepts et les réalités. Cet article tente de mettre en perspective un
certain nombre de questions sur la gouvernance globale, qui font débat, et dont certaines sont
abordées dans les textes du chapitre 1 qui figurent dans ce cahier du GEMDEV.
I. SEDUCTION AMBIGUË DE LA NOTION DE GOUVERNANCE
La Mondialisation a certes horreur de la non-gouvernance, mais qu’est-ce que la
gouvernance ? Le terme de gouvernance est assez équivoque, et tout particulièrement sur la
question clé qui est celle de la place que tiennent les Etats dans les processus de gouvernance
globale. Car le succès de cette expression vient bien du fait que l’organisation interétatique
qui nous régit encore n’est plus adaptée à l’ère contemporain de la mondialisation
contemporaine. La réflexion est en partie altérée par le fait que le terme « gouvernance » a, en
anglais, deux sens qui sont distincts. Il qualifie d’une part l’exercice de l’autorité, le contrôle,
autrement dit le « gouvernement » exercé par une institution, et d’autre part, une méthode de
gouvernement ou de gestion. Certes, on peut admettre une certaine complémentarité entre les
deux définitions, puisque l’exercice de l’autorité s’appuie évidemment sur un certain nombre
de méthodes. Pourtant, l’utilisation abondante du terme de gouvernance a pour résultat de
dissocier les deux dimensions, voire de les opposer. Ceux qui mettent l’accent sur les
méthodes et les procédures distinguent soigneusement gouvernance et gouvernement (au sens
de pouvoir), parfois même gouvernance et autorité. Telle est le sens donné à la définition très
connue de Rosenau (1997, p. 183) : la « gouvernance globale (…est) la somme de myriades –
au sens littéral de millions – de mécanismes de contrôle actionnés par différentes histoires,
différents buts, différentes structures, différents processus » (voir également la définition
donnée par la Commission sur la gouvernance globale, 199511). La gouvernance, comprise
comme ensemble de méthodes, n’est donc pas fondée sur la domination mais sur
l’accommodement (Smouts, 1997).
On notera que cette approche à la gouvernance globale présente des similitudes avec la
définition de la gouvernance de l’entreprise donnée par les économistes néoinstitutionnalistes.
Certes pour eux, la « hiérarchie » suppose un degré élevé d’autorité, mais celle-ci produit un
« rendement social » bien supérieur au « rendement » qui serait atteint en l’absence de
coordination. Puisque les individus sont rationnels, les salariés d’une entreprise acceptent
donc cette autorité pour bénéficier individuellement des avantages de la coordination
(Dockes, 1999). La relation d’emploi qui est au cœur de l’entreprise (dans le double sens de
firme et de construction théorique) néoinstitutionnaliste n’a dès lors rien à voir avec des
conflits de pouvoir. En fait, grâce au contrat, le « travailleur redevient ainsi en grande partie
l’agent passif que décrit la théorie néoclassique » (Gabrié et Jacquier, 1994, p. 54). Dans ces
conditions, l’Etat n’est pas nécessaire dans le cadre analytique proposé par Williamson, qui
part d’un « état de nature » dans lequel le comportement « opportuniste » des individus
permet d’aboutir à l’efficacité (Hodgson, 1988).
11 « La gouvernance globale ne signifie pas gouvernement global, car ceci ne ferait que renforcer le rôle des
Etats et des gouvernements ; la gouvernance globale consiste à mettre les gens au centre des affaires mondiales »
(souligné dans le texte) (Commission sur la gouvernance globale, 1995, p. 13).
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Dans ce type d’approche à la gouvernance centré sur les méthodes et les procédures, l’accent
est mis sur la logique transactionnelle et la création de réseaux souples, modulaires et
fluctuants (Lamy et Zaidi, , 2002). Un tel emploi du terme de gouvernance laisse la porte
ouverte à une représentation de l’économie et de la société fondée sur ce que Schumpeter
appelait « l’individualisme méthodologique » et dont l’expression est la construction d’un
« homo economicus » et son frère jumeau « l’homo sociologicus » (Schumpeter, 1954). Bien
entendu, il n’est pas question de nier que les institutions existent, mais elles résultent d’un
« nœud de contrats » entre individus souverains, qui construisent les institutions en raison de
la nature particulière de certaines transactions. Dans le cadre de l’économie politique
internationale, l’approche néoinstitutionnaliste considère que les accords entre Etats, les
régimes hégémoniques et les empires sont pour l’essentiel trois solutions différentes données
à la question de l’interaction entre les structures de gouvernance et les marchés (Spruyt,
2000).
A l’inverse de cette approche en terme de « méthodes » de gouvernance, d’autres auteurs
insistent au contraire sur le contenu : le pouvoir et l’autorité sont inclus dans la notion de
gouvernance. Cohen (2000) établit même une égalité entre gouvernance et autorité, qui pour
lui comprend évidemment un aspect coercitif, plus ou moins mélangé à de la persuasion.
Strange (1995, p. 14) privilégie également les dimensions d’autorité et de pouvoir (structurel)
dans ses approches aux questions de gouvernance lorsqu’elle écrit : « Non-authority,
ungovernance it could be called ».
Enfin, pour clore cette brève présentation du débat sur la notion de gouvernance, on signalera
que l’opposition n’existe pas seulement entre ceux qui privilégient les « méthodes » et ceux
qui insistent sur le caractère de contrainte plus ou moins coercitive qu’implique la
gouvernance. Certains auteurs proposent de réserver l’usage du terme gouvernement
(government) à l’autorité exercée par une institution publique et celui de gouvernance
(governance) à l’autorité exercée par une institution privée (Lipschutz et Fogel, 2002).
L’intérêt de la distinction entre le gouvernement et la gouvernance réside dans le fait qu’au
niveau mondial, l’absence de gouvernement est contrebalancée par l’émergence d’une société
civile qui se développe grâce à « une ‘prolifération’ des acteurs politiques au-delà des Etats »
(Lipschutz et Fogel, 2002, pp. 124-125).
II. A LA RECHERCHE DE LA SOCIETE CIVILE MONDIALE
On vient de le voir, les questions de gouvernance globale (mondiale) sont intimement liées
dans la littérature à ceux de l’émergence d’une société civile mondiale. Pour en comprendre la
portée, il est nécessaire de revenir sur le débat qui porte sur la société civile.
La notion de société civile renvoie en effet à l’existence d’une sphère privée distincte d’une
sphère publique. A partir du 17ème siècle, la société civile, en tant que concept, en vient à
englober non seulement la vie privée des individus au sens étroit, mais également et dans un
sens plus large, l’ensemble de leurs relations sociales qu’ils construisent en dehors de l’Etat,
et qui incluent donc celles à finalité économique. A partir de là, s’élabore sur le plan
conceptuel, une séparation entre le champ politique, entièrement englobé dans l’Etat et un
autre champ, composé de toutes les activités « non-étatiques » et qui est du ressort de la
société civile. Parallèlement, l’économie (en tant qu’activité de production et de répartition
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des richesses) se constitue par le truchement de l’extension des marchés, en domaine
autonome vis-à-vis de l’Etat. Le « marché » qui finit par englober (au moins idéalement) toute
l’économie, devient à son tour une composante de la société civile. L’inclusion est justifiée
dans ce cadre d’analyse puisque l’Etat est considéré comme une alternative (parfois
antagoniste) au marché : si le marché exclut l’Etat, il fait donc partie de la société civile.
La séparation de la société civile et de l’Etat est dans une large mesure, une construction
spécifique au capitalisme tel qu’il s’est développé en Europe occidentale dans ses formes
démocratiques du 19ème et 20ème siècle. Sa représentation la plus achevée est bien sûr celle
donnée par Hegel (Khilnani, 2001). L’extension de la notion de société civile au plan mondial
redouble les difficultés. L’émergence d’une société civile mondiale peut être décrite ainsi. A
partir des années quatre-vingts, une concurrence plus aiguë engendrée par la crise
économique, l’arrivée de nouveaux pays concurrents, la puissance accrue des groupes
financiers multinationaux ont diminué les marges d’autonomie des politiques nationales. En
même temps, des transformations majeures ont également pris place sur le plan des relations
géopolitiques. Jusqu’à la fin des années quatre-vingts, l’ordre international est resté stable –
ou en tout cas maîtrisé – en raison de la domination américaine et soviétique qui assuraient un
équilibre, quoique celui-ci fut fondé sur la « terreur ». Pour certains, une rupture historique
s’est même produite au cours des années quatre-vingt-dix, puisque la mondialisation ne
sonnerait rien moins que le glas des relations internationales pluriséculaires héritées du traité
de Westphalie12 (1648). Ce traité établissait que le monde est divisé en Etats souverains sur
leur territoires nationaux qui ne reconnaissent aucune autorité supérieure.
On pourrait arguer contre cette thèse de la rupture historique dans les relations internationales
que dès la fin de la seconde guerre mondiale, on avait déjà assisté à la création d’organisations
internationales dotées de pouvoirs contraignants sur les Etats. Cependant, le fonctionnement
de l’ONU, la plus importante des organisations internationales, confirme pour une grande part
la poursuite d’un comportement fondé sur la souveraineté… des Etats les plus puissants de la
planète. En effet, le statut de membre permanent du Conseil de sécurité accordé à cinq pays
(Etats-Unis, URSS, Grande-Bretagne, France, Chine) leur a permis de disposer d’un pouvoir
« asymétrique » dans la gestion du monde dans les quatre décennies d’après-guerre. Il a fallu
attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour que la conjugaison des processus de
mondialisation et la fin de l’équilibre de la terreur produisent le déclin des Etats, et par une
sorte d’effet de balancier, facilite à l’échelle mondiale, l’émergence de la société civile
alternative aux Etats et à l’organisation inter-étatique des relations internationales.
Sans discuter de la fonction idéologique que certains assignent à la notion de société civile
(Wood, 1995) , on peut s’interroger sur le parallélisme, et parfois l’identification, qui sont
faits entre le couple société civile-Etat d’une part et économie (marché)-politique d’autre part.
Toutes les sociétés ont toujours inclu des activités économiques et politiques, mais ce qui
importe est d’analyser la nature de leurs interrelations. Ainsi que Braudel en particulier l’a
montré, l’Etat n’est évidemment pas né avec le capitalisme. Cependant, l’appropriation du
pouvoir coercitif (le « monopole de la violence physique légitime ») par des institutions qui
s’autonomisent dans l’Etat est un des traits distinctifs du rapport social capital-travail (du
capitalisme). La mise en évidence de ces processus constitue un apport majeur, désormais
bien connu, des travaux de Polanyi (1944). Toutefois, la constitution de marchés en
institutions « désencastrées » ne signifie pas pour autant que l’économie peut fonctionner sans
12 Pour une vision différente et qui critique ce mythe fondateur du traité de 1648, voir Krasner (1993)
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Etat (celui-ci n’étant qu’un gérant des externalités13) ou que les relations économiques
(l’économie) seraient des relations dont le pouvoir serait exclu.
Passons à l’émergence d’une société civile mondiale. Certains auteurs définissent la société
civile comme l’ensemble des organisations politiques, économiques, sociales et culturelles qui
ne sont pas créées ou mandatées par l’Etat (Lipschutz, 2002). Pour d’autres auteurs, la société
civile exclut en revanche les forces économiques, puisque nous dit-on, les acteurs de la
gouvernance sont « la société politique, la société économique, et la société civile (qui)
négocient les modalités et les formes d’arrangements sociaux planétaires sur la base du
principe de la coopération conflictuelle » (Lamy et Zaidi, 2002, p. 204).
On trouve parfois une réponse contradictoire chez un même auteur. Ainsi, après avoir défini
la société civile comme « l’espace politique dans lequel des associations bénévoles cherchent
à modeler les règles qui régissent tel ou tel aspect de la vie sociale », Scholte (2002, p. 213) y
inclut les « forums professionnels », catégorie qui comprend « les groupes de pression
industriels (où la distinction sphère marchande/société civile est souvent malaisée) et les
associations professionnelles telles que le Forum économique mondial, qui se consacre à des
questions sociales et politiques ». Parler de bénévolat pour désigner le MEDEF ou Le Forum
de Davos des dirigeants d’entreprise, même si ce dernier est par ailleurs jugé « exemplaire de
cette démarche de construction des priorités collectives par la voie du dialogue informel » par
les rapporteurs de l’étude du Conseil d’Analyse Economique (Jacquet et al., 2002, p. 62),
paraît pour le moins étonnant.
Hardt et Négri (2000), bien qu’ils parlent également des organisations non gouvernementales
(ONG) en tant que « forces les plus nouvelles et peut-être les plus importantes dans la société
civile mondiale », les définissent de façon plus restrictive que l’auteur précédent. Loin
d’englober l’ensemble des forces socio-économiques, ce sont « toute(s les) organisation(s) se
proposant de représenter le peuple et de travailler dans son intérêt » qu’ils distinguent des
« intérêts du capital » (ibid., pp. 380-381). On est ici dans une approche où la société civile
regroupe « tous ceux d’en bas », le « bottom-up process » décrit par Cox (1999)14.
III. GOUVERNANCE MONDIALE OU GOUVERNANCE DE LA MONDIALISATION ?
Il existe une autre ambiguïté dans les débats actuels qu’il faut maintenant mentionner. Parle-t-
on de gouvernance mondiale (ou globale) ou de gouvernance de la mondialisation (Serfati,
2003) ? La première impliquerait la mise en place d’institutions de dimension mondiale, et
plus seulement inter-nationales. Ces institutions mondiales transcenderaient les intérêts
nationaux y compris, ceux des pays les plus puissants, elles seraient en fait capables de mettre
13 A moins, comme cela est de plus en plus pratiqué, d’étendre la notion d’externalités ad infinitum. Par exemple,
l’attitude des groupes pharmaceutiques qui produisent des thérapeutiques contre le SIDA a été contestée au nom
des externalités négatives que représentent les dizaines de millions de malades du continent africain qui ne
peuvent avoir accès aux soins. Souci louable de souligner le réductionnisme des approches qui font du marché
l’éponyme de l’économie, voire de l’ensemble des relations sociales, mais qui peut aboutir à l’idée que seule la
théorie « standard » en économie fournit les outils d’analyse…
14 Sans développer ce point dans cet article, on notera que pour Négri et Hardt (2000), le déclin de la société
civile héritée de l’Etat-Nation est irrésistible et l’émergence d’une société civile mondiale est évidente.
Cependant, celle-ci ne constitue nullement le centre de la « pyramide mondiale ». Cette expression désigne
l’organisation du pouvoir mondial au sommet duquel se trouvent les Etats-Unis, en-dessous les sociétés
capitalistes transnationales, et en bas, la société civile mondiale et les Etats-Nations. Ils adoptent ainsi une
approche « gramscienne » de la société civile (ici mondiale) en tant que contre-pouvoir hégémonique.
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