Représentation et notabilité à Dakhla

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ECPR, 14-19 avril 2005
Victoria Veguilla del Moral
Doctorante en Sciences Politiques
IEP Aix-en-Provence
Université de Grenade
Représentation et notabilité à Dakhla
Nous proposons une étude sur le système de représentation dans un espace local,
privilégiant une démarche analytique propre à l’anthropologie, et prenant comme site de
recherche les processus électoraux marocains 2002-2003. Nous estimons qu’en nous
plaçant dans une échelle analytique micro, ou en « jouant à changer l’échelle
d’analyse », nous pouvons saisir les logiques locales et les enjeux locaux des élections
passées, les registres de la représentation mobilisés et les rôles des représentants, du
point de vue des significations sociales. Nous proposons davantage une autre manière
d’approcher la « réalité sociale », nous permettant d’aborder « d’en bas » les processus
qui participent à la définition de la représentation légitime et que contribueraient
éventuellement à modeler les relations établies entre le centre et la périphérie1. Il s’agit
en outre de contribuer à cet effort, déjà initié, de discerner ce que nous apprennent les
processus électoraux inscrits dans un « territoire », à un moment précis. Ce faisant, nous
proposons une analyse dont le prisme est situé dans une échelle locale et c’est à ce
niveau d’analyse que nous saisirons d’autres processus sociaux et politiques nationaux,
voire internationaux. En privilégiant une démarche anthropologique, centrée sur le local
et plus spécifiquement sur l’action (interaction) des acteurs, dans toute leur complexité2,
nous espérons pouvoir rendre intelligible une autre réalité sociale3.
1
Plutôt que de configurer un cadre fournissant un exemple de « la hiérarchie réelle des pouvoirs dans la
société urbaine » (Abouhani p. 6) marocaine, cette étude cherche à saisir les significations cachées
derrière une conception de l’exercice du pouvoir qui « émane[rait] de points multiples » (Abouhani p. 7).
ABOUHANI Abdelghani, Pouvoir, villes et notabilités locales. Quant les notables font les villes, Rabat,
1999.
2
Compte tenu du contexte. Nous accordons à la notion de « contexte » une importance majeure. Elle a été
utilisée par les micro-historiens, puis par des anthropologues comme A. Bensa, pour qui « Les
comportements et les énoncés dont l’ethnologue prend note sont pourtant extraits du développement
1
Nos enquêtes à Dakhla nous ont permis de changer l’échelle d’analyse. Nous
avons étudié les processus électoraux du point de vue des significations données par les
acteurs locaux, des enjeux locaux, des rapports qui s’établissent entre candidats et
électeurs, puis entre représentants et représentés4. Cette manière d’aborder le moment
électoral a été révélatrice, entre autres, des critères de la notabilité, des critères de la
représentativité, des différentes conceptions des rôles des représentants. En d’autres
termes, elle a été révélatrice des « logiques » locales qui contribuent à la définition des
rôles joués par les élites locales et de là, à une conception de la représentation légitime
qui résulte des rapports sociaux, des actions et des interactions, inscrites dans un
« contexte ». Cependant, il faut bien s’éloigner de conclusions simples. Le système de la
représentation, tel que nous le montrerons, est davantage composite, complexe, son
étude devient un défi pour l’analyste dans une société marquée par des clivages
multiples, et faisant l’objet de dynamiques mouvantes, à de multiples niveaux, qui
conditionnent ses systèmes relationnels horizontaux et verticaux, à un moment donné et
dans le temps. Dans cette multiplicité complexe, nous avons remarqué un mode
d’interaction autre que la redistribution par des réseaux de clientèle, et c’est cette piste
que nous avons ici privilégiée, parce qu’elle nous est apparue tributaire des relations que
les acteurs locaux établissent avec le centre, au moment de nos recherches5. En ce sens,
nous rejetons l’idée d’un centre « tout-puissant », à côté d’espaces périphériques
écrasés6. Nous avançons en revanche qu’il existe une complexité de rapports sociaux,
continu des relations nouées de longue date entre les personnes qu’il observe et interroge ». BENSA
Alban, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique » in REVEL Jacques (dir.), Jeux d’échelles.
La micro-analyse à l’expérience, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1996, p. 44.
3
Vu « d’en bas », les élections au Maroc ne se réduisent pas « à des stratégies monarchiques de
cooptation successive d’une catégorie sociale à une autre ». BENNANI-CHAÏRIBI Mounia,
« Introduction » in BENNANI-CHRAÏBI Mounia, CATUSSE Myriam et SANTUCCI Jean-Claude (dir.),
Scènes et coulisses de l’élection au Maroc. Les législatives 2002, IREMAM-Karthala, 2004, p. 32.
4
Au sens large, car nous nous intéressons également aux énoncés, en dehors des processus électoraux,
des acteurs locaux se disant, par leurs discours, représentatifs de Dakhla.
5
Nous tenons compte de la temporalité des faits observés dans la mesure où « les catégories
anthropologiques soi-disant stables (tribus, ethnie) sont en fait changeantes et doivent, de toute manière,
être affinées au plus près de la réalité vécue au sein de laquelle elles sont bien sûr compliquées par
d’autres variables (politiques, économiques, psychologiques, individuelles, etc.) non moins prégnantes »
(Ahmed Salem, p. 205), et dans la mesure où les stratégies menées par l’Etat dans tous les domaines
locaux varient, par exemple, en fonction des conjonctures internationales autour de la résolution du
conflit. En ce sens, nous allons mettre l’accent moins sur « un trait structurel dominant et constant de
l’organisation politique ou de la « culture » locales » (Ahmed Salem, p.209), que sur des interactions
individuelles et contextualisées. AHMED SALEM Zekeria, « Sur la formation des élites politiques et la
mobilité sociale en Mauritanie » in BONTE Pierre et CLAUDOT-HAWAD Hélène, Elites du monde
nomade touareg et maure, Les Cahiers de l’IREMAM, nº 13/14, Aix-en-Provence, 2000.
6
Cette hypothèse nous renvoie à celle défendue par A. Signoles à propos de la Palestine et à celle
défendue par A. Abouhani dans le contexte marocain. SIGNOLES Aude, Municipalités et pouvoir local
2
politiques et économiques, dont il faut rendre compte dans les relations établies entre les
acteurs locaux et entre ceux-ci et les acteurs nationaux.
En partant « d’en bas », et sans prétendre épuiser ici le sujet, nous présenterons
au lecteur, dans un premier moment (1), les dynamiques historiques qui participent à la
définition des processus actuels, en privilégiant surtout la variable identitaire et la
variable économique. Cela va nous permettre de saisir l’historicité des énoncés que les
acteurs de la représentation mettent en avant lors des processus politiques électoraux, et
face aux situations de réussite sociale, économique ou/et politique individuelles. Dans
une seconde étape (2), nous aborderons l’analyse des élections législatives de 2002 et
des élections communales de 2003, à partir a) des énoncés des candidats (révélateurs
des stratégies mises en place, des registres de la représentation mobilisés et des clivages
socio-économiques, donc des enjeux locaux des élections), b) des candidatures
présentées ainsi que c) des résultats électoraux (ces deux derniers révélateurs des
critères de l’investiture). L’étude des élections législatives nous montre que les acteurs
ont mis en place des stratégies multiples au moment de demander le vote, ayant recours
à une multiplicité de registres de représentation qui mettent en exergue leurs
conceptions de la domination politique et économique, inscrite à Dakhla. Quant aux
critères de l’investiture, nous allons signaler leurs éléments de continuité et les
changements observables. Dans l’étude des élections communales, nous avons fait le
choix d’analyser deux circonscriptions : la municipalité de Dakhla et une commune
rurale. Si les élections à la municipalité de Dakhla nous renseignent sur une éventuelle
redéfinition des registres de la représentation, dans le sens d’un élargissement (la ville,
les autochtones),
les élections de communes rurales se jouent entre des familles
appartenant à une même tribu, voir fraction de tribu. Dans ces circonstances, un
individu Sahraoui peut être considéré par les membres de sa tribu comme étant un
« étranger », nous le verrons, par rapport à la famille.
Dans une troisième phase (3), nous prenons le choix de réduire l’échelle
d’analyse et de nous focaliser sur les interactions entre individus, lors des échanges
électoraux (entre des candidats Sahraouis et certains électeurs également Sahraouis). Il
s’agit d’analyser les discours de la justification dans leur interaction avec les discours
abstentionnistes (ceux-ci étant aussi contextuels que les autres), et les influences
éventuelles que ces discours pourraient avoir sur les rôles des représentants et les
dans les Territoires palestiniens. Entre domination israélienne et Etat en formation (1993 – 2004), Thèse
de Doctorat en Sciences Politiques, Université Paris I, 2004, ABOUHANI A., op. cit.
3
critères de la notabilité. Pour conclure (4), nous formulerons des pistes de recherche sur
les motivations des candidats à occuper un poste politique.
1. La prise en compte nécessaire du contexte. Historicité des interactions sociales à
Dakhla
L’analyse micro des processus sociaux et politiques proposée a pour point de départ
l’individu et l’individu en interaction. Le système de relations qui résulte des actions
des acteurs doit être analysé dans un certain contexte, défini au gré des interactions
successives. La construction du contexte par l’analyste devient ainsi un travail
d’objectivation des enjeux locaux à un moment donné et de leur évolution dans le
temps. Il s’agit pour nous d’analyser les processus qui ont contribué à la configuration
de la structure sociale et économique observée lors des élections 2002-2003 à Dakhla,
toutes deux révélatrices des interactions entre acteurs pluriels et des enjeux locaux. Sans
prétendre épuiser le sujet, nous ferons connaître aux lecteurs les dynamiques sociales à
l’époque de la décolonisation espagnole du Sahara et les dynamiques économiques liées
au secteur de la pêche dans les années 90. Nous assumons le fait que notre étude va
consister à souligner deux moments historiques de la société étudiée. Mais nous
analysons ces deux moment historiques sous l’aspect de leur potentiel explicatif des
processus actuels. Les lignes qui suivent sont le résultat des enquêtes menées à Dakhla,
celles-ci nous ayant permis, à travers les énoncés des enquêtés, de saisir ce qui devient
aujourd’hui important et que nous ne pouvons comprendre que dans une perspective
historique. Nous utilisons le terme « Sahraoui » pour nous référer aux individus
originaires des tribus qui nomadisaient les régions qui furent colonisées par les
espagnoles, des tribus qui, depuis les années 60, se disent et sont considérées comme
« sahraouies ».
Des facteurs pluriels à l’origine de la structure sociale et économique observée
Il ne s’agit pas d’une sociologie de la genèse des structures observées. Ce que
nous proposons, ce sont des éléments nous permettant de comprendre les interactions
des acteurs lors des élections, les liens établis entre représentants et représentés, ainsi
que les différentes manières de concevoir la représentation légitime et le sujet passif de
4
la représentation (qui sont les représentés ?)7. Pour cela, il convient de faire le point sur
le moment qui marque le commencement de deux structures de pouvoir se disant toutes
deux Sahraouies. C. Barona Castañeda a travaillé8 sur la construction d’une identité
nationale au Sahara sous le Protectorat espagnol. Notre objectif ici demeure autre, à
savoir la description du scénario d’une déstructuration sociale et politique, ainsi que des
processus complexes de restructuration, individuels et collectifs. Cela nous intéresse
dans la mesure où les rapports sociaux et politiques entre des individus appartenant aux
élites politiques ou économiques (qui sont imbriquées dans une large mesure) et le reste
de la société habitant Dakhla, vont être conditionnés, entre autres, par ce processus de
déstructuration. L’élite locale, dans ses rapports avec la population, lors des élections ou
à un autre moment d’interaction, développera des stratégies discursives plurielles
révélatrices de critères de représentativité.
Durant les jours où la décolonisation du
Sahara se « joue », de nombreux
Sahraouis fuient du territoire et s’installent sur le sol algérien, à un endroit connu
aujourd’hui comme « les camps de réfugiés de Tinduf ». Nous ne savons pas quelles
sont, au moment de la décolonisation, les motivations des individus qui décident de
rester. Nous nous contentons, du fait du manque d’études sur ce sujet, d’avancer une
thèse susceptible d’incorporer le degré de complexité observé, en postulant des
motivations plurielles, pas nécessairement idéologiques mais plutôt de l’ordre des
conjonctures individuelles ou familiales9. Quoi qu’il en soit, on ne peut analyser la
division en faisant une distinction entre des groupes. Elle concerne des individus
appartenant à des tribus et des fractions de tribu différentes, et aux membres d’une
7
La définition des « représentés » a été analysée par P. Bourdieu, qui écrit : « C’est parce que le
représentant existe, parce qu’il représente (action symbolique), que le groupe représenté, symbolisé,
existe, et qu’il fait exister, en retour, son représentant comme représentant d’un groupe » (p. 194).
L’analyse que nous développons ici se veut illustrative de ces propos dans le sens, nous le verrons, où la
définition du groupe de représentés fait l’objet à Dakhla d’un travail de redéfinition constant, influencé
par des facteurs multiples. Sachant cela, il convient ici d’analyser les facteurs pouvant éventuellement
participer à la configuration des représentations sociales locales du « bon représentant », ainsi que les
registres pluriels de la représentation mobilisés, à un moment d’interaction, par les individus qui font
partie de l’élite locale. BOURDIEU Pierre, Choses dites, Minuit, Paris, 1987.
8
BARONA CASTAÑEDA Claudia, Sahara al-Garbia 1958-1976. Estudios sobre la identidad nacional
saharaui, thèse de doctorat, Université Autonome de Madrid, 1998.
9
Plusieurs individus interrogés à ce sujet ont mis en avant le fait que certains membres de la famille
n’étaient pas à Dakhla au moment de prendre la décision, ou le fait qu’ils jouaient le rôle de gardiens des
biens familiaux. Nous n’avons cependant pas suffisamment analysé cette problématique pour avancer ici
des conclusions.
5
même famille10. Elle n’est pas non plus significative d’un clivage idéologique dans le
sens d’une appartenance nationale.
A Dakhla, la population qui reste au moment de la décolonisation est composite,
en termes ethniques11, dont une majorité d’individus Sahraouis, appartenant davantage à
la tribu Ouled Dlim. Nous n’avons pas de détails pour reconstruire l’histoire de gens de
cette ville entre 1975 et 1979. Les ressources réduites de la Mauritanie auraient
empêché ce pays de déployer un exercice réel de sa souveraineté sur le territoire cédé
par les Espagnols en novembre 1975, en vertu des Accords de Madrid. Le manque
d’importance accordé à cette époque par des individus interrogés à ce sujet nous amène
à formuler cette hypothèse. C’est en août 1979, à la suite de l’accord de paix signé entre
ce pays et le Front Polisario impliquant la renonciation mauritanienne à ces territoires,
que le Maroc assume le contrôle de Dakhla et que des individus dont les origines se
trouvent dans le Nord commencent à s’installer dans cette ville. Soumise à une logique
de guerre, la vie des habitants de Dakhla reste, pendant les années 80, repliée sur ellemême12. Aucune activité économique importante ne se développe, leur survie restant
dépendante des aides institutionnelles13, aussi bien pour les autochtones que pour les
immigrants. Ce n’est que plus tard que quelques entrepreneurs commenceront à investir
dans des activités de pêche à Dakhla (au début des années 90), et que la ville
commencera à créer des infrastructures administratives (fin des années 90)14.
L’élargissement de l’élite locale découlera de l’apparition de ces nouveaux
entrepreneurs et de l’élargissement des services administratifs et des postes liés à la
représentation, en marge des grandes familles au moment de la décolonisation.
La genèse du secteur de la pêche au Maroc est tributaire de la question de la
décolonisation : l’option d’une stratégie visant à donner la priorité à un secteur à
10
Un des constats qui nous a le plus choqués est justement le fait que presque toutes les familles, au sens
restreint du terme (père, mère, frères des pères ou des mères, fils…) sont concernées par cette division.
11
En 1981, selon les chiffres avancés par B. López García (p. 76), les électeurs de la région d’Oued
Eddahab étaient au nombre de 788. LOPEZ GARCIA Bernabé, Marruecos político. Cuarenta años de
procesos electorales (1960-2000), Centre de recherches sociologiques, Madrid, 2000.
12
Il serait intéressant d’étudier cette période dans les termes établis par Dobry. DOBRY Michel,
Sociologie des crises politiques, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1992.
13
Au sens large, car l’Etat met en place une politique de création d’infrastructures dont l’impact sur la
structure socio-économique reste à analyser.
14
Le découpage administratif de la région d’Oued Eddahab-Ausserd (réformé en 1998) s’effectue très tôt.
Cependant, les processus de construction des services et du personnel administratif impliquent une
période plus large.
6
l’époque marginal ne peut être analysée qu’en fonction de facteurs économiques15.
Dakhla reste pourtant écartée « du jeu » à cette époque. Il faudra attendre le début des
années 90 pour que plusieurs entrepreneurs décident d’investir dans l’industrie de la
congélation16, ce qui permet de congeler les prises des petites barques (« faloucas »),
grâce à la distance réduite entre la ville et les lieux de pêche. Ils se spécialisent dans une
espèce spécifique17, le poulpe, très demandé sur le marché international et dont les coûts
de production demeurent très faibles. Les bénéfices obtenus par ces entreprises attirent
l’intérêt d’autres personnes : des chefs d’entreprise de la région de Sidi Ifni ou de Tan
Tan et d’autres chefs d’entreprise originaires des villes du Nord, commencent eux aussi
à investir dans la congélation, de même que des notables autochtones, qui vont
revendiquer leur droit à tirer des bénéfices de ce que l’on a appelé l’« or blanc »18, et qui
seront financés pour faire leur propre « frigo ». En 1996, il n’y avait à Dakhla que 7
unités de congélation (nécessaires à cette exploitation). En 2003, elles s’élèvent à 7819.
La main d’œuvre (marins pêcheurs) nécessaire à cette activité économique est
importante. Elle génère aussi une demande de travail liée aux infrastructures sur la terre
ferme (mécaniciens, électriciens, frigoristes, manipulateurs du poisson, classificateurs,
intermédiaires, etc.) et liée également à la multiplication du nombre des habitants de la
ville20. Le secteur de la pêche artisanale naît ainsi au Maroc, localisé à Dakhla. La ville
devient à ce moment le paradis recherché par les demandeurs d’emploi21. Une vague
« d’immigration économique » vient bousculer durant cette période la structure sociale
préexistante.
15
« Les observateurs avisés savent en fait qu’à l’époque la création d’un secteur moderne de pêche
hauturière a été la conséquence d’une conjonction de faits. D’abord, le Maroc voyait là une occasion de
peupler les provinces du Sud », La Vie Economique, 14-20/11/2003, p. 10). L’accès aux eaux
sahariennes, la concession des licences de pêche hauturière à certaines catégories sociales et l’adoption
des mesures de financement pour l’acquisition des grands bateaux de pêche, seraient des circonstances
liées à la question du Sahara.
16
Un Français spécialisé dans le secteur de la pêche (qui vit depuis longtemps en Afrique) commence à
acheter de petites quantités de poulpe vivant qu’il exporte dans les îles Canaries. Un chef d’entreprise
sahraoui lui propose de participer à la construction d’une unité de congélation (avec des matériaux
recyclés). Puis un autre habitant à Dakhla (originaire de la région de Sidi Ifni) décide également d’y
investir. Ce sont deux exemples des premiers « entrepreneurs de la pêche » à Dakhla.
17
Le poulpe représente plus du 80 % de la production des opérateurs de la pêche hauturière, ce qui met la
pêche artisanale en concurrence directe avec la pêche hauturière.
18
Terme utilisé par les journaux marocains.
19
Selon un document fourni par le Centre Régional d’Investissement à Dakhla et l’Association des
Industriels de Pêches Maritimes d’Oued Dahab (AIPMOD).
20
Les chiffres sur les immigrants attirés par le secteur de la pêche diffèrent. Selon les chiffres fournis par
l’ancien ministre des Pêches Maritimes, Saïd Chbaâtou, ils s’élèvent à 60 000, La Gazette, Spécial Pêche,
22/11/2001, p. 39.
21
« De même que les familles envoyaient leurs enfants en Europe, à ce moment, Dakhla devenait au
même titre, une destination des Marocains en chômage », Enquêtes menées en mai 2004.
7
Les clivages communautaires et économiques à Dakhla
A l’époque précoloniale, la société qui nomadisait cet espace se caractérisait par
une forte hiérarchie des individus et des groupes. Dans cette hiérarchie, les groupes
d’individus installés sur la côte, pour qui la pêche était la principale activité, étaient peu
valorisés22. Il ne s’agit pas pour nous de faire une thèse déterministe sur la genèse des
structures socio-économique observée. Nous avons la ferme conviction que d’autres
facteurs ont joué dans le temps (une politique de subvention de l’Espagne puis du
Maroc, une conception de l’honneur et de la noblesse liée au processus de construction
de l’identité sahraouie…). Tous ces facteurs auraient participé d’une façon ou d’une
autre au fait qu’aujourd’hui à Dakhla, les Sahraouis (avec des cas exceptionnels) ne se
consacrent pas à l’activité de la pêche. Ils ne sortent pas en mer pour pêcher. Cette
activité est davantage pratiquée par les migrants du Nord. Ils n’occupent pas non plus
les postes de travail intermédiaires. Les rapports qu’ont les individus sahraouis avec le
secteur des pêches maritimes sont plutôt liés aux activités industrielles, connexes aux
activités productives. De même que dans les années 80 le gouvernement marocain
développe une politique de crédit pour l’obtention de licences de pêche et de bateaux
(en 1992 le gouvernement décrète la fin des investissements), durant la deuxième
moitié des années 90 et jusqu’en 2002, on assiste à une politique de financement pour le
développement des infrastructures de congélation de poisson, dont les personnes
appartenant à l’élite sahraouie ont le plus bénéficié.
Le cadre décrit mérite pourtant d’être nuancé. Nous ne trouvons pas de cas où
les producteurs sont des personnes venues du Nord et les Sahraouis des industriels. La
réalité est beaucoup plus complexe. Nous trouvons par exemple des Sahraouis
propriétaires de licences de pêche de petites barques, qu’ils louent aux marins pêcheurs
venus d’ailleurs ; nous trouvons aussi des propriétaires d’unités de congélation qui
profitent de licences de pêche côtière qu’ils utilisent pour congeler leurs propres
produits (dans ce cas, les pêcheurs sont venus dans une large majorité du Nord) ; nous
trouvons aussi, quoique très peu, des Sahraouis occupant des postes administratifs dans
des entreprises, ou des intermédiaires entre pêcheurs et propriétaires d’unités de
22
Caro Baroja décrit la population du Sahara dans les années 50. Il analyse la population sédentaire, dont
les pêcheurs (jahouarata) de quelques tribus côtières, soulignant que ces pêcheurs « han sido siempre
muy mal considerados ». CARO BAROJA, Estudios Saharianos, Institut d’études africaines, Madrid,
1955, p.105.
8
congélation, des pêcheurs ou des manipulateurs de produits23. De même, nous trouvons
des « non Sahraouis » dirigeant des entreprises consacrées aux activités de production et
de traitement des ressources maritimes.
Entre 1996 et novembre 2001, le secteur de la pêche artisanale, localisé à
Dakhla, s’est caractérisé par une dynamique expansionniste. L’année 2002 marque
pourtant un point d’inflexion. Les professionnels du secteur, les journaux, les autorités
chargées des pêches et l’Institut National des Recherches Halieutiques (INRH), une
institution étatique, commencent à parler d’une « crise des ressources maritimes »,
notamment du poulpe. Plusieurs facteurs pourraient être à l’origine de ce que nous
analysons comme un processus de construction d’une « situation de crise ». Ce qui nous
intéresse ici est le fait que, au moment des élections, le seul secteur économique moteur
du développement local est soumis à un processus de négociation qui paralyse les
activités24 et qui nuisent aux propriétaires d’unités de congélations ayant des dettes
auprès d’établissements financiers25. L’intervalle entre les deux processus électoraux
étudiés est représentatif de deux moments dans la conjoncture nationale que nous
venons de décrire.
En 2002-2003, lors des élections législatives et communales, la division
communautaire s’avère marquée. Cette division ne répondrait pas, en fin de compte, à
une logique binaire (eux-nous), et ne prendrait pas un caractère permanent. Les groupes
se recomposent et se restructurent en fonction de chaque contexte particulier, ce qui se
rapproche des observations faites par J-F. Bayart, pour qui « l’identification qu’effectue
un acteur social est toujours contextuelle, multiple et relative »26. Nous trouvons ici l’un
des clivages identifiés dans la société étudiée (clivage communautaire)27. Il a été utilisé
par les candidats lors des élections législatives comme nous le verrons, mais il perd ses
23
Dans tous ces cas, une analyse en termes de réseaux de clientèle demeure pertinente.
Sept mois d’arrêt biologique entre novembre 2001 et 2002.
25
Entre 2001 et 2002, trente unités de congélation se sont construites à Dakhla, financées par les
établissements bancaires.
26
BAYART Jean-François, L’illusion identitaire, Fayard, Paris, 1996, p. 98.
27
Nous avons analysé ce clivage lors des élections législatives en utilisant trois catégories d’acteurs :
Sahraouis, Norteños (qui trouvent leur origine dans les villes du nord du Maroc) et « Faux sahraouis »
(qui appartiennent à des tribus recensées par les Espagnols en 1974 bien que leur identification comme
des tribus sahraouies pose des problèmes). Ces catégories sont construites à partir des énoncés des acteurs
Sahraouis. La nomenclature « Faux sahraouis » a été retenue car elle nous semble bien montrer une
identité « à cheval » entre les deux autres. Nous reprenons les catégories construites au moment de la
tenue des législatives, bien que des changements aient pu être repérés. Par exemple, les individus
appartenant à la catégorie des Norteños ont pu devenir, dans certains contextes, des pêcheurs. Voir
VEGUILLA Victoria, « Le pourquoi d’une mobilisation « exceptionnelle » : Dakhla » in BENNANICHRAÏBI Mounia, CATUSSE Myriam et SANTUCCI Jean-Claude (dir.), op. cit.
24
9
qualités explicatives dans d’autres contextes où nous le trouvons imbriqué à un autre
clivage de type « autochtones/étrangers ». En ce sens, le premier groupe serait constitué
par les individus habitant depuis longtemps Dakhla, et le deuxième, celui des
« étrangers », les individus immigrants des années 90.
Les structures sociales et économique résultant des dynamiques multiples signalées
demeurent des variables indispensables à la compréhension des systèmes de la
représentation à Dakhla, elles nous aident analyser les registres pluriels qui se cachent
derrière le concept de représentation et qui sont liés à une pluralité de significations
sociales de la « proximité »28 : une représentation liée à l’appartenance à un groupe
défini en termes ethnico-culturels, une représentation fondée sur le rapport au lieu (la
ville) et une représentation qui imbrique les deux : d’une part, elle lie aussi la
représentation à l’appartenance à un groupe élargi, les autochtones, et d’autre part, elle
redéfinit le groupe par le rapport « au sol ». Toutes trois sont contextuelles, mouvantes
et peuvent être réclamées par les mêmes individus.
2. Clivages socio-économiques et enjeux locaux des élections
L’analyse des élections législatives de septembre 2002 et des élections communales
de septembre 2003 portera davantage sur les discours des candidats et sur les
candidatures présentées, tous deux révélateurs des stratégies mises en place par les
candidats et des critères de l’investiture. L’analyse des processus électoraux nous
intéresse dans la mesure où ils ont participé et participent au processus de formation et
de structuration de l’élite local par la voie d’un élargissement de cette couche sociale
(l’analyse historique révèle une élargissement des postes impliquant le personnel
politique local), et par la voie des systèmes d’interactions contextualisés qui se
produisent au moment des échanges électoraux. « Vues d’en bas », les élections, comme
processus de production des acteurs de la représentation, prennent leur sens dans le fait
qu’elles constituent « un moment de choix » soumis à des logiques tant descendantes
qu’ascendantes, dans un espace déterminé. Elles représentent un moment où certains
individus conquièrent, maintiennent ou perdent un poste, en fonction de leurs attributs,
28
« [L]a référence à la « proximité » aussi indéterminée soit-elle, devient un élément central du répertoire
de la représentation », CATUSSE M., CATTEDRA R. et IDRISSI-JANATI M., « Municipaliser les
villes ? Le gouvernement des villes à l’épreuve du politique et du territoire au Maroc » in Le Bris (dir.),
Les municipalités dans le champ politique local. Les effets des modèles exportés de décentralisation sur
la gestion des villes en Afrique et au Moyen-Orient, PRUD, 2004, p. 242.
10
des trajectoires individuelles ou des qualités valorisées par l’Etat, dans une conjoncture
historique donnée. Les élus à Dakhla, devant leur poste à un choix des votants ou/et aux
critères de l’investiture, sont choisis à un moment bien précis de l’histoire de la ville.
L’étude que nous présentons montre bien le caractère conjoncturel (changeant) des
critères de la représentation et de l’investiture.
Concernant le découpage électoral, à l’occasion des élections législatives, la
région d’Oued Eddahab a été découpée en deux circonscriptions (l’une qui comprenait
la municipalité de Dakhla et l’autre celle de Lagouira) avec deux sièges à pourvoir pour
chacune d’elles. Les élections communales dans la région englobaient l’élection des
membres de ces deux municipalités et des membres de onze conseils des communes
rurales (cinq dans la province d’Aousserd-Lagouira : Aghouinite, Aousserd, Bir
Gandouz, Tichla, Zoug ; et six dans la province d’Oued EdDahab : Bir Anzarane, El
Argoub, Gleibat El Foula, Imlili, Mijik, Oum Dreyga). Nous signalons ici une
« spécificité » de notre terrain. Ce découpage ne se traduit pas en termes
démographiques. Lagouira demeure une ville « fantôme », la population rurale y est
pratiquement inexistante, tout le corps électoral habite la ville de Dakhla où les
processus électoraux se déploient à différents endroits (campagne, bureaux de vote,
bâtiments publics des deux circonscriptions...)29. Comme cela s’est produit en 1997, le
corps électoral des circonscriptions dans lesquelles la région était découpée est resté
concentré dans la ville de Dakhla en 2002 et 2003. Si nous avions observé pour les
législatives que ce découpage ne sert qu’en « termes administratifs »30, nous avons
remarqué pour les communales une « ethnisation » des communes rurales qui a
conditionné la façon dont l’événement s’est déroulé. Cette analyse-ci portera sur la
municipalité de Dakhla et sur une commune rurale de la province d’Aousserd, quoique
des tendances plus généralistes pourront être signalées du fait que notre regard, lors des
élections, a été porté aussi ailleurs.
29
L’ensemble de la population inscrite dans cette région habite à Dakhla, où se trouvent les différents
services administratifs, de la région à la commune ; par exemple, la municipalité de Lagouira et les
bureaux des communes rurales de la région d’Oued Eddahab-Lagouira. Ainsi, l’analyse du processus
électoral à Dakhla implique l’étude des deux circonscriptions pour les législatives et des deux
municipalités et des onze communes rurales pour les communales.
30
Ce découpage ne répondant pas non plus au désir d’homogénéiser le corps électoral de deux
circonscriptions, du point de vue ethnique, car ceux-ci sont constitués par des individus appartenant aux
différentes communautés et groupes primaires de référence. Toutefois, la proportion des électeurs
sahraouis par rapport au total des inscrits semblait plus élevée dans la circonscription d’Ausserd-Laguera
que dans celle d’Oued Eddahab.
11
A. Les élections législatives 2002
Nous avons analysé les élections législatives à Dakhla sous le prisme de ce que nous
avons appelé une « mobilisation exceptionnelle ». Nous avons étudié les facteurs qui
nous permettent de comprendre une implication accrue des candidats et des électeurs au
cours du processus. En ce sens, nous avons remarqué une « spécificité » des réformes
électorales à Dakhla qui, loin d’éloigner les candidats des votants, ont intensifié les
rapports entre eux31. En outre, nous avons aussi remarqué une localisation et une
communautarisation des enjeux des élections, liées aux rapports de domination et aux
structures de pouvoir inscrits dans cet espace. Il y a eu une utilisation (appropriation) du
processus afin d’établir (rétablir) la position statutaire des individus, des groupes et des
communautés dans la hiérarchie sociale. Du fait qu’à Dakhla la promotion individuelle
passe nécessairement par la promotion du groupe social d’appartenance, ces élections ont
été vécues comme une compétition entre communautés et entre tribus. Les solidarités
tribales continuent à véhiculer les allégeances politiques et la variable communautaire a
plus de sens que la variable partisane.
Les candidatures
En septembre 2002, à Dakhla, 18 candidats à Oued Eddahab et 17 à Ausserd
étaient en concurrence. Sur ces 35 candidatures, 18 des têtes de liste appartiennent à la
tribu Ouled Dlim, soit 51 % des candidatures (50 % dans la circonscription d’Oued
Eddahab et 52,94 % dans celle d’Ausserd). Sur les 4 élus, 3 appartiennent à cette tribu,
originaire de la région. La tribu Ouled Dlim, sahraouie, nomadisait l’espace de parcours
nommé par les espagnols « Rio de Oro » (Oued Eddahab) à tel point que Dakhla est
considérée comme la ville des Ouled Dlim. La quasi-totalité des individus qui en font
partie habitent à Dakhla, mais ils sont également nombreux en Mauritanie.
Concernant les divisions communautaires, 31 des 35 têtes de liste sont Sahraouis,
soit 16 des 18 candidatures à Oued Eddahab et 15 des 17 candidatures à Ausserd. Sur les
31
La taille des circonscriptions, l’augmentation des sièges à pourvoir et la substitution de candidatures
uninominales par des candidatures de listes ont intensifié les rapports sociaux. D’une part, le contrôle est
plus fort car la proximité des acteurs impliqués est étroite, et d’autre part la relation sièges/électorat est
réduite, ce qui augmente la valeur relative d’une voix.
12
4 candidats restants, 3 appartiennent aux tribus originaires de la région de Sidi Ifni.
Même s’ils sont nés au Sahara, leurs origines se trouvent dans la région méridionale du
Maroc ; ils n’appartiennent donc pas aux tribus traditionnelles de cette région, ils sont
dialogiquement inclus dans la catégorie des « Faux sahraouis »32. Le quatrième candidat
vient du Nord, il fait partie du syndicat des pêcheurs et est arrivé dans les années 90, à la
suite de l’épanouissement des activités économiques liées à la production de
céphalopodes. Cela a pu mobiliser les voix des votants, par un mécanisme
d’identification lié à un groupe corporatiste. Ce candidat a obtenu 314 voix, soit près de
7 % des voix exprimées, ce qui le place à la sixième place dans la circonscription
d’Aousserd-Laguera. Il s’est présenté sous le sigle du Congrès national ittihadi (CNI),
créé en 2001. Les candidats qui ont obtenu plus de voix que ce candidat appartiennent
tous à la tribu Ouled Dlim. En outre, il n’a pas de moyens économiques et n’a donc pas
pu investir de grosses sommes d’argent lors des élections. Ces remarques nous
permettent d’analyser le nombre de voix obtenus par le candidat Norteño comme étant le
résultat de la mise en place de mécanismes d’identification communautaire et
corporatiste, ainsi que sa proximité par rapport aux électeurs-pêcheurs, qui sont
nombreux à Dakhla et qui appartiennent pour la plupart à sa communauté.
Les stratégies des candidats
L’étude des discours des candidats lors de la campagne électorale révèle les
stratégies mises en place par les acteurs. Pour recueillir des voix, les candidats ont eu
recours à une pluralité de registres, parmi lesquels on soulignera le recours à la variable
identitaire. A Dakhla, le contenu des discours relève davantage des caractéristiques de la
personne qui parle et de celles des personnes à qui les messages sont adressés. En ce
sens, nous pouvons parler en termes de « répertoire discursif », étant donné que les
candidats ont utilisé différents registres pour solliciter le vote. En outre, ce contenu n’a
aucune correspondance avec une logique nationale, ou même régionale, liée aux
particularités de l’événement électoral (il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’élections
législatives). Ce contenu relève plutôt d’une logique du local. Les deux axes qui
articulent le contenu des messages des candidats sont les problèmes de la ville (le
32
Des études établissent des liens entre ces tribus et la confédération Tekna, celle-ci formée par des tribus
sahraouies. De fait, les catégories utilisées sont une construction des acteurs faite à travers les
« mécanismes dialogiques » de la définition de Soi et de l’Autre. DENIS-CONSTANT Martin, « Le choix
d’identité » in Revue Française de Science Politique, Des identités en politique, nº 42, 1992, p. 587.
13
fonctionnement des services publics ou la création de certaines infrastructures) et la
façon de concevoir comment le pouvoir doit être distribué à Dakhla. Les candidats
sahraouis, face aux électeurs sahraouis et à l’administration, ont développé une stratégie
de défense d’acquis33 : d’une part, elles constituent une tentative de prolonger une
politique de gestion de minorités qui consiste à assurer les postes liés à la représentation
aux Sahraouis34 ; d’autre part, elles révèlent, quoique timidement, au moment des
législatives35, une stratégie visant le contrôle par un groupe (les Sahraouis ? Les
individus appartenant à la tribu Ouled Dlim ? Les habitants de Dakhla avant la vague des
« migrants pêcheur » ?36) des affaires économiques de la ville dont la pêche demeure la
plus importante. Or, compte tenu du caractère minoritaire des Sahraouis à Dakhla, les
candidats originaires de la région ont été obligés de s’adresser aux électeurs hors de leurs
groupes d’appartenance. Dans ce cas, ils privilégiaient, semble-t-il, un discours portant
sur leurs qualités personnelles et sur leurs propositions pour améliorer la vie de la ville
(usant par-là de différents registres discursifs), ou bien ils proposaient tout simplement
un échange mercantile37.
L’investiture
Quant aux critères de l’investiture, (quelles qualités caractériseraient les candidats
adéquats ou privilégiés pour l’accès au champ électoral ? Quelles sont les normes
d’accès au champ politique, à Dakhla ?) nous avons parlé en termes de politique de
gestion de minorités. Le fait que le centre privilégie les candidatures sahraouies et que la
quasi-totalité des postes issus du rôle de représentation, directe ou indirecte, soit occupée
par des Sahraouis, assurerait, pour les individus issus de cette communauté, la
représentation de la ville de Dakhla, malgré leur caractère minoritaire. Cette
33
Le fait qu’un « non Sahraoui » soit devenu l’un des quatre élus dans la région a été à l’origine des
protestations de certains candidats sahraouis une fois les résultats connus.
34
Malgré leur statut de minorité.
35
En 2002, même si la situation de crise avait déjà commencé à se définir, les intérêts des chefs
d’entreprise de Dakhla commençaient seulement à la subir.
36
Nous trouvons ici un exemple de la volatilité des définitions identitaires. « Les autochtones » sont
redéfinis dans les interactions individuelles.
37
Il s’agit d’un acte marchand qui engage simplement les individus concernés à remplir leur partie du
contrat. Il a été utilisé par les candidats Sahraouis qui se sont adressés aux votants extérieurs à leur groupe
de référence (ce qui implique qu’ils on parfois été obligés de payer les voix des membres de leur
communauté afin de concourir avec les autres candidats également Sahraouis), ainsi que par la quasitotalité des autres candidats. L’introduction du bulletin unique n’a donc pas empêché cette pratique, faute
de mécanismes de contrôle utilisés jusqu’à présent. Nous avons pu observer l’apparition d’autres moyens
de contrôle, comme le recours au Coran ou « le vote en chaîne » à partir des bulletins circulant hors des
bureaux électoral, ce qui nous permet de parler d’un phénomène de substitution plus que de disparition.
14
problématique tient compte des critères du centre au moment de sélectionner les « bons
candidats » et de ce fait, elle tient compte des politiques, formelles ou informelles, mises
en place afin de favoriser la présentation de certaines candidatures ou d’influencer
l’élection de certains candidats par rapport à d'autres. En ce sens, le centre favorise les
candidats qui ont un lien avec la population autochtone (sahraouie), appartenant plutôt à
la tribu Ouled Dlim (représentation liée à l’appartenance à un groupe défini en termes
ethnico-culturels). Nous avons néanmoins remarqué un changement dont il faut tenir
compte prudemment. Il s’agit du fait qu’un « non sahraoui » a obtenu l’un des sièges à
pourvoir dans la circonscription d’Oued Eddahab, ce qui permet d'entrevoir une
transformation possible (ou l’élargissement) des critères de la cooptation (dans le sens
des ressources-qualités privilégiées par le centre). Il s’agirait d’une représentation fondée
sur le rapport au lieu, en concurrence avec d’autres critères : l’appartenance à certains
groupes, le fait d'avoir une assise locale ou d'avoir une certaine réputation sociale,
économique ou fondée sur une carrière politique, ainsi que le fait de partager les thèses
marocaines concernant le territoire, dans l’« espace public ».
B. Les élections communales 2003
Les élections communales ont impliqué deux municipalités et onze communes
rurales, quoique toutes les activités électorales aient eu lieu à Dakhla. Nous analysons
les élections à la municipalité de Dakhla, organisées selon le scrutin proportionnel et de
liste, introduit par la première fois dans les élections communales au Maroc, ainsi que
les élections dans une commune rurale, celles-ci organisées selon le scrutin uninominal
à un tour. Les deux échanges révèlent des enjeux différents et leur analyse nous est
apparue révélatrice du caractère pluriel des stratégies déployées par les candidats, des
modes de mobilisation et des registres de la mobilisation revendiqués par les candidats.
En outre, l’analyse synchronique de processus « différenciés » a été révélatrice du
travail de définition et de redéfinition du groupe des représentés, de sa dimension
contextuelle et interactionniste.
Les élections des municipalités. La municipalité de Dakhla
Les élections à la municipalité de Dakhla ont concerné 13 353 électeurs. Tandis
que le seuil pour le scrutin proportionnel par listes était fixé à 25 000 électeurs, cette
15
circonscription était censée à présenter des candidatures de listes comprenant 25
candidats. Les candidatures présentées ont atteint le nombre de 30, mais deux d’entre
elles ont été refusées (l’une pour présenter un candidat déjà inscrit, l’autre du fait qu’un
des candidats « avait des problèmes avec la justice »). Nous avons cependant 28
candidatures en lice, donc 700 candidats. La présentation des candidatures a impliqué
deux problèmes majeurs pour les personnes désireuses de participer à la compétition :
les luttes entre les candidats voulant se présenter comme tête de liste et la recherche
faite par les « candidats-tête » afin de remplir le nombre des candidats exigé. Les
élections à la municipalité de Dakhla avaient une autre particularité concernant le corps
électoral, car celui-ci est formé par une proportion de Sahraouis plus réduite que les
autres circonscriptions (la municipalité de Laguera et les 11 communes rurales). Il
convient toutefois d’analyser les stratégies mises en place par les candidats afin de
s’assurer des voix en dehors de leur groupe d’appartenance. Ces stratégies sont
perceptibles dès la configuration des listes et elles sont révélatrices de changements
dans les modes de représentation, ceux-ci restant cependant toujours pluriels,
contextuels et relatifs.
Les candidatures
Les luttes entre des candidats pour occuper la tête de liste ont été, comme
ailleurs38, l’une des caractéristiques de ce scrutin. Nous avons observé que des candidats
qui s’étaient présentés lors des scrutins passés pour un parti politique, se sont vus
déplacés au deuxième ou au troisième rang, ce qui ne les a pas intéressés. Ils ont choisi
dans ces cas de se présenter sous les sigles d’un parti politique différent ou sous les
sigles SAP (Sans Appartenance Politique).
La configuration des listes a fait partie des stratégies des candidats. D’une part,
ils ont eu recours aux membres de leurs familles afin de satisfaire aux exigences du
scrutin de liste (les 25 candidats), et d’autre part, cette configuration a été pensée en
fonction des caractéristiques du corps électoral, des tendances de vote présumées et des
critères de l’investiture possibles. Sachant que les électeurs originaires des villes du
Nord manifestaient un refus à voter pour des candidats Sahraouis si ceux-ci ne leur
38
L’analyse des communales dans trois villes du Nord (Casablanca, Rabat et Fès) a mis en relief le
déroulement d’une « bataille pour obtenir les têtes de liste [qui] fait rage, non sans conséquences sur la
mobilisation électorale locale », CATUSSE M., CATTEDRA R. et IDRISSI-JANATI M. , op. cit. p. 244.
16
assuraient pas une amélioration de leur situation individuelle, les stratégies des
candidats Sahraouis, face à leur statut minoritaire, visaient à s’adapter à un corps
électoral composé en majorité de non-Sahraouis ainsi qu’à une possible élargissement
des critères de l’investiture. Les pratiques observées pourraient être éventuellement
comprises comme le résultat d’un apprentissage des comportements électoraux lors des
élections tenues un an avant.
Nous observons, lors de ces élections, le recours des candidats Sahraouis à
incorporer des Norteños dans leur liste, afin d’avoir accès à une plus vaste proportion
des votants. Sur les 28 candidatures, 8 ont présenté en tête un Norteño ou un Faux
sahraoui, et les 20 restantes un Sahraoui. Ce qui devient intéressant dès lors, c’est que
les candidatures ayant un Sahraoui en tête de liste ont décidé de choisir un non-Sahraoui
(Norteño) pour occuper le deuxième poste de la liste. En ce sens, nous avons pu
analyser 14 listes des 20 candidatures Sahraouies, et nous avons remarqué que 8 d’entre
elles avaient un Norteño à la suite du candidat de tête. Sur les 6 restantes, au moins 4
plaçaient un Norteño en troisième position.
A l’inverse, sur les 8 candidatures non Sahraouies, nous avons pu en analyser 7,
dont 4 présentaient en tête des Norteños (sur ces 4, deux présentaient des Sahraouis en
deuxième position et les autres deux ne contenaient pas de Sahraouis), et 3 des
originaires de la région de Sidi Ifni.
Les candidats Sahraouis ont estimé avoir plus de chances de gagner avec un
candidat Norteño en deuxième ou en troisième position, car les élections communales
ont mobilisé un nombre élevé des candidats dont la capacité à mobiliser de l’argent s’est
vue atténuée par des circonstances aussi bien structurelles (ils étaient moins puissants
économiquement) que conjoncturelles (la crise dans le secteur de la pêche artisanale).
Les discours des candidats
Les stratégies discursives des candidats ont essentiellement été multiples et
contextuelles. Nos observations lors des législatives et des communales, ainsi qu’à
l’issue des processus électoraux, nous ont permis de saisir le caractère volatil des
identités mobilisées par les élites dans des contextes différents. Ici, les candidats et les
électeurs impliqués dans l’élection des conseillers à la municipalité de Dakhla ont eu
recours à des registres pluriels de mobilisation : la passivité des conseillers sortants, le
statut minoritaire des Sahraouis dans la ville, la défense des intérêts de la ville par
17
rapport au secteur de la pêche dans un moment de crise (pour les autochtones et pour les
pêcheurs qui doivent partir en cas de ralentissement des activités de pêche artisanale…).
A noter cependant le recours à la variable identitaire ainsi qu’à la nécessité de
défendre les intérêts économiques de la ville, dans un moment de crise, les deux
clivages que nous avions signalés comme étant significatifs dans la société habitant
Dakhla. Si lors de la configuration des candidatures, les stratégies choisies pourraient
nous renseigner sur un élargissement des critères de la représentation par un choix
composite en termes identitaires, nous voyons dans les discours des candidats des
stratégies plus individuelles, relatives et variables en fonction des interlocuteurs. Ce
n’est pas la même chose pour un candidat Sahraoui de s’adresser à un votant Sahraoui
qu’à un votant Norteño. L’incorporation des Norteños leur ont permis de ne pas avoir
besoin de s’adresser en solitaire aux électeurs venant du Nord (cela était confié au
deuxième candidat ou à des intermédiaires) et ainsi de dépenser moins d’argent dans ces
contacts. Cependant, le recours au paiement des voix a été aussi présent, bien que
moyennant de sommes un peu plus réduites que lors des élections législatives. Le
nombre élevé de candidats en concurrence ainsi qu’une baisse des ressources
financières de ceux-ci par rapport aux dernières élections (législatives) en raison des
attributs des candidats et de la crise qui traverse certains chefs d’entreprise-candidats
suite à l’arrêt de pêche décrétée par le gouvernement marocain, ont encouragé des
stratégies visant à embrasser un segment plus large des électeurs par l’introduction des
candidats hors leurs groupe d’appartenance (communautaire). Les discours, en 2003,
dans le cas des élections à la municipalité de Dakhla, ont été davantage axés sur la
dénonciation de la situation de crise qui connaît la ville que sur une stratégie visant à
occuper les postes en fonction des groupes d’appartenance, bien que toutes deux aient
été observées. Ainsi, si nous avions souligné pendant les élections législatives le recours
des candidats aux stratégies identitaires, il faut noter pour les communales le recours à
une stratégie de défense des intérêts de la ville impliquant les autochtones (qui doivent
bénéficier des richesses locales) et les migrants (qui se verront contraints de partir si
l’activité s’arrête).
L’investiture
Nous allons analyser les critères de l’investiture, tel que nous l’avions fait dans
l’analyse des élections législatives, en prenant comme variables les candidatures
18
présentées et les résultats des élections. Nous n’avons pas les données nécessaires pour
une étude approfondie sur le renouvellement des postes ou sur les ex-conseillers en
termes identitaires, ce qui constitue des limites aux tentatives d’analyse visant à repérer
des changements possibles ou des continuités dans les critères de l’investiture lors des
élections communales. Cependant nous faisons le choix de privilégier une démarche
comparative par rapport aux derniers processus électoraux (les législatives), en
assumant les risques que pourrait impliquer le fait de comparer deux processus
différents.
En outre, il convient de faire le point sur une affirmation maintes fois formulée
sur les processus électoraux au Maroc, sur l’observation de deux dynamiques qui se
combinent : la représentation et la cooptation. Nous ne savons quel serait le poids de
l’une ou de l’autre dans ce cas d’étude. Nous savons que le centre a traditionnellement
privilégié les candidatures qui ont un rapport avec un groupe défini en termes
identitaires (les Sahraouis). Cependant, les candidats appartenant à ce groupe ont
développé des stratégies différentes par rapport à celles utilisées lors des législatives, ils
se sont adaptés aux nouvelles normes régulant ces élections (l’introduction du scrutin de
liste) et ils se sont aussi adaptés à une structure sociale qui les place en minorité, du
point de vue ethnique. Ces variations n’ont pas impliqué de changements dans les choix
des appartenances revendiquées, toute deux culturelles (communautaires), mais plutôt
une incorporation des individus qui partagent, en termes identitaires, des origines autres
et des traits culturels autres, pour atteindre une fin. L’incorporation pourrait être une des
conséquences du mode de scrutin choisi, du statut minoritaire des Sahraouis ou/et d’un
élargissement des critères de l’investiture. Par contre, nous avons observé des
changements dans les stratégies discursives des candidats pouvant avoir une incidence
éventuelle, et non négligeable, sur les représentations sociales des rôles des
représentants à Dakhla. Nous faisons référence à un discours qui va privilégier la
défense des intérêts de la ville dans le secteur de la pêche, plus qu’un discours qui
chercherait le maintien des politiques de discrimination positive en faveur d’un groupe
défini en termes ethniques. Le caractère contextuel de ces discours se situe, lors des
processus électoraux mais aussi en dehors de ces processus, dans les « propriétaires
légitimes » de ces intérêts. Ici les clivages identitaires et socio-économiques
apparaissent imbriqués: autochtones (Sahraouis, Ouled Dlim, ceux qui investissent à
Dakhla…) / immigrants (les opérateurs du Nord, les pêcheurs qui finissent par migrer
19
vers leur région d’origine…). Nous estimons que cette question va nous permettre de
nous familiariser avec la problématique de la représentativité à Dakhla.
Ainsi, nous continuons à voir une surreprésentation des candidatures et des élus
locaux Sahraouis (le 64% des élus), en particulier de la tribu Ouled Dlim (56,25% des
élus Sahraouis appartient à cette tribu). Quant aux élus Norteños, ils ont été au nombre
de 7 (5 candidats des candidatures avec tête de liste Norteño, 2 des candidatures Ouled
Dlim). A noter que sur les 5 qui se sont présentés dans des « candidatures de
Norteños », 2 figuraient sur une liste qui a obtenu 3 postes, et que même si cette
candidature avait un Norteño en tête, elle était financée par un parlementaire Sahraoui,
de la tribu Ouled Dlim, situé en deuxième position. Quant aux Faux sahraouis, ils ont
été élus au nombre de 2, leurs candidatures étant composées de membres de leur groupe
d’appartenance ou de Norteños. Nous ne les voyons pas faire partie des candidatures
Sahraouies en nombre important (en comparaison avec des Norteños), ils ont occupé la
tête de liste de 2 candidatures et ils ont obtenu 2 postes (peut-être du fait d’une
concentration des votes de leur groupe d’appartenance).
Les élections dans les communes rurales
Les processus visant l’élection des conseillers des communes rurales se sont
déroulés selon des paramètres différents de ceux analysés jusqu’ici, malgré les
circonstances qui font coïncider les uns et les autres dans le même espace. Tel que nous
l’avons déjà indiqué, les communes rurales de la région d’Oued Eddahab-Aousserd
comprennent 11 communes rurales devant choisir 11 conseillers chacune.
L’impossibilité de suivre les 11 processus nous a conduits à choisir une commune en
tant que cas exemple, et dans cette commune, le processus impliquant l’élection d’un
des postes concurrencés. Deux remarques s’imposent : l’une concernant l’ethnisation du
corps électoral des « élections rurales » dans la région, et l’autre concernant la division
des circonscriptions en arrondissements et ses conséquences. Quant à la première
remarque, et selon nos enquêtes à Dakhla, chaque commune rurale a un groupe ethnique
(tribu) dominant. Dans le cas des communes appartenant à la province d’Aousserd, ce
groupe serait la tribu Ouled Dlim, tandis que dans le cas des communes appartenant à la
province d’Oued Eddahab, le groupe dominant changerait. Dans ce second cas, Bir
Anzarane et Imlili seraient dominées par la tribu Laârousiene, El Argoub par la tribu
Ouled Dlim, Oum Dreyga et Mijik par la tribu Aït Lahcen et Gleibat El Foula par la
20
tribu Rguibat. Cette domination trouverait son origine dans une supériorité numérique
des électeurs appartenant au groupe, ce qui aurait permis l’accès aux postes de
personnes de la même origine, puis l’obtention du poste de Président du Conseil
communal. Cela ne veut pas dire que tous les électeurs partagent les mêmes origines,
mais qu’ils sont majoritaires, ou bien que les autres doivent leur inclusion dans cette
circonscription à des circonstances contextuelles et variables. Nous verrons ces
propositions au moment d’analyser comment se sont déroulées les élections dans un cas
exemple. Quant aux facteurs à l’origine d’une telle ethnisation des communes, nous
n’avons pas établi de conclusions. Les personnes interrogées à ce sujet ont plutôt
mentionné des stratégies individuelles et familiales.
Concernant à la deuxième remarque, nous avons trouvé un corps électoral éclaté
du fait de la division de la commune en arrondissements. Chacune des communes est à
son tour divisée en 11 arrondissements où les électeurs qui y sont inscrits doivent
choisir un conseiller, selon le scrutin uninominal. Ainsi, si 29 candidats se sont
présentés pour les 11 postes à occuper dans la commune analysée, dans la réalité, et
selon les cas, le nombre de candidats en concurrence directe a oscillé entre 2 et 4.
En outre, les élections dans les communes rurales sont considérées par les
candidats comme une première étape d’un processus qui aboutit à l’élection du Conseil
communal, car c’est à ce moment que les postes « de pouvoir » se distribuent.
L’élection des conseillers constitue plutôt un repositionnement des candidats entre des
groupes d’alliance qui vont se confronter au moment du vote pour le Président du
Conseil. Ainsi, les candidats au poste de président encouragent et éventuellement
financent les candidats qui voteront pour eux par la suite. Le but est de parvenir au
minimum à une alliance de 7 conseillers et de s’assurer ainsi les postes qui seraient liés
aux processus décisionnels et qui permettraient à leurs titulaires de développer un réseau
de clientèle. Les autres postes de conseillers, ceux des perdants, ne sont valorisés par les
candidats qu’au moment des élections indirectes, par exemple à la Chambre de
Conseillers. Ce manque de valorisation de la part des candidats révèlerait une
impossibilité d’accès à des biens qui pourraient plus tard être distribués entre leurs
familles ou une impossibilités de participer à des décisions qui seront prises par les
partenaires du président élu. L’enjeu des élections des conseillers trouve son reflet dans
le fait de former une alliance entre candidats, puis d’essayer d’occuper des postes en
majorité et de s’assurer ainsi le contrôle des Conseils communaux.
21
L’élection d’un conseiller dans une commune rurale
L’analyse de l’élection d’un conseiller nous est apparu significative de la
manière dont ces élections ont été vécues. Cette analyse constitue un cas exemplaire de
processus synchroniques. La circonscription choisie confrontait deux candidats
appartenant à la même fraction de la tribu Ouled Dlim : l’un voulant renouveler son
poste, l’autre cherchant à l’occuper. Leurs familles se connaissent depuis toujours, ils
sont cousins. Pourtant, pendant la campagne électorale, ils ont mené des stratégies
diverses cherchant à augmenter leur nombre de votants, dans des marges très restreintes.
Les électeurs étaient au nombre de 70 et comprenaient les membres des familles des
deux candidats, les membres d’une autre famille et d’autres individus hors leurs groupes
d’appartenance (des pêcheurs Norteños installés dans cette commune dont
l’emplacement demeurait difficile à l’époque et des autres personnes habitant Dakhla).
Les candidats comptaient dès le départ sur les voix des membres de leurs familles. Celui
qui voulait renouveler son poste avait plus des difficultés du fait que son adversaire
avait plus de voix assurées dans ce sens.
Des stratégies
Les candidats ont déployé des stratégies plurielles visant à capter les voix des
électeurs qui n’appartiennent pas à leur famille. L’une des stratégies a consisté à faire
inscrire des personnes leur permettant d’augmenter les voix potentielles. Cependant,
cette pratique n’assurait pas la victoire. D’une part, le nombre n’était pas suffisant et
d’autre part, rien n’assurait la fidélité des personnes inscrites. Les candidats ont été
obligés non seulement d’identifier les personnes inscrites, mais aussi de cacher leur
identité à leur rival, afin de que celui-ci ne leur fasse pas une proposition plus attrayante
que la leur.
Quant aux stratégies discursives, déployées pour essayer de capter les votes de
l’autre maison sahraouie39, mais aussi dans le jeu d’alliance des candidats et comme
justification d’une confrontation entre les membres des familles qui appartiennent à la
même fraction de tribu, elles ont porté sur deux registre : l’un concernant le fait que
l’ancien Conseil n’avait rien fait pour eux, votants, et l’autre concernant le fait que le
39
Les stratégies déployées afin de capter les votes des membres de cette famille ont été plurielles. Parmi
celles-ci, soulignons celles discursives et celles relevant des échanges matériels ponctuels et de services.
22
groupe de candidats rival avait l’intention de voter, pour la présidence du Conseil
communal, pour un « étranger », tandis qu’eux le feraient pour quelqu’un de la famille.
Ici, l’« étranger » devient un Ouled Dlim, mais appartenant à une autre fraction. La
campagne électorale a surtout porté sur les contacts directs et répétés entre candidats et
votants, l’intensité de la mobilisation a été très élevée et le résultat très serré : le
candidat qui postulait pour la première fois au poste a gagné, il a dépassé son rival en 7
voix.
3. A la recherche des rôles des représentants locaux. La représentativité et la
notabilité
Nous souhaitons approfondir le concept de représentation à partir des significations
que les acteurs sociaux donnent aux pratiques de représentation, à Dakhla, en
privilégiant une approche analytique interactionniste. Notre étude des élections nous a
permis de discerner quelques pistes de recherche sur la représentation, les critères de
l’investiture et sur les enjeux « locaux » des élections. En ce sens, nous avons vu dans
une perspective comparative, au moment des élections législatives et des élections
communales,
1.
qu’il
s’est
produit
une
substitution
des
enjeux
(locaux/communautaires/tribaux/familiaux), 2. que les candidats ont recours à une
pluralité de registres de la représentation et mettent en place des stratégies plurielles et
contextuelles, 3. que les postes issus de l’administration représentative sont occupés
davantage par les Sahraouis, bien que des changement éventuels soient perceptibles. Il
s’agit ici de privilégier une autre approche des élections visant à saisir les dynamiques
cachées qui lient la représentativité et la notabilité, par des logiques qui véhiculent le
respect et le prestige social dans le contexte local étudié, ou au moins pour une partie
des personnes habitant Dakhla. Nous sommes conscients, et nous l’avons ainsi montré,
que les appartenances identitaires sont contextuelles et que les registres de la
représentation ne sont pas exclus de cette fluctuation. Nous ne pouvons pourtant pas
ignorer des dynamiques qui, au-delà des sujets soumis à des processus de
définition/redéfinition contextuels, participent à une conception locale (et actuelle) de ce
qui mérite du respect et du prestige dans ce contexte local. Les rôles des représentants
ne sont pas en marge de ces dynamiques. Nous voulons approfondir en analysant
comment ces liens se construisent dans les relations établies entre une partie des
23
individus appartenant à l’élite (majoritaire) et une partie de la société locale
(minoritaire), les Sahraouis.
Sur la justification
M. Catusse a analysé les raisons conjoncturelles et structurelles d’un déficit de
représentativité des élus « en tant que membres du Parlement et représentants de partis »
et la façon dont « ils mettent l’accent, tout comme les candidats en campagne, sur la
légitimité de leur représentativité locale »40. Notre objectif est d’analyser comment cette
représentativité se construit dans le cadre local analysé, car elle n’est pas acquise
automatiquement ni par le nombre de voix obtenues, ni par le fait d’occuper un poste.
Or, la représentativité, comme la notabilité, implique des exigences multiples qui se
définissent au « quotidien ». Le prestige constitue un composant de deux catégories
(représentant légitime et notable) qu’établissent des relations étroites dans la réalité. Il
nous intéresse moins ici d’analyser ces catégories du point de vue des propriétés
sociales et économiques qui définissent leurs statut (nous l’avons vu, le fait d’appartenir
à un groupe défini soit en termes ethniques soit par rapport au sol, le cumul de
richesse…), que du point de vu des conduites des élites et des représentations sociales
qui les conditionnent – en rapport avec le maintien, l’acquis ou la perte du prestige
social –, en vertu des rôles qu’ils jouent.
Lors des analyses faites sur les élections 2002-2003, nous avons remarqué le rôle
réduit des partis politiques dans la structuration des allégeances politiques, celles-ci
étant véhiculées par des appartenances communautaires et corporatistes, toutes deux
imbriquées. C. Parizot a souligné un processus de politisation véhiculé par les partis
arabes lors des élections législatives israéliennes de 1999, dans son étude sur les
bédouins du Néguev41. Nous estimons que ce processus n’est pas perceptible à Dakhla à
travers l’étude des motivations au vote lors des dernières élections. Par contre, nous
croyons pouvoir l’appréhender, lors des processus électoraux, par l’étude des énoncés
40
CATUSSE Myriam, « Les coups de force » de la représentation » in BENNANI-CHRAÏBI Mounia,
CATUSSE Myriam et SANTUCCI Jean-Claude (dir.), op. cit., p. 98.
41
PARIZOT Cédric, Le mois de la bienvenue. Réappropriations des mécanismes électoraux et
réajustements de rapports de pouvoir chez les bédouins du Neguev (Israël), Thèse de doctorat, EHESS,
Paris, 2001.
24
de justification, par rapport à certains énoncés abstentionnistes42. Nous sommes
conscients du fait que ce choix nous éloigne des dynamiques qui sont à l’origine de la
formation des réseaux de clientèle, mais nous estimons que les possibilités d’en
développer ou de s’insérer dans ces réseaux ne nous permettent pas à elles seules de
comprendre la complexité des rapports de la représentation à Dakhla.
Bien que les partis politiques ne véhiculent pas les appartenances politiques de
l’électorat lors des processus analysés, il y a cependant une partie de l’électorat qui se
dit ne pas être concernée par les élections du fait qu’elles n’incorporent pas la question
de l’avenir du territoire. En marge des analyses sur le manque d’enjeux qui caractérise
les élections pour ces électeurs (aucun proche est un candidat, refus d’accepter de
l’argent en raison des coûts sociaux d’une telle acceptation), nous avons jugé intéressant
de prendre aussi en compte cette attitude « abstentionniste », non pas dans une
perspective statistique, mais comme élément nous révélant des représentations qui
pourraient nous intéresser dans les analyses des croyances, des comportements, des
angoisses, des antagonismes intrinsèques aux rôles des représentants (personnes qui
décident de participer aux luttes par la conquête de postes issus de « l’administration
représentative » marocaine). Dakhla, nous l’avons vu, est une ville soumise à un statut
international indéterminé, « incertain ». Si nous jouons à changer l’échelle de l’analyse,
tout en restant attachés au sujet ici analysé, cette incertitude prend une autre forme, plus
quotidienne, liée aux expériences vitales, mais faisant partie intégrante des dynamiques
sociales et politiques analysées, voire s’érigeant en facteur incontournable nous aidant à
la compréhension de manières d’agir, de choix faits, des coûts et des bénéfices des
actions accomplis, etc. En ce sens, nous avons remarqué une tendance de certains
candidats Sahraouis, puis de certains élus, à essayer de justifier (face à nous –
chercheurs étrangers dans l’univers local – mais aussi face aux électeurs/familiaux),
leur intérêt à y participer. En analysant les discours « de la justification », ce qui nous a
semblé intéressant est le fait même de justifier et les dynamiques qu’un tel discours
semble induire dans le système local de la représentation.
Les
discours
abstentionnistes
portant
su
l’avenir
du
territoire
sont
essentiellement contextuels. Ils ont été mis en avant, par exemple, par des électeurs qui
ont finalement voté pour un « proche », pour des personnes qui se sont présentés
42
Nous considérons, comme M. Bennani-Chraïbi, « que l’abstention peut être à la fois sociologique et
politique, passive et active, conjoncturelle et structurelle », BENNANI-CHRAÏBI Mounia, CATUSSE
Myriam et SANTUCCI Jean-Claude (dir.), op. cit., p. 178. Nous ajoutons, dans notre cas analysé, que
l’abstention, comme énoncé politique ayant un lien avec le niveau international, est contextuelle.
25
comme candidats par exemple lors des élections aux Chambres professionnelles, pour
des personnes ayant un poste administratif … leur contenu étant multiple, nous faisons
la différence entre une composante internationale et une composante nationale. Pour la
première, les discours abstentionnistes mettent en avant le fait que les élections ne
posent pas les questions sur l’avenir du territoire ; par rapport à la deuxième
composante, nationale, les discours mettent en avant le fait que « les élus sahraouis ne
servent à rien car celui qui décide est le wali. Ils ne peuvent rien faire »43.
De même, le contenu des discours de la justification est variable et contextuel. Il
peut porter sur le fait que des Sahraouis préfèrent que des Sahraouis occupent les postes
ou bien il peut porter sur le fait que les Sahraouis doivent défendre « leurs intérêts ».
Sur la représentativité
Il ne s’agit pas d’établir des liens stables et univoques entre la représentation et
la notabilité à Dakhla, mais plutôt d’analyser la représentativité en privilégiant une
approche sur les représentations sociales qui permettent que certains acteurs de la
représentation soient « mieux considérés » que d’autres par certains secteurs de la
société. C'est-à-dire qu’en fonction des rôles assumés, l’individu appartenant à l’élite est
vu par les autres comme quelqu’un digne de leur respect. C’est en ce sens que nous
nous intéressons à la distinction entre les pratiques de la notabilité, les trajectoires et les
processus de la notabilisation, d’une part, et la catégorie de « notable »44 d’autre part.
Une distinction analytique qui nous permet d’étudier la notabilité « par statut » ou « par
les actes ». Si la première relève des caractéristiques sociales (famille, origines),
économiques (la richesse) ou politique (le fait d’occuper un poste, d’avoir accès au
centre), la notabilité « par les actes » relève des comportements des notables, valorisés
par la société où ils s’inscrivent. C’est « le fait de valoriser » certains comportements
que nous pouvons saisir lors des interactions, par des énoncés des acteurs sociaux, tout
en sachant que « des facteurs conjoncturels ou de situation peuvent entrer en jeu »45.
C’est dans ce contexte que les liens entre représentativité et notabilité, celle-ci liée aux
concepts du respect ou du prestige social, peuvent être établis à Dakhla, au moment de
nos recherches. Ces comportements étant liés à la pratique du don (le développement au
43
Enquêtes menées à Dakhla en 2002-2003.
Editorial, Trajectoires de la notabilité, I. Pratiques et stratégies, Politix, vol. 17, nº65, 2004, 11-13 p.
45
Ahmed Salem, op. cit. p. 206.
44
26
quotidien d’un réseau de clientèle, en contraste avec les possibilités d’en développer46),
au rôle de médiation privé ou public, au fait d’investir dans la ville (ce qui garantit un
engagement de longue durée47) ou au fait d’avoir « une attitude active » dans leurs
rapports avec des autorités centrales48. Cette attitude comprendrait un intérêt manifeste à
essayer d’influencer les décisions qui auraient des effets sur la ville (le secteur de la
pêche à Dakhla), en faveur d’une partie de la population qui y habite (les autochtones49),
ou un intérêt manifeste à se faire entendre dans ces processus décisionnels, en vertu de
la connaissance du terrain, des préoccupations des habitants, des « particularités »
locales. Une attitude que les stratégies discursives électorales et les discours « de la
justification » ont mis en avant. D’une part, ces énoncés ont une composante de défense
des intérêts des représentés50 et d’autre part, ils sont liées à une logique que nous
considérons « de justification » de réussite, toutes deux participant d’une façon (locale)
de comprendre leurs rôles, en tant que représentants politiques ou qu’entrepreneurs du
développement local.
En fonction des conditions de la représentativité (le fait d’être considéré comme un
« bon » représentant), l’individu Sahraoui qui occupe un poste d’élu est confronté à une
double exigence : dans leur rapport avec les représentés, les exigences d’un réseau de
clientèle, par exemple ; dans leur rapport avec les autorités centrales, une attitude active
et revendicative au regard des décisions concernant Dakhla (le secteur des pêches
maritimes). Dans la réalité, nous trouvons ces deux types d’exigences combinées de
multiples manières. Ainsi, nous trouvons des individus (pour qui on a voté lors des
élections et qui, du point de vue des populations, sont dignes de respect) qui doivent
46
Les possibilités des créer un réseau de clientèle sont liées à la richesse, ce qui ne garantit pas le fait que
le notable développe effectivement un tel réseau.
47
Très valorisé localement du fait des incertitudes sur les structures politiques actuelles, en vertu du
conflit qui demeure.
48
Ahmed Salem souligne les relations clientélistes comme étant déterminantes dans les relations sociales
et politiques en Mauritanie et minimise l’attitude que nous décrivons. En ce sens, l’auteur établie que « la
vision locale du politique demeure marquée chez les acteurs d’attentes clientélistes qui sont bien
évidemment (au moins pour des raisons liées à la rareté) satisfaites de façon différentielle » (p. 219)
op.cit. Or, nous estimons qu’à Dakhla, le potentiel explicatif des relations clientélistes demeure limité. Il
doit être complété par des logiques autres, liées éventuellement au conflit qui continue. Notre propos naît
d’une inquiétude analytique portant sur les implications qu’entraînerait un conflit se déroulant au niveau
international, dans un espace local, ainsi que sur l’observation empirique des individus appartenant à
l’élite locale, dont la pratique du don et du contre-don ne paraît pas être à l’origine de leur notabilité, soit
parce qu’ils ne satisfont pas leurs exigences, soit parce qu’ils n’ont pas les moyens nécessaires pour les
satisfaire.
49
Les habitants à Dakhla depuis longtemps, Sahraouis, les Ouled Delim…
50
Nous insistons sur l’idée que la définition des représentés apparaît comme un sujet contextuel et volatil,
conditionné par les clivages communautaires et socio-économiques.
27
leur estime sociale en majorité au fait de la redistribution, et des individus qui le doivent
au fait d’habiter à Dakhla, d’investir dans la ville, d’avoir des rapports dialogiques avec
le centre ou de revendiquer des voies participatives aux décisions qui ont une
répercussion sur la ville, notamment dans le secteur des pêches maritimes.
4. La signification d’un poste pour l’élite locale. En guise de conclusion
Notre objectif premier a été de rendre compte de la complexité qui caractérise le
local, « vu d’en bas », et partant de la pertinence d’en finir avec les conceptions
anciennes qui pèsent sur le régime politique marocain eu égard aux rôles (écrasants) des
autorités centrales dans la vie des espaces périphériques.
Par ailleurs, et dans un second objectif, nous avons essayé de mettre l’accent sur les
questions que nous avons jugées intéressantes pour évaluer ce que pourrait nous
apporter, en termes analytiques et de résultats, une étude sur les processus électoraux
axée sur un espace concret et un moment précis. Tout en sachant que ces processus sont
soumis à des dynamiques descendantes (la cooptation) autant qu’ascendantes (la
représentation)51, il est difficile de saisir laquelle de ces dynamiques prend le pas sur
l’autre. D’une part, les critères de la cooptation ne sont ni univoques ni facilement
identifiables. A Dakhla, l’analyse des deux processus électoraux, le législatif et le
communal, ne nous a permis de repérer qu’un de ces critères, et au sens large : assurer
une majorité des postes aux Sahraouis, essentiellement de la tribu Ouled Dlim.
L’idéologie de ceux-ci ne se nous semble pas constituer un autre critère clair de
l’investiture, car cette idéologie, analysée dans une perspective interactionniste, peut
être contextuelle (espace privé/espace public). Il apparaît qu’« au retrait de
l’intervention directe de l’administration dans l’issue des résultats, se substitue une
marchandisation du vote »52. D’autre part, en nous situant du côté du système de la
représentation, les élections n’apparaissent pas comme le seul mécanisme de production
des acteurs de la représentation, et encore moins comme le seul facteur déterminant du
processus de construction de la représentativité. Cependant, les processus électoraux
sont bien un moment d’interaction, parmi d’autres, nous permettant de saisir des
dynamiques qui participent à la définition locale du « bon candidat » et du « bon
51
« Dans ce contexte, l’idée est admise au Maroc que la légitimité s’acquière tant « par le haut » que
« par le bas », tant par désignation que par élection », CATUSSE M., CATTEDRA R. et IDRISSIJANATI M., op. cit., p. 243.
52
CATUSSE M., CATTEDRA R. et IDRISSI-JANATI M., op. cit., p. 247.
28
représentant ». Mais de plus, les élections sont également productrices des
représentations sociales locales dans la mesure où elles obligent aux candidats à
déployer des stratégies discursives face aux électeurs (très proches de ces candidats et
dans une conjoncture de crise économique), des stratégies traversées d’une certaine
manière par la notion de « proximité » et qui auront une influence sur leurs conceptions
des rôles des représentants. Ces stratégies se définissent autour des deux clivages déjà
analysés et sont révélatrices des enjeux locaux à un moment précis.
Il nous reste à poser la question portant sur les motivations des candidats à occuper
un poste politique. Les analyses focalisées sur le rôle des élections dans les processus de
légitimation de l’action de l’Etat ou qui réduisent ces rôles au choix des gouvernants ne
nous permettent pas de comprendre l’intérêt manifeste (en termes de moyens mobilisés)
des candidats pour la conquête d’un des postes disputés. La possibilité d’accès aux
biens rares et de développer un réseau de clientèle ne nous satisfait non plus comme
seule réponse à la question posée. D’une part, les critères de la notabilité, du respect
social, sont pluriels, et exigeants ; d’autre part, les discours des acteurs, une fois le poste
occupé, mettent en relief un intérêt prononcé à participer aux décisions qui pourraient
les toucher individuellement (leurs intérêts dans la pêche53) ou collectivement (le
développement du secteur des pêches à Dakhla et le fait qu’il soit profitable pour les
autochtones).
Cette étude ne sera pas développée ici. Néanmoins, nous présentons au lecteur les
pistes de recherches que nous avons empruntées, en prenant pour objet un processus
décisionnel concernant le secteur des pêches maritimes, qui influe largement sur les
intérêts des entrepreneurs liés à la pêche artisanale du poulpe. Il existe une convergence
des intérêts individuels et collectifs, d’une part, et une convergence relative des
« entrepreneurs de la pêche » et des élites politiques locales d’autre part. Cela a permis
aux interlocuteurs successifs des autorités centrales de mettre en place des stratégies
visant l’assimilation de la politique des pêches à une politique de développement
économique local, augmentant ainsi leur chance d’influencer les décisions54. Mais en
marge des résultats des interactions ou des négociations, nous estimons que le statut des
individus appartenant à l’élite locale et qui sont impliqués dans ces processus s’avère
renforcé, et pas nécessairement par le fait d’être reconnu comme interlocuteur par le
53
Egalement dans le secteur immobilier, où le prix dépend de la demande, ou pour les revenus des
collectivités locales, dépendant de la collecte des impôts liés au secteur des pêches maritimes.
54
Le développement des Provinces du Sud constitue un impératif fixé par le Palais.
29
centre car « la légitimation par le haut » pourrait être éventuellement confrontée aux
critères, définis localement, du prestige et de l’honneur.
En outre, le cumul de postes augmente les possibilités des individus de s’ériger en
interlocuteurs légitimes des autorités centrales et de défendre ainsi leurs intérêts
particuliers. Même dans un contexte comme celui de la convergence des intérêts
individuels et collectifs, les agents économiques sont imprégnés d’une méfiance par
rapport aux autres agents économiques (il s’agit d’un système industriel très
compétitif55). Il est vrai qu’il existe une volonté de participer aux décisions qui les
affectent. Mais cette volonté trouve ses origines davantage dans les exigences de la
représentativité, les critères de la notabilité et la défense des intérêts individuels qu’au
sein d’une communauté « non conflictuelle » qui souhaite prendre les rênes de son
destin.
Dans cet ordre d’idée, les candidats sont intéressés par les processus électoraux dans
une logique de cumul de postes et de cumul de ressources de pouvoir découlant des
registres multiples de légitimité (la compétence, leurs mandats « démocratiques »…).
Cette multiplicité élargirait les possibilités de leur participation aux processus de
définition de politiques publiques dans la mesure où l’Etat ne fixe pas par avance les
règles d’accès aux champs de la décision. Le problème qui relève de cette incertitude
serait ainsi abordé par une volonté de cumuler des postes et des mandats qui
assureraient à la personne davantage de chances d’être incorporée aux processus
décisionnels. Ses intérêts individuels et sa notabilité sont en jeu.
55
Au niveau local, il existe un « système industriel » des unités de congélation très concurrentiel ; au
niveau national, la pêche artisanale se trouve en concurrence directe avec la pêche hauturière, en raison de
l’espèce capturée (le poulpe).
30
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