
|Une pensée économique russe ? 103
slavophilisme, avec ses traditions orthodoxes, le communautarisme
agraire et le socialisme russe d’un Chernyshevskij. Tout, ou presque,
est perçu comme les deux faces d’un même miroir et Marx, surtout
Marx, n’échappe pas au phénomène. Les débats des années 1890
sur l’avenir du capitalisme en Russie entre économistes marxistes et
populistes sont déroutants, puisque chacun des deux camps invoque
et se réclame de Marx, au point de faire hésiter jusqu’à ce dernier
dans ses lettres à Mikhaïlovsky et à Zassoulitch. La profession
d’économiste n’est embrassée à la fin de ce XIXesiècle que pour
prouver que l’un des deux camps a raison, et que l’autre se trompe
(Tugan-Baranovskij n’échappe pas à la règle), d’où une pléthore
d’initiatives «pour connaître le pays », comme l’indique le titre
d’un ouvrage du célèbre chimiste (et plus confidentiel économiste)
Mendeleïev.
La théorie pure reste ici inefficace, tant qu’elle n’est pas appliquée
aux conditions locales. Ces dernières sont-elles spécifiques au point
de nécessiter une science économique russe ? Des preuves vont
être recherchées jusque sur le terrain, ce qui explique largement
l’enthousiasme pour les appareils statistiques locaux (la fabuleuse
expérience des assemblées provinciales ou zemstvos) et centraux
(culminant avec la tenue d’une session de l’Institut international de
statistique à Saint-Pétersbourg en 1897 alors que s’achève le premier
recensement général). L’organisation de ces études statistiques, tant
du point de vue méthodologique que pratique, nécessitait des
compétences que la formation d’économiste n’offrait pas. Ainsi est
née, on voudrait dire spontanément, la génération des économistes
statisticiens russes.
Rien d’étonnant, dans cette configuration, à ce que l’on rencontre
dans le texte de Tugan-Baranovskij de nombreuses références à des
manuels d’économie «nationale »contre très peu de manuels ex-
posant les «principes »de l’économie politique. Rien d’étonnant non
plus à la forte présence en Russie des idées des différentes générations
de l’école historique allemande. Ces économistes statisticiens ont-ils
découvert une économie particulière, dont ils ont rendu compte dans
une science économique singulière ? Le texte de Tugan-Baranovskij,
traduit et accompagné de notes sur les auteurs et ouvrages signalés,
outre le fait qu’il représente une des premières histoires de cette
«pensée économique russe », a le mérite d’esquisser, entre les lignes,
ces questionnements encore aujourd’hui ouverts aux spéculations.
Références bibliographiques
Gol’cev, V. A. 1885. «Nauchnyj obzor. Dvizhenie russkoj èko-
nomicheskoj nauki »(Revue scientifique. Évolution de la science
économique russe), Russkaja mysl’ (La pensée russe), n◦3.
Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 1(1) : 101-104